On peut avancer que tout le monde a déjà entendu parler de l’Epicurisme et chacun en a une idée. On trouve cette doctrine, ou sagesse, souvent associée à l’idée d’une vie qui ne serait envisagée que comme suite de plaisirs. Peut-être avez-vous remarqué que nombre de restaurants, voire des hôtels, par exemple se nomment : « Le Jardin d’Epicure », ceci faisant référence à l’école créée par Epicure à Athènes en 306 avant Jésus-Christ (Le Portique des Stoïciens est créé par Zénon de Citium en -301). Si ces lieux de loisirs prennent ce nom, c’est parce que l’on croit que vivre comme un épicurien, c’est être un bon vivant, c’est profiter de la vie sans limites, c’est presque vivre dans la luxure. C’est d’ailleurs l’idée que s’en feront Cicéron (1er siècle av. JC) et Plutarque (1er siècle ap. JC). Horace lui-même (1er siècle av. JC), auteur du fameux carpe diem, se désignait comme « un vrai pourceau du troupeau d’Epicure » Epîtres, I, 4. Cependant, l’Epicurisme, ce n’est pas du tout cela. Ce que je viens de décrire renvoie au Cyrénaïsme, école philosophique fondée par Aristippe de Cyrène, disciple de Socrate, au 4ème siècle avant Jésus-Christ. Ce dernier faisait du plaisir le souverain bien, sachant que le plaisir ou la souffrance du corps sont plus intenses que ceux de l’âme. Le Cyrénaïsme est un sensualisme et un relativisme au sens de ce qu’en dit Protagoras : « l’homme est la mesure de toute chose », car c’est la sensation qui lui donne accès au monde et elle est toujours singulière. Le plaisir dont parle Aristippe est un plaisir en mouvement, c’est celui de l’instant, celui que l’on ressent, celui qui vit, c’est celui du corps. Cela ne signifie pas qu’il s’agit d’être soumis à tous les plaisirs, qui peuvent parfois se transformer en souffrances, la raison et la liberté peuvent évidemment intervenir. Mais pour les Cyrénaïques, le bonheur n’est pas le plaisir au repos, ne consiste pas en l’absence de souffrance comme nous l’indique Epicure. Le goût de la vie se trouve dans la satisfaction des désirs, aussi illimités soient-ils.
Donc l’Epicurisme n’est pas le Cyrénaïsme. Le premier est plutôt un eudémonisme, c’est-à-dire une sagesse qui a pour but le bonheur au sens d’un plaisir au repos (plaisir catastématique) comme absence de souffrance, d’une sérénité, alors que le second est un hédonisme, c’est-à-dire une doctrine qui a pour fin le plaisir, tout type de plaisir. Par ailleurs, Epicure s’oppose aussi à l’autre extrême, c’est-à-dire au rationalisme platonicien et aux Stoïciens. Le premier n’a que mépris pour les désirs, lesquels peuvent être endigués, contrôlés justement par la raison. Les seconds considèrent que les désirs sont une erreur de jugement, jugement qu’il suffit de corriger.
Une fois ceci posé, comment comprendre l’Epicurisme, comment comprendre le « plaisir au repos », qu’Epicure prône comme une sagesse ? Pour cela, il nous faut d’abord expliquer la physique d’Epicure, car c’est elle qui sert de fondement à son éthique, sachant que cette dernière consiste en la manière de bien conduire sa vie et donc d’être heureux. Avec Epicure, la philosophie ne va plus avoir la dimension politique qu’elle avait avec Socrate, Platon et Aristote. Athènes est décadente, elle n’est plus une cité indépendante, elle est sous domination macédonienne. La philosophie va alors se tourner non plus vers le citoyen prenant part à la vie de la cité, mais vers l’individu et sa possibilité d’être heureux tout en affirmant que cela est possible pour tout individu (on retrouve cet individualisme en même temps que cet universalisme aussi chez les Cyniques et chez les Stoïciens). Toute idée de révolte ou de réforme est étrangère à Epicure. Aussi, le bonheur possible doit faire le détour par la connaissance, connaissance du monde et connaissance de l’homme dans ce monde, afin d’échapper à la terreur et à la souffrance. C’est pour échapper à ces affres et à toutes les superstitions, qu’il faut donc entreprendre l’étude de la nature. D’ailleurs, si nous n’étions assaillis de toutes ces craintes, il n’y aurait nul besoin de chercher à connaître : « Si nous n’étions pas troublés par la crainte des phénomènes célestes et de la mort, inquiets à la pensée que cette dernière pourrait intéresser notre être, et ignorants des limites assignées aux douleurs et aux désirs, nous n’aurions pas besoin d’étudier la nature. » Maxime fondamentale XI
I La physique d’Epicure (Lettre à Hérodote)
Il reste peu d’écrits d’Epicure, bien qu’il eût écrit, d’après Diogène Laërce (poète grec du 3ème siècle ap J.C.) , plus de trois cents ouvrages. C’est ce dernier qui a nous a transmis d’ailleurs les trois lettres connues d’Epicure (à Ménécée, à Hérodote et à Pythoclès). Les Sentences vaticanes (retrouvées au Vatican) et les Maximes maîtresses ou fondamentales, ont été retrouvées au 19ème siècle.
La philosophie d’Epicure vise à donner une connaissance générale et, on pourrait dire, totalisante. Il s’agit de se délivrer de toutes nos craintes, y compris de celles qui nous viennent du monde extérieur. C’est pourquoi, on ne peut comprendre son éthique si on fait l’économie de sa physique (qu’on appelait philosophie naturelle jusqu’au 17ème siècle). Celle-ci est expliquée dans la Lettre à Hérodote (LàH). En fait, elle pose les principes de sa philosophie et représente le moyen pour être heureux. A la différence d’Aristote, Epicure ne fait pas de la science pour la science, il ne fait pas de celle-ci une fin, mais la condition pour être heureux. La science est la condition de la sagesse, sachant qu’en latin, la sapientia est à la fois science et sagesse : est sage celui qui qui sait. D’ailleurs, Epicure évacue la logique, la « remplaçant » par la canonique, c’est-à-dire des critères sur lesquels nous reviendrons plus loin. En ce sens, on peut penser qu’il n’est pas très regardant. L’essentiel n’est pas d’énoncer une théorie juste, plusieurs peuvent cohabiter, le tout étant qu’elles nous renvoient à la nature et non à la volonté des Dieux. D’ailleurs, Lucrèce sera un peu plus rigoureux qu’Epicure et affirmera que : « de toutes ces causes, une seule pourtant est la bonne, c’est nécessaire. » (V527-533).
1 La notion d’atome
La physique pour les Grecs est la partie de la philosophie qui cherche à expliquer la nature. La physique concerne donc la connaissance du monde, du cosmos, c’est-à-dire de ce qui est visible. Pour expliquer ce qui est visible, il faut partir d’un élément de base, lui-même invisible et indivisible, qui associé à d’autres constitue ce monde sensible. Cet élément de base, c’est l’atome (individuum en latin), lequel s’associe à d’autres (l’atome précèderait les quatre éléments, lesquels ne seraient que des qualités, non des « matériaux de base »). Epicure emprunte ces idées à Démocrite (5ème siècle avt J.C.), considéré comme le père de l’atomisme ancien : « toutes les choses, selon Démocrite, sont constituées d’atomes rudes ou lisses, crochus ou recourbés, et du vide qui se trouve en eux. » cité par Cicéron, Académiques, II, 37, 121. Ils peuvent être de forme et de grandeur différentes et se meuvent dans le vide : ils forment une « agitation éternelle des corps premiers dans le vide immense », nous dit Lucrèce (1er siècle av. J.C.), De la nature, ch. II, v. Ces associations se font au hasard tout en donnant lieu à des êtres qui obéissent à la nécessité (par exemple pour vivre, il faut respirer, se nourrir, etc.). Epicure, à propos de cette agitation des atomes, parle de « déclinaison», et Lucrèce de clinamen. Les atomes déclinent vers le bas car ils ont un certain poids, pas tous le même, mais vont tous à la même vitesse car ils ne sont pas freinés dans le vide, mais ils peuvent dévier, se rencontrer et s’associer pour donner naissance au monde que nous connaissons. Laissant une place au hasard, ils rendent possible la liberté (la déclinaison se transformera en liberté quand la prise de conscience s’en rendra maîtresse). Par ailleurs, cette théorie des atomes qui « déclinent » dans l’univers s’oppose à un monde fini. En effet, les Epicuriens affirment que l’univers est infini, le vide lui-même étant infini. Rien ne peut naître de rien et rien ne retourne à rien, sinon le monde serait déjà dissous. A noter, jusqu’au 17ème siècle, les savants affirmaient que l’univers était fini et que le vide n’existait pas. Laissant la place au hasard et au matérialisme, refusant le finalisme, rien ne justifie plus l’explication du monde et des hommes par les Dieux : « La nature n’a pas été préparée à notre intention par une divinité : tant elle se présente comme fautive. » Lucrèce II, 181.
Mais revenons un peu plus précisément sur l’argumentation d’Epicure et sur le rapport de l’individu au monde.
2 Corps et sensation
Pour être certain d’être dans le vrai, il nous faut des critères. Cet ensemble de critères, Epicure le nomme la canonique (ensemble de règles, de canons). Ainsi, il nous dit qu’il faut chercher derrière nos opinions, nos problèmes et nos difficultés, les prénotions c’est-à-dire les idées générales : après avoir vu un, deux, trois hommes, etc. je peux former la prénotion d’Homme (ou encore la notion commune d’homme). Cette prénotion, Epicure la nomme prolepse. A noter, que cette idée générale se fait suite à la sensation (ici la vue) et laisse en nous comme une empreinte. La sensation est d’ailleurs un critère certain du vrai, puisque c’est ce que chacun peut ressentir. Elle n’est jamais fausse en elle-même, c’est lorsque l’opinion s’en mêle que l’erreur devient possible. Epicure en fait un critère universel, dont la raison va être issue. Les affections sont également un critère assuré, car elles nous indiquent infailliblement le plaisir ou la douleur. Enfin, nous sommes capables à partir des sensations d’inférer, par analogie, des visualisations mentales (idées formées à partir de l’expérience), lesquelles ne sont vraies que si elles ne sont pas infirmées ou confirmées, et fausses si elles sont infirmées ou non confirmées (par exemple l’infinité des atomes ou l’affirmation de l’existence du vide -> sans vide, pas de mouvement possible. Or, le mouvement est constaté et n’infirme pas le vide invisible). Ces visualisations mentales, Epicure les nomme « appréhensions immédiates de la pensée ». Ceci va donc nous permettre d’étudier les choses justement invisibles.
Epicure pose ensuite un certain nombre de principes. L’être ne peut venir du non-être et ne peut revenir au non-être, sinon tout ce qui est aurait fini par périr. Cela implique que l’univers est éternel et on peut comprendre que les atomes s’associent et se dissocient pour s’associer à nouveau. Ce qui nous assure de l’existence des choses, c’est la sensation et celle-ci nous indique que les corps bougent, et que pour bouger, l’espace ne doit pas être plein mais qu’il est constitué de vide, sinon le mouvement serait impossible. De plus, il est immatériel, sinon ce ne serait pas le vide, ce serait un corps ou des corps. Les corps sont ou des composés ou des éléments dont les composés sont faits, c’est-à-dire les atomes. Ces derniers sont insécables et immuables, sinon ils pourraient finir en non-être, ce qui contredirait ce qui vient d’être dit. Par ailleurs, l’univers est infini, il n’a pas de limites (on ne peut se mettre à l’extérieur de lui) et les corps et le vide (ou l’espace) sont infinis. Si seuls les corps étaient infinis, ils finiraient par manquer de place, si seul l’espace était infini, les corps en quelque sorte s’y perdraient. Ces corps sont très différents et sont donc nécessairement constitués et combinés d’atomes de formes très diverses, mais pas infinies plutôt indéfinies (on retrouve ici une idée de Démocrite) qui sont en perpétuel mouvement, mouvement dû à leur propre pesanteur, aux chocs entre eux et à la déclinaison (le clinamen) (même dans les pierres = vibrations par contact des atomes qui représentent des obstacles les uns aux autres dans leurs mouvements). Si les atomes pouvaient avoir des formes infinies, on pourrait en percevoir qui seraient grands et visibles, or cela n’est pas le cas. Si leur nombre est infini, leur forme ne peut l’être. Par ailleurs, les corps ne sont pas éternels : ils naissent et meurent, ce qui est éternel ce sont les atomes qui les composent, qui se décomposent et se recomposent. De la même façon, si les corps peuvent être infinis en nombre, ils ne sont pas infinis eux-mêmes, sinon ils ne pourraient constituer des corps finis par définition.
Enfin, ce que nous percevons, ce ne sont pas les corps eux-mêmes, mais des « émanations », des « simulacres » qui pénètrent en nous : « il faut admettre que c’est parce que quelque chose des objets extérieurs pénètre en nous que nous voyons les formes et que nous pensons » &49, LàH. Ces simulacres correspondent bien aux objets eux-mêmes, car ils sont ces objets, en sont la copie conforme, puisqu’ils correspondent à un transfert d’atomes : ils nous « impressionnent », laissent des empreintes en nous. Ainsi, ce que nous percevons est toujours vrai, ce qui varie c’est l’opinion que nous émettons sur cette sensation. Le critère du vrai se trouve donc bien dans la sensation.
Après le corps, l’âme.
3 Théorie épicurienne de l’âme
Après avoir précisé ce qu’étaient les corps physiques, Epicure doit expliquer ce qu’est l’âme. Sa théorie de l’âme est également « matérialiste », en ce sens qu’elle est aussi un corps composé de particules, et toutes ses opérations (pensées, imaginations, …) sont le fait du mouvement de ces particules (ou atomes). Mais ces particules sont subtiles, et ce « corps » qu’est l’âme est « disséminé dans tout l’agrégat constituant notre corps » &63, LàH. Elle est composée de chaleur, d’air, de souffle et d’un élément sans nom, d’une partie qu’Epicure ne nomme pas, mais qui gouverne aussi bien les pensées que les affections et qui est nécessaire pour qu’il y ait vie. Ainsi, elle représente la cause essentielle de la sensibilité, y compris donc celle du corps, mais l’âme ne saurait pourtant exister sans être en même temps « enveloppée d’une certaine façon par le reste de l’agrégat » &64, LàH, c’est-à-dire sans enveloppe corporelle, laquelle permet la sensibilité. Cela explique à la fois la sensibilité du corps quand il est en vie, c’est-à-dire quand il est associé à l’âme, son insensibilité quand l’âme se retire et inversement le fait que lorsque le corps meurt, l’âme meurt également. Donc, la sensibilité, ou la sensation, ne dure que le temps de la contiguïté de l’âme et de l’agrégat corporel. L’âme ne peut donc exister, subsister indépendamment d’un corps. Ce point est capital pour la suite de notre exposé.
Par ailleurs, Epicure nous précise bien que l’âme n’est pas un incorporel, donc qu’elle est corporelle, même si sa composition est constituée d’atomes plus subtils. L’incorporel, c’est le vide qui ne peut ni agir, ni pâtir, il n’est que le « lieu » où les corps peuvent se mouvoir. Si l’âme était incorporelle, elle ne pourrait donc ni agir, ni pâtir, elle ne connaîtrait pas le mouvement, ni la sensation. Or l’expérience nous montre bien le contraire.
Ainsi, tout est matière, y compris l’âme. L’être vivant serait comme un composé de deux structures d’atomes. L’une serait exclusivement dédiée au soma, au corps et une autre à la sensibilité, la motricité et la pensée. De même, tout s’explique par association et « tourbillons » d’atomes, nul n’est besoin de faire appel à un Dieu « organisateur » et immortel. La physique atomiste suffit à expliquer le monde et ses mouvements, lesquels relèvent de la nécessité, donc de l’explication causale. C’est pourquoi, la connaissance et son développement doivent nous permettre d’échapper aux différents mythes et aux différentes frayeurs qui peuvent en résulter. Ainsi, si l’on prend uniquement en considération nos sensations, nos affections et nos visualisations mentales immédiates, on évitera les errements de l’imagination dans la mesure où l’on sera capable d’expliquer les causes de tout ce qui est. Alors on pourra atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble dans l’âme, ce qui pour Epicure représente le plus grand des bonheurs.
La physique est loin d’être rigoureuse chez Epicure et pose uniquement comme inconditionnel l’atomisme, les théories qui peuvent en résulter étant finalement peu essentielles, le tout étant qu’elles nous fournissent une possible explication rationnelle à l’écart des mythes, je vous cite à ce propos Marx : « Epicure procède avec une nonchalance sans borne dans l’explication des divers phénomènes physiques […] ; (selon lui) il n’y a aucun intérêt à rechercher les causes réelles des objets. Il ne s’agit que d’un apaisement du sujet qui explique. » Dissertation : différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Epicure, mais n’est-ce pas au fond la vocation de toute explication scientifique ? Donc de la physique, nous pouvons maintenant passer à la morale épicurienne.
II La sagesse d’Epicure (Lettre à Ménécée)
On trouve l’exposé de la sagesse d’Epicure notamment dans la Lettre à Ménécée. Cette sagesse consiste à appliquer les principes nécessaires pour bien vivre. Il s’agit de détruire les idées fausses, de supprimer les opinions vaines et les craintes sans fondement grâce à ces principes, principes résumés dans le quadruple remède (tetrapharmakon) qui correspond aux quatre premières Maximes Maîtresses : les Dieux ne sont pas à craindre, la mort n’est pas à craindre, on peut atteindre le bonheur, on peut supporter la douleur. C’est pourquoi, à partir de la connaissance du monde, donc de la physique, Epicure va pouvoir expliquer ce que nous sommes dans ce monde et pourquoi nous n’avons pas à avoir peur de lui. Ainsi il nous explique que les Dieux étant extra-mondains, ils ne sont pas à craindre. Ensuite, puisque tout est composé d’atomes, donc tout est matière, y compris l’âme ou l’esprit, lorsque la mort intervient l’âme se décompose. Avec la mort disparaît donc la sensation, il ne faut donc pas la craindre. Enfin, le corps est soumis impérativement à peu de désirs facilement satisfaits. Ils correspondent au manque d’atomes, qu’il suffit de lui apporter. Il est donc aisé d’avoir une vie sereine. Reste la souffrance, liée par exemple à la maladie. Elle peut être combattue en se remémorant des moments heureux. Si cela ne suffit pas, rien n’empêche alors à celui qui l’endure d’y mettre fin en renonçant à la vie. Ce que fera d’ailleurs Epicure à l’âge de 72 ans, torturé par la maladie (coliques néphrétiques). La sagesse, et partant la philosophie, serait donc une médecine de l’âme. Ainsi peut-on considérer qu’Epicure met la recherche du vrai au service du Bonheur.
Mais reprenons plus en détail ces principes.
1 Il ne faut pas craindre les Dieux
Avant de nous dire que les Dieux ne sont pas à craindre, Epicure prend la précaution de rappeler que la connaissance des Dieux représente une notion commune, dans la mesure où il s’agit d’une donnée immédiate de l’expérience humaine, imprimée par la nature dans toutes les âmes. Si nous avons une idée des dieux, c’est qu’ils existent. Ils représentent le modèle du bonheur (harmonie, sérénité, élévation), auquel le Sage peut essayer de se conformer, car leur esprit rationnel est plus subtil que le nôtre, il est affranchi de la douleur et de la mort. Par ailleurs, ils se suffisent à eux-mêmes, n’ont pas de besoins, ni ne sont préoccupés de quelconques affaires. Ils sont complétement indépendants. C’est pour cette raison qu’on ne peut comprendre qu’ils s’occuperaient des affaires humaines. C’est en ce sens qu’ils sont bienheureux, ils sont composés d’atomes, ont forme humaine (n’ont pas vraiment un corps mais quelque chose qui y ressemble, de même pour le sang …) et sont immortels. Epicure ne remet donc pas en cause la religion (Lucrèce sera moins affirmatif …). Ce qu’il met en question, c’est l’idée que les Dieux sont à craindre et que ces craintes nourrissent les superstitions.
Or, Epicure nous dit que les Dieux sont extra-mondains. Ils ne s’occupent pas des affaires humaines. Aussi, refuser les Dieux de la foule ce n’est pas être plus impie que la foule elle-même qui prête des intentions aux Dieux. Ainsi, croire que les Dieux sont capricieux et changeants, comme peuvent l’être les hommes, n’est pas moins ridicule que de les imaginer menaçants. De la même façon, croire que nous pouvons les influencer par nos prières et nos offrandes c’est ne pas leur accorder beaucoup de respect. Prêter des intentions ou des qualités humaines aux Dieux, c’est les dégrader. De plus, penser qu’ils se soucient des affaires humaines, c’est atteindre leur béatitude, perturber leur indépendance. Epicure est donc hostile aux Dieux de la foule, qui entretiennent les craintes. Il rejette ces superstitions (signes, présages, offrandes, rites …).
Ainsi, en estimant que les Dieux sont indépendants et hors du monde, il affirme que rien ne nous a prédestinés et ne nous veut aucun mal. Nous n’avons rien à attendre des Dieux, ni rien à en craindre. Par là-même, il nous délivre de la servilité envers ces Dieux, revendique le droit souverain de l’explication rationnelle et nous rend toute notre responsabilité. Du même coup, soit dit en passant, il ôte un peu de l’autorité politique des gouvernants qui s’appuient sur la crainte des Dieux pour affirmer leur pouvoir et leur autorité.
Après nous avoir délivrés de la crainte des Dieux, Epicure va nous ôter la crainte de la mort.
2 Il ne faut pas avoir peur de la mort
La crainte de la mort unit à la fois le maximum d’incertitude et de certitude inéluctable. Incertitude car nous ignorons quand et comment elle surviendra, sauf à la provoquer, certitude car nous n’y échapperons pas. Si l’homme sait qu’il est mortel, c’est qu’il anticipe un avenir où il ne sera plus. Cette capacité d’anticiper la mort est source de l’appréhension et de l’affabulation, laissant place davantage à l’imagination qu’à la réalité. Or, la mort est neutre, elle n’est rien pour nous, nous dit Epicure, elle n’existe que dans la crainte que nous en avons. Comment peut-il soutenir cette assertion ?
Il nous faut ici rappeler la physique d’Epicure. La sensation représente un critère de connaissance, le critère de ce qui est bon pour nous et de ce qui ne l’est pas, de ce qui nous fait souffrir ou nous rend heureux. Or, lorsqu’on est mort, on ne ressent plus rien. En effet, si l’on se souvient, la présence de l’âme est conditionnée par celle du corps, tous deux permettant la sensation. Et tout comme le monde et le corps, l’âme est composée d’atomes et disparaît quand il y a dissolution de ces atomes, quand la mort est là. Il n’y a donc pas de risque de vie après la mort, donc pas de sensation, et pas de crainte non plus à avoir de la part des Dieux qui ne s’occupent pas de nous. L’âme ne doit donc pas craindre d’avoir à considérer la dégradation du corps, ni d’ailleurs sa propre dégradation, car après sa mort, elle ne pourra pas se les représenter, puisqu’elle ne sera plus. La mort constitue donc une crainte sans objet. C’est pourquoi le sage ne doit pas la considérer comme un mal. Il ne doit pas la craindre pour justement vivre pleinement. De fait, se projeter dans un avenir inconnu est une perte de temps, un désir vide de toute façon irréalisable. Sinon, j’éprouve par anticipation la crainte d’une souffrance à venir, je souffre avant de souffrir.
Donc on ne fait jamais l’expérience de la mort, on ne peut la connaître qu’au moment où elle survient, et là l’expérience n’est plus utile. Nous n’avons conscience de la mort que parce que nous voyons d’autres hommes mourir. En fait, la mort n’a de réalité pour chacun d’entre nous que dans la crainte que nous en avons, et aussi dans la souffrance de la perte d’un être cher.
A distinguer :
- la peur de mourir = peur de la mort comme événement à venir, qui mettra un terme à ma vie (est-ce que je souffrirai, etc.)
- l’angoisse de la mort = maintenant, j’éprouve qu’il y aura un présent qui ne sera pas mon présent, et qui sera sans moi.
Aussi, peut-on se délivrer de cette crainte, c’est-à-dire se délivrer de la puissance que la mort a sur nous ? En fait, selon Epicure, le seul savoir que nous puissions avoir de la mort, c’est un savoir physique. En effet, la mort signifie la cessation de l’existence, de la conscience, donc l’abolition de la perception. La mort ne pourra donc pas m’affecter, car je serai plus là pour être affecté. Ainsi, je ne coïncide jamais avec ma mort, je ne peux en être contemporain, je ne la rencontre jamais. Une fois mort, je ne peux revenir dessus et y penser. La mort est donc une expérience que personne ne peut faire. Elle ne nous concerne pas, car vivants, nous l’ignorons ; morts, elle ne nous concerne plus, car nous ne pouvons l’éprouver, puisque nous n’existons plus : « La mort n’est rien pour nous, car ce qui est dissous est privé de sensibilité, et ce qui est privé de sensibilité n’est rien pour nous » Maxime fondamentale II .
Si la mort n’est rien pour nous, le sage va donc préférer une vie agréable à une vie longue, il ne choisit pas la quantité mais la qualité. Celui qui profite pleinement de la vie, sans se préoccuper de la mort, n’aura pas plus de plaisir avec un surcroît de temps, puisque ce qui importe c’est le moment présent. Il n’aura pas à perdre de temps à s’effrayer de la perspective de la mort. Et si l’on ne s’attache qu’au présent, l’âge pour être heureux n’importe pas. Il faut être heureux dans le présent, dans le maintenant, dans la vie. C’est pourquoi « Dès ici-bas, il existe une vie bienheureuse. »
Il nous faut donc vivre en rejetant la mort hors de notre vie. Les tourments sans cause ou sans fondement peuvent être dissipés grâce à la lucidité. Il n’y a rien à penser de la mort, il ne sert à rien de se perdre dans de vaines spéculations. Avoir peur de la mort, c’est souffrir pour rien. La philosophie doit nous apprendre à vivre dans la plénitude. La sagesse, c’est l’acceptation de la vie et de la mort. Celle-ci est une affaire sérieuse, avec laquelle il ne faut pas plaisanter, qu’il ne faut pas implorer pour un oui ou pour un non, car la mort peut aussi être un instrument de liberté, lorsque la vie n’est plus possible.
Il s’agit alors de trouver la sérénité, qui peut être effective grâce à la lucidité. La première suppose aussi la mesure dans nos désirs.
3 Il faut calculer ses désirs
Pour Epicure, il ne s’agit pas de supprimer tout désir, mais de les tempérer, de les dominer. Il s’agit d’éviter la douleur et de rechercher le plaisir, tous deux étant pour Epicure les deux seules affections et cela n’a pas besoin d’être prouvé, cela s’éprouve. Les Epicuriens ne refusent pas toute affection, mais refusent celles qui proviennent de “vaines opinions” et qui font souffrir. La sagesse réside alors dans la mesure et la sérénité s’obtient grâce à la connaissance. Ainsi, le désir, loin d’être condamnable, témoigne du dynamisme de la vie.
Cependant, Epicure opère une discrimination des désirs, sachant que le désir est l’expression d’un manque, en l’occurrence d’un manque d’atomes. Il existe des désirs naturels, parmi lesquels certains sont nécessaires : pour la vie (boire, manger, ...), pour la tranquillité du corps (protection contre le froid, le danger, ...), pour le bonheur (désir de la philosophie = de la connaissance), ceux-ci nous procurent un réel plaisir, entendu comme soulagement ; d'autres ne sont que naturels (le désir sexuel et le désir du Beau : il est naturel d’aimer les sons doux, les parfums suaves et les belles formes), cependant ils ne sont pas nécessairement à refouler s’ils ne sont pas néfastes, mais ne nous procurent qu’un plaisir fugace. Par ailleurs, certains désirs sont vains, car ils ne peuvent jamais être satisfaits (gloire, pouvoir, immortalité, richesse, ...), ils sont illimités, augmentent au fur et à mesure de leur satisfaction, donc nous frustrent et troublent notre âme, et finalement ne nous procurent pas de plaisir. C’est le cas par exemple de l’ambition ou de la richesse : elles appellent toujours plus d’ambition et de richesse : « ni la richesse la plus grande qui soit ne délivre du trouble de l’âme ou n’engendre une joie réelle, ni l’estime et la considération de la foule, ni rien d’autre qui dépende de causes sans limites définies » Sentence Vaticane 81. Ou encore : « Par un travail de brute on entasse des monceaux d’or, mais on se fait une vie misérable» Lettre à Marcella de Porphyre (3ème s. ap. J.C.). C’est pourquoi il faut leur préférer les désirs limités que sont les désirs naturels. La nature serait ainsi ce qui ferait critère pour mesurer les désirs. La sagesse épicurienne passe par l’équilibre corporel et s’élève jusqu’à ce bonheur poursuivi par tous les philosophes grecs (« un esprit sain dans un corps sain » - Juvénal 1er siècle). Vivre, satisfaire les désirs naturels et nécessaires, serait la condition du « bien vivre », de la recherche du bonheur qui associe l’absence de troubles dans le corps (l’aponie) et dans l’âme (l’ataraxie). Il est à noter qu’Epicure se sépare de Platon, il ordonne l’âme au corps et affirme que le désir n’est pas nécessairement l’ennemi du corps et qu’il faut viser à l’éliminer. Le désir fait partie de nous, il doit être pris en compte, mais ce n’est jamais le corps qui déraisonne. C’est la raison qui en méconnaît les limites physiques, c’est l’âme qui met de l’excès en lui par les représentations qu’elle s’en fait. En revanche, Epicure condamne la démesure qui rend malheureux. De même, il condamne les désirs vains, car ils sont illimités et mettent en évidence que les hommes cherchent sans savoir ce qu’ils désirent. En fait, ces désirs sont produits par la crainte de la mort qu’ils cherchent à fuir. Cette quête est sans issue, toujours insatisfaite et déraisonnable et surtout elle asservit l’homme. C’est pourquoi, il faut soigner son âme.
Il s’agit donc d’être heureux et pour cela on cherche à éviter la souffrance et l’angoisse, la nature réclame seulement : « que la douleur soit écartée du corps et que l’esprit jouisse d’un sentiment de joie, dépourvu de souci et de crainte » nous dit Lucrèce. Cependant, la douleur est inévitable et sa suppression est la condition du plaisir (par exemple je dois manger pour supprimer la faim ou je dois me soigner pour ensuite être en bonne santé). En quelque sorte, le Bien ne naît donc qu’à partir de la douleur. Ainsi, la privation de toute douleur est la marque du plus extrême plaisir, il est le seul bien suprême, c'est-à-dire complet. C’est un plaisir au repos, stable qui a supprimé la tension des désirs. Le bonheur réalise l’accord harmonieux entre l’être vivant et ce dont il a besoin : la douleur est le signe du manque à combler. Donc, face au plaisir, l'esprit (l'âme) doit intervenir et se livrer à un calcul rationnel, car le corps n'est pas en mesure de choisir par lui-même. Ce choix mène parfois à refuser certains plaisirs immédiats, afin d'éviter la douleur qui pourrait s'ensuivre (par exemple manger beaucoup de chocolat est un plaisir immédiat, mais la crise de foie peut être la douleur qui s’ensuit). De la même façon, on peut choisir de souffrir en vue d’un plaisir durable à venir. Enfin, on profite davantage des plaisirs rares que des plaisirs quotidiens qui finissent par ne plus en être (faire des banquets tous les jours par exemple. Dans l’école d’Epicure avait lieu ainsi un banquet le 20 de chaque mois). La rationalité peut donc accompagner le désir.
Epicure ne prône donc pas un hédonisme radical (pour qui la recherche du plaisir est le principe unique de la morale), estimant qu'il faut établir une sélection parmi les plaisirs, mais il refuse la parfaite insensibilité du stoïcien tout en refusant d’être asservi aux passions proprement dites.
III Le bonheur comme absence de souffrance
Epicure nous donne en quelque sorte une définition négative du bonheur : être heureux c’est ne pas être malheureux, ne pas souffrir. Mais sa position est un peu plus fine que cela dans la mesure où le plaisir serait un état naturel.
1 La « morale » d’Epicure
Le Sage est celui qui est en mesure de ne satisfaire que les désirs naturels nécessaires. Si les désirs peuvent provoquer la souffrance, c’est parce qu’ils constituent un manque. Or, les désirs naturels sont limités et se trouvent relativement rapidement satisfaits et peuvent nous rendre heureux. Au contraire, les désirs naturels et non nécessaires, ainsi que les désirs vains (comme ceux liés à la politique), sont illimités. Ils ne peuvent donc jamais être comblés et donc ne peuvent jamais nous rendre heureux.
Epicure ne sépare pas le corps de l’âme, ne leur donne pas à chacun une autonomie. Comme nous l’avons dit, le désir correspond à un manque d’atomes. Ceux-ci n’ont pas des formes infinies, nos désirs donc non plus. Ainsi, cela permet à Epicure, à partir de sa physique, de poser que les désirs insatiables sont vains, car la palette des désirs que nous pouvons satisfaire n’est pas illimitée.
Cependant, la philosophie d’Epicure n’est paradoxalement pas une morale au sens habituel du terme. La « morale » d’Epicure ne porte pas de jugement moral. Si elle limite les désirs, ce n’est pas parce qu’ils sont immoraux au sens habituel du terme, parce qu’ils sont mauvais en eux-mêmes, mais parce qu’ils nous rendent malheureux : « Si les choses qui procurent des plaisirs aux gens dissolus pouvaient délivrer l’esprit des angoisses qu’il éprouve au sujet des phénomènes célestes, de la mort et des souffrances, et si en outre elles nous enseignaient la limite des désirs, nous ne trouverions rien à reprendre en eux. » Epicure, Maxime fondamentale X. C’est sans doute pour cela que nous avons retenu l’idée que l’Epicurisme est un hédonisme, Sénèque (stoïcien du 1er siècle après JC) le qualifiait de « maître de volupté ». De fait, Epicure se moque un peu des conventions sociales, car il sait qu’elles ne sont que des conventions, y compris en matière de morale. C’est sans doute pourquoi son « Jardin » est ouvert à tous : hommes, femmes, esclaves, prostituées, étrangers … Ce qu’il propose c’est une éthique, c’est-à-dire une manière de conduire sa vie, non pas au sein de la cité, non pas au sein de la polis, non pas avec les autres, mais pour soi et avec ses amis. Le sage doit être indépendant. Il faut d’ailleurs préférer l’amitié à l’amour, car celui-ci rend dépendant, réclame l’exclusivité et provoque souvent la démesure. C’est pourquoi, nous dit Epicure, vaut-il mieux préférer l’amour vagabond, l’amour des rencontres, par opposition à l’amour durable, c’est-à-dire les aventures plutôt que l’installation d’une relation durable (c’est peut-être aussi pour cette raison qu’on a l’idée d’un hédonisme à propos d’Epicure …). En cela, il s’oppose également à Platon, lequel dans le Banquet fait dire à Pausanias qu’il existe deux Aphrodites (déesse de l’amour et de la beauté) et deux amours qui en découlent. La 1ère Aphrodite est céleste, elle privilégie l’amour de l’âme et de l’intelligence, amour qui s’inscrit dans la durée et qui est beau. A l’inverse, l’Aphrodite vulgaire ou populaire se voue à l’amour des corps, lequel est inconstant et laid. C’est ce dernier que semble privilégier Epicure. On peut comprendre, avec ces éléments, que l’Epicurisme ait pu être critiqué et qu’Epicure ait pu être considéré comme un corrupteur des esprits par ses thèses matérialistes et hédonistes.
Il ne s’agit donc pas de pratiquer la vertu, artificiellement dissociée du plaisir. Le bonheur ne réside pas dans la vertu. Pour Epicure, la vertu est un moyen pour parvenir au bonheur, non un but à atteindre comme le pensent les Stoïciens.
2 L’autosuffisance du sage
Pour être heureux, il faut se suffire à soi-même et donc savoir se contenter de peu, en connaissant bien nos désirs et en prenant conscience qu’ils se réduisent à peu. Il faut alors pratiquer la prudence et la mesure, lesquelles nous permettent de déterminer ce qui nous convient et ce qu’il faut éviter. Aussi, si la douleur signifie l’état de manque, le philosophe, connaissant les limites de ses désirs, peut jouir du fait d’être son propre maître. Cela ne signifie pas que le sage renonce définitivement au superflu, mais il y renonce la plupart du temps pour n’en être jamais l’esclave. Epicure ne dit pas qu’il faut vivre de peu, mais qu’il faut savoir vivre de peu (manger, boire et se protéger du froid). Le superflu n’est pas à proscrire, mais à dominer, sinon c’est lui qui nous asservit. C’est lorsque l’on a l’habitude de se contenter de peu, que l’on apprécie le plus d’avoir davantage. C’est pourquoi le Sage peut jouir d’un banquet, et s’en réjouira d’autant plus qu’il sait qu’il peut s’en passer. Ce n’est pas parce que c’est mal de bien manger qu’il faut s’en priver, mais c’est parce que si l’on est habitué à toujours bien manger, le jour où l’on en est privé on est malheureux. De plus, toujours bien manger finit par supprimer le plaisir de bien manger, qui devient quelque chose d’habituel dont on ne jouit plus.
Epicure ne prône donc pas l’ascétisme, qui consiste en privation, vie austère et frugale avec en arrière-plan le mépris du corps. Pour lui, la frugalité n’est pas un but mais un moyen pour mieux goûter le bien-être corporel et la tranquillité de l’âme. Se priver n’est pas un but, mais le moyen de demeurer libre. Dans le même temps, Epicure réagit contre ses adversaires cyrénaïques, qui assimilent tout hédonisme avec les excès et la débauche (les libertins des 17ème et 18ème siècles sont plus proches des Cyrénaïques que des Epicuriens). En effet, le plaisir ne doit pas résider dans l’excès ou le dérèglement, car les désirs illimités sont sources de passions dont nous devenons esclaves. Le plaisir doit être éclairé et réfléchi, alors que la débauche entraîne toujours plus loin et empêche de prêter attention au savoir qui dissipe les craintes. Le bonheur ne se trouve que dans la connaissance.
3 Le bonheur est possible
La poursuite du bonheur par une âme déséquilibrée ne produit pas le bonheur, elle doit être préalablement guérie de ses perturbations. Ainsi pourra-t-on connaître l’ataraxie et l’aponie. Pour cette dernière, il faut donc d’abord satisfaire les exigences naturelles et nécessaires du corps.
Ensuite, pour bien conduire sa vie, être heureux, il faut se consacrer à la philosophie, ici entendue comme connaissance. Cette dernière nous évite les fausses croyances, comme la croyance au destin et à l’intérêt des Dieux pour nous par exemple, et nous délivre des fausses attentes, comme de la mort et de ce qui pourrait venir après. La connaissance permet de dissiper les craintes. En effet, par sa physique et l’usage de la raison, Epicure a montré que le monde est sensible et n’est que sensible, c’est-à-dire matériel, il ne recèle aucun mystère susceptible de nous inquiéter. C’est pourquoi, il ne faut jamais différer de philosopher, comme il n’est jamais trop tard pour philosopher, car il ne faut pas différer d’être heureux et il n’est jamais trop tard pour être heureux. Il n’y a pas d’âge pour être heureux. Le vieillard peut alors aussi être heureux s’il pratique la sagesse et s’il peut se rappeler de moments heureux. Ceux-ci, même s’ils sont passés, peuvent constituer un bonheur plus fort que les souffrances. Les bonheurs sont en lieu sûr dans la mémoire, laquelle selon Epicure se souvient davantage des plaisirs plutôt que des souffrances. Et ces bonheurs, puisqu’ils ont existé, ne peuvent nous être ôtés. De la même façon, la personne jeune peut connaître le bonheur, la paix de l’âme et du corps, en pratiquant sans tarder la philosophie, laquelle lui ôtera l’appréhension de l’avenir. Le Sage doit se concentrer sur le présent, le vivre pleinement, et non pas sans cesse se projeter dans l’avenir, source de souffrance (attente et crainte) puisque le futur est insaisissable. Il ne faut pas attendre de vivre, il faut vivre, sinon on risque d’arriver à la fin de la vie sans l’avoir vécue « carpe diem » : cueille le jour. Vivre le présent, c’est permettre à la plénitude d’advenir et alors plus rien ne peut nous arriver. Ainsi, l’on peut voir que le bonheur n’est pas seulement dans l’absence de la douleur, il est aussi positif, il est affirmation de l’être, il est adhésion à tout ce qui est. C’est pourquoi il est urgent de philosopher ! (visée protreptique = exhortation à philosopher). D’ailleurs, Epicure ne croit pas au destin, lequel supprime la liberté. Pour lui, le futur est toujours contingent, il n’est jamais déjà inscrit dans le présent. L’homme n’est pas prédestiné mais peut jouer un rôle déterminant dans ce qui lui arrive, il est donc aussi responsable de ce qui lui arrive. Il existe certes du hasard, mais c’est la raison qui doit prévaloir, c’est-à-dire ce qui dépend de nous, de notre pouvoir de réflexion.
C’est donc grâce à la philosophie que l’on parvient au bonheur. Elle nous sort de l’ignorance et donc de la crainte. La philosophie, comme recherche de la sagesse, est recherche du bonheur. Il s’agit de penser pour bien vivre et de vivre en accordant ses actes à ses pensées. La philosophie est une pratique : Dans toutes les autres occupations, la jouissance vient à la suite de travaux accomplis avec effort, mais en philosophie le plaisir est simultané à la connaissance. Ce n’est pas, en effet, après la recherche que nous éprouvons de la joie, mais pendant la recherche même » Sentence Vaticane 27.
Il nous faut encore dire quelques mots de l’amitié. On a parfois pu croire que l’Epicurisme était un utilitarisme et que les amis ne servaient qu’à nous secourir en cas de besoin. En réalité, l’amitié pour Epicure est essentielle car elle est synonyme de confiance et en quelque sorte nous rassure : « Nous n’avons pas tant besoin des services de nos amis que d’être assurés qu’ils seraient prêts à nous servir » Sentence Vaticane 34. Il s’agit de fuir l’inquiétude, toujours douloureuse, pour trouver la quiétude. De plus, l’ami est celui qui nous rappelle à l’ordre, mais qui peut aussi partager la plénitude du plaisir par la mise en commun des pensées, c’est alors la « félicité de la vie dans son intégrité » nous dit la Maxime 27.
Conclusion
Le bonheur ou le plaisir ? Avec Epicure, il n’y a pas vraiment à trancher. Le plaisir peut apparaître comme fugace, instantané, alors que le bonheur peut s’inscrire dans la durée. Mais le bonheur peut être procuré par le plaisir, pas n’importe quel plaisir, mais le plaisir au repos, obtenu par le désir sans tension, que l’on peut aussi appeler sérénité et que l’on doit à la connaissance.
Celle-ci nous apprend que les Dieux ne s’occupent pas de nous, ils ne sont donc pas à craindre. La mort est absence de sensation, or comme l’âme est elle-même corporelle, elle ne ressentira plus rien. Nos désirs, à condition que nous les ayons bien compris, sont faciles à satisfaire et l’on peut combattre la douleur en se rappelant des souvenirs joyeux. Au pire, on peut se donner la mort.
La philosophie, entendue ici comme connaissance, nous délivre des craintes vaines et des faux désirs, c’est-à-dire des fausses représentations que l’homme se fait de lui-même et du monde. La philosophie, paradoxalement en apparence, nous rend la vie plus légère, c’est pourquoi une fois que l’on a compris cela, on peut entendre ce que nous dit Epicure : « Tu vivras comme un Dieu parmi les hommes. Car il ne ressemble en rien à un mortel, l’homme vivant parmi les biens immortels » Lettre à Ménécée.
Pour aller plus loin …
Plus de vertus en soi (connaissance, justice …) : toutes sont au service du bonheur et n’ont de sens et d’intérêt que par lui => morale utilitariste.
Le plaisir ne doit être recherché que parce qu’il est justement le plaisir.
Substitution de la sensation à la rationalité : l’animal et l’enfant comme étalon de mesure pour savoir ce qui est bon -> critère = affection.
Sur l’existence du Mal : « Ou bien, dit Epicure, Dieu veut supprimer le mal et ne le peut pas ; ou il le peut et ne le veut pas ; ou il ne le veut et ni ne le peut ; ou il le veut et le peut. S’il le veut et qu’il ne le puisse pas, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu ; s’il le peut et ne le veut pas, il est envieux, ce qui ne peut convenir davantage à Dieu ; s’il ne le veut ni ne le peut, il est à la fois envieux et impuissant, donc il n’est pas Dieu ; s’il le veut et le peut, ce qui seul convient à Dieu, alors d’où vient le mal ? Ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? » Lactance (3ème siècle ap.J.C.), De Ira Dei.
Sur les convergences et les divergences entre Stoïcisme et Epicurisme : les deux affirment l’unité de la nature corporelle, mais le premier croit en un providentialisme, au fatalisme et affirme que le bonheur se trouve dans la pratique de la vertu. Le second croit au hasard, à la contingence et affirme que la vertu peut mener au bonheur.
Maître d’Epicure : Nausiphane de Téos, mais qu’il ne reconnaissait pas comme son maître, affirmant qu’il n’avait aucun maître.
Disciples d’Epicure : Métrodore,Polystrate, Hermarque (successeur d’Epicure à la direction du Jardin), Torquatus, Lucrèce.
Marc-Aurèle (2ème siècle ap. J.C.), bien qu’étant stoïcien, a subventionné la réouverture à Athènes d’une chaire enseignant l’Epicurisme.
Les critiques : Cicéron, Plutarque, Sénèque.
Ses œuvres : Lettre à Ménécée, Lettre à Pythoclès, Lettre à Hérodote, Maximes Maîtresses, Sentences Vaticanes (écrit découvert dans un manuscrit du Vatican).
Diogène d’Oenoanda (Turquie actuelle) (1er siècle ap J.C.) a fait graver sur les murs de sa ville de longs textes d’Epicure.
Repères :
- Démocrite : -460, -370
- Platon : -427, -347
- Aristote : -384, -324
- Zénon de Citium : -336, -264
- Epicure : -341, -270
- Cicéron : -106, -43
- Lucrèce : -98, -55
- Sénèque : -4, 65
- Epictète : 50, 125