S'identifier - Contact
 

Partagez ce site sur Facebook




Partagez ce site sur Twitter



Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Séminaire Freud - L'avenir d'une illusion - séance 1

Lecture proposée par Marie-Pierre Frondziak - Vendredi 30 Septembre - 20h / 22h

 

Introduction. Présentation du séminaire

Pour rappel, l'objectif de notre séminaire était d’entreprendre une analyse, partielle, de l'œuvre de Freud dans le but d’éclairer notre présent, comme le fait d'ailleurs tout travail philosophique. Nous pensions initialement uniquement travailler sur la notion de culture et sur L’avenir d’une illusion, pour nous permettre de donner une certaine lecture de ce que nous vivons actuellement en matière de croyance.

Mais avant cela, nous avons étudié les Cinq leçons sur la psychanalyse, afin de mettre en place les concepts essentiels élaborés par la psychanalyse (notions de pulsions, de désir, les deux topiques, le refoulement, etc.). Ces concepts, comme nous le verrons au long de cette lecture de L’avenir d’une illusion, vont nous être indispensables pour comprendre ce nouveau texte. Ce dernier propose d'analyser le fait religieux d’un point de vue psychanalytique. Il date de 1927. Autant le point de départ de Freud, et donc de la psychanalyse avait pour vocation la thérapeutique, autant la psychanalyse va s'avérer un outil utile pour les sciences sociales. La psychanalyse émerge aux environs de 1895 (Etudes sur l'hystérie, 1897 : auto-analyse de Freud) et elle est orientée essentiellement vers la thérapeutique. Mais très vite finalement, Freud va s'apercevoir qu'elle peut aussi se révéler un moyen d'élucidation de ce qu'est l'être humain en tant qu'être social. Plus exactement, il va constater que l'être humain est par définition un être social. En effet, si le point de départ de la psychanalyse a pour objectif de soigner le sujet en travaillant à sa compréhension, Freud va montrer que le sujet ne se comprend que dans son rapport aux autres, car il ne peut se constituer comme sujet que grâce aux autres. Sans les autres nous ne pouvons nous humaniser : ce sont eux qui nous apprennent à nous tenir debout, qui nous apprennent à parler, qui nous enseignent les moyens et les règles de la vie commune, bref ce sont les autres qui nous permettent d'entrer dans la culture. Freud n'est pas le premier à avoir compris cet immense enjeu. Spinoza (et oui le revoilà !) avait déjà montré dans l'Ethique, et en particulier dans le Livre III, que les hommes ne sont hommes qu'ensemble, qu'ils se construisent par mimesis réciproque. Pour rappel, nous avons vu l'an dernier, que pour Spinoza le désir est premier, que c'est ce qui nous pousse à vivre, à exister (à sortir de nous-mêmes) et que cette définition du désir est proche de celle de la pulsion de vie freudienne. De la même manière, chez Spinoza, on trouve l'idée que les affects sont premiers et que la compréhension du monde exige d'abord la compréhension de soi, c'est-à-dire la manière dont nous fonctionnons nous les humains et comment nous “recevons” le monde. Il s’agit donc pour Spinoza d’échapper à la soumission à nos affects par leur compréhension, qui n’est autre qu’une mise à distance, comme on le fait lors d’une analyse. Ainsi, en comprenant la manière dont nos affects procèdent, nous pouvons faire la distinction entre la réalité telle qu’elle est et la manière justement dont elle nous affecte. Et nous pouvons donc en quelque sorte davantage la maîtriser. J’avais déjà donné cette citation dans l’introduction du séminaire l’an dernier, je la redonne car elle est très éclairante pour ce qui va nous occuper : « (Les écrits de Freud) nous parlent de la guerre et de la mort, du lien libidinal entre les hommes rassemblés, de l’essence de la maîtrise qui s’exerce sur eux, avec leur accord, selon les représentations imaginaires de leur désir. » nous dit Christian Jambet, dans un article du Magazine Littéraire (hors-série 2ème trim. 2000.) Et c’est bien de cela qu’il s’agit : “des représentations imaginaires de notre désir”, et dont il faut, si possible, nous défaire. Aussi, comme Spinoza, Freud cherche l’origine de la maîtrise sociale et de la soumission.

La réflexion de Freud mène ainsi à une théorie de la civilisation, comme l’avaient fait avant lui des penseurs comme Rousseau ou Marx. Dans tous ces systèmes de pensée, il s’agit de comprendre l’homme dans ses relations aux autres mais aussi à lui-même. En effet, à partir de cette compréhension du rôle fondamental de l’autre dans l’humanisation de chacun d’entre nous, Freud va étendre la psychanalyse à la compréhension des interactions entre sujets.

Aussi, Freud va-t-il construire en même temps une psychologie sociale, qui va nous donner également des clés explicatives de ce drôle d’être vivant qu’est l’être humain. Son premier ouvrage portant sur celle-ci : Totem et tabou paraîtra en 1913, donc relativement tôt dans le cadre de sa démarche. Viendront ensuite L’avenir d’une illusion (1927), Malaise dans la civilisation (1930), Psychologie des masses et analyse du moi (1931) et Moïse et le Monothéisme (1939). Comme on peut le constater, sur ces cinq ouvrages trois sont consacrés à la religion, c’est dire le souci que Freud en avait, peut-être même l’inquiétude. En effet, avec ces ouvrages, qui n’ont pas manqué de choquer on s’en doute bien, croyants, théologiens, anthropologues et même des psychanalystes, Freud s’est attaqué à ce qui l’avait hanté toute sa vie : l’origine des religions et leur degré de vérité tant pour la psychologie de l’individu que pour l’histoire de l’humanité.

Avant d’en venir à l’ouvrage de Freud, attardons-nous quelques minutes sur la tradition intellectuelle dont se réclame Freud (malgré tout ce qu’il a pu en dire …). Comme nous l’avions souligné, le premier que nous trouvons est Spinoza, mais nous ne pouvons pas non plus faire l’impasse sur Marx. Tout d’abord donc Spinoza.

L’éclairage de Spinoza

Nous avons terminé l’année dernière par la lecture de quelques passages de la préface du Traité théologico-politique de Spinoza et nous avons pu voir que Spinoza, dans cette préface, se livrait à la dénonciation de la superstition, à laquelle il assimile la religion révélée. Nous n’allons pas reprendre ici toutes les explications que nous avions données, mais juste un petit résumé qui constituera le point de départ de L’avenir d’une illusion. Tout d’abord, Spinoza donne une explication de la superstition : comme ils ne peuvent prévoir l’avenir, et qu’en plus ils sont animés d’importants désirs, qu’ils sont dans l’impossibilité de satisfaire facilement, les hommes, pour échapper à l’incertitude et à l’insatisfaction, mais aussi à l’angoisse, ont tendance à adhérer facilement, non pas à la réalité, mais à ce qu’ils ont envie de croire, grâce à leur imagination, connaissance du 1er genre. Mais l’homme se fourvoie, car l’imagination se base uniquement sur la perception et sur les passions, c’est-à-dire ce qui nous vient du corps et que nous subissons complètement dans la confusion. L’imagination est donc source d’illusion : elle nous fait croire que les choses sont comme elles nous affectent, nous fait confondre la réalité et l’effet de la réalité sur nous. C’est exactement la définition de l’illusion. Celle-ci est due à la manière dont nous recevons, percevons les choses, et non aux choses en elles-mêmes. Ainsi dans l’illusion d’optique : j’ai beau savoir que le soleil est bien plus grand que la terre, il n’en reste pas moins que je continue à le percevoir comme étant plus petit. L’illusion n’est pas l’erreur laquelle est un défaut de savoir. Elle n’est pas non plus le mensonge qui est un déni volontaire du vrai. Dans l’illusion, la volonté n’intervient pas. Elle nous affecte en quelque sorte malgré nous. La superstition fonctionne de la même façon, elle confond réalité et effet de la réalité sur nous. Ainsi, la superstition est une conséquence de notre psychologie : nous préférons l’illusion qui nous réconforte, plutôt que la vérité qui peut nous rendre malheureux. C’est donc l’incertitude et l’angoisse qui prédisposent à croire n’importe quoi. Inversement, la certitude nous ferme à tout questionnement et nous enferme dans l’arrogance. Celui qui est sûr de lui, par définition, ne doute pas.

L’origine et la perpétuation de la superstition se trouvent ainsi dans la peur, dans l’angoisse. Elle n’est qu’ignorance et en tant que telle, elle nous emprisonne dans l’illusion. De ce constat, Spinoza tire une généralité : la superstition est issue de la peur, or tous les hommes par leur nature peuvent être soumis à la peur, donc tous les hommes peuvent faire preuve de superstition. Ce que veut montrer ici Spinoza, c’est que le mouvement premier, naturel, que nous avons pour nous protéger, est de nous illusionner. Cette réponse à la peur est la plus rapide et celle qui demande le moins de réflexion et de connaissance, elle ne nécessite que l’imagination (connaissance du 1er genre).Nous verrons que Freud ne dira pas autre chose. Plus précisément encore, Spinoza va expliquer comment nous formons l’idée de Dieu, et nous pourrons constater que Freud raisonne de la même manière. Ainsi, selon Spinoza, nous projetons nos qualités dans un être supérieur qui aurait fait le monde pour nous. Cet anthropomorphisme va même jusqu’à croire que nous pouvons influencer Dieu par nos offrandes et nos prières, que nous pouvons en fait négocier avec lui pour qu’il nous protège. Ce passage de l’appendice à l’Ethique I, résume bien ceci : « D’où vint que (les hommes) inventèrent, chacun à partir de son propre tempérament, différentes manières d’honorer Dieu, pour que Dieu les chérit plus que tous les autres et destinât la nature entière à l’usage de leur aveugle cupidité et de leur insatiable avarice. Et c’est ainsi que ce préjugé tourna à la superstition, et fit dans les esprits de profondes racines. ». Et encore, avec cette idée d’Aristote que « la nature ne fait rien en vain », donc avec l’idée de finalité, reprise par la scolastique, les croyants « ne montrèrent rien d’autre, semble-t-il sinon que la nature et les Dieux délirent tout autant que les hommes. ». Ibid. Nous verrons que Freud, à propos de la religion, parle lui d’”idée délirante”.

Venons-en maintenant à Marx, auquel Freud fait référence quasiment dès le 1er chapitre de L’avenir d’une illusion.

Marx avant Freud

Dans la préface à la critique du droit politique hégélien, Marx affirme que :

« Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : L'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'Etat, la société. Cet Etat, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu'ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C'est la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine n'a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.

La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple.

Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu'il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole.

La critique a effeuillé les fleurs imaginaires qui couvraient la chaîne, non pas pour que l'homme porte la chaîne prosaïque et désolante, mais pour qu'il secoue la chaîne et cueille la fleur vivante. La critique de la religion désillusionne l'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même. »

On trouve ici les grands thèmes de Freud :

  • La religion comme illusion.

  • Le fondement de la religion dans la situation de domination de l’homme par l’homme.

La grande différence :

  • Marx pense le communisme comme le « bonheur réel » qui supprimera le besoin d’un bonheur illusoire : position optimiste.

  • Freud pense la fin potentielle de la religion … mais il ne croit pas que cela rendra l’homme heureux : position pessimiste !

Après ces deux grands penseurs, revenons à Freud, tout d’abord très rapidement avec Totem et Tabou.

Totem et tabou (1913)

 

Globalement, ce que cherche à comprendre Totem et tabou, c’est l’origine de la religion et montre que l’homme primitif est encore en nous.

Ce qui intéresse Freud, c’est la véritable phobie de l’inceste chez les peuples « primitifs ». Pour répondre à cette préoccupation, Il analyse les sociétés dites « primitives », plus proches de ce qu’étaient les débuts de l’humanité. Ces sociétés n’ont pas de religion en tant que telle, mais pratiquent le totémisme. En effet, chaque tribu a un totem, animal ou végétal, qui serait l’ancêtre et l’origine de la tribu et qu’il est alors interdit de manger. Il relie le totémisme à la prohibition de l’inceste et à l’impératif d’exogamie. En effet, les membres d’un même totem n’ont pas le droit d’avoir de relations sexuelles entre eux, d’où la nécessité de prendre femme dans une autre tribu, ce que l’on appelle l’exogamie et qui entraîne de fait la prohibition de l’inceste (ou est-ce l’interdit de l’inceste qui entraîne l’exogamie ?).

Il s’intéresse ensuite au tabou. Ce dernier est comme le sacré. Le terme « sacré » vient de sacer, qui est mêlé à la fois de fascination et d’horreur. Chez les Romains et les Grecs étaient frappés de la marque de « sacer » ceux qui aveint transgressé un interdit et avec qui on ne devait plus avoir de relations. Cependant, il était possible de « sortir » du « sacer » par des actes expiatoires et purificateurs. Si l’on se réfère à ce que l’on vient de voir, pour les hommes modernes sont tabou le meurtre (interdit de manger le totem) et l’inceste. Freud compare l’interdit de tuer le chef à l’interdit de tuer le père et met en évidence l’ambivalence des sentiments : demande d’amour et de protection d’une part et désir de prendre sa place d’autre part. Ce qui nous renvoie au complexe d’Œdipe. Nous pouvons voir ici que Freud fait une analogie entre la névrose et la  « maladie du tabou » : « Celui qui abordera le problème du tabou, armé des données de la psychanalyse, c'est-à-dire des données fournies par l'examen de la partie inconsciente de notre vie psychique, s'apercevra, après une courte réflexion, que les phénomènes dont il s'agit ne lui sont pas inconnus. Il connaît des personnes qui se sont créé elles-mêmes des prohibitions tabou individuelles, prohibitions qu'elles observent aussi rigoureusement que le sauvage obéit aux prohibitions communes à sa tribu ou à sa société. Si notre psychanalyste n'était pas habitué à désigner ces personnes sous le nom de malades atteints d'une névrose obsessionnelle, il trouverait que le nom de « Maladie du tabou » convient très bien pour caractériser leur état. Les recherches psychanalytiques lui ont appris tant de choses sur cette maladie obsessionnelle, sur son étiologie clinique et sur les éléments essentiels de son mécanisme psychologique qu'il ne pourra pas résister à la tentation d'appliquer aux phénomènes correspondants de la psychologie collective les données qu'il a acquises dans le domaine de la psychanalyse. » . De fait, Freud ne pourra pas s’en empêcher …

Freud s’attache ensuite à l’animisme, lequel consiste à accorder une puissance d’action à tous les êtres naturels. L’animisme révèle une conception magique du monde, non une conception réaliste, comme si les idées avaient une toute puissance. « Abracadabra signifie » : que cela soit comme cela est dit, comme si les mots suffisaient à modifier le monde. Or le narcissisme est le stade où l’enfant se croit tout puissant et qu’il suffit de dire pour que les choses soient comme on les souhaite. Freud dénombre ainsi trois phases de l’humanité en phase, si je puis dire, avec les trois moments de la construction de l’individu. Le narcissisme renvoie alors à l’animisme, la fixation de la libido sur les parents à la conception religieuse du monde et le renoncement au principe de plaisir pour faire place au principe de réalité à la conception scientifique du monde.

Enfin, Freud reprend à Darwin l’idée de la horde primitive, idée selon laquelle le père était tout puissant et avait seul accès aux femmes. Les fils auraient alors tué le père et l’auraient mangé. Toutefois, ils se seraient repentis et auraient décidé d’instaurer des règles : interdiction de manger le totem = interdit du meurtre et interdiction d’avoir des relations avec les femmes du même clan = interdit de l’inceste. On peut faire le parallèle avec Œdipe et son complexe : meurtre du père et mariage avec la mère. On pourrait aussi ajouter interdiction de l’anthropophagie (interdit de consommer le père). Et on a là les trois interdits primordiaux que l’on trouve dans toute société humaine. De plus, ils auraient alors décidé de marquer l’expiation de leur faute en décidant d’ériger un totem en son honneur et de commémorer cet événement pour ne pas le reproduire : nous avons ici ce qui caractérise toute religion : un mythe fondateur et des rites.

Examinons maintenant rapidement le troisième ouvrage de Freud consacré à la religion.

Moïse et le monothéisme (1939, dernier ouvrage de Freud)

Commençons par résumer rapidement le propos. Freud émet l’hypothèse que Moïse n’aurait pas été juif, mais égyptien de haute naissance (et non pas enfant juif recueilli par des égyptiens). Il aurait donné aux juifs une nouvelle religion, une religion monothéiste, c’est-à-dire avec un Dieu unique dont on ne peut prononcer le nom et que l’on ne peut représenter. Mais celle-ci aurait pour origine un premier épisode monothéiste, le culte d’Aton, Dieu unique et universel, sous le règne du pharaon Amenhotep IV (ou Akhenaton) vivant au 14ème siècle avant JC et sous le règne duquel Moïse aurait vécu. Ainsi si Moïse était égyptien, il aurait purement et simplement transmis aux Juifs sa religion, celle d’Akhenaton. Pour accentuer encore la ressemblance avec le Judaïsme, Freud précise que la circoncision est une pratique égyptienne visant à distinguer le peuple égyptien des autres peuples. Fort de tout ceci, Freud affirme que si Moïse avait été réellement juif, il n’aurait pas enseigné les pratiques égyptiennes mais aurait tenté de les faire oublier. Quand Akhenaton est mort, sa religion s’est effondrée et Moïse aurait voulu fonder un nouvel empire qui aurait préservé cette religion. Pour cela, il a provoqué l’exode. Enfin, Il est dit dans la Bible que Moïse semblait parler différemment, ce qui conforte Freud dans l’idée que Moïse n’était pas juif. Les juifs auraient assassiné ce 1er Moïse et sa religion aurait été abandonnée. Un 2ème Moïse apparaît un siècle plus tard, qui est pâtre à Quadès et auquel Jahvé, nouveau Dieu, se manifeste. Une nouvelle religion apparaît alors, celle de Jahvé. Le temps entre l’exode et la nouvelle religion fut nié, la dette envers le 1er Moïse fut transférée à Quadès et se confondit avec le pâtre qui fonda la nouvelle religion. Au début, Jahvé apparaissait comme un dieu sanguinaire, alors que le Dieu du 1er Moïse était amour, vérité et justice. Peu à peu Jahvé ressembla de plus en plus à l’ancien Dieu du 1er Moïse.

Pourquoi relater tout ceci ? Freud veut montrer que la première religion fut refoulée suite au meurtre du 1er Moïse (du père). De cela, il tire l’idée que la religion représente une névrose humaine, car les phénomènes religieux sont comparables aux symptômes névrotiques individuels, notamment le traumatisme précoce, le refoulement et la répétition compulsive.

Ce qui nous intéresse ici, c’est aussi l’idée du meurtre du père. Dans Totem et tabou, Freud était parti de l’idée de la horde primitive qui avait fini par assassiner le père pour prendre sa place. La culpabilité de cet acte avait entraîné le tabou du meurtre et celui de l’inceste. Avec le Judaïsme, selon Freud, on a un retour à un Dieu père omnipotent dont on espère qu’il nous distinguera. Avec le Christianisme, on assiste au retour du refoulé. Les juifs ont voulu oublier, refouler, le meurtre du père, le Christ vient le racheter. Le Christ, pour Freud, illustre le retour du refoulé.

Par ailleurs, pour que la religion ait autant de force, qu’elle puisse autant contraindre les masses, elle n’a pu seulement être transmise oralement, mais a laissé des traces mnésiques transmises par l’hérédité. Et cela s’explique par le fait que la plupart des humains a besoin d’une autorité à admirer et par qui être dominé, c’est tellement plus rassurant d’avoir des comptes à rendre. Si on se rappelle, Jung va également introduire cette notion d'Inconscient collectif, qui représente un ensemble d'archétypes et de pulsions transmises héréditairement et dont les contenus sont universels. Notre Inconscient contiendrait ainsi des images ancestrales, qui s'expriment à travers les mythes, les œuvres d'art, les croyances religieuses. Dans notre Inconscient résideraient donc à la fois les traces de nos conflits personnels, mais aussi les plus lointaines angoisses humaines. En ce sens, Jung ne contredit pas vraiment Freud.

Ce besoin commun naîtrait de l’attirance envers le père, source à la fois d’admiration et de crainte.

Enfin, le fait d’interdire la représentation de Dieu, c’est renoncer aux sens et valoriser l’abstraction et donc l’esprit. C’est plus clairement renoncer aux pulsions du Ça pour les sublimer. La boucle est bouclée : honorer le père, le craindre car il exige le renoncement aux pulsions et on peut transposer cela à la religion. Refouler sur le plan individuel, comme pratiquer une religion, révèle la névrose : on retrouve sur les deux plans le sentiment de culpabilité et les symptômes névrotiques comme les actes compulsifs et rites par exemple.

L’avenir d’une illusion

Freud n’est pas le premier à affirmer que ce sont les hommes qui ont créé l’idée de Dieu et qui ont décidé de se soumettre à cette idée issue de leur esprit. Nous l’avons dit, Spinoza l’avait déjà énoncé mais aussi des gens comme Feuerbach (philosophe allemand du 19ème siècle). Mais ce qui est intéressant c’est que Freud va donner des fondements psychiques inconscients à cette idée, fondements inconscients qui expliqueraient peut-être encore plus cette dépendance immense. Si Spinoza avait bien compris ces fondements psychiques, il lui manquait la notion d’inconscient pour étayer son explication. Comme nous l’avons par ailleurs souligné plus haut, la compréhension de la religion pour Freud est très importante, d’où les trois ouvrages qu’il y a consacrés. Cela dit, au regard de ce que nous vivons, nous pouvons comprendre cet intérêt, car visiblement la religion continue d’exercer une énorme influence sur les conduites humaines, d’où la nécessité de s’interroger sur son mode de fonctionnement. Nous ne pouvons résister à l’envie de vous redonner une citation de Marthe Robert, extraite de la préface de son livre La révolution psychanalytique, écrit en 1988 : « Loin d’être devenue caduque, (la psychanalyse) a encore bien des préjugés à déraciner ; et même, à en juger par le réveil des fanatismes religieux et des mysticismes vagues, le succès des sectes de tous ordres et la tolérance de gens réputés raisonnables à l’égard des croyances superstitieuses et des pires rituels exotiques, on pourrait tenir que sur un point essentiel – je veux dire l’assainissement de la pensée – la vraie révolution psychanalytique n’a pas encore commencé. ». En ce sens, la religion représente aussi un moyen d’appréhender le fonctionnement des mécanismes de l’Inconscient et des mécanismes sociaux auxquels ils donnent lieu.

L’avenir d’une illusion se divise en dix chapitres. Dans les deux premiers chapitres, Freud définit la civilisation et explique pourquoi et comment elle s’est constituée, et comment elle perdure. Dans le chapitre III, Freud examine les fonctions de la religion en application des principes examinés à propos de la civilisation. Dans le quatrième chapitre, il analyse comment s’effectue le passage de dieux de la nature au dieu impersonnel des religions monothéistes, passage construit par analogie avec le passage de l’attachement à la mère à l’attachement au père. Ensuite Freud « démontre » que les dogmes religieux, au regard de la raison, n’ont aucune valeur. Le sixième chapitre est important, car Freud y définit l’illusion et montre en quoi la religion en est une. Il affirme ensuite dans le suivant que la religion n’a aucune efficience : elle ne rend pas meilleur, ni plus heureux et pour cela tend à disparaître. Il va même plus loin dans le huitième chapitre en disant que mettre en évidence les fondements rationnels de la morale rendrait celle-ci plus efficace. Il s’agit de sortir de la névrose infantile ! Enfin, dans les deux derniers chapitres Freud explique que la science peut nous sortir à la fois de l’infantilisme et de la religion, lesquelles ne sont qu’une seule et même chose.

 

L’avenir d’une illusion – Collection Points Essais, 2001. Chapitre I

Freud commence donc d’abord par évoquer la notion de civilisation. Nous nous proposons, non pas de lire tout le texte, mais de nous concentrer sur quelques extraits significatifs.

Avant d‘en venir à notre premier extrait, voyons rapidement par quoi Freud entame son ouvrage.

Il commence par s’interroger sur la destinée d’une civilisation. En effet, on peut chercher à comprendre l’origine de sa civilisation pour comprendre tout simplement qui l’on est. On peut aussi s’interroger sur la manière dont va évoluer cette civilisation. Toutefois, Freud nous met en garde contre deux écueils : le manque de savoir et l’emprise nécessairement subjective de l’analyse. En effet, comment se mettre objectivement à distance de sa propre civilisation ? Nous verrons que nous sommes “faits”, non pas seulement “par” mais aussi “dans” notre civilisation et non seulement elle est une partie de nous-même mais nous sommes aussi une partie d’elle, ainsi nous ne pouvons nous en mettre objectivement à distance, comme nous ne pouvons nous mettre objectivement à distance de nous-même. Dans les deux cas, on ne peut se séparer complétement de soi. C’est pourquoi, il faut du temps et du recul pour analyser (3ème condition énoncée par Freud) sa propre culture et envisager quel avenir elle peut avoir. C’est la même chose sur le plan de l’individu : pour pouvoir se projeter dans l’avenir, il faut avoir des assises ancrées dans le présent et dans le passé. On sait bien que cela est nécessaire à la construction du sujet. Enfin, Freud précise qu’il ne va pas parler de la civilisation en général, mais de celle qu’il connaît à savoir la civilisation européenne.

Extrait 1 : p.38 : « La civilisation humaine – j’entends par là tout … » p.40 : « utilisées pour les anéantir. »

Freud commence dans cet extrait par préciser le terme de civilisation  qu’il ne distingue pas de celui de culture (c’est pourquoi on trouve les deux traductions : Malaise dans la culture ou Malaise dans la civilisation). La civilisation ce serait l’état civil opposé à l’état de nature, ce serait ce que l’homme a créé de lui-même, c’est-à-dire ce qui n’existe pas sans l’existence humaine : les institutions, les règles, les savoirs, etc. Il assimile donc ce terme à celui de culture. Celle-ci peut prendre au moins trois définitions : 1 – la culture de la terre. 2 – la culture comme érudition, comme savoirs et savoir-faire. 3 – la culture comme la mise en place et la transmission par héritage d’institutions. Dans les trois cas, on a affaire à une transformation : de la terre, du sujet, de la vie sociale. La culture, c’est ce qui s’oppose à la nature, c’est ce qui nous sort de notre état naturel initial. La culture c’est l’artifice, c’est l’acquis, c’est le particulier, par opposition au naturel, à l’inné et à l’universel. On peut même dire que c’est ce qui nous élève à l’humanité. C’est pourquoi lorsque les enfants vont à l’école, on les appelle des élèves : on doit les élever, les sortir de leur état initial d’ignorance. On doit instituer en eux les savoirs et les règles de vie commune qui nous permettent de vivre, non pas seulement comme de simples animaux, mais comme des humains. C’est pourquoi on appelait les enseignants du primaire des instituteurs, qui avaient pour mission d’instituer les enfants dans l’humanité, c’est-à-dire de les faire tenir debout. C’est donc en ce sens que Freud prend le terme culture et l’assimile à celui de civilisation. En effet, en son sens courant, la civilisation c’est l’opposition à la nature (comme on parlait d’hommes civilisés et de sauvages, c’est-à-dire d’hommes plus proches de la nature). Il est à noter que Freud refuse la distinction faite par exemple par Rousseau. Pour ce dernier, la culture renvoyait au savoir, aux arts, etc. alors que la civilisation renvoyait uniquement aux manières de vie commune qui pour lui n’étaient qu’apparences, tromperies, hypocrisie et artifice. Il reprochait d’ailleurs aux Lettrés de son époque de se targuer de leur comportement policé, « civilisé », qu’ils affirmaient être la conséquence de leur savoir. En effet, selon eux, et cela peut sembler légitime, plus l’on sait, mieux l’on se comporte avec ses semblables, plus on a de « manières », mais lesquelles justement pour Rousseau ne sont que des manières, des apparences, des attitudes hypocrites qui font croire que plus on est savant, plus on respecte son semblable, alors qu’en réalité on le manipule davantage. Rousseau leur reproche ainsi d’être les vassaux des dominants et le dit certes avec beaucoup d’ironie, mais aussi de façon très acerbe : « Puissances de la terre, aimez les talents, et protégez ceux qui les cultivent. Peuples policés, cultivez-les : Heureux esclaves, vous leur devez ce goût délicat et fin dont vous vous piquez ; cette douceur de caractère et cette urbanité de mœurs qui rendent parmi vous le commerce si liant et si facile ; en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune. » (p.7 du Discours sur les arts et les sciences dans la Pléïade). Cette distinction que ne fait pas Freud entre culture et civilisation va pourtant revenir plus bas.

Donc Freud précise bien ce qu’il entend par civilisation : la première dimension renvoie à la culture comme érudition, c’est celle qui concerne les savoirs et les techniques qui nous permettent d’expliquer et de transformer la nature en vue de notre survie. La seconde renvoie aux institutions, c’est-à-dire à ce que les hommes mettent en place pour organiser ensemble leur survie, et cela passe par l’organisation entre autres du travail. Cette organisation est bien culturelle, puisqu’elle n’est pas la même partout. Mais le fait d’organiser le travail, d’une manière ou d’une autre, existe dans tout groupe humain. Freud ajoute que ces deux aspects de la culture sont interdépendants. En effet, pour survivre, les hommes doivent travailler, c’est-à-dire doivent transformer la nature afin de produire des biens consommables. Ils pourront d’autant plus satisfaire leurs besoins qu’ils seront organisés pour les satisfaire et pourront donc vivre dans une situation de relative paix. Plus les hommes travaillent et sont à même de satisfaire leurs besoins, moins ils s’entretuent car moins il n’y a de rareté. Pour cela, ils doivent être capables justement de vivre ensemble et cela n’est possible que par la mise en place de règles communes (contrat de travail, mariage, etc.). La mise en place de règles est d’autant plus cruciale que les hommes ont du mal à supporter la frustration. Précisons : un humain isolé est très vulnérable, il a besoin de ses semblables pour survivre, ne serait-ce déjà que pour grandir. C’est ce que veut dire Freud en affirmant que « les êtres humains, tout incapables qu’ils sont de vivre en individus, » p.39. Donc pour vivre, les hommes ont besoin les uns des autres, mais cela signifie qu’ils doivent renoncer à certains de leurs désirs pour respecter les règles du groupe. Ils doivent donc refouler : on ne peut pas faire tout et n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand, etc. La socialisation a donc un lourd coût, il faut que l’individu renonce à l’expression de toutes ses pulsions. Mais comme nous l’avons vu, le refoulé ne disparaît pas, il est « désactivé », mais peut-être seulement momentanément.

Donc comme l’homme est un être de désirs, animé par des pulsions inconscientes qu’il ne maîtrise pas et comme il a besoin des autres pour survivre, la civilisation doit donc être doublement protégée. Ainsi, les institutions ne visent pas qu’à répartir les biens produits pour survivre, mais elles permettent la vie commune qui permet l’organisation de la production des biens nécessaires, ou non d’ailleurs, à la vie. C’est pourquoi les hommes ont inventé des techniques, élaboré des savoirs, qu’ils se sont transmis, culturellement donc et par diverses institutions, afin de survivre et d’améliorer aussi quasiment continuellement leurs conditions de survie et de vie. Freud termine ce passage en remarquant que les hommes sont capables d’utiliser leurs savoirs et leurs techniques pour les détruire. La guerre, par exemple, est une illustration de cette idée : on construit des armes qui vont détruire ce qui a permis de les construire. On détruit, au moyen d’armes fabriquées grâce à la civilisation, les monuments culturels qui ont permis aux civilisations de progresser. En quelque sorte, être « civilisé », c’est donc aussi protéger les acquis de la civilisation.

Extrait 2 : p.40 : « On a donc l’impression… » p.41 « dans la société humaine. »

Freud émet ici l’hypothèse que la civilisation est imposée, ou a été imposée, par une minorité à la majorité. Une nouvelle fois, nous pouvons faire un parallèle avec la pensée de Rousseau. Ce dernier, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, va s’interroger comme l’indique ce titre sur les inégalités entre les hommes. Selon lui, c’est l’Histoire de l’homme et son entrée dans la culture qui vont instaurer les privilèges, faire émerger les riches et les pauvres, les dominants et les dominés. Dans la seconde partie du Discours, Rousseau va donc interroger la légitimité des inégalités sociales pour montrer que les sociétés actuelles sont héritières d’un marché de dupes : les faibles ont été dupés. Voici son explication : la répartition des tâches, ou division sociale du travail, et l’instauration de hiérarchies ont favorisé les différences, d’autant que certains ont été plus rusés que d’autres : ils se sont octroyé des terres, se sont désignés comme décisionnaires, etc. Sont alors apparues la dépendance et la domination. La propriété est donc le fruit de l’organisation et de la division des tâches, qui vont entraîner la dépendance, laquelle va à son tour permettre l’appropriation et l’accumulation. Alors, l’économie ne se réduit plus seulement à la satisfaction des besoins. La personne ne s’identifie plus qu’à ce qu’elle possède et non à ce qu’elle est : apparence et vanité peuvent se développer, ainsi que la comparaison et la rivalité entre les hommes. De celles-ci vont naître la domination de quelques-uns sur les autres qui vont ainsi être asservis, les contraignant à la misère et à la violence pour survivre. Un état de guerre perpétuel se mit à régner, laissant dans l’insécurité les plus miséreux comme les plus riches. Toutefois, ce sont les plus riches qui furent les plus gênés par cette situation, car ils craignaient d’être dépossédés par la force. Pour protéger leurs biens, les possédants vont alors imaginer « le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l’esprit humain » (p. 177) : un pacte d’association pour faire régner la paix dans l’intérêt de tous. En réalité, les plus riches n’ont cherché qu’à faire reconnaître leur droit de propriété et à faire protéger ce droit par la force publique, c’est-à-dire par ceux-là mêmes qui les menaçaient. Le tour de force va consister à intéresser tout le monde à ce projet, ce qui légitimera une situation qui paraissait, à beaucoup auparavant, comme illégitime. Une fois cette situation légitimée par les lois, les riches seront protégés et personne ne pourra plus contester leur droit. Comme nous pouvons le constater, il s’agit d’un véritable marché de dupes qui a entériné un état de fait : la domination des riches sur les plus démunis et la consolidation des inégalités. Il est, nous dit Rousseau, « raisonnable de croire qu’une chose a été inventée par ceux à qui elle est utile plutôt que par ceux à qui elle fait du tort. » (Discours, p.180). C’est cette domination, comprise comme négation de la liberté de l’autre, qui constitue fondamentalement l’inégalité entre les hommes. Or, la hiérarchie sociale ne peut être légitime, car elle ne trouve pas sa source dans la nature, mais elle découle de circonstances historiques. En effet, alors que les plus faibles croient être protégés par les lois, celles-ci ne font que légaliser la violence. Ainsi, Rousseau refuse catégoriquement de légitimer l’ascendant des uns sur les autres pour « raison naturelle », parce qu’ils sont par exemple les plus forts physiquement. Si certains en dominent d’autres, c’est par convention, accord ou peur, mais pas du fait de la nature.

Pour Rousseau, ce pacte « tronqué » fut l’acte fondateur de la société civile et le marqueur du passage de l’état de nature à l’état civil et politique. Cependant, ce pacte politique mal fondé a rendu l’existence des hommes malheureuse. En effet, le droit a été fondé à partir d’une tromperie, le plus grand nombre est assujetti au travail au profit de quelques-uns. Aussi, les lois au lieu d’être l’expression de l’unité et de la liberté du peuple, ne font que consacrer les inégalités. Et si les hommes ont quelques difficultés à supporter les « sacrifices » exigés par la civilisation, on peut les comprendre au regard de ce que dit Rousseau. Quel est le gain obtenu ? Or, les sociétés actuelles sont héritières de ce marché de dupes. Ceci, d’une certaine manière a été confirmé par Brian Hayden, ethno-archéologue américain contemporain dans L'homme et l'inégalité : L'invention de la hiérarchie à la préhistoire (éditions du CNRS, 2008). Dans cet ouvrage, il nous livre  une brève synthèse à la question de l'inégalité en s'appuyant non sur des raisons théoriques mais sur des "documents" archéologiques ou ethnologiques. Alors qu'on associe généralement l'inégalité avec la sédentarisation et la révolution néolithique, Hayden montre qu'il faut remonter beaucoup plus loin en arrière et que l'existence d'une importante stratification est perceptible dès le paléolithique moyen, chez des groupes de chasseurs-cueilleurs. La seule condition d'apparition d'inégalités sociales est l'existence de surplus alimentaire suffisamment importants pour qu'un groupe restreint puisse convaincre ou contraindre le reste du groupe à travailler pour des productions de prestige à destination des chefs.

Par la même occasion, Hayden réfute les interprétations de l'origine de l'inégalité en termes de pression démographique, par exemple, ou les interprétations fonctionnalistes (l'inégalité profite au groupe et permet de maximiser les ressources). Il défend une interprétation politique de l'origine de l'inégalité : certains individus auraient la capacité d'imposer politiquement (par la capacité de convaincre et de tromper) un système social "transégalitaire". Ces individus, Hayden les définit comme "triple A": avides, agressifs, accumulateurs. Tant que le groupe est confiné dans les conditions de la survie immédiate, sans aucun surplus, les "triple A" ne peuvent s'imposer – à vouloir exploiter les autres, ils risquent tout simplement d'être tués. Mais dès lors que la nourriture est abondante, ils peuvent réussir à faire valoir leur point de vue et leurs intérêts et enclencher un mécanisme d'accumulation ...  dans lequel nous sommes encore ! Hayden émet l'hypothèse que 90% des problèmes graves de l'humanité seraient ainsi causés par 10% des individus.

Hayden, s'il donne des faits, ne s'étend pas beaucoup sur les raisons qui expliqueraient que la majorité d'un groupe puisse se laisser tromper et manipuler par des chefs. La superstition est fondée sur la crainte, et ce genre de crainte est, selon Spinoza, "le grand secret du régime monarchique" (cf; "Traité théologico-politique") et sans doute ces phénomènes "idéologiques" expliquent-ils en partie la capacité des "triple A" à manipuler leurs congénères. L'observation, non pas de sociétés disparues, mais de la nôtre permettrait de corroborer cette hypothèse...

Si nous revenons à notre extrait, Freud se demande comment expliquer cette évolution de la civilisation ? Il constate que l’humanité a constamment progressé dans le domaine des sciences et des techniques, lesquelles ont permis une maîtrise toujours plus importante de la nature. Mais dans le même temps, il apparaît que l’humanité n’a pas réellement progressé sur le plan moral. Une fois encore, le parallèle peut être fait avec Rousseau. En effet, d’après celui-ci, les progrès du savoir ont toujours entraîné la dépravation de nos mœurs et le maintien, voire le développement, de la servitude, et cela dès l’Égypte ancienne. En ce sens, l’augmentation des savoirs, et donc finalement la maîtrise toujours plus grande du monde et de notre existence, nous ont ôté nos craintes et nous ont en quelque sorte autorisé à faire ce qui auparavant nous aurait effrayés. Et donc, nous autorisant à faire ce dont nous n’avons plus peur, parce que nous n’avons plus peur d’être punis, nous nous comportons moins bien avec nos semblables. Cette explication de Rousseau vaut ce qu’elle vaut, mais donne à méditer. En tout cas, Freud arrive au même constat : il y a des progrès dans le savoir et dans les techniques, mais il ne semble pas y en avoir véritablement en morale. C’est pourquoi, on peut se demander s’il est raisonnable d’exiger des hommes autant de sacrifices. Et il est également légitime de se demander aussi si une transformation sociale radicale, qui permettrait l’apparition d’une civilisation non répressive, n’est pas envisageable (les interlocuteurs implicites sont les marxistes). Toutefois, Freud assimile cette perspective à l’âge d’or qu’il juge tout bonnement utopique. Pour lui, la civilisation ne peut exister que dans et par le renoncement aux pulsions dont sont animés tous les humains. Pour rappel, les pulsions obéissent au principe de plaisir et visent à la satisfaction, c’est-à-dire à la suppression de l’excitation. Or, les hommes doivent travailler pour survivre, ce qui n’est justement pas une partie de plaisir. La transformation de la nature suppose la capacité de différer la satisfaction des besoins, et aussi des désirs, ce qui est contradictoire avec l’exigence des pulsions. Donc s’il était laissé libre cours aux pulsions, ce serait l’extinction de l’espèce humaine ! Ce serait le triomphe des pulsions de mort, tant celles qui tendent à un retour à un état inanimé sans souffrance que celles qui visent à la destruction. Or, nous sommes animés aussi par les pulsions de vie. Paradoxalement, ce sont sans doute celles-ci qui nous poussent à l’auto-frustration pour que notre survie soit possible !

BIENVENUE...

L'Université Populaire d'Evreux vous propose une conférence par mois le vendredi de

18h30 à 20h30 au

lycée Aristide Briand


ENTREE LIBRE ET GRATUITE


PROCHAINES CONFERENCES

Vendredi 31 mai 2024, 18h30 - 20h30 :
La paix par la sécurité collective depuis le XX siècle : une mission impossible ? L'émergence du concept de sécurité collective et l'échec de la SDN (1920-1945) 1e partie par Jean-Jacques Renolliet, professeur d'histoire