Présentation du séminaire
Freud est universellement connu, son travail et sa réflexion ont fortement et décisivement marqué le 20ème siècle. Tout le monde a une idée de ses apports aussi bien théoriques que thérapeutiques. Notre objectif ici est d’entreprendre une analyse, partielle, de son œuvre afin d’éclairer notre présent. C’est ce que vise tout travail philosophique. Volontairement, nous limiterons notre champ d’investigation à son éclairage théorique sur la notion de culture et sur la manière dont elle se constitue.
Pour cela, nous nous focaliserons sur un de ses ouvrages, L’avenir d’une illusion, qui nous permettra, je pense, de donner une certaine lecture sur ce que nous vivons actuellement en matière de croyance. Il s’agit d’un texte qui analyse le fait religieux d’un point de vue psychanalytique. En ces temps mouvementés, cela sera un peu salvateur. Après avoir préparé cette présentation, j’ai relu le livre de Marthe Robert, La révolution psychanalytique, et dans la préface de 1988, elle dit : « Loin d’être devenue caduque, (la psychanalyse) a encore bien des préjugés à déraciner ; et même, à en juger par le réveil des fanatismes religieux et des mysticismes vagues, le succès des sectes de tous ordres et la tolérance de gens réputés raisonnables à l’égard des croyances superstitieuses et des pires rituels exotiques, on pourrait tenir que sur un point essentiel – je veux dire l’assainissement de la pensée – la vraie révolution psychanalytique n’a pas encore commencé. », ce qui nous a confortés dans notre démarche. Par ailleurs, cette petite œuvre permet également de mettre en perspective l’apport de la psychanalyse à l’élucidation de ce qu’est l’humanité, ce qu’est l’être social, au-delà de l’individu singulier. Nous la confronterons à quelques extraits du Traité théologico-politique de Spinoza (extraits dont nous fournirons les photocopies). Nous pourrons ainsi montrer que la psychanalyse, loin de n’être qu’une thérapeutique, est aussi, et peut-être surtout, un système de pensée qui nous permet de mieux nous comprendre en tant que sujet, mais aussi en tant qu’être social. En effet, ce qui nous est le plus intérieur, le plus propre, dépend de l’extérieur et le plus personnel est tributaire des autres. Ainsi, la formation du sujet est entièrement une socialisation. La réflexion de Freud mène ainsi à une théorie de la civilisation, comme l’avaient fait avant lui des gens comme Rousseau ou Marx. Dans tous ces systèmes de pensée, il s’agit de comprendre l’homme dans ses relations aux autres mais aussi à lui-même. En ce sens, la pensée psychanalytique a ainsi aussi une portée politique. Enfin, nous terminerons par l’analyse qu’a menée Herbert Marcuse, en particulier nous étudierons la notion de « désublimation répressive » (nous fournirons aussi les photocopies des passages étudiés). Cette étude sera menée par Denis Collin. Mais avant cela, nous nous proposons de présenter le personnage : sa biographie, son parcours, ses influences ses domaines d’intérêts, ses questionnements et ses « révolutions ». Nous situerons également ses emprunts à la philosophie. Nous ne pourrons faire l’économie de la présentation de son système. Pour cela, nous nous appuierons sur ses 5 leçons de psychanalyse, ouvrage qui reprend le texte de cinq conférences faites aux États-Unis par Freud, dans l’objectif justement de présenter les conditions d’émergence de la psychanalyse et ses résultats. Cette lecture nous permettra de mettre en place les principaux concepts de cette pensée. M. Kamieniak, psychanalyste, viendra nous parler plus précisément de la théorie de la sexualité infantile pour éclairer la Leçon 4.
Notre but est ici également de montrer en quoi la psychanalyse intéresse la Philosophie. Freud disait qu’il n’aimait pas les Philosophes. Pourtant, il leur a beaucoup emprunté, tout en leur apportant beaucoup également. Depuis l’émergence de la psychanalyse, on ne regarde plus le sujet humain comme avant, y compris philosophiquement parlant. La conscience et la raison toutes-puissantes ont été détrônées, non pas pour les humilier, mais au contraire pour mieux les comprendre. La psychanalyse en ce sens représente une critique du psychisme, comme Kant avait élaboré une critique de la raison, c’est-à-dire une analyse visant à mettre en évidence ses pouvoirs, mais aussi ses limites. Freud a véritablement opéré à ce propos, comme il l’a dit lui-même dans Une difficulté de la psychanalyse (1916), une révolution de pensée, à l’instar de l’héliocentrisme (1543) et de la théorie de l’évolution (1859). Enfin, nous insisterons sur l’idée que, si la psychanalyse n’est pas une science comme Freud aurait aimé en faire une, il n’en reste pas moins qu’elle autorise des interprétations tout à fait rationnelles.
Nous espérons ainsi pouvoir donner un éclairage à « l’ici et le maintenant » et nous donner les moyens de davantage contrôler notre existence. La psychanalyse, comme la philosophie, est une entreprise de libération, et libération d’abord de soi-même.
Petite bibliographie que nous vous conseillons, en plus des deux œuvres que nous étudierons :
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Sur la psychanalyse en tant que telle et ses mécanismes :
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Métapsychologie, Freud (1915) : sur les pulsions, le refoulement et l’hypothèse de l’Inconscient.
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Essais de psychanalyse, Freud (1920-1923), en particulier la 3ème partie sur le Moi et le Ca.
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Pourquoi la psychanalyse est une science, Guénaël Visentini, 2005.
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La révolution freudienne, Pierre Fougeyrollas, 1970
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Sur la culture et la civilisation (quoique ces termes soient pris ici comme des synonymes) :
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Malaise dans la culture, Freud (1930).
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Moïse et le monothéisme, Freud (1938) : en complément de L’avenir d’une illusion.
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Totem et tabou, Freud (1913).
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Sur le rêve :
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Le rêve et son interprétation, Freud (1925).
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L’interprétation des rêves, Freud (1899) : beaucoup plus volumineux ( !)
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Films :
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Et Nietzsche a pleuré, de Pinchas Perry (2007), à partir du livre éponyme d’Irvin Yalom.
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A Dangerous Method, de David Cronenberg (2011).
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Augustine, d’Alice Winocour (2012).
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Autres :
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Le Visiteur, Eric Emmanuel Schmitt, 1994.
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Ca, de Stephen King, 1986.
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Les romans d’Irvin Yalom sont souvent intéressants
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Introduction générale
Freud et la Philosophie
Si l’on veut résumer en une idée la révolution freudienne, il s’agit de la découverte de l’Inconscient. Non pas qu’avant Freud on n’ait pas eu déjà une idée d’un inconscient, mais certainement pas de façon aussi élaborée et systématique. Pourquoi parle-t-on de révolution (en fait c’est Freud le premier, dans Une difficulté de la psychanalyse, dans L’inquiétante étrangeté et autres essais (1919) qui a parlé de révolution, après la révolution copernicienne et la révolution darwinienne) ? Jusqu’alors le sujet (et lorsqu’on parle de sujet, il s’agit d’un sujet humain, le sujet étant celui qui est capable de dire « je » et donc de se penser lui-même) était pensé comme totalement maître de lui-même et de son psychisme. Avec l’affirmation du primat de l’Inconscient, la conscience est amputée de ses privilèges acquis depuis Descartes, comme conscience claire et transparente à elle-même, donc libre. Avec l’affirmation d’un Inconscient, on est bien obligé d’admettre que le sujet est déterminé par des éléments qui lui échappent et qu’il n’est donc pas complètement maître de ses actes et de ce qu’il est. Cela a également pour conséquence, et pas des moindres, que ces actes qui devraient être moraux sont, au moins en partie, conditionnés par des déterminismes affectifs ou passionnels, ce qui remet en cause les fondements de la morale, puisque si c’est l’Inconscient qui nous gouverne, nous ne sommes pas libres de nos choix. Spinoza, s’il ne parlait pas encore d’Inconscient, avait déjà entrevu cette difficulté puisque qu’il affirmait dans L’Éthique : « Les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées. » EIIIPS2. On sait par ailleurs que Spinoza a mis en évidence que la première chose à laquelle nous sommes soumis, ce n’est pas la réalité extérieure, mais l’influence de nos propres affects. Comme le souligne Christian Jambet, dans un article du Magazine Littéraire (hors-série 2ème trim. 2000) : « (Les écrits de Freud) nous parlent de la guerre et de la mort, du lien libidinal entre les hommes rassemblés, de l’essence de la maîtrise qui s’exerce sur eux, avec leur accord, selon les représentations imaginaires de leur désir. » Comme Spinoza, Freud cherche l’origine de la maîtrise sociale et de la soumission. D’une autre façon, Leibniz avait bien compris que la conscience n’était pas toute puissante, puisque dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, il évoquait le phénomène des petites perceptions inconscientes : « D’ailleurs il y a mille marques qui font juger qu’il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l’assemblage (…)Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j’ai coutume de me servir de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule. Car il faut qu’on en soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu’on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits qu’ils soient ; autrement on n’aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille rien ne sauraient faire quelque chose. » p.38-39 (GF). De la même façon, lorsque nous écoutons un morceau de musique, nous n’entendons pas chaque note, la perception de chacune d’elle est pourtant nécessaire pour que l’on entende le morceau dans son ensemble. Enfin, Nietzsche n’y va pas de main morte. Dans Par-delà bien et mal (§17), il explique que la conscience n’est qu’une croyance, et même qu’elle n’est qu’une superstition due à la grammaire. Dans toute phrase, il faut un sujet, donc nous avons décidé qu’il fallait donner un sujet au verbe penser. Mais ainsi on passe sans légitimité d'un sujet grammatical à l'idée d'un sujet réel. Mais, rien ne nous dit que ce quelque chose, la conscience, soit un sujet réel. Il dénonce ici la croyance en la vérité éternelle de la grammaire, c’est-à-dire au syllogisme. Cependant un syllogisme peut être faux, si ses prémisses sont fausses : pour penser il faut un sujet qui pense, or il y a de la pensée, donc je pense. Or, il serait nécessaire de déterminer ce qu'est la pensée. A cette croyance, Nietzsche oppose donc un fait : il existe des pensées qui viennent à l'esprit sans que nous les ayons voulues. Cela signifie que, pour Nietzsche, je ne suis pas une substance pensante, car dire "je pense" présuppose que "je" est l'auteur de sa pensée, c’est-à-dire de toute l'activité psychique, ce qui est un peu présomptueux. Donc, il vaut mieux dire "quelque chose pense". On ne peut s’empêcher de penser ici au « Ça pense » de Lacan. Le cogito cartésien, saisi dans une intuition et posé comme "certitude immédiate" n’est qu’un postulat et non pas une démonstration. Ainsi, pour Nietzsche, la conscience est un résultat, non une origine, en l'occurrence celle de la pensée. Pour lui, ce qui est premier ce sont les sens que la conscience vient dénaturer par l'intermédiaire du langage. Nietzsche fait donc déjà une âpre critique du cogito cartésien et anticipe la notion d'Inconscient développée par Freud.
On peut donc voir que Freud n’invente pas la notion d’Inconscient. C’est une idée qui est dans l’air depuis un bon moment, presque contemporaine de l’invention cartésienne de la conscience ! En effet, si la conscience est constitutive de l’être humain, force est de constater pourtant que nous sommes incapables d'expliquer l'origine de la plupart de nos pensées et qu'il est impossible, par ailleurs d'avoir conscience de tous les processus psychiques de façon simultanée. L’hypothèse de l’Inconscient semble donc nécessaire pour expliquer notre vie psychique, qui est incompréhensible, si on ne la considère qu’à travers ce dont nous avons conscience. C’est pourquoi l’apport de la psychanalyse va être déterminant et va dépasser la psychologie classique scindée entre la psychologique classique de la conscience et de la représentation d’un côté et qui affirme que l’affectivité relève d’une connaissance confuse qu’une connaissance claire et distincte permet d’élucider, à la façon de Victor Cousin, et de l’autre côté le behaviorisme basé sur l’analyse et le repérage de schémas d’action faisant passer au second plan les représentations. Or, la psychanalyse va permettre de comprendre et rendre compte de la contradiction entre la nature (en nous) et la société auquel chacun est confronté et inhérente à ce que nous sommes. Expliquer les comportements sans cette dimension c’est les réduire au mécanisme, comme le fait le Behaviorisme, mécanisme insuffisant pour expliquer ce que nous sommes.
Dette de Freud envers la Philosophie
C’est pourquoi nous voudrions quand même insister ici sur la dette de Freud envers la Philosophie, même s’il n’a jamais voulu la reconnaître réellement. Cette dette permet de comprendre un peu mieux pourquoi la philosophie d’ailleurs s’intéresse à la psychanalyse. Freud a reconnu avoir lu Spinoza : « J'avoue volontiers ma dépendance à l'égard des enseignements de Spinoza. Si je n'ai jamais pris la peine de citer directement son nom, c'est que je n'ai pas tiré mes présupposés de l'étude de cet auteur mais de l'atmosphère créée par lui. Et parce que je n'avais rien à faire d'une légitimation philosophique. » Lettre à Bickel. 28 juin 1931 (physicien d’origine ukrainienne). Il suffit de lire Spinoza pour voir combien Freud s’en est inspiré, notamment toute la partie III de l’Ethique portant sur le rôle des affects, et bien entendu la notion de conatus, que Freud transforme en pulsion. Comme Spinoza, Freud comprend également qu’avant d’espérer se libérer des servitudes sociales, il faut d’abord essayer de se libérer soi-même, c’est-à-dire se libérer de la force des pulsions, ou des affects, en effectuant un travail de compréhension sur soi-même, il comprend que l’aliénation est constitutive de ce que nous sommes, qu’elle est première. De la même façon, on retrouve des prémisses chez Schopenhauer, même si Freud se défend de s’y être référé : « Très rares sont sans doute les hommes qui ont aperçu clairement les conséquences considérables du pas que constituerait, pour la science et la vie, l’hypothèse de processus psychiques inconscients. Mais hâtons-nous d’ajouter que ce n’est pas la psychanalyse qui a été la première à faire ce pas. On peut citer comme précurseurs des philosophes de renom, au premier chef le grand penseur Schopenhauer, dont la « volonté » inconsciente peut être considérée comme l’équivalent des pulsions psychiques de la psychanalyse. C’est le même penseur du reste, qui, en des termes d’une vigueur inoubliable, a rappelé aux hommes l’importance encore sous-estimée de leurs aspirations sexuelles. » Une difficulté de la psychanalyse, Freud 1917, p.187, Schopenhauer ayant emprunté lui-même à Spinoza … Par ailleurs, je cite : « En ce qui concerne la théorie du refoulement, j’y suis certainement parvenu par mes propres moyens, sans qu’aucune influence m’en ait suggéré la possibilité. Aussi l’ai-je pendant longtemps considéré comme originale, jusqu’au jour où Otto Rank eut mis sous mes yeux un passage du Monde comme Volonté et comme représentation, dans lequel Schopenhauer cherche à donner une explication de la folie. Ce que le philosophe dit dans ce passage au sujet de la répulsion que nous éprouvons à accepter tel ou tel côté pénible de la réalité s’accorde tellement avec la notion du refoulement, telle que je la conçois, que je puis dire une fois de plus que c’est à l’insuffisance de mes lectures que je suis redevable de ma découverte. » Au-delà du principe de plaisir, Freud 1914, p. 96-97. Et enfin : « Les larges concordances de la psychanalyse avec la philosophie de Schopenhauer – il n’a pas seulement soutenu la thèse du primat de l’affectivité et de l’importance prépondérante de la sexualité, mais il a même eu connaissance du mécanisme du refoulement – ne peuvent se déduire de ma familiarité avec sa doctrine. J’ai lu Schopenhauer très tard dans ma vie. » Freud présenté par lui-même, Freud 1925, p.100. On ne peut toutefois s’empêcher de douter de sa bonne foi. Freud a fait des études universitaires et n’hésitait pas à se réclamer, quand cela l’arrangeait, de l’autorité des philosophes, y compris de celle de Schopenhauer, et d’autant plus que ce dernier était particulièrement lu au 19ème siècle dans l’empire austro-hongrois. Il le dit lui-même dans une lettre à Fliess du 2 avril 1896 : « Je n’ai aspiré dans mes années de jeunesse qu’à la connaissance philosophique et maintenant je suis sur le point de réaliser ce vœu en passant de la médecine à la psychologie. »
A notre connaissance, il n’a pas reconnu sa dette envers Leibniz ou même Nietzsche. Pourtant, là aussi il apparaît des ressemblances, ou en tout cas des inspirations frappantes. Nous n’insistons pas tant ici sur la dette de Freud envers la Philosophie, que pour expliquer que cette notion d’Inconscient constitue d’abord un problème philosophique, qui explique donc que la philosophie s’intéresse à la psychanalyse et que faire ce lien n’a rien d’incongru et celui entre Marx et Freud non plus.
Marx et Freud
Pourquoi associe-t-on ces deux noms ? D’abord ils sont d’un certain point de vue contemporains l’un de l’autre et tous deux essaient de donner une explication de l’existence sociale, au-delà de la compréhension de l’individu. Ils ont d’autres points communs : ils affirment tous les deux le matérialisme et le déterminisme de l’être humain, ils critiquent le fait religieux, détrônent la conscience, qui n’est jamais première. Ils font partie de ce que l’on a appelé l’ère du soupçon. Ce qui est commun aussi à Nietzsche.
Ainsi leur théorie respective cherchait à rendre compte de l’homme et de la société, en vue d’une libération du premier. Toutefois, Freud s’est toujours refusé à adhérer au Marxisme, comme à tout autre mouvement révolutionnaire, y voyant une forme de naïveté. L’homme n’est pas foncièrement bon, mais animé de pulsions agressives qui le poussent à entrer continuellement en conflit avec les autres, car étant en compétition avec eux pour la réalisation de ses désirs. En s’associant, les hommes ont renoncé de fait à une part de liberté et de bonheur en échange de sécurité. Il est donc illusoire d’espérer construire une société sans conflits, en niant les caractères destructeurs de la nature humaine. Plus simplement, pour Marx le mal est dans la société, pour Freud il est dans l’homme. Ainsi, l’agressivité est-elle inhérente à l’être humain, elle ne constitue pas seulement une réaction de défense vis-à-vis du monde extérieur, elle est aussi cause de jouissance (usage violent du corps d’autrui dans le plaisir sexuel, humiliation, domination, oppression, enfin meurtre). Croire que les hommes peuvent s’accorder en développant les savoirs, la moralisation, le respect des droits est complètement illusoire pour Freud. Tout renoncement à l’agression se paie d’une autre agression : « En effet, pour qu’un sentiment de solidarité puisse être solidement établi dans les masses, il faut qu’il existe une certaine hostilité à l’égard de quelque minorité étrangère, et la faiblesse numérique de cette minorité incite à la persécuter. » Moïse et le monothéisme. Et même dans la démocratie, où le principe consiste à l’égalisation forcée des individus, on ne rencontre que la tyrannie au nom du triomphe du point de vue de l’État. La démocratie demande en effet une forte abdication, un grand renoncement à soi, à son désir.
On doit bien admettre, comme le reconnaissait déjà Freud que : « l’avenir jugera vraisemblablement que la significativité de la psychanalyse comme science de l’inconscient dépasse de loin sa significativité thérapeutique. » Psychanalyse (1925). Et de fait, on ne peut que constater sa modernité et son intérêt théorique pour comprendre notre temps. Mais revenons sur la personne de Freud.
Éléments biographiques et formation
Freud est né en 1856 à Freiberg, en Moravie, dans l’actuelle Tchéquie, que ses parents quitteront pour Vienne lorsqu’il avait quatre ans. Dans son ouvrage autobiographique, Ma vie et la psychanalyse (1925), Freud commence par rappeler ses origines juives et les persécutions subies par les juifs, considérant que cela avait un lien avec son œuvre. De la même façon, on y trouve des traces importantes de la lecture de la Bible (pour ne citer que Moïse et le Monothéisme, L’Avenir d’une illusion, Malaise dans la culture).
Il s’est déterminé très tôt pour suivre des études scientifiques. Mais il considérera que son travail thérapeutique a été un détour pour revenir à sa première vocation, la Philosophie. Il a en effet suivi les cours du philosophe et psychologue Brentano (1838-1917), pendant ses études de médecine commencées en 1873. Il se spécialisera dans la neurologie, puis la psychiatrie. Il devient docteur en neuropathologie en 1885 et ouvre son cabinet à Vienne en 1886. Il va d’abord utiliser l’électrothérapie pour soigner ses patients « nerveux ».
Intéressé et intrigué par l’hystérie, il suivra les travaux de Breuer sur le cas Anna o. (1882) et viendra à Paris, en 1885, pour suivre les cours de Charcot à la Pitié Salpêtrière. Ce dernier est l’un des premiers à voir dans l’hystérie autre chose que de la simple folie ou de la simulation et pratique l’hypnose, afin de faire émerger le non-dit de cette souffrance. En effet, la particularité de cette maladie est qu’elle provoque des symptômes physiques douloureux, des paralysies, des convulsions … sans que l’on puisse déceler des causes physiologiques. Ces symptômes physiques n’auraient pour cause qu’une souffrance psychique, c’est ce qu’on appelle une névrose. Cette maladie a souvent été considérée comme de la folie ou de la comédie, parce qu’incomprise. A son retour de Paris, Freud va continuer de travailler avec Breuer et va comprendre qu’il faut sortir du réductionnisme scientiste cantonné aux explications physico-chimiques. Toute la réalité n’est ainsi pas physico-chimique, il existe un « réel de la fonction », qui n’est pas matériel et donc qui n’est pas soumis aux lois de la matière mais dépend aussi de la culture à laquelle l’on appartient, sans pour autant faire revenir Freud au vitalisme, Freud est un matérialiste. Si nous revenons sur le cas d’Anna O. (Bertha Pappenheim), dont Freud parle dans les Cinq leçons sur la psychanalyse, et duquel nous reparlerons, il peut être considéré comme l’un des moments fondateurs de la psychanalyse, puisque Breuer et Freud comprendront que parler peut guérir (The talking cure) et constitue une sorte de catharsis, c’est-à-dire de purification (voir Études sur l’hystérie, publié par Breuer et Freud en 1895). La méthode cathartique associe hypnose et parole. Certains auteurs (Ellenberger, Hirschmüller, Borch-Jacobsen, …) ont mis en question ce moment fondateur et ont même parlé de mystification : Anna O. n’aurait pas été guérie par Breuer, qui aurait utilisé morphine et hypnose à outrance. Cela dit, et nous le verrons dans le texte, ce qui importe aussi c’est l’analyse qui en a été tirée. La psychanalyse peut-elle guérir les cas graves d’hystérie ? Ce n’est pas notre propos de répondre ici à cette question. Ce qui nous intéresse est l’apport théorique de la psychanalyse, qui donne une clé d’élucidation de ce que nous sommes. Est-ce qu’elle est capable de nous guérir, là est une autre question, bien épineuse d’ailleurs puisque guérir est-ce atténuer, voire supprimer les souffrances, ou adapter les individus à la vie sociale comme l’oriente la psychologie comportementaliste anglo-saxonne ? Celle-ci, qui constitue un des héritages du Freudisme, de notre point de vue, peut d’ailleurs être considérée comme une déviance de celui-là.
Freud finira par se brouiller avec Breuer, en 1894, pour différentes raisons. D’une part, Freud renoncera à la pratique de l’hypnose considérée comme trop violente vis-à-vis du patient, lequel est complètement à la merci du praticien lorsqu’il y est soumis. Il développera la méthode cathartique en la rationalisant avec celle de l’association libre, qui exclut toute suggestion qu’on trouvait en revanche dans l’hypnose. D’autre part, parce que Freud introduira et insistera sur l’importance de la sexualité, y compris la sexualité infantile, dans la constitution du sujet, conception à laquelle Breuer ne pourra jamais adhérer. C’est ce dernier qui a fait rencontrer Freud et Fliess, médecin berlinois, féru de science et qui avait énoncé une théorie de la bisexualité. En effet, avant de s’auto-analyser et de découvrir le rôle du fantasme infantile et du rêve, Freud recherchait des causes physiologiques aux processus psychologiques. Il entretient une longue correspondance avec Fliess (1885 à 1900). Ils se sépareront justement sur la psychologie, Fliess ne pouvant « reconnaître » la psychanalyse comme analyse de l’âme.
Enfin, la 1ère Guerre mondiale va complétement réorienter la pensée freudienne. Tout d’abord, Freud y perd deux fils. Ensuite, cette guerre va donner lieu à ce qu’on a appelé les névroses de guerre. La violence et le nombre de victimes ne peuvent laisser Freud indifférent. En 1915, il énonce sa deuxième topique (Ca, Moi et Surmoi) commence à évoquer les pulsions de mort qui, comme leur nom l’indique, sont destructrices, mais d’abord destructrices envers le sujet lui-même. sa correspondance avec Einstein montrera son nouveau pessimisme à propos de l’humanité et annoncera sa réflexion sur l’être social qu’est l’homme.
Venons-en maintenant aux éléments fondateurs que sont la théorie sexuelle et le rêve.
Théorie sexuelle et rêve : éléments fondateurs de la psychanalyse
Freud va émettre trois hypothèses : 1) certains troubles somatiques (hystéries) ont une signification psychologique ; 2) ces troubles renvoient au vécu infantile ; 3) le contenu de ce vécu est fondamentalement sexuel. En ce sens, sa théorie sexuelle infantile et le rôle des rêves vont constituer les deux piliers fondateurs de la psychanalyse. Ainsi, en 1897 il commence son auto-analyse et comprend l’importance du fantasme sexuel, pris entre la vérité et la fiction investie d’affect. En effet, il pense d’abord que chaque sujet serait « victime » de la séduction parentale, sans pouvoir faire la part entre le réel et le fantasmé, séduction à l’origine de la névrose. Il se rend compte ensuite que ce ne sont que des fantasmes imaginés par les patients. Il réalise alors que c’est l’enfant qui cherche à séduire le parent de sexe opposé, qui éprouve donc des désirs incestueux. Ainsi Freud découvre-t-il que la réalité psychique inconsciente est extrêmement fantasmatique et a pourtant une importance décisive dans la construction du sujet. Il n’évoque pas encore le complexe d’Œdipe, mais s’en approche. Toujours est-il que désormais Freud a fait le lien entre sexualité infantile et rêve : les deux sont l’expression de désirs refoulés. La névrose découle de ces désirs infantiles refoulés, désirs qui s’expriment alors au travers de symptômes névrotiques, comme au travers des rêves. En effet, les désirs refoulés ne doivent surtout pas ressurgir de manière brutale et évidente. Symptômes névrotiques et rêves sont des moyens pour « lutter » contre la satisfaction sexuelle directe. Les « matériaux » de nos rêves seraient ainsi issus des désirs sexuels refoulés de notre prime enfance (entre 1 et 3 ans), dont nous n’avons évidemment pas gardé le souvenir. Mais nous reviendrons sur ces points, en particulier sur le refoulement, phénomène essentiel, si ce n’est primordial de l’explication de l’Inconscient (subconscient = conscience obscure, inconscient = inaccessible).
On peut comprendre que sa théorie de la sexualité infantile va provoquer force remous et oppositions, en particulier dans la société bourgeoise hautement puritaine qu’est Vienne. Avec L’interprétation des rêves (1900), Freud était passé pour un charlatan, avec ses Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), il sera considéré comme un être pervers, dévoyé, peu crédible et particulièrement immoral, voire comme un « ennemi des idéaux de la civilisation ». De plus, ce qui lui sera vivement reproché c’est l’affirmation que les plus hautes réalisations humaines, les plus nobles, sont issues de la sublimation de l’énergie des pulsions sexuelles refoulées, abolissant les frontières entre le normal et le pathologique. Un peu comme si, avec cette théorie il nous mettait en-dessous de l’animal. Il sera donc ostracisé par nombre de ses pairs et longtemps méprisé par la bonne société viennoise. Dans le même temps, en 1900, il publiera L’interprétation des rêves, l’une de ses œuvres maîtresses, qui ne sera réellement reconnue qu’une dizaine d’années plus tard. Toutefois à ceux qui reprochent à Freud de réduire toutes les conduites humaines à la sexualité, on peut répondre que le sexuel n’est pas seulement le génital, mais correspond à tout l’affectif par lequel le moi se constitue en se liant à autrui et en construisant des relations intersubjectives. On ne devient pas homme sans ces relations ;
Toutefois, Freud a été reconnu de son vivant.
La reconnaissance
Hormis Breuer et Fliess, Stefan Zweig est un des rares à avoir immédiatement reconnu l’intérêt et la portée des travaux freudiens. En 1931, il a écrit un livre La guérison par l’esprit, donc du vivant de Freud et approuvé par ce dernier. Il était l’un de ses rares amis viennois.
En 1902 est créé un premier groupe de médecins (Adler, Steckel, Otto Rank, …) qui partagent les idées de Freud : « l’association psychologique du Mercredi », qui se réunissait tous les mercredi soir. En 1908, elle est remplacée par la « Société psychanalytique de Vienne », dont feront partie aussi Jung (photo ci-contre) et Adler, éminents psychanalystes qui ont aussi laissé leur nom dans l’histoire de la psychanalyse, mais qui ont été des disciples dissidents (Adler en 1911, Jung en 1913). Cela signifie qu’ils ont admis les principes théoriques et thérapeutiques de la psychanalyse, mais ont nuancé ou modifié certains points. Attardons-nous un instant sur eux.
Alfred Adler (1870-1937) a été l’élève de Freud. Son originalité a consisté à montrer que le besoin de l'être humain de s'affirmer, de dominer est plus déterminant que sa sexualité, c'est-à-dire au fond que le refoulement. La névrose ne serait plus vraiment liée à la sexualité. Ce qui n’est pas une moindre nuance vis-à-vis du Freudisme « orthodoxe » !
Pour Adler, le névrosé souffre d'un complexe d'infériorité. C'est en voulant compenser une impression d'échec, qu'il va développer des symptômes (tels que l'angoisse par exemple), et non pas pour éviter le retour du refoulé, comme le pensait Freud. Les symptômes vont avoir pour fonction de compenser cette infériorité. Pour Adler, être homme signifie se sentir inférieur et tenter de dépasser les imperfections liées à notre condition.
Le complexe d'infériorité apparaît donc comme un nouveau concept contribuant à la connaissance du psychisme de l'individu.
Carl Jung (1875-1961) était un ami de Freud. Lui va élargir la notion de refoulement. En effet, pour lui la cause du refoulement n'a pas uniquement comme origine la sexualité. La libido n'est pas exclusivement sexuelle, mais représente une énergie vitale plus vaste. Cette énergie va se tourner soit vers l'intérieur, on aura un individu introverti, soit vers l'extérieur, on aura alors affaire à un individu extraverti.
L'introverti est réservé, méditatif, hésitant, sur la défensive, alors que l'extraverti cherche à s'adapter aux situations concrètes.
A côté de ces deux nouvelles notions, Jung va également introduire celle d'Inconscient collectif. Cet Inconscient collectif représente un ensemble d'archétypes et instincts (un instinct = besoin vital résolu qui vaut pour toute une espèce. Plutôt que d’instincts, il vaut mieux parler, à propos de l’homme, de pulsions. D’ailleurs Trieb signifie pulsion et non instinct en allemand) transmis héréditairement et dont les contenus sont universels. Notre Inconscient contiendrait ainsi des images ancestrales, qui s'expriment à travers les mythes, les œuvres d'art, les croyances religieuses. Dans notre Inconscient résideraient donc à la fois les traces de nos conflits personnels, mais aussi les plus lointaines angoisses humaines.
Ces concepts ont connu un certain succès, ils sont d’ailleurs souvent connus du grand public et les cures de psychanalyse allient parfois ces conceptions critiques à la thèse freudienne.
En 1910 est créée « l’association psychanalytique internationale (Jung, Ferenczi (hongrois), Karl Abraham (allemand), Ernest Jones (anglais, 1er biographe de Freud : La vie et l’œuvre de Freud), …) qui intègre des psychanalystes non médecins et qui existe toujours.
Freud a émigré à Londres en 1938, où il est mort d’un cancer de la mâchoire en 1939.
Nous allons aborder maintenant une question qui n’est toujours pas véritablement tranchée.
La psychanalyse comme science
Freud était convaincu que la psychanalyse constituait une partie de la science, qu’elle n’était pas simplement un système de pensée parmi d’autres, qu’une certaine conception ou interprétation du monde : « Je tiens la signification scientifique de l’analyse pour plus importante que sa signification médicale et, dans la thérapeutique, son action de masse par l’explication et l’exposition pour plus efficace que la guérison des personnes isolées » Lettre à Pfister (pasteur suisse, psychanalyste et l’un des fondateurs de la Société suisse de psychanalyse) 1928. Freud pensait d’ailleurs en avoir apporté une double preuve, à la fois une preuve pratique, par l’expérience que sont ses succès thérapeutiques, mais aussi preuve théorique dans la mesure où la psychanalyse permet de donner un sens à nombre de faits à première vue absurdes. Rendre intelligible, objectiver l’objet analytique (le rêve, le lapsus, etc.), c’est-à-dire le mettre à distance, c’était faire science. De plus, il s’agit d’une doctrine matérialiste des représentations, ce qui signifie que l’appareil psychique trouve son explication dans les sciences de la nature, dans la neurophysiologie : la psychanalyse selon Freud est une science de la nature, non une science de l’esprit : l’âme peut se réduire à des représentations (donc des images matérielles) et à des affects qui sont bien réels. De plus, Freud élabore ainsi ce qu’il appelle une métapsychologie, c’est-à-dire une description rigoureuse de l’appareil psychique (les 2 topiques) et de son fonctionnement (pulsions, refoulement, résistance, sublimation, etc.). Toute explication par un principe vital ou par la théologie est rejetée. Ainsi les manifestations de l’inconscient se font par des messages chiffrés (névrose, rêve, phobie, lapsus, …) qu’il reste à décrypter en s’appuyant sur la grammaire et sur la logique, d’où une forme d’objectivité, non une simple interprétation subjective. Freud pensait même que les rêves contenaient des symboles universels : les sentiers escarpés, les escaliers, les échelles,… représentent l’acte sexuel. Le chapeau, la cravate, le couteau, … l’appareil génital masculin, le fait de sortir de l’eau la naissance, le départ la mort, etc.
Toutefois, déjà de son vivant, la psychanalyse n’a pas été reconnue comme une science, car elle n’en possède pas toutes les caractéristiques (cf Popper, Wittgenstein, Foucault, Deleuze et Guattari, mais aussi Levi-Strauss, etc.). Elle n’est d’abord pas prédictive, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de véritables lois psychiques, même si on sait par exemple qu’un traumatisme de l’enfance entraînera une névrose, on ne sait pas à l’avance quelle forme elle prendra. Cela dit, la théorie de la sélection naturelle peut expliquer les modifications des espèces, mais elle ne prédit pas comment elles évolueront. Par ailleurs, elle n’est pas falsifiable, en ce sens qu’on ne peut rien lui opposer, on ne peut pas s’en mettre à l’extérieur : si je dis que je ne crois pas en la psychanalyse, on me rétorquera que c’est parce que mon Inconscient offre des résistances. La psychanalyse prétend tout expliquer, y compris l’opposition que l’on peut manifester à son encontre. Certes, la psychanalyse fait système et, en ce sens elle est totalisante, mais elle n’est pas totalitaire comme l’affirme Onfray. La psychanalyse se veut une structure explicative, mais elle n’affirme pas un déterminisme complet, car aucune détermination ne suffit à définir l’homme et Freud en est bien conscient.
Elle subit aussi aujourd’hui la « concurrence » des neurosciences, de la biologie et de la génétique (ex : l’autisme).
Enfin, la science est toujours science du général, c’est ce que nous savons depuis Aristote. Il n’y a donc pas de science du particulier. Or la psychanalyse est justement une « science » du particulier, du désir propre à chacun. Ses « faits » ne sont pas des phénomènes reproductibles à l’infini, mais sont des événements toujours singuliers, comme le dit Ricoeur dans Le conflit des interprétations (1969) : « La psychanalyse n’est pas une branche des sciences de la nature ; et c’est pourquoi sa technique n’est pas non plus une science naturelle appliquée. Le prix à payer pour cet aveu est certes lourd : la psychanalyse ne répond pas aux critères des sciences d’observation ; les « faits » dont elle traite ne sont pas vérifiables par plusieurs observateurs extérieurs ; les « lois » qu’elle énonce ne sont pas convertibles en relations de variables ( « variables indépendantes » de milieu, « variables dépendantes » de comportement, variables « intermédiaires ») ; son inconscient n’est pas une variable de plus, intercalée entre le stimulus et la réponse. A proprement parler, il n’y a pas en psychanalyse de « faits », au sens des sciences expérimentales. C’est pourquoi sa théorie n’est pas une théorie, au sens où le serait par exemple la théorie cinétique des gaz ou la théorie de gènes en biologie.
[…] il n’y a ni « faits », ni observation de « faits » en psychanalyse, mais l’interprétation d’une « histoire » ; même les faits observés du dehors et rapportés au cours de l’analyse ne valent pas en tant que faits, mais en tant qu’expression des changements de sens survenus dans cette histoire. » Paul RICOEUR : « Technique et non-technique dans l’interprétation » in Le conflit des Interprétations (Seuil 1969 page 185-186). Toutefois Freud ne cherchait pas un sens au sens de « vouloir dire » ou « signifier » mais en tant qu’explication, en tant qu’élucidation du « comment », c’est pourquoi il pensait avoir créé une science. D’ailleurs, en élaborant son « système », Freud distinguait bien la forme (la structure, les mécanismes) et le fond (le contenu, qui est toujours singulier, lié à une histoire singulière).
De plus, cela ne signifie pas que la psychanalyse n’a pas de sens, elle représente très certainement une grille de lecture éclairante du psychisme humain, mais elle n’est pas démonstrative, elle est interprétative, et le propre de l’interprétation est d’être toujours multiple. Freud lui-même en était bien conscient. Un même rêve est susceptible de plusieurs « couches » interprétatives et il y a toujours quelque chose qui résiste à l’interprétation, ce que Freud appelle l’ombilic du rêve. La psychanalyse, même si elle n’est pas en mesure de donner des réponses absolument assurées, représente sans conteste un gain de sens à propos de l’être humain, en tout cas des individus singuliers. L’une des préoccupations essentielles de Freud était ce que l’on appelle « l’amour de la vérité » et on peut admettre que c’est ce qui l’a toujours guidé. Il la pense même d’un point de vue scientifique, c’est-à-dire expérimental. Et il faut bien admettre que la vérité en tant que telle n’est pas absolue, mais est toujours contextuelle, socio-historique et dépend de l’état d’avancée des connaissances. Quand Ptolémée pense expliquer notre système solaire (ou terrestre) avec la Terre au centre, il pense sincèrement être dans le vrai, comme ceux qui soutenaient sa théorie. C’est pourquoi Freud est convaincu qu’il est en train d’élaborer une nouvelle science appuyée sur des données expérimentales en vue de connaître le réel, ce fameux réel = « x », extérieur au discours, d’abord construit comme affect, puis comme pulsion et enfin comme libido, ne s’annihilant pas les uns les autres et révélant la réalité psychique : « ça existe ». Cela dit, comme dans n’importe quelle science, il faut partir de postulats non démontrés, ici l’Inconscient, qui servent à démontrer tout le reste. Enfin, s’il fallait encore insister sur l’utilité et l’efficience de la psychanalyse, on sait aujourd’hui que chez les nourrissons humains, seules 10% des connexions neuronales sont génétiquement programmées ; toutes les autres s’établissent grâce à l’éducation et l’apprentissage tout au long de la vie (Visentini), ce qui peut laisser penser que face au déterminisme biologique, la psychanalyse peut encore avoir une grande place..
Par ailleurs, et c’est loin d’être négligeable, Freud construit en même temps une psychologie sociale (cf : Totem et tabou, Malaise dans la civilisation, Moïse et le Monothéisme, L’avenir d’une illusion, la psychologie des masses, …) laquelle nous donne également des clés explicatives de ce drôle d’être vivant qu’est l’être humain. Et cette psychologie sociale intéresse de près la philosophie, mais aussi l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie et même l’histoire.
Il nous reste à envisager les « suites » du Freudisme.
Impact et postérité
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Du côté philosophique
Freud a eu une influence capitale sur notre conception de l'être humain. Aujourd'hui encore il a de nombreux disciples. Cependant, certains philosophes ont critiqué sa définition de l'Inconscient. En effet, la psychanalyse est une méthode de recherche pour révéler les préoccupations que nous refusons de nous avouer à nous-mêmes. Mais pour les refuser, il faut bien en être conscients. C'est l'argument essentiel des détracteurs de Freud.
Ainsi, Alain philosophe français du 20ème siècle ne nie pas l'existence d'un Inconscient, mais pour lui il ne concerne que le corps (je ne suis pas conscient de tous les processus physico-chimiques). Il refuse l'Inconscient freudien, au sens d’un pouvoir en nous qui nous dépasse, au nom de la morale. Pour Alain, il ne faut pas éluder notre responsabilité derrière la notion d'Inconscient : je suis l'auteur de mes actes et de moi-même.
Sartre de son côté met en évidence que le Moi doit avoir connaissance de son Inconscient dans la mesure où il le refoule, tout en ignorant le contenu et même l'existence de cet Inconscient, puisqu'il ignore qu'il le refoule (le refoulement étant inconscient) : ce qui est contradictoire. Pour Sartre, l'Inconscient n'est pas le maître de nos actes et de nos choix. Sartre est un philosophe de la liberté et de la responsabilité. Pour lui, il ne faut donc pas chercher d'excuses à nos actes en nous abritant derrière l'Inconscient, sinon nous faisons preuve de mauvaise foi, qui elle est toujours consciente, puisqu’elle est toujours un mensonge fait à soi-même tout en sachant que l’on se ment. Mais Sartre est revenu sur ses positions, en particulier dans son livre Saint Genet comédien et martyr, dans lequel il procède à une psychanalyse existentielle de Jean Genet ou de Flaubert dans L’idiot de la famille : l'inconscient existe, nous détermine, mais nous pouvons avoir une action sur lui. Il refuse le total déterminisme psychique en affirmant que « l’important n’est pas de ce qu’on a fait de nous mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. »
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Du côté psychanalytique
La psychologie analytique anglo-saxonne (Stanley Hall, A.A. Brill, J.Putnam) : elle s'est d'abord inspirée de Freud, mais pour faire de la psychanalyse un processus d'adaptation sociale, comme d’ailleurs son nom l’indique : le Comportementalisme, et non plus un processus d'élucidation de l'individu. En cela elle revient au Behaviorisme (science des comportements, explication exclusivement mécaniste par l’étude des stimuli). Elle a davantage misé sur l’apport thérapeutique plutôt que sur le système de pensée. D’ailleurs, seuls les médecins psychiatres seront autorisés à pratiquer l’analyse aux États-Unis. Cependant, Freud remarquait déjà que la parole avait plus d’effets cliniques que la rationalisation des affects : expliquer un dysfonctionnement affectif de l’extérieur ne permet pas de le guérir. Ce « dysfonctionnement » doit d’abord être approprié par le patient au travers de son acte de parole. Avec le Comportementalisme, appuyé sur le cognitivisme, on a davantage affaire à une normalisation douce des conduites, c'est-à-dire au fait de plier l'individu à l'environnement social. On a ainsi affaire en réalité à un processus de réadaptation sociale (pour ex. voir Visentini p.213 : « Prenons le cas paradigmatique d’une phobie des ascenseurs dont vous pourriez souffrir. Le psychiatre prescrira des anxiolytiques à courte demi-vie, à prendre chaque fois que vous serez forcés de monter dans un ascenseur : anesthésie partielle, efficacité moyenne et traitement à réitérer à vie avant chaque prise d’ascenseur. Le cognitiviste vous fera remarquer que votre façon de penser n’est pas rationnelle, que l’ascenseur est le moyen de transport le plus sûr au monde, devant les avions, et que vous n’aurez jamais d’accident : efficacité faible et méthode à réitérer toute la vie avec les personnes qui auront sur vous le plus d’effet. Le comportementaliste vous proposera des recettes, des associations de pensée à faire (l’ascenseur est utile ; il économise votre énergie ; tout le monde le prend et personne n’en a peur) ; il vous aidera à vous familiariser petit à petit avec ce moyen de transport, d’abord en le regardant sans y monter, puis en y montant sans fermer la porte, puis en vous élevant au premier étage, etc. : efficacité moyenne, risque que l’ « x » du symptôme se déplace et produise un autre symptôme, conditionnement à réitérer toute la vie avec les personnes qui sauront vous parler. Le psychanalyste, lui, vous fera associer librement ; vous ne commencerez peut-être même pas par la phobie des ascenseurs ; vous partirez d’un autre point, et en arriverez à dire des choses que vous n’auriez jamais cru pouvoir penser ni même avoir vécu ; vous ferez des liens improbables entre des choses hétérogènes et éloignées dans le temps, mais qui tiennent à votre histoire ; vous oublierez soudain les ascenseurs pour parler de votre enfance, des personnes qui ont compté pour vous, de ce qu’elles vous ont dit, d’expériences marquantes où se localisera pour vous du réel = « x » ; des affects remonteront ; votre corps s’allègera de quelque « chose » ; vous aurez l’impression que de nouveaux horizons s’ouvrent à vous, puis ils se refermeront ; il y aura des progrès et des retours en arrière, et cela pendant des mois, des années si cela continue de vous intéresser ; le rapport à vous-même, aux autres et au monde se transformera. Puis, un jour, vous remarquerez la disparition de la phobie, sans que vous vous en soyez rendu compte : efficacité assez forte ; traitement long ; une fois le trouble disparu, peu de chance de rechute »). S'agit-il donc de tuer les angoisses et les inadaptations diverses ? En fait de tuer ce qui fait l'homme ? Par ailleurs, comment définir ce que serait l'homme "bien", adapté ?... Voilà les questions que peuvent poser cette « déviance » de la psychanalyse. Enfin, Freud était certain de l’universalité de ses concepts, alors que les anglo-saxons veulent prendre en compte la différence des systèmes culturels.
Lacan (1901-1981), psychanalyste français : face à la psychologie analytique, qu'il récuse, Lacan propose un retour à Freud. Pour lui, la psychanalyse, avant d'être une thérapeutique, est d'abord et surtout un système de pensée.
La singularité de Lacan est qu'il introduit la linguistique dans la psychanalyse. Selon lui, l'Inconscient est structuré comme un langage : "Ca parle". Le langage représenterait l'essence humaine. Par ailleurs, il montrera qu'à la racine de l'humanité, plutôt que le besoin, se trouve le désir : le désir de reconnaissance et le désir de faire reconnaître son désir.
Conclusion
Il semble difficile aujourd'hui de rejeter l'Inconscient, tel que défini par Freud. Cependant, en opposant un Inconscient à une conscience toute puissante, Freud a infligé une 3ème humiliation à l'homme, après la découverte de l'héliocentrisme (1543) et le Darwinisme (1859) : l'homme n'est pas le sujet de la plupart de ses pensées. Le Moi n'est pas une entité simple et claire, qui maîtriserait tout le psychisme de manière consciente. C'est alors tout le statut du sujet, et de la conscience, qui est mis en cause. Pour autant, la dévalorisation de la conscience (elle n'est plus toute puissante) va de pair avec un souci d'une meilleure compréhension de l'homme. Essayer de comprendre ce que l'on est, c'est aussi une façon de se libérer. La conscience représente en effet une distance de l'homme au monde : l'homme peut se représenter le monde, le connaître et le penser, ce qui lui permet d'avoir une action sur lui, mais également de former l’idée de vérité. Elle représente également une distance de l'homme à lui-même, ce qui lui permet de réfléchir et de porter un jugement sur lui-même et sur ses actes. Néanmoins, il semblerait que la conscience ait été surestimée. Nous rencontrons encore des difficultés à cerner son origine. De même, elle ne peut définir l'homme à elle seule. Elle ne représente pas une entité simple et claire, qui maîtriserait tout le psychisme de manière consciente.
Enfin, je voudrais terminer cette introduction par ceci. D’aucuns se gaussent, ricanent quand il s’agit de la psychanalyse et de l’Inconscient comme s’il s’agissait là de charlatanisme. Nous devons pourtant bien admettre qu’elle est complétement passée dans les mœurs et dans les pratiques. Il en va ainsi pour la justice, pour l’éducation, pour l’école et même pour la médecine. Déjà à la fin de la 2nd guerre mondiale, les médecins militaires allemands et autrichiens furent impressionnés par les résultats d’Abraham, Ferenczi et Eitingon sur les névroses de guerre.