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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Adam Smith, ou le libéralisme paradoxal ?

Conférence du 15 mai 2009

 

L'objet de la conférence est d'interroger les écrits économiques d'Adam Smith, pour savoir si sa réputation de père fondateur du libéralisme économique est fondée. Il est considéré en effet comme l'icône du libéralisme, en tout cas anglo-saxon, comme en témoigne l'anecdote des conseillers de Ronald Reagan qui arboraient un pin's à son effigie.

 

Mais qui était Adam Smith ?

Il était écossais, né orphelin d'un père contrôleur des douanes, en 1723. Il étudie à l'université d'Oxford – qui n'avait pas du tout la réputation qu'on a été amené à lui attribuer depuis – puis à celle de Glagow, nettement plus réputée. Il est nommé professeur à Edimbourg, puis Glasgow, où il enseigne la philosophie morale, prenant la succession de Hutcheson dont il fut l'élève. Il se lie aussi d'amitié avec David Hume. Il publiera en 1759 sa Théorie des Sentiments Moraux.

Nommé précepteur, il accompagnera un jeune duc dans un périple européen de 4 années (1764-1766), où il aura notamment l'occasion de rencontrer Voltaire, mais aussi les Physiocrates (la « secte des économistes » - dont nous reparlerons). A son retour, il s'attelle à la rédaction de son ouvrage économique, Recherches sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations, qui lui prendre 10 ans, et qui paraîtra donc pour la première fois en 1776. Il devient commissaire aux douanes en 1778, et jusqu'à sa mort en 1790.

On peut concevoir l'économie de Smith de plusieurs façons :

D'abord par rapport aux économistes de l'époque : son ouvrage est une somme, qui recense, critique et trie les analyses. C'est ce travail-là qui permettra de lancer les débats d'économistes, les confrontations de théories, et de résultats, qui vont donner naissance à l'économie comme discipline à part entière.

Ensuite par rapport au mouvement général des idées : quel rôle joue l'intérêt, l'égoïsme, dans l'ordre politique ? Est-ce que vouloir faire le bien est utile ? Le bonheur est-il matériel ?

Et enfin par rapport à l'orthodoxie économique d'aujourd'hui : jusqu'où le libéralisme est-il acceptable ? L'Etat est-il aussi inutile qu'on le dit ?

Nous essaierons d'aborder ces aspects en cours de route, mais pour savoir si Adam Smith est le libéral qu'on dit, il faut partir de la présentation usuelle de ses théories, pour revenir ensuite aux textes. Enfin nous tenterons de conclure en rapport avec les directions que nous aurons abordées.

1ère partie : La vulgate

Elle tient en 4 termes : la division du travail, la rationalité, la « main invisible », et la liberté du commerce.

1. Définitions et intérêt

a – La division du travail

La division du travail est le fait de spécialiser les tâches (division technique), les individus (division sociale) ou même les nations (division internationale).

Cette notion est centrale : pour Smith, c'est la division du travail qui permet d'accroître la productivité, et donc de développer l'enrichissement : c'est donc la cause principale de la « richesse des nations ». Et c'est par là que commence l'ouvrage d'ailleurs.

b – La rationalité

La rationalité, c'est le terme contemporain, pas celui qu'utilise Smith, qui parle simplement de « self love », mais il s'agit bien dans les deux cas de la poursuite par chacun de son intérêt individuel.

Mais attention : pour Smith, l'homme n'agit pas que par intérêt. C'est en matière économique que ça lui est le plus naturel d'agir par intérêt : c'est ce que nous appelons aujourd'hui l'homo oeconomicus.

c – La « main invisible »

La « main invisible », dans l'esprit de Smith, est une simple métaphore, qu'il ne mentionne qu'une fois, mais dans chacun de ses deux ouvrages.

Elle exprime l'idée que les intérêts individuels s'harmonisent de façon à assurer le bien-être collectif. Et le vecteur de cette harmonisation, ce sont les mécanismes de marché (offre, demande, concurrence, fixation des prix, etc.). On parlera aujourd'hui de « marché autorégulateur ». Mais ce n'est pas en soi une idée originale à son époque, puisque Montesquieu écrit en 1748 : « Chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers ».

d – La liberté du commerce (et d'entreprise)

La liberté du commerce (et d'entreprise), c'est la condition pour que les mécanismes de marché, d'une part fonctionnent, et d'autre part apportent les bienfaits prédits.

C'est l'argument libéral le plus saillant, mais c'en est un aussi qui n'est pas de lui : le physiocrate V. de Gournay demandait déjà de « laisser faire les hommes, laisser passer les marchandises ».

Mais c'est l'agencement particulier de ces quatre termes qui va fonder une conception originale – et fondatrice de la discipline économique.

2. Les fondements de la « Richesse » des nations

Premièrement, la rationalité (la poursuite par chacun de son intérêt individuel) est au fondement des comportements économiques : c'est une propriété de la nature humaine. Smith en veut pour preuve qu'on fait appel à l'intérêt de notre boulanger pour avoir du bon pain, et non pas à sa grandeur d'âme.

Deuxièmement, cette rationalité individuelle est donc à l'origine de la division du travail, elle-même à l'origine de la richesse, par les gains de productivité qu'elle permet (les facteurs de production, en l'occurrence les hommes au travail, réussissent par là à accroître collectivement leur production individuelle).

Et troisièmement, c'est enfin grâce à la liberté d'entreprise et du commerce que cet enrichissement peut se diffuser (« dans toutes les classes du peuple »), puisque c'est ce qui permet aux mécanismes de marché d'opérer (la « main invisible »).

Finalement, une nation ne s'enrichira que si les libertés économiques sont garanties, la nature humaine assurant que les bons choix soient faits (en matière, en particulier, d'allocation de ressources : combien épargner ? Où investir ? Que produire ? Etc. - voir citations en annexe).

C'est dans cette vulgate que tient l'argument selon lequel Adam Smith est le père fondateur du libéralisme économique. Mais le retour au texte impose à la fois de reprendre les mécanismes dans le détail, et de replacer l'analyse dans le contexte plus général des idées libérales au XVIIIè siècle.

2ème partie : Reprendre les mécanismes

1. De la rationalité individuelle à la richesse

Jusqu'à Smith, on tendait à considérer le poursuite des intérêts particuliers comme éventuellement un avantage politique (Montesquieu). Avec Smith, la justification est avant tout économique.

a – La division du travail

Nous reviendrons sur la question de l'intérêt proprement dit, mais à ce stade il est important de s'arrêter un instant sur le fait que pour Smith, cette rationalité est naturelle en matière économique : c'est la rationalité qui fait comprendre l'avantage à la spécialisation (je suis plus efficace si je me disperse moins), et qui dont conduit à la division du travail. C'est pourquoi Smith confond les trois formes, technique, sociale et internationale, de division du travail : elles obéissent toutes trois à une même logique, celle de la rationalité.

Mais il introduit lui-même une limite de taille : selon lui, les victimes de la division du travail, ceux qui sont affectés « toute [leur] vie à l'exécution de tâches simples (…) [perdent] donc naturellement l'habitude de déployer ou d'exercer [leurs] facultés et [deviennent] en général aussi stupide[s] et aussi ignorant[s] qu'il soit possible à une créature humaine de le devenir ».

Ce complément d'analyse a une double portée : d'une part il justifie l'intervention de l'Etat en matière d'éducation (proposition explicite d'Adam Smith, qui plaide pour une éducation publique minimale), et d'autre part elle mine implicitement l'argument de la rationalité, puisqu'il ne peut pas être considéré comme rationnel de se soumettre ainsi aux effets extrêmement néfastes de la division (technique) du travail. C'est cet argument qui ouvrira la voie à K. Marx et à sa critique de la division technique du travail : celle-ci n'est pas voulue, mais rendue possible par la propriété privée des moyens de production, qui crée ainsi les possibilités de l'exploitation.

b – La création de valeur

Du point de vue de la notion même de richesse, Adam Smith fait une avancée par contre très importante, en identifiant l'origine de la valeur (des choses).

Avant lui, c'est le mercantilisme qui dominait. C'est un courant disparate et hétéroclite, mais pour lequel la richesse est fondée en métaux précieux. C'est donc l'accumulation d'or par exemple (le bullionisme) qui fait la richesse (ou les exportations industrielles : c'est le colbertisme). C'est une pensée que l'on retrouve encore aujourd'hui lorsque l'on « préfère » un excédent commercial – qui correspond donc à l'accumulation de monnaie. Le mercantilisme a été pratiqué par l'Espagne et la Portugal dans le cadre du pillage des leurs colonies américaines, avec le succès que l'on sait : inflation, et transfert de l'or vers l'Europe du Nord par le commerce...

Plus proche de lui, ses contemporains en fait, les physiocrates (Turgot, Quesnay, de Gournay) défendaient au contraire l'idée que seule la terre est créatrice de richesse, puisque la production agricole non seulement rembourse les avances (nécessaires pour produire), mais paye en plus les activités artisanales, considérées comme non productives puisque simple transformation. D'où la défense, par ces économistes, de la liberté du commerce des grains (qui, en unifiant le territoire, a été un élément significatif dans l'élimination des famines), et leur conception d'une économie « en circuit », comme une machine qui tourne par elle-même (ce qui donnera notamment la modélisation macroéconomique au XXè siècle, dans le cadre du « circuit » keynésien).

Pour Smith en revanche, ce n'est ni l'accumulation d'or, ni la terre qui créent la richesse, mais ce qu'ils sont capable de mettre en mouvement, c'est-à-dire le travail humain. Car seul le travail humain peut être rendu plus productif en étant spécialisé (dans le cadre de la division du travail – ce qui tombe bien, puisque c'est naturel !).

Mais si Smith identifie – pour les économistes à venir – la source de la richesse (dans la production elle-même), il va échouer à démêler l'écheveau de la valeur. Il va distinguer valeur d'usage (subjective, et personnelle – sociale) et valeur d'échange (objective – le prix), mais laissera complètement de côté la valeur d'usage dans la suite de son analyse, cassant l' « unité dialectique de la marchandise » (l'expression est de l'économiste épistémologue C. Mouchot). Il s'arrêtera au « paradoxe du diamant et de l'eau » (l'eau, très utile, est peu chère, alors que le diamant, peu utile, est très cher : la solution étant dans le travail nécessaire à les produire), paradoxe que vont résoudre les économistes marginalistes en introduisant le principe de l'utilité marginale décroissante : le prix de l'eau est peu élevé parce qu'on en déteint déjà en abondance, alors que c'est l'inverse pour le diamant. Mais le débat sera tranché par Pareto : la valeur d'usage n'a aucun intérêt, et donc l'économie s'occupera de la théorie des prix, et non plus de la théorie de la valeur. Les économistes ont donc établi ce qu'est la richesse... mais sont incapables d'en déterminer la valeur.

Cela n'empêche cependant pas Smith de relier, dans une même perspective générale, les libertés économiques et l'enrichissement.

2. De la liberté économique à l'enrichissement

Dans l'univers qu'Adam Smith décrit, les valeurs produites sont échangeables (sinon elles ne seraient tout simplement pas produites) : c'est le marché qui procède à cette mutation de la production en marchandises, et qui conduit à « l'opulence généralisée ».

a – Autorégulation et mécanismes de marché

Ici, Smith est à la fois le plus explicite, et le plus paradoxal.

Le plus explicite, car il distingue, comme ce sera repris notamment par Ricardo, les prix de marché (ceux constatés à un moment donné), censés fluctuer autour d'un prix naturel (qui est le prix de production, comme le développera Ricardo). Le prix de marché fluctue avec les conditions du marché : c'est le balbutiement de la loi de l'offre et de la demande, mais sans l'appareillage théorique qui sera développé plus tard, notamment sur la fonction de demande (Il faut attendre Cournot par exemple, pour énoncer que la demande est une fonction inverse du prix). Ainsi, dès Adam Smith, on peut considérer que le marché indique comment agir : ce sont les occasions de profits qui font les choix d'investissement et de production.

En effet : « C'est ainsi que les intérêts privés et les passions des individus les portent naturellement à diriger leurs capitaux vers les emplois qui, dans les circonstances ordinaires, sont les plus avantageux à la société. Mais si, par une suite de cette préférence naturelle, ils venaient à diriger vers ces emplois une trop grande quantité de capital, alors la baisse des profits qui se ferait sentir dans ceux-ci, et la hausse qui aurait lieu dans tous les autres, les amèneraient sur-le-champ à réformer cette disposition vicieuse. » (c'est nous qui soulignons).

Si l'on ne devait retenir qu'une seule citation de Smith pour en faire un ultra-libéral pur jus, ce serait bien celle-là. Tout y est : la libre circulation des capitaux est bénéfique, c'est à la fois un postulat et une conclusion. Un postulat parce que l'harmonisation des intérêts individuels en est un, jamais démontré ; et une conclusion selon laquelle le marché est autorégulateur. C'est le raisonnement circulaire propre au libéralisme économique.

Ce parti-pris devient cependant paradoxal lorsque Smith étudie le marché du travail.

D'un côté, il reprend une théorie naturaliste du salaire, reprise tout au long du XIXè siècle, et empruntée à Cantillon : c'est la théorie selon laquelle le salaire de subsistance est le prix naturel du travail. Le prix de marché peut s'élever au-dessus, mais pas durablement. Cette relation sera enrichie par la « loi de population » de Malthus, et fera enfin un détour chez Lassalle avec la « loi d'airain des salaires ».

Mais d'un autre côté, Smith reste parfaitement conscient de l'opposition entre « maîtres » et « ouvriers » : ils ont des intérêts antagonistes quant au salaire, ce qui provoque la constitution de « coalitions », avec même cette précision que les coalitions d'employeurs pour baisser le salaire sont à la fois plus efficaces (car elles ont des appuis politiques) et moins visibles pour l'opinion (car cachées).

Or Smith refuse de concilier ces deux analyses, de les confronter entre elles, ou de les confronter à ce que nous avons pointé à propos des effets de la division du travail. Mais on peut déjà considérer (il y a d'autres exemples que celui du marché du travail : les marchés extérieurs et l'action des entreprises, notamment) que pour Smith, on ne peut étudier les prix sans les rapports de forces et de pouvoir sur le marché : la concurrence n'est pas l'absence de rapports de forces, c'est leur expression.

b – L'opulence généralisée

Dans les réflexions de Smith sur l'opulence généralisée intervient une autre idée essentielle : l'effet de percolation (trickle-down effect). Car les industriels s'enrichissant dans la division du travail vont enrichir les autres de deux façons : en proposant des produits moins chers (puisque plus économes en travail), et en les employant. Il vaut donc toujours mieux être pauvre dans un pays riche, que pauvre dans un pays pauvre...

Mais – et c'est essentiel chez Smith – cet effet n'est possible et soutenable (économiquement, socialement et politiquement) que dans un cadre institutionnel bien déterminé : premièrement la défense, par l'Etat, des droits de propriété ; deuxièmement la sécurité dans le cadre d'une défense nationale ; et troisièmement la production, par l'Etat, des infrastructures que l'initiative privée ne peut pas assurer. Certaines productions ne peuvent en effet être assurées par l'initiative privée, soit que le rendement en est étalé sur une trop longue période (cas Eurotunnel : l'exploitation est viable, c'est le financement de la construction qui ne l'a pas été), soit que l'usure trop faible des infrastructures ne soit pas une incitation à les entretenir (cas des autoroutes), transformant ainsi la production d'un service en rente de situation. Et quatrièmement l'éducation, dont nous avons déjà parlé.

L'opulence généralisée est donc bien organisée, politiquement et légalement, par les structures institutionnelles appropriées. On est ici très loin de l' « ordre naturel » cher à un F. von Hayek, concernant notamment ces infrastructures publiques, qui sont loin de constituer un point anecdotique. En effet, il s'agit bel et bien d'une affection publique d'une partie des ressources, donc d'une légitimation de l'impôt (que Smith défendait sous sa forme progressive). Et c'est déjà une prise en compte de ce que les économistes appelleront au XXè siècle les « effets externes », c'est-à-dire les effets produits par l'activité d'un agent, et qui affectent les autres agents sans qu'ils passent par une transaction marchande. Si la pollution est un effet externe (négatif) habituellement cité, l'intervention de l'Etat en matière éducative et dans le financement des infrastructures produit des effets externes positifs que Smith reconnaît comme tels.

Eléments de conclusion

Quelles directions vont alors prendre nos remarques conclusives ?

Libéralisme et capitalisme

Pour savoir si ces thèses de Smith sont libérales, il faut revenir à ce qu'est le libéralisme économique lui-même. C'est selon nous l'extension, à la sphère des activités économiques, de la défense du principe de liberté, primauté fondée sur les vertus de la responsabilité individuelle.

Il diffère du libéralisme politique en ce que : d'une part les « vertus » de la responsabilité individuelle, c'est ici l'égoïsme ; et d'autre part la liberté, c'est celle de la propriété – propriété des ressources et des produits, donc liberté de salariser.

Libéralisme économique et capitalisme apparaissent donc étroitement liés. Le libéralisme économique permet le développement du capitalisme, et d'ailleurs Adam Smith lui-même parle de « l'extension des marchés » comme une des conditions au développement de la division du travail et de ses bienfaits, donc en fait de ce que nous appelons le progrès technique. Et à l'inverse, le capitalisme permet de diffuser le libéralisme économique, par la marchandisation consécutive à l'extension des droits de propriété – dont le brevetage du vivant n'est que le dernier avatar.

Pourtant, Adam Smith n'est pas l'économiste du capitalisme naissant, car il n'est pas le visionnaire de la Révolution industrielle : il n'en mentionne rien dans son ouvrage. Son livre est explicitement écrit contre les marchands et les industriels, suppôts selon lui du « système mercantile », c'est-à-dire de l'orientation politique au bénéfice des monopoles (notamment dans le commerce extérieur). Pour lui, ça ne doit pas être les marchands qui gouvernent ! (voir annexes).

Il est d'ailleurs très loin de Montesquieu et de son « doux commerce » : « tels sont les inconvénients d'un esprit commercial. Les intelligences se rétrécissent, l'élévation de l'esprit devient impossible. L'instruction est méprisée, du moins négligée, et il s'en faut de peu que l'héroïsme s'éteigne tout à fait. »

Economie et société de marché

Par ailleurs, moderne sans doute et pas forcément libérale est sa vision de la division sociale du travail. Il s'agit avant tout, de son point de vue, de la spécialisation des individus, même s'il prend à tort l'exemple d'une division technique (la très fameuse description de la manufacture d'épingles) : ces individus sont des producteurs indépendants, finalement liés solidairement entre eux par un système de prix.

Ce n'est pas le libéralisme qui est ici en cause, mais déjà une réflexion sur le lien social dans les sociétés modernes, où les dépendances sociales ou politiques ont cessé de prévaloir. (D'ailleurs Smith a la même analyse que Hume, selon laquelle le développement du commerce et de l'industrie a affaibli le pouvoir féodal, précisément parce que les féodaux ont cherché à bénéficier « futilement » des biens produits, enrichissant commerçants et artisans.) Le libéralisme de Smith tient ici, dans la conception d'un marché assurant le lien social. Et on enclenche à partir de là le débat entre théories conflictuelles (Marx notamment) et théories solidaires (Durkheim) du lien social.

Par contre, il prolonge l'utilitarisme, et l'approfondit, avec l'idée que le bien-être économique, l'accumulation des richesses, est source de bien-être tout court (la recherche de la « sympathie » des autres qu'il développe dans la Théorie des Sentiments Moraux). Mais pas d'anachronismes : on reste avec Smith dans des « sociétés de pénurie » comme les qualifiait Galbraith, pas des sociétés « d'abondance ». Ainsi la poursuite par chacun de son intérêt particulier représente avant tout pour lui, dans le contexte, le souci de s'émanciper des contraintes matérielles de la subsistance.

Alors, l'économie ne peut-elle être que libérale ?

Ce qu'Adam Smith a inauguré, c'est une série de débats incessants sur ses thèses, pendant tout la première moitié du XIXè, entre Malthus, Ricardo et Say, puis avec John Stuart Mill : la question de la valeur (subjective ou objective ? Et laquelle détermine le prix ?) ; la question des avantages du commerce international dans le cadre d'une division internationale du travail (théorie des avantages comparatifs de Ricardo, et ses très nombreuses critiques) ; la question de la répartition (qu'est-ce qui détermine le partage du revenu national entre salaires et profits ?), etc.

C'est sur ces débats que Marx va construire sa critique d'abord, puis son analyse, pour dynamiter l'hypocrisie du discours libéral.

Côté libéral, fin XIXè, les débats sont clos : la théorie marginaliste et les efforts de la théorie économique (néoclassique au XXè) pour axiomatiser et mathématiser vont fonder le dogme libéral sur la rigidité (supposée) de la méthode scientifique. Cette mutation achèvera aussi la dualisation entre économie « pure » et économie « appliquée », marquant la fin des grandes analyses englobantes et riches de la diversité de leurs sujets – sauf cas isolés (Schumpeter), et en attendant Keynes. D'ailleurs, symptomatiquement, il faudra attendre les années 1960 et 1970 pour que les économistes orthodoxes retrouvent une explication intellectuellement et scientifiquement satisfaisante de la dynamique économique et de la croissance (théories de la rationalité limitée, théories de la croissance à progrès technique endogène).

Cela dit, on peut apprendre d'Adam Smith que la pensée et l'analyse économiques sont liés au marché et aux phénomènes marchands – sans quoi c'est une simple analyse institutionnelle et sociale. Ce qui explique pourquoi cette discipline – et sa critique – se développent au fur et à mesure que la marchandisation elle-même se développe.

Annexes

Citations de la Richesse des Nations :

Mais le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c'est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu'il peut, 1° d'employer son capital à faire valoir l'industrie nationale, et - 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. A la vérité, son intention, en général, n'est pas en cela de servir l'intérêt public, et il ne sait même pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l'industrie nationale à celui de l'industrie étrangère, il ne pense qu'à se donner personnellement une plus grande sûreté; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain; en cela, comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions; et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y travailler. je n'ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n'est pas très commune parmi les marchands, et qu'il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir.

(Livre IV, Chapitre II)

Le commerce, qui naturellement devait être, pour les nations comme pour les individus, un lien de concorde et d'amitié, est devenu la source la plus féconde des haines et des querelles. Pendant ce siècle et le précédent, l'ambition capricieuse des rois et des ministres n'a pas été plus fatale au repos de l'Europe, que la sotte jalousie des marchands et des manufacturiers. L'humeur injuste et violente de ceux qui gouvernent les hommes est un mal d'ancienne date, pour lequel j'ai bien peur que la nature des choses humaines ne comporte pas de remède; mais quant à cet esprit de monopole, à cette rapacité basse et envieuse des marchands et des manufacturiers, qui ne sont, ni les uns ni les autres, chargés de gouverner les hommes, et qui ne sont nullement faits pour en être chargés, s'il n'y a peut-être pas moyen de corriger ce vice, au moins est-il bien facile d'empêcher qu'il ne puisse troubler la tranquillité de personne, si ce n'est de ceux qui en sont possédés.

(Livre IV, Chapitre III , Section 2 : Où l'absurdité des règlements du commerce est démontrée par d'autres principes)


 

Bibliographie :

BLAUG M., Economic Theory in Restrospect, 5è édition, Cambridge University Press, 2003.

HIRSCHMAN A. O., Les Passions et les Intérêts, Quadrige – Presses Universitaires de France, 1997.

LENFANT J.-S., « Aux sources de la main invisible », La vie des idées.fr, http://www.laviedesidees.fr/

MOUCHOT C., Les Théories de la Valeur, Collection « Economie Poche », éd. Economica, 1994.

SMITH A., Recherche sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations, 1ère édition 1776, « Les Grands thèmes », Collection Idées, éd. Gallimard, 1985.

SMITH A., Théorie des Sentiments Moraux, 1ère édition 1759, éd. Électronique des « Classiques des Sciences Sociales », http://classiques.uqac.ca

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