Comme vous le savez, il s'agit de conférences que Freud a prononcées aux États Unis lorsqu'il s'y est rendu en 1909 en compagnie de Ferenczi et de Jung, où il avait été invité. Ne les ayant pas à proprement parler rédigées, ne préparant que des plans, son hôte Stanley Hall, le président de l'université où il fit ces conférences, lui demanda un texte écrit et son éditeur insista pour les publier. Aussi Freud les rédigea-t-il sans trop d'enthousiasme d'octobre à décembre 1909 et elles furent publiées en 1910 et, pour la première fois en français en 1920/1921.
Alors d'emblée le texte français pose quelques petits problèmes parce que celui dont vous disposez, des éditions Payot, en est la première traduction, et elle s'autorise quelque liberté avec le texte freudien lui-même, notamment en proposant non seulement un titre qui n'est pas de Freud, mais en ajoutant pour chacune des conférences constituant un chapitre des sous titres sous forme de thèmes, en l'occurrence les thèmes de chacune d'elles. Si cela peut avoir une vertu pédagogique, et l'on ne peut que s'en réjouir, il faut cependant signaler que ces thèmes ne sont pas mentionnés par l'auteur lui-même.
Mais il y a toutefois plus grave, plus embêtant dans cette traduction, parce que cela concerne les concepts analytiques eux-mêmes, qui peuvent alors se voir occultés, et surtout dénaturés, comme il en est ici avec celui - fondamental - de pulsion, de pulsion sexuelle, alors malencontreusement traduit par instinct, instinct sexuel.
Or l'instinct sexuel c'est précisément ce avec quoi les recherches freudiennes concernant la sexualité vont faire rupture, vont se démarquer : c'est la notion que Freud va invalider car non pertinente en ce qui concerne la vie sexuelle de individu ; et il va le faire en la déconstruisant, en montrant précisément la nature pulsionnelle de l'homme, en montrant que l'homme est fondamentalement un être pulsionnel et non un être gouverné par des instincts. Ce pourquoi, traduire le mot allemand « Trieb » par « instinct » et non pas « pulsion », c'est passer radicalement à côté de la pensée du fondateur, c'est méconnaître la radicale nouveauté du savoir freudien, c'est s'empêcher d'y comprendre quelque chose.
De ce point de vue, celui de la transmission qui préside à ces « leçons », cette conférence est absolument essentielle dans l'appréhension de ce savoir nouveau qu'est la psychanalyse puisqu'elle en présente l'un des piliers, l'un des fondements majeurs, sans lequel elle n’a plus guère de sens : celui de l'existence d'une sexualité infantile, laquelle constitue la préhistoire de tout individu, en ce sens qu'à l'instar de l'histoire humaine, celle des civilisations qui nous sont connues, qui reposent sur une préhistoire qui nous échappe en grande partie et dont on ne dispose que de vestiges, l'être humain est bâti, est construit, sur un passé oublié dont la sexualité - dans ses manifestations anarchiques et ses modalités originales - est en quelque sorte le noyau.
C'est ce que Freud appelle l’amnésie infantile, le fait que nous ayons, tous, oublié les cinq ou six premières années de notre vie, si ce n'est plus ; des années justement capitales, essentielles dans ce processus d'humanisation qui est le nôtre : c'est à partir d'elles que se forgent non seulement notre sensibilité et nos conduites amoureuses adultes (tant dans leurs choix d'objet que dans leurs pratiques concrètes), mais aussi notre personnalité, notre « caractère », nos intérêts et nos investissements culturels au sens large. Et ce sont justement celles-ci - ces années-là - qui voient s'épanouir cette sexualité infantile dont nous allons parler !
Ce pourquoi, avec cette amnésie, elle a été si difficile à découvrir !
Ce pourquoi aussi il a fallu attendre Freud pour la mettre en évidence !
Et vous l'aurez deviné : si nous avons « oublié », activement oublié - c'est-à-dire refoulé -, ces années de notre enfance, la dimension sexuelle de celle-ci y est bien évidemment pour quelque chose !
Alors ce que je vous propose, c'est bien évidemment de reprendre les contenus de cette conférence de Freud, mais pas tout à fait dans l'ordre qui fut le sien, et plutôt que de le suivre à la ligne, j'en réarticulerai le propos.
Mais avant de nous mettre directement à l’ouvrage, il faut encore rappeler qu'en 1909 la psychanalyse est en plein essor, c'est encore un savoir tout neuf qui ne cesse d'évoluer, ainsi que Marie-Pierre Frondziak a pu l'évoquer lors de ses interventions précédentes. Freud ne fonde ni n'établit un système clos, fermé sur lui-même, mais il propose une pensée en mouvement, qui s'affine, se réforme et se réorganise au fur et à mesure des apports de la clinique où elle se voit mise à l'épreuve. Il n'y a pas de système freudien à proprement parler comme il y en a pour la pensée philosophique.
De ce point de vue, et pour en venir à cette conférence, le savoir sur la sexualité est encore tout frais, tout neuf, élaboré depuis peu et je vous rappelle que l'ouvrage qui en expose les fondements, les Trois essais sur la théorie sexuelle, date de 1905. Et l’analyse qui est effectué du petit garçon de cinq ans dénommé Hans, que Freud évoque aussi dans cette conférence - et qui lui permettra de conforter, voire d'élaborer la notion de théorie sexuelle infantile - se déroula en 1908, de janvier à mai. C'est dire la fraîcheur de ces découvertes, que Freud tient à diffuser aux américains, et à leur invitation.
D'ailleurs, à propos d'une pensée freudienne en mouvement, ces Trois essais en sont un bon exemple parce que non seulement Freud a mis un bon nombre d'années à élaborer cette théorie sexuelle mais de plus il a remanié régulièrement son ouvrage, faisant nombre d'ajouts ou de rectifications liés aux découvertes qui continuaient de s'opérer. De fait, cet ouvrage sera refondu et réédité plusieurs fois : en 1910, 1915, 1920 et 1924. Ce qui fait que les premières traductions françaises, là encore, étaient particulièrement difficiles à comprendre, voire incompréhensibles, car non seulement il y avait des erreurs de traduction comme nous l'avons souligné, mais elles mêlaient sans les distinguer les différents moments de l'élaboration freudienne et donc des notions qui se trouvaient incohérentes, contradictoires, ou incompatibles. Heureusement, aujourd'hui on dispose de bonnes traductions de nombre d’ouvrages de Freud, comme celles des éditions Gallimard dans la collection de poche Folio, financièrement accessibles, qui prennent le soin d'indiquer et de dater les ajouts et remaniements effectués.
Dans cette conférence donc, la quatrième, Freud reprend les acquis résultant de la pratique analytique, en particulier la sienne, notamment ceux concernant la vie sexuelle telle qu’il a pu la découvrir dans la phantasmatique de ses patients, laquelle l'amènera à reconstituer une sexualité infantile et à en faire la théorie. Sous cet aspect, il est important de rappeler et d'insister sur ce mouvement de l'histoire des idées et ce moment de rupture qu'introduit le savoir freudien dans la compréhension des conduites amoureuses de l'homme.
Car à l'époque de Freud, si l'on s'intéresse depuis quelques décennies aux conduites et aux pratiques sexuelles des individus, en particulier des « pervers », dont on a connaissance par le biais des tribunaux ou des asiles, tous les savants, absolument tous, buttent sur la compréhension de ces pratiques et conduites, recourant alors systématiquement, en guise d'explication et d'étiologie, à une causalité organique renvoyant à l'hérédité et à la dégénérescence.
Le modèle régnant dans la compréhension de la vie amoureuse, celui sur lequel on s'appuyait alors pour évaluer les conduites sexuelles adultes, était en effet celui de l’existence d’un instinct sexuel, à l'instar des animaux, un instinct qui s'éveillerait à la puberté avec la maturation des organes génitaux et orienterait automatiquement le sujet vers l'autre de l'autre sexe dans le but de la conjonction génitale et de la reproduction.
C'est cela l'instinct, et sa définition est en effet celle d'un schème de comportement inné, héréditaire, caractéristique d'une espèce, relativement fixe et stable, qui se déroule de manière automatique, passablement invariable, et semble répondre à une finalité.
De fait, en regard de cet instinct, toutes les conduites un tant soit peu « déviantes » - qui sortent de la voie tracée par l'instinct - sont expliquées et comprises comme témoignant d'un instinct perverti, dénaturé, anormal, dont résulteraient ces anomalies que tous les doctes observent, relèvent et classifient sans pour autant pouvoir en saisir la dimension signifiante.
Bref, les savants de l'époque sont dans l'incapacité radicale de pouvoir rendre compte positivement, par un savoir fondé et pertinent, des singularités de la vie amoureuse qui s'écartent de la norme rigide qu'impose la croyance en l'existence d'une conduite instinctuelle spontanée et naturelle.
De fait, avec l'instinct, on fait l'économie de la dimension psychique, ne serait-ce qu'imaginaire, qui accompagne la vie amoureuse ! On voit combien les savants ont pu « résister » à la prise en considération de cette dimension, laquelle se trouve nécessairement articulée à la poussée pulsionnelle se faisant justement connaître par ces représentations qui s'organisent en phantasmes, en scénarios imaginaires. Ce pourquoi, avec Freud, la sexualité est devenue une psychosexualité, une sexualité à mécanismes psychiques disposant d'un versant représentatif.
Cette activité psychique représentative est le propre de tous les individus, ce pourquoi, en regard de cette question des perversions que nous évoquions, il faut distinguer les conduites sexuelles effectives, agies, concrètes, telles que nous les livrent les rapports des tribunaux, et l'activité phantasmatique, les scénarios représentatifs que tout individu se construit dans le secret de sa psyché, et qui lui permettent de soutenir ses conduites amoureuses : ces scénarios sont justement ce qui rend possible l'émergence et la réalisation du désir sans bien évidemment que cette réalisation en soit l'exacte actualisation !!!
Autrement dit il faut distinguer la conduite agie du phantasme. Ce pourquoi, dans ce texte, Freud affirme que les névroses sont le négatif des perversions : c'est dire que les pervers agissent ce que les névrosés se contentent d'imaginer, se reprochent, refoulent, traduisent et trahissent au travers de leurs symptômes !
Écoutons-le :
« Les névroses sont par rapport aux perversions comme le négatif par rapport au positif ; on peut déceler en elles les mêmes composantes pulsionnelles, en tant qu'elles portent les complexes et façonnent les symptômes, que dans le perversions, mais ici elles agissent à partir de l'inconscient ; elles ont donc subi un refoulement, mais ont pu, en dépit de ce refoulement, s'affirmer dans l'inconscient. » (Gallimard, p. 99-100 ; Payot, p. 54).
On comprend alors la difficulté pour le sujet de livrer les contenus de ses phantasmes, ceux bien évidemment dont il est conscient : Freud souligne combien on se heurte à l'insincérité des témoignages, et il indiquait d'ailleurs déjà cette difficulté rencontrée dans sa pratique dans un autre texte de cette époque, en 1908, « Le créateur littéraire et l'activité phantasmatique » :
« L'adulte a honte de ses phantasmes et les dissimule aux autres, il les cultive comme sa vie intime la plus personnelle ; en règle générale, il préférerait confesser ses manquements plutôt que de communiquer ses phantasmes. »
Vous le voyez et le comprenez : il a fallu toute l'inventivité créatrice et tâtonnante d'un Freud opiniâtre aboutissant à l'élaboration d'une méthode tout à fait originale pour pouvoir appréhender les profondeurs de l'âme humaine ! C'est dire du même coup l'impuissance et l'indigence de la pensée à prétendre pouvoir appréhender ces problématiques sur le seul mode de l'introspection, de l'autoréflexion ou de la réflexion consciente, raisonnée et raisonnable, fondée sur l'observation spontanée et la stricte perception des comportements.
Ce n'est en effet pas du tout l'observation, l'observation directe des enfants, qui aura permis d'appréhender la dimension sexuelle des manifestations qui se donnent à voir, car celles-ci - hormis l'intérêt éventuel que les enfants peuvent manifester pour leurs organes génitaux et les conduites masturbatoires - n'ont manifestement rien à voir avec la sexualité !
D'ailleurs, les observateurs qui se sont attachés aux manifestations sexuelles directes que l'on vient d'évoquer chez les enfants n'ont pu qu'y voir une manifestation prématurée de l’instinct sexuel - et donc pathologique - qui, comme chacun sait, n'apparaît « normalement » qu'avec la maturation des organes génitaux à la puberté !!!
Tous les observateurs, savants et penseurs de tous ordres se sont trouvés dans l’incapacité de se sortir de ce schéma de l'instinct parce que la majorité des conduites adultes - de par leur stabilité, leurs modalités établies qui méconnaissent l'histoire aléatoire de leur construction - donnent à penser à une conduite instinctuelle. Et en effet, force est de constater que dans ce domaine, nos conduites adultes sont passablement stables et établies, tant en ce qui concerne la nature du choix d'objet que les modes de satisfaction !
Ce sont donc toutes ces croyances et ces modes de pensée que le savoir freudien va disqualifier, un savoir élaboré patiemment et difficilement comme vous l'avez vu avec les conférences précédentes, lequel va découvrir le sens, la signification, des symptômes névrotiques : ceux-ci, rappelons-le, résultent en effet d'un conflit psychique mettant en jeu le désir et la défense, et se jouant sur la scène inconsciente, l'un des pôles de ce conflit - le désir - étant de nature sexuelle.
De plus, ce désir inacceptable n'est pas tout bonnement un désir actuel, même si bien sûr il peut se manifester hic et nunc, car il s'origine précisément dans la petite enfance du sujet. Et c'est justement l'investigation psychanalytique - la pratique analytique telle que Freud l'exerce à ce moment-là avec ses patients adultes - qui va permettre d'en appréhender les contenus. La phantasmatique sexuelle singulière qu’évoquent les patients, qui ressemble à s’y méprendre aux activités des sujets pervers, renvoie immanquablement et systématiquement à des conduites infantiles qui mobilisent les mêmes zones corporelles ! Et de plus cette phantasmatique implique également les personnages de l'enfance qui ont été essentiels pour le sujet, en l’occurrence, les personnages parentaux !
Ce sont donc ces matériaux que le génie viennois, construisant des concepts nouveaux, va progressivement élaborer, théoriser et articuler, permettant à la fois de reconnaître l'existence d'une sexualité infantile et de fonder ce savoir neuf qu'est la théorie sexuelle (incluant cette sexualité infantile), grâce à laquelle on est en mesure de rendre compte de la sexualité humaine dans toute sa diversité. Aussi s'attardera-t-on sur le concept de pulsion avant d'en appréhender les manifestations chez l'enfant. Et pour ce faire nous userons notamment de ce que Freud a pu en dire en 1905 dans cet ouvrage majeur que sont les Trois essais sur la théorie sexuelle.
La pulsion, « concept limite entre le psychique et le somatique » (« Pulsions et destin des pulsions » [1915], in Métapsychologie, Gallimard, p. 17), se caractérise par sa poussée (c'est le facteur moteur, énergétique), sa source, son objet et son but (toujours le même : l'obtention du plaisir
par apaisement de la tension). Quant à la source et à l'objet, ce que montre à l'évidence l'expérience clinique, tout comme le recueil des données descriptives des aberrations, c'est que ceux-ci sont variables et contingents :
La poussée, en effet, peut sourdre de n'importe quelle partie du corps et c'est ce constat qui amène Freud à élaborer les concepts de zone érogène - ces lieux du corps susceptibles de provoquer un plaisir irréductible à l'assouvissement d'un besoin (que l'on pense par exemple au baiser) - puis d'érogénéité, laquelle désigne la capacité de toute région du corps - non seulement le revêtement cutanéo-muqueux mais tout organe, d'être la source d'une excitation sexuelle, i.e. de fonctionner comme zone érogène.
Quant à l'objet - i.e. ce par quoi la pulsion peut atteindre son but - celui-ci apparaît à l'évidence tout à fait contingent, variable - ce peut être l'autre de l'autre sexe, du même sexe, voire un animal ou un objet, etc. - avant qu'il ne puisse se constituer, pour chaque sujet singulier, comme objet choisi, préférentiel et relativement stable, à l'issue des vicissitudes de son histoire personnelle.
De fait ce n'est qu'au terme des avatars « oubliés » de la pulsion que celle-ci se donne à appréhender, à l'âge adulte et à travers les conduites ordinaires qui l'incarnent, comme un équivalent instinctuel dans la mesure où elle se trouve désormais passablement fixée.
Cette « stabilisation » de la vie amoureuse selon des modes de satisfaction préférentiels comme en témoignent les adultes, résulte des avatars de la pulsion lors de l'enfance, que trois caractéristiques viennent spécifier qui définissent du même coup la sexualité infantile :
L'existence de zones érogènes diverses, successivement prévalentes, la pulsion s’y attachant étant alors qualifiée de partielle, avant que ces pulsions partielles ne s'unissent sous le primat du génital.
L’auto-érotisme, à savoir que cette pulsion, loin d'être orientée vers un autre sujet, ne requiert d'autre objet que le corps propre pour sa satisfaction.
L’étayage enfin, qui désigne le fait que la pulsion sexuelle prend appui sur les grandes fonctions organiques, que Freud appellera pulsions d'autoconservation, ou encore « pulsions du moi », en 1910 (« Le trouble psychogène de la vision dans la conception psychanalytique », in Névrose, psychose et perversion, Puf, p. 170)
Le prototype de l'étayage nous est fourni par l'allaitement (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 105-106) qui voit la succion se continuer en activité de suçotement alors même que le besoin alimentaire est satisfait, activité s'exerçant dès lors indépendamment de la satisfaction de celui-là, nous montrant in vivo l'activité sexuelle dans la définition élargie qu'en donne la psychanalyse comme plaisir irréductible à l’assouvissement d’un besoin :
« Le suçotement ou succion voluptueuse nous a permis de distinguer les trois caractères essentiels d'une manifestation sexuelle infantile. Celle-ci apparaît par étayage sur une des fonctions vitales du corps, elle ne connaît encore aucun objet sexuel, est autoérotique et son but sexuel est sous la domination d'une zone érogène. Posons par anticipation que ces caractères valent également pour la plupart des autres activités des pulsions sexuelles infantiles. » (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 106-107).
Ce processus qui voit la pulsion sexuelle s’appuyer sur la fonction alimentaire et s'en détacher va ainsi caractériser l'ensemble des pulsions partielles désignées par leur source organique (pulsion orale, anale, urétrale, etc.) ou encore leur but (pulsion scopique, d'emprise ou de savoir, etc.), fonctionnant de manière autonome et anarchique avant qu'elles ne se rassemblent en organisations sexuelles déterminées dont la plus achevée - l’organisation génitale - les voit intégrées à titre de plaisir préliminaire (Trois essais, p. 145-151).
On est alors en mesure d'apprécier l'importance, en termes de fixation et de régression, de ces investissements pulsionnels dans le devenir de l'individu, et la nature de ces voies de traverse que constituent psychonévroses et perversions :
« Les symptômes constituent l'expression convertie de pulsions que l'on qualifierait de perverses (au sens le plus large), si elles pouvaient, sans être détournées de la conscience, s'exprimer directement dans des phantasmes ou dans des actes. Les symptômes se forment donc en partie aux dépens d'une sexualité anormale ; la névrose est pour ainsi dire le négatif de la perversion »» (Trois essais, p. 79-80).
La singularité de la vie sexuelle telle que Freud la découvre chez l'enfant permet ainsi de comprendre cette importance dévolue au phantasme dans la vie amoureuse, dans la mesure où cette pulsion sexuelle, à la différence des pulsions d'autoconservation, n'a pas pour visée la conservation de l'espèce, ne correspondant à aucune des fonctions vitales qui caractérisent les pulsions d'autoconservation dont la satisfaction requiert la prise en considération du principe de réalité.
On comprend alors que, si cette nécessité vitale de satisfaction des besoins de l'organisme ne peut se contenter d'une satisfaction hallucinatoire, contraignant la psyché à prendre aussi en considération la réalité, il en aille tout autrement de la pulsion sexuelle :
« [Celle-ci reste] bien plus longtemps sous la domination du principe de plaisir à laquelle chez beaucoup de personnes, elle ne peut absolument jamais se soustraire [car c'est] la longue persistance de l'auto-érotisme [qui] rend possible que la satisfaction phantasmatique liée à l'objet sexuel, immédiate et plus aisée à obtenir, soit maintenue si longtemps, à la place de la satisfaction réelle mais qui exige des efforts et des ajournements. » (« Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques » [1910], in Névrose, psychose et perversion, Puf, p. 139).
De fait, pulsions sexuelles et pulsions d'autoconservation vont fonctionner selon des régimes différents, voire opposés, tout en ayant à leur disposition les mêmes organes et les mêmes systèmes d'organe, ce que Freud désignera par « fonction bilatérale » des organes, tels « la bouche (qui) sert au baiser aussi bien qu'à manger et à communiquer par la parole » ou encore la vue (« Le trouble psychogène de la vision dans la conception psychanalytique » [1910], in Névrose, psychose et perversion, Puf, p. 167 173).
On est alors à même de saisir les conséquences pathologiques éventuelles d'un tel principe dans la mesure où « Plus est intime la relation qu'un organe doué de cette fonction bilatérale contracte avec l'une des grandes pulsions, plus il se refuse à l'autre », ainsi que le montre l'histoire du voyeur de Lady Godiva. L'organe concerné, en effet, peut s'avérer être le siège de ce conflit psychique constitutif de l'être humain - dont le dualisme pulsionnel est le substrat -, et témoigner d'un symptôme portant la marque du désir et de la défense, à l'instar de Peeping Tom, puni par où il a péché :
« La relation entre l'organe revendiqué de deux côtés et d'autre part le moi conscient et la sexualité refoulée s'aperçoit plus clairement encore dans le cas des organes moteurs que dans celui des yeux, par exemple lorsque la main qui voulait commettre une agression sexuelle est frappée de paralysie hystérique et une fois l'agression inhibée ne peut plus rien faire d'autre (...), ou lorsque les doigts de personnes qui ont renoncé à la masturbation se refusent à apprendre le délicat jeu de mouvements qu'exige la pratique du piano ou du violon » (« Le trouble psychogène de la vision dans la conception psychanalytique » [1910], in Névrose, Psychose et Perversion, p. 172).
Cette fonction bilatérale des organes, investis par l'une ou/et l'autre des pulsions, si elle permet de rendre compte au moins partiellement du trouble hypocondriaque, permet également d'appréhender le mouvement de surestimation amoureuse de l'objet sexuel, ou encore d’idéalisation, ces processus par lesquels l'objet est agrandi et exalté psychiquement au point d'être nié dans sa réalité anatomo-fonctionnelle comme en témoignent les perversions, dans lesquelles ce facteur psychique est particulièrement à l'œuvre :
« C'est peut-être dans les perversions les plus abominables qu'il faut admettre que la participation psychique à la transformation de la pulsion sexuelle est la plus large. Une part de travail psychique est accomplie en cette occasion et, malgré son affreux résultat, il est impossible de lui dénier la valeur d'une idéalisation de la pulsion. La toute-puissance de l'amour ne se manifeste peut-être jamais plus fortement que dans ses égarements » (Trois essais sur la théorie sexuelle, p. 74).
On comprend alors la fonction du dégoût, celui-ci constituant l'une des forces qui provoquent la limitation du but sexuel (Trois essais, p. 60) et qui participent de l'élévation de ces digues, à l'instar de la pudeur, venant mettre un frein, au décours de la problématique œdipienne, aux expressions pulsionnelles passablement directes dont témoigne le jeune enfant, à l'exemple du petit Hans. Une manière de vérifier ici la continuité du normal et du pathologique.
L'importance de la pulsion sexuelle, et de ses avatars au cours de la préhistoire de l'individu, trouve encore à se vérifier au travers des théories, dites théories sexuelles infantiles, que l'enfant élabore pour répondre aux énigmes que lui pose la vie, comme celles des origines - de la conception, de la naissance et de la mort - avant même celle de la différence des sexes, celles mêmes que se pose l'humanité tout entière auxquelles répondent les mythes, ces récits qui viennent en lieu et place d'un savoir absent.
C'est d'ailleurs souvent sous l'aiguillon d’intérêts pratiques, sous l'effet de la rivalité fraternelle, que s'éveille cette « poussée de savoir » et que l'enfant se met à échafauder des « solutions » personnelles s'appuyant directement, non seulement sur les indices objectifs qu'il peut percevoir (aspect physique de la future mère, séjour à la clinique, observation des animaux, etc.), mais encore et surtout sur la compréhension expérimentée qu'il a de son corps, du double point de vue érogène et fonctionnel.
Parmi ces théories, outre celle qui « consiste à attribuer à tous les humains, y compris les êtres féminins, un pénis, comme celui que le petit garçon connaît à partir de son propre corps » (« Les théories sexuelles infantiles » [1908], in La vie sexuelle, Puf, p. 19) et vient répondre à l'énigme de la différence des sexes, il élabore - du fait de l'ignorance du rôle fécondant du sperme et de l'existence de l'orifice vaginal - une conception cloacale de la naissance et, secondairement, de la fécondation par ingestion : si l'enfant croît dans le corps de la mère et s'en trouve enlevé, le seul chemin dont l'enfant a l'expérience est en effet celle du tractus digestif. Une troisième théorie sexuelle typique concerne les rapports sexuels entre les parents, définie comme conception sadique du coït.
On trouve d'ailleurs là, dans ces conceptions précoces, l'ébauche de ce que Freud théorisera à partir de 1915 sous le nom de « phantasmes originaires », à savoir des phantasmes universels qu'élabore inévitablement la psyché de tout sujet, qu'ils viennent organiser, comme par exemple le phantasme de castration que l'on peut entendre comme une réponse à l'énigme de la différence des sexes que se pose le petit d'homme.
Ces conceptions, exhumées au cours de l'analyse de patients névrosés adultes car tombées sous le coup du refoulement, se trouvent aussi confirmées in vivo par l'observation analytique du petit Hans ( « Analyse d'une phobie chez un petit garçon de cinq ans » [1908], in Cinq psychanalyses, Puf, p. 93-198) et amèneront Freud à postuler l'existence d'une « pulsion de savoir » ou encore « pulsion d’investigation » dont les débuts de l'activité se situeraient à la même époque que la première floraison de la vie sexuelle, c'est-à-dire entre la troisième et la cinquième année.
Une époque qui voit aussi le célèbre complexe d'Œdipe, découvert dans les phantasmes du rêve, se déployer et culminer avant d'être, dans le meilleur des cas, abandonné. Le petit d'homme doit en effet renoncer à son choix d'objet précoce - l'objet œdipien - pour pouvoir se tourner, après une période de latence et au décours de la puberté, vers des objets étrangers en regard desquels cependant le parent reste toujours un modèle. Et l'on notera encore que si la satisfaction pulsionnelle directe entre parents et enfants est prohibée, il n'en reste pas moins que cette relation, comme toute relation, est de nature libidinale, répondant à un investissement pulsionnel réciproque, la pulsion se voyant ici inhibée quant à son but. Ce qui montre une fois de plus la plasticité de la pulsion, non seulement en mesure de changer de source et de changer d'objet, mais encore de renoncer à son but direct : la satisfaction sexuelle directe.
Avec Freud, avec ces découvertes, c'est à une définition nouvelle de la sexualité, celle d'une sexualité élargie que nous sommes conduits, puisque celle-ci ne peut se réduire et se restreindre au strict usage des organes génitaux : sera en effet considérée comme sexuelle toute activité qui procure un plaisir irréductible à l'assouvissement d'un besoin physiologique fondamental. Avec la sexualité
infantile et l'élaboration du concept de pulsion, c'est bien à cet élargissement du concept de sexualité que Freud rappellera dans son Autoprésentation en 1925. Voici ce qu'il en dit :
« Cet élargissement est double. Premièrement, la sexualité est détachée de ses relations par trop étroites aux organes génitaux et elle est posée comme une fonction du corps plus englobante, tendant au plaisir, qui n'entre que secondairement au service de la reproduction ; deuxièmement, sont mises au nombre des motions sexuelles toutes celles qui sont simplement tendres ou amicales, pour lesquelles notre usage de la langue utilise le mot multivoque d' “amour”. J'estime toutefois que ces élargissements ne sont pas des innovations, mais des restaurations, ils signifient la suppression de rétrécissements inappropriés du concept, auxquels nous nous sommes laissé entraîner. Détacher des organes génitaux la sexualité a l'avantage de nous permettre de subsumer l'activité sexuelle des enfants et des pervers sous les mêmes points de vue que celle des adultes normaux, alors que la première était jusqu'ici totalement négligée et la seconde accueillie certes avec de l'indignation morale, mais sans compréhension. Pour la conception psychanalytique, même les perversions les plus singulières et les plus répugnantes s'expliquent comme la manifestation de pulsions partielles sexuelles, qui se sont soustraites au primat génital et, comme aux temps originaires du développement libidinal, s'adonnent de manière autonome à l'acquisition de plaisir. [...]
L'autre des prétendus élargissements se justifie par la référence à l'investigation psychanalytique, laquelle montre que toutes ces motions de sentiment tendres étaient à l'origine des tendances pleinement sexuelles, qui ont été ensuite “inhibées quant au but” ou “sublimées”. C'est sur cette aptitude des pulsions sexuelles à se laisser influencer et dévier que repose également leur aptitude à être utilisées pour des performances culturelles multiples auxquelles elles fournissent les contributions les plus significatives qui soient.
Les découvertes surprenantes quant à la sexualité de l'enfant ont été tout d'abord acquises par l'analyse d'adultes, mais elles ont pu être ultérieurement, à partir de 1908 environ, confirmées par des observations directes sur des enfants, jusqu'aux moindres détails et dans toute l'étendue souhaitée. Il est en vérité si aisé de se convaincre des activités sexuelles régulières des enfants qu'on ne peut que se demander avec étonnement comment les hommes s'y sont pris pour ne pas voir ces faits et pour maintenir si longtemps la légende, forgée par leur désir, d'une enfance asexuelle. Cela est forcément en corrélation avec l'amnésie de la plupart des adultes quant à leur propre enfance. » (« Autoprésentation » (1924 [1925d]), OCF.P., XVII, p.85-86 ; Gallimard, p. 63-65).
Jean-Pierre Kamieniak