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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 L'avenir a-t-il besoin de nous?

Conférence de Denis Collin - 13 septembre 2013

 

Le titre de cette conférence m’a été inspiré par un texte d’un informaticien américain, Bill Joy, publié au début des années 2000 et largement diffusé sur internet. Bill Joy s’intéresse aux conséquences éthiques des nouvelles technologies et se demande si avec l’informatique, les nanotechnologies et le génie génétique, nous ne sommes pas en train de préparer un monde qui pourra se passer des humains – du moins des humains tels que nous les connaissons… Bill Joy fait référence à un autre texte américain très connu, le manifeste d’Unabomber, c’est-à-dire de Theodor Kaczynski.

Jeune mathématicien surdoué, Kaczynski est entré dans la clandestinité et pendant 17 ans, il a menacé les institutions scientifiques et politiques des USA en mettant parfois ses menaces à exécution. Ses bombes ont fait trois morts et plusieurs blessés. On peut le considérer comme un fou criminel ou encore comme un luddite, ces ouvriers qui, derrière Ludd brisaient les machines à vapeur dans l’Angleterre de la révolution industrielle. Voici un extrait des écrits de Unabomber :

Admettons d’abord que les informaticiens réussissent à développer des machines intelligentes qui peuvent tout faire mieux que les humains. Dans ce cas tout le travail sera vraisemblablement fait par d’énormes systèmes fortement organisés de machines et aucun effort humain ne sera nécessaire. Deux cas seulement pourraient se produire. On pourrait permettre aux machines de prendre toutes leurs décisions sans intervention humaine, ou bien le contrôle humain des machines pourrait être conservé.

Si on permet aux machines de prendre toutes leurs décisions elles-mêmes, nous ne pouvons pas faire de conjectures quant aux résultats, parce qu’il est impossible de deviner comment de telles machines pourraient se comporter. Nous affirmons seulement que le destin de la race humaine serait à la merci des machines. On pourrait argumenter que la race humaine ne sera jamais assez idiote pour remettre tout le pouvoir à des machines. Mais nous ne suggérons aucunement que la race humaine livrerait volontairement le pouvoir aux machines, ni que les machines se saisiraient volontairement du pouvoir. Ce que nous suggérons réellement est que la race humaine pourrait facilement se permettre de dériver dans une position où elle dépendrait tant des machines qu’il n’aurait aucun choix réel, si ce n’est accepter toutes les décisions des machines. Comme la société et les problèmes auxquels elle fait face sont devenus de plus en plus complexes et que les machines deviennent de plus en plus intelligentes, les gens laisseront des machines prendre de plus en plus de décisions pour eux, simplement parce que les décisions proposées par les machines apporteront de meilleurs résultats. Finalement un stade pourra être atteint auquel les décisions nécessaires pour maintenir le fonctionnement du système seront si complexes que les gens seront incapables de les élaborer intelligemment. À ce stade les machines auront le contrôle effectif. Les gens ne seront même pas capables d’éteindre les machines, parce qu’ils dépendront tellement d’elles que leur arrêt équivaudrait à un suicide.

D’un autre côté il est possible que le contrôle humain des machines puisse être conservé. Dans ce cas l’homme moyen pourrait avoir le contrôle de certaines machines privées, comme sa voiture ou son ordinateur individuel, mais le contrôle sur les grands systèmes de machines sera dans les mains d’une élite minuscule - de la même façon qu’aujourd’hui, mais avec deux différences. En raison de l’amélioration des techniques l’élite aura un contrôle plus grand sur les masses; et comme le travail humain ne sera plus nécessaire les masses seront superflues, un fardeau inutile pour le système. Si l’élite est impitoyable elle pourra simplement décider d’exterminer la plus grande part de l’humanité. Si elle fait preuve d’humanité elle pourra utiliser la propagande ou d’autres techniques psychologiques ou biologiques pour réduire le taux de natalité jusqu’à ce que la plus grande part de l’humanité s’éteigne, laissant le monde à l’élite. Ou, si l’élite consiste en libéraux au coeur tendre, ils peuvent décider de jouer le rôle de bons bergers de la race humaine. Ils s’occuperont de ce que les besoins physiques de chacun soient satisfaits, que tous les enfants soient élevés dans des conditions psychologiquement hygiéniques, que chacun ait un passe-temps sain pour le tenir occupé et que quelqu’un qui devienne insatisfait subisse un « traitement » pour guérir son « problème ». Bien sûr, la vie sera à ce point sans but que les gens devront être biologiquement ou psychologiquement modifiés soit pour supprimer leur pulsion de dominance ou pour leur faire « sublimer » leur pulsion de dominance dans un passe-temps inoffensif. Ces êtres humains modifiés peuvent être heureux dans une telle société, mais ils ne seront très certainement pas libres. Ils auront été réduits au statut d’animaux domestiques.1

La dystopie de Kaczynski n’est-elle qu’une nouvelle version du vieux conte de l’apprenti-sorcier ou de la créature de Frankenstein ? Ou, au contraire, rend-elle compte d’une réalité à laquelle nous sommes d’ores et déjà confrontés et qui chaque jour un peu plus nous menace ? Peut-être faut-il élargir le propos et ne pas s’en tenir à la perspective énoncée par Kaczynski et envisager des formes très diverses que pourrait prendre ce que Gunther Anders avait appelé « obsolescence de l’homme ».  De quoi s’agit-il ? D’un processus qui prend des formes diverses, s’effectue selon des axes et des modalités très différents, mais aboutit à l’effacement de ce que nous avons très longtemps cru comme étant le propre de l’homme. À la fin de Les mots et les choses, Michel Foucault prophétisait que l’homme s’effacerait « comme à la limite de la mer un visage de sable ». Il est impossible de parler de manière exhaustive de tous ces processus dans le cadre limité de cette conférence. Je voudrais me limiter à quelques considérations, nécessairement schématiques, sur trois points essentiels :

1)      La dynamique de la technique et la réification du monde vécu ;

2)      La colonisation scientifique des consciences ;

3)      L’avenir de la nature humaine.

La dynamique de la technique et la réification du monde vécu

On peut, à juste titre, considérer que l’homme en tant que tel, apparaît lorsque les primates bipèdes commencent systématiquement à fabriquer des outils et à tenter de modeler le monde extérieur à leur image – par exemple avec les premières manifestations du génie artistique humain. Et on pourrait penser l’évolution des techniques comme une évolution linéaire qui s’est seulement accélérée à notre époque. Mais, de la maîtrise du feu à la centrale de Fukushima, il n’y aurait qu’un seul et même processus continu. Mais cette vision, celle des adorateurs de toutes les techniques modernes, est largement erronée. L’époque moderne, celle qui correspond à l’essor et au triomphe du mode de production capitaliste se caractérise par une transformation radicale du sens de la technique.

1)      Jusqu’au XVIIe siècle, le développement technique dépendait d’un savoir-faire empirique de l’homme de métier.  Les temps modernes sont marqués par l’irruption de la science dans la sphère de la production de la vie humaine, et ici il faut revenir à ce passage extraordinaire du Discours de la méthode de Descartes où il annonce que la science nouvelle dont il cherche à jeter les fondements, nous rendra « comme maîtres et possesseurs de la nature. »

2)      L’outil de l’artisan était le prolongement de sa main, un organe de son activité productrice. Comme le dit Hannah Arendt, l’artisan, l’homme qui œuvre, est « seigneur et maître » et l’œuvre par sa durée inscrit l’existence humaine dans un monde proprement humain. L’introduction de la machine-outil et de la fabrique moderne renverse radicalement ce rapport qui caractérisait l’humanité depuis ses débuts obscurs. Marx, dans Le Capital, a magistralement analysé cette transformation en montrant quelle transformation des rapports sociaux elle exprimait en même temps qu’elle la rendait possible. Résumons les choses : l’artisan se servait des outils pour réaliser son propre but, l’œuvre. L’ouvrier sert la machine pour réaliser non son propre but mais le but du système productif dans lequel il est inséré comme un élément.

Certes, ce n’est pas l’homme en général qui sert la machine : l’ouvrier ne sert la machine que pour autant que le procès de production produise de la plus-value qui tombe dans la poche du capitaliste ou qui, plus exactement, permet l’accumulation du capital. Le machinisme pourrait ainsi n’apparaître que comme un élément auxiliaire du capitalisme et non comme l’essence même de ce mode de production.

Les « vieux marxistes » (s’il en existe encore !) croient finalement à la neutralité de la technique ; la technique serait bonne en elle-même et participerait de la « croissance des forces productives » qui ne serait freinée que par les rapports de propriété capitalistes qui iraient même jusqu’à transformer les forces productives en forces destructives (exemple : l’économie d’armement).  La dernière partie de cette analyse n’est pas fausse : le progrès technique dans le mode de production capitaliste produit bien toujours plus de forces de mort et pas seulement dans le domaine de l’industrie de guerre. Mais cette analyse est dans l’ensemble très insuffisante.

Sans pouvoir développer ici, il faut partir du fait que le capital dans son propre mouvement n’est pas autre chose que la domination du travail mort (le travail coagulé en valeur, c’est-à-dire en capital investi) sur le travail vivant. Le machinisme moderne en asservissant le producteur au moyen de production réalise pleinement la domination du travail mort sur le travail vivant. Plus : elle serait impossible sans lui. Marx montre de manière très précise comment le machinisme a été indispensable dans le processus qui permet de passer de la soumission formelle du travail au capital à sa soumission réelle.

Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, ce processus est resté cantonné à la production stricto sensu, et même à la production industrielle, soit de moyens de production soit de biens matériels destinés à l’usage. Mais ce stade est aujourd’hui dépassé : le développement des prétendus « biotechnologies » (qu’il vaudrait mieux appeler « thanato-technologies » parce qu’elles sont des technologies de mort) soumet l’agriculture à la domination de la technique. Là encore il y a une rupture qu’on ne devrait pas  refuser de voir : le tracteur remplace le cheval et la moissonneuse remplace la faux ; mais on est toujours dans une très large mesure dans le rapport homme-nature tel qu’il s’est instauré depuis le néolithique. Quand la semence est directement le produit non de la croissance naturelle de la plante mais des manipulations génétiques réalisées par des industriels de la chimie, il y a quelque chose de profondément nouveau qui advient. Cette nouveauté a d’ailleurs une expression juridique : le paysan n’a pas le droit de semer des produits OGM de sa propre récolte mais doit des royalties à son semencier OGM (Monsanto ou Novartis), comme si les processus naturels étaient devenus des simples éléments du processus de production industrielle.  L’industrie se substitue à la vie !

Mais la domination des processus techniques de production s’étend aussi au travail intellectuel. Tout le travail d’administration est devenu une routine où seul a vraiment « la main » le système informatique dont les contraintes guident les manières de faire, les règles et les procédures.  Il ne s’agit pas simplement des tâches de la routine bureaucratique mais aussi des tâches de conception, des tâches qui procèdent de la création intellectuelle ou de la transmission. On a ainsi montré l’influence des logiciels sur la pensée (par exemple : la pensée Powerpoint). Même là où la machine n’intervient pas directement, c’est son modèle qui régit l’activité humaine. Les procédés de normalisation (ISO 9000 etc.) imposent une marche à suivre dans toutes les activités. On a vu par exemple l’introduction des normes de qualité dans production de « séquences d’enseignement » avec en corollaire des évaluations normatives très codées des « apprenants ».

On devrait aussi montrer comment la pensée la plus abstraite, la pensée philosophique, elle-même a suivi ce mouvement.  Dans mon dernier livre, À dire vrai, j’ai essayé de montrer combien « la tentation est grande de remplacer le patient travail du concept, la dialectique sinueuse et incertaine de la méditation philosophique par la mécanisation de la pensée et la mise en œuvre de procédures. D’où les espoirs mis dans la logique formelle et la recherche d’une langue rigoureuse et formalisable selon les projets déjà très anciens de Leibniz. D’où la recherche de théories procédurales du droit, de la justice ou de la morale. La procédure pourrait même être l’essence même de la société moderne. »

Ce qui est vrai du côté de la production des moyens de la vie l’est devenu de la vie elle-même. Les objets techniques envahissent notre monde. Et là encore on peut relever les transformations qualitatives en cours. Ce qui devait nous libérer (« Moulinex libère la femme ! ») a fini par nous asservir.  Ce qui devait nous rapprocher – les moyens de communication – nous sépare inexorablement.  L’internet, les jeux vidéo, les jeux en réseau, etc., tout cela contribue à enfermer l’individu dans sa bulle, un peu comme les humains rescapés du roman de Jean-Michel Truong, Le successeur de pierre.

La croissance démesurée de la technique produit une « réification du monde vécu ». Le monde dans lequel nous vivons, le monde de notre vie subjective, est un monde tissé de nos rapports avec les choses. Nos rapports avec les autres humains tendent à ne plus exister que comme rapports passant par la médiation des choses, de nos mille et une prothèses techniques.  Ce monde dominé par la technique, son expression du point de vue de la subjectivité peut être caractérisée par la « honte prométhéenne »

Dans son livre, Obsolescence de l’homme, Gunther Anders consacre le premier essai à la « honte prométhéenne ». Voici comment il présente sa première rencontre avec cette « honte » :

J’ai visité avec T. une exposition technique que l’on venait d’inaugurer dans le coin. T. s’est comporté d’une façon des plus étranges, si étrange que j’ai fini par l’observer, lui plutôt que les machines exposées. Dès que l’une des machines les plus complexes de l’exposition a commencé à fonctionner, il a baissé les yeux et s’est tu. J’ai été encore plus frappé quand il a caché ses mains derrière son dos, comme s’il avait honte d’avoir introduit ses propres instruments grossiers, balourds et obsolètes dans une haute société composée d’appareils fonctionnant avec une telle précision et un tel raffinement.[1]

Cette honte est celle du manant introduit par hasard dans la société des grands, à cette différence que la société des grands était faite d’humains et que les grands devant lesquels T. a  honte sont les machines, des choses produites par les humains. Anders poursuit :

Si j’essaie d’approfondir cette « honte prométhéenne », il me semble que son objet fondamental, « l’opprobre fondamental » qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance.[2]

On ne saurait mieux décrire ce qui pousse au désir insensé de fabriquer des humains ou au désir tout aussi insensé de ramener son esprit à une simple mécanique au fonctionnement prévisible.  Augustin voit dans l’inversion du créateur et de la créature la manifestation même de l’hérésie. Anders note que c’est un processus semblable qui caractérise l’homme saisi de la « honte prométhéenne » : la créature (la machine) devient l’objet d’admiration, elle prend un caractère sacré et l’homme (qui est pourtant le créateur de la machine) devient objet de mépris. Que cela ait à voir avec le « fétichisme de la marchandise » dont nous avons parlé plus haut, c’est absolument certain. Les manifestations du culte des choses sont suffisamment nombreuses et suffisamment étudiées par les sociologues pour qu’il ne soit pas utile d’y revenir. Le plus intéressant, c’est cette aspiration au devenir-machine de l’homme, c’est-à-dire une aspiration à se débarrasser simultanément du « je » et de la liberté qui lui est inextricablement liée. Anders résume la situation d’une formule :

Le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas.[3] 

C’est pourquoi, comme le note encore Anders, l’homme doit se consacrer au « human engineering », c’est-à-dire à la tentative de faire de son corps l’équivalent d’une machine, quelque chose d’aussi parfait qu’une machine. Dans l’attention que les individus portent à leur corps, on voit trop souvent une simple manifestation de narcissisme. Si c’était le cas, ce ne serait pas trop grave. Mais la vérité est bien pire : ce n’est plus la beauté des dieux de la statuaire grecque qui fixe les normes, car en elle, on peut toujours se reconnaître, mais la perfection fonctionnelle des machines.  Il y a quelques années une publicité de Citroën pour son modèle baptisé « Picasso » montrait les robots dédiés à la peinture sur la chaine de montage. Le robot se mettait à peindre le véhicule en suivant un graphisme inspiré d’une toile de Picasso. Mais la précision et la rapidité d’exécution ne laissait aucun doute quant à la conclusion à tirer : la machine est bien supérieure à l’homme et le génie de Picasso doit s’effacer devant la perfection machinique de la « Picasso ». Se retournant dans sa tombe, le peintre a dû être saisi, lui-aussi, comme le T. de Günther Anders par cette honte prométhéenne.

Pour terminer sur ce point il faut encore noter autre chose. Le monde moderne s’est volontiers peint comme l’accomplissement du mythe de Prométhée : le feu volé aux Dieux devenait la puissance des hommes. Marx lui-même était fasciné par l’ambition prométhéenne du mode de production capitaliste. Mais la puissance des hommes semble être entièrement passée dans les rouages de ses machines qui sont devenues prométhéennes. Ainsi la dystopie de Kaczynski n’est-elle pas une dystopie : nous sommes bien déjà entrés dans le monde prophétisé par Unabomber ! Et il n’y a pas d’avenir pour l’homme dans ce monde.

L’âge de la colonisation des consciences

Là encore, commençons par marquer les ruptures et leurs effets paradoxaux. Le monde moderne commence avec la lutte pour la liberté de conscience et l’affirmation de la liberté humaine. Le bref ouvrage de Pic de la Mirandole, De la dignité de l’homme (1486), fait l’éloge de la liberté humaine qui le distingue radicalement de toutes les autres créatures. Mais en même temps, c’est avec la modernité que s’est développé le projet d’un contrôle scientifique systématique des consciences, de mise en coupe réglée du psychisme humain.

Le contrôle des populations est le point de départ des « sciences sociales ». Les autorités politiques archaïques ne disposaient guère pour assurer leur pouvoir que de la superstition et de la répression qui engendre la crainte. Les autorités modernes disposent de la science. Et les sciences sociales reposent essentiellement sur la tentative d’éliminer tout ce qu’il y a d’imprévisible dans le comportement humain. L’économie politique veut libérer l’activité économique du pouvoir capricieux des souverains pour mieux laisser agir la « main invisible » du marché : la liberté revendiquée par l’économie politique est donc la liberté de l’automate qui peut ensuite se calculer et donner lieu à des prévisions – comme dans le célèbre tableau de Quesnay ce père français du libéralisme qu’on se contente le plus souvent de rattacher au nom de l’écossais Smith. L’essor de l’économie politique va de pair avec celui des sciences du contrôle : contrôle de la population, développement de ce que Michel Foucault a appelé « biopouvoir », développement d’une sociologie qui définit clairement ses objectifs dès le début : la « physique sociale » voulue par Auguste Comte (le père de toute l’école sociologique française) a un objectif pratique : l’ingénierie sociale et politique, permettant une politique scientifique et non cette politique irrationnelle qui a dominé jusqu’à notre époque. Le principal héritier du positivisme comtien se nomme Durkheim.  On citera ici aussi l’importance des travaux de Le Bon sur la psychologie des foules (1895) ainsi que ses recherches ultérieures qui conduisent en 1931 aux « Bases scientifiques de la philosophie de l’histoire » dans lesquelles Le Bon cherche à montrer le lien entre la variation des types biologiques et le changement des personnalités mentales.

C’est Hannah Arendt qui relève que les sciences sociales visent à transformer l’homme en un être prévisible. « La regrettable vérité en ce qui concerne le behaviorisme [et les sciences sociales] et la validité de ses ‘‘lois’’ c’est que plus il y a de gens, plus il y a tendance à ‘’bien se conduire’’ »[4] c’est-à-dire  à suivre les comportements majoritaires mis à jour dans l’activité sociale.

Il y a un autre aspect qui découle non plus des sciences sociales mais des évolutions récentes de la biologie et du développement des neurosciences d’un côté, de la « computer science » de l’autre. Toute une partie, la plus subventionnée, la plus répandue dans le grand public, des recherches scientifiques conduit à l’élimination de l’esprit pour le rabattre sur les choses sensibles, observables dans une expérimentation.

L’esprit est considéré comme une chose (le cerveau, le système neuronal) ou une manière de parler de l’activité de cette chose.  Et cette chose est une chose matérielle ce qui fait de la pensée une façon de parler des mouvements qui agitent cette chose matérielle.

-          Dès le XVIIIe siècle un La Mettrie affirme qu’il faut aller jusqu’au bout de la pensée de Descartes. Celui-ci avait fait des corps vivants des machines, mais par crainte d’affronter les autorités religieuses avait préservé l’idée d’une âme séparée du corps. Il faut avoir l’audace de dire que c’est l’homme tout entier qui constitue un « homme machine »[5].

-          Cette idée n’est cependant pas propre à un personnage finalement assez secondaire dans la pensée des Lumières. Le matérialisme en théorie de l’esprit est déjà exposé sans trop de détours par Hobbes dans le Léviathan, Hobbes pour qui penser c’est calculer.

-          L’idée que la pensée rationnelle se réduit au calcul est défendue Leibniz, qui n’est pourtant pas matérialiste mais qui met au point une ingénieuse machine à calculer – bien plus perfectionnée que la « pascaline » de Pascal – et imagine l’usage que l’on pourrait faire de la numération binaire ou d’une « langue de caractères » (la « caractéristique universelle ») préfigurant les langages logiques formels si importants dans le développement de l’informatique. Incontestablement Leibniz est non seulement un des précurseurs de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Il pourrait être le précurseur de la « théorie computationnelle de l’esprit » (TCE) qui a dominé la philosophie de l’esprit même si son étoile a bien pâli ces dernières années.[6]

Contre le « matérialisme fort » de la plupart de ces théories, la TCE ou l’homme-neuronal de Jean-Pierre Changeux, nous avons esquissé ailleurs la défense d’un « matérialisme faible »[7] : si l’esprit appartient bien à la nature et doit donc être pensé comme quelque chose de naturel, pour autant la saisie objectiviste des sciences de la nature est incapable de rendre compte réellement de l’esprit parce que la subjectivité, par définition, ne peut pas être l’objet des sciences de la nature. Reste à comprendre pourquoi les neurosciences et les recherches en vue d’élaborer une conception scientifique de l’esprit humain sont menées avec autant de vigueur.

Le progrès des neurosciences est sans doute une bonne chose : on connaît mieux le cerveau, on connaît mieux son fonctionnement et par conséquent on en peut mieux soigner les troubles et les lésions. On peut même commencer à envisager des prothèses en cas de troubles fonctionnels graves.  On travaille beaucoup sur des dispositifs qui permettraient de décoder les pensées (à partir d’une électroencéphalographe) pour les transmettre à un ordinateur. Un sujet privé de toute possibilité motrice pourrait ainsi, seulement par la pensée, commander un robot. Voilà de bonnes nouvelles. Mais comme toujours, les moins bonnes suivent. On travaille sur des expériences de « transmission de pensée » par ordinateur – des expériences récentes dans ce domaine semblent indiquer le chemin à suivre. Les progrès de l’informatique pourraient aussi prendre le relai du bon vieux détecteur de mensonges.  Bref, nous serions sur la piste du « cérébroscope », la machine à lire dans les pensées. Si on peut associer rigoureusement (« token-token identity ») une certaine configuration active de neurones et un contenu de pensée, on pourra avoir une sémantique complète du cerveau et dès lors se débarrasser définitivement de la notion d’esprit – ainsi que le demandait Jean-Pierre Changeux.[8]

Toutes ces recherches conduisent à la construction d’interfaces cerveau humain/ordinateurs, à la multiplication des prothèses électromécaniques, en un mot à la constitution d’un continuum homme-machine qui débouche sur « l’homme bionique ». La limite entre la science-fiction et la technoscience serait ainsi en train de s’effacer. Bienvenue au cyborg, successeur de l’homme !

Mais là encore, la présentation est trompeuse, d’une continuité de la maîtrise scientifique de l’homme. Des prothèses des bras et jambes aux piles cardiaques pourquoi ne passerait-on pas à une phase ultérieure, une plus grande intégration de l’individu et des prolongements artificiels qui peuvent lui être utiles ? La psychologie scientifique n’a eu de cesse de mettre à plat le fonctionnement de l’esprit humain et la pharmacopée des pilules destinées à réguler le fonctionnement du système nerveux n’a cessé de s’étendre : calmants, somnifères, antidépresseurs, régulateurs de l’humeur et autres anxiolytiques encombrent les armoires à pharmacie de presque tous les foyers. Cependant, ce qui est en cause, c’est autre chose : il n’y pas une grosse différence entre l’absinthe des poètes maudits, l’alcool de l’assommoir de Zola et le Prozac.  On est dans le domaine des drogues qui influent sur le fonctionnement du cerveau, perturbent la pensée et les sensations, détraquent éventuellement l’imagination, comme les crises de delirium dont est victime le personnage joué par Montand dans Le cercle rouge.  Mais l’alcoolique ravagé par l’alcool reste un sujet – tout comme les insensés de Descartes continuent d’exprimer extérieurement qu’ils ont une âme, à la différence des automates et des perroquets. Le projet technoscientifique qui se dessine aujourd’hui a précisément comme visée de supprimer cette subjectivité. L’alcoolique parle peut-être plus qu’il ne le voudrait à jeun, mais dans sa parole reste maintenue la distinction entre ce qui est dit et ce qu’il pense intérieurement. Dès lors qu’on dispose d’une « machine à lire les pensées », alors cette distinction n’existe plus, elle est radicalement abolie et si l’esprit de l’individu, son intériorité, est exposée aux yeux et à la compréhension, alors cette intériorité n’existe plus et nous n’avons plus affaire à un homme mais à un androïde, analogue à ceux de Philip K. Dick dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, le roman d’où est tiré le film-culte de Ridley Scott, Blade Runner.

On pourra objecter ceci : soit ce projet de démontage de l’esprit selon les principes des sciences de la nature est une pure chimère et alors nous n’avons pas à nous en effrayer plus que de l’histoire de Mary Shelley avec Frankenstein et sa fameuse créature ; soit ce n’est pas de la science-fiction mais de la science tout court et alors il est stupide de refuser cette vérité scientifique très désagréable pour les humanistes attardés que nous sommes.

On peut écarter la première partie de cette objection. La science-fiction est … de la fiction. Nous avons affaire à un projet sérieux, sur lequel travaillent de nombreux laboratoires, qui mobilise des chercheurs de nombreuses disciplines – de l’informatique à la philosophie en passant par la neurobiologie et la psychologie. Nous ne sommes pas dans une libre création intellectuelle comme le sont les romans de Dick, Huxley ou Orwell. Même si le programme technoscientifique concernant l’esprit échoue dans sa tentative de réduire la subjectivité – et fondamentalement il ne peut qu’échouer – il produit des effets, légitime des pratiques et induit de nouveaux rapports entre les individus. Et c’est d’ailleurs ce qui explique le soutien dont il bénéficie de la part des pouvoirs publics. Élucider ce qui compose les tréfonds de l’âme, les gouvernements et les puissances financières s’en moquent, mais perfectionner les techniques de manipulation et de prise de contrôle des esprits, voilà à quoi ils sont particulièrement intéressés.

La deuxième partie de l’objection n’est pas plus convaincante. Comment le programme technoscientifique concernant l’esprit pourrait-il être vrai ? Cela supposerait que soit écartée la vie elle-même. Je peux toujours prendre du Prozac pour combattre ma dépression, je n’éprouverai jamais la dépression comme un simple problème de recapture de la sérotonine ! Je peux connaître les mécanismes de la douleur, cela ne m’empêche pas d’avoir mal et le « avoir mal » est non objectivable. Il est simplement la vie s’appréhendant elle-même. Ce n’est pas du tout par hasard que les grands « triomphes » de la technoscience de l’esprit se sont produits dans les techniques de simulation de la pensée réduite à la pensée calculatrice. Au fond, quand on fait exécuter 2 + 2 à une machine à calculer, on peut sans danger se passer de l’interrogation sur l’effet que ça fait à un sujet humain de penser 2 + 2 ! Hobbes n’a raison (« penser, c’est calculer ») que tant qu’on supprime des opérations de pensée la pensée elle-même, c’est-à-dire la pensée qui s’appréhende elle-même. En simulant les procédures calculatoires de la pensée humaine, on ne construit pas des « machines à penser » mais plutôt des « machines à ne pas penser ». Ces réfutations philosophiques, cela va de soi, ne pourront jamais convaincre un partisan du programme de la technoscience de l’esprit, puisque précisément la pensée philosophique est mise hors-jeu dès le début.

C’est qu’en réalité la TCE, les sciences cognitives et tout ce qui tourne autour du programme de la technoscience de l’esprit n’ont pas comme objet de connaître l’âme humaine, à la manière de Socrate ou Descartes. Une telle connaissance est considérée comme une entreprise dénuée de sens. Il s’agit au contraire de mettre au point des techniques qui permettent d’agir avec des résultats prévisibles sur les autres esprits. Ni la vérité ni le soin ne sont les objectifs de cette entreprise mais bien plutôt la poursuite de cette « colonisation des esprits » dont parle Remo Bodei. En s’appuyant sur l’étude d’auteurs caractéristiques de l’esprit du XXe siècle et des tournants profonds qui le marquent, Bodei montre comment, l’idée d’âme ayant perdu progressivement de sa force, a commencé la construction consciente de l’individualité au moyen des instruments artificiels de la politique et des savoirs scientifiques. Par des techniques d’ingénierie humaine, le pouvoir, en s’intériorisant rend l’individu plus malléable, plus souple à gouverner ; il envahit sa conscience. La caractéristique propre des totalitarismes, c’est qu’ils ont réussi à « conquérir et à profaner la citadelle intérieure de la conscience »[9] Défendant, à la manière d’Adorno, le sujet individuel, le « je », comme seul centre de résistance potentielle et de jugement critique, Bodei montre par quels moyens même dans les sociétés plus ou moins « démocratiques » se développe cette « colonisation des consciences ».

Aux classiques moyens répressifs s’ajoutent au contraire ou se substituent les moyens de la séduction, à la peur de la mort comme menace permanente du pouvoir se joint ainsi l’intérêt de la politique pour la vie, la santé et le bien-être des citoyens, tout autant que la mise à disponibilité de pascaliens divertissements de masse …[10]

Comprendre la transformation de la situation métaphysique de l’homme induite par les biotechnologies appliquées à la naissance ou au contrôle du psychisme n’est donc possible que si on les resitue dans le mouvement d’ensemble de la modernité, ou plutôt dans cette involution de la modernité, née sous le signe de la libération de l’homme et de la promotion de l’individu et qui se transforme en contrôle généralisé et conformisme de masse, même quand il s’agit d’un narcissisme de masse[11].

Le processus de liquidation de la subjectivité comme ce à quoi s’articule toute possibilité de parler de la liberté n’est pas encore allé à son terme et sans doute même ne pourra-t-il jamais y aller. Mais la signification de la technoscience de l’esprit est sans ambiguïté. C’est pour cette raison que la question de la philosophie, c’est-à-dire de la défense de ce qui depuis au moins Platon se présente sous ce nom est une tâche intellectuelle absolument prioritaire, car la philosophie – même la philosophie matérialiste – est dans son existence même une objection irréductible à la tentative de rendre l’homme prévisible et calculable.

Retour à la question initiale

Tout se passe comme si les puissances de la science et de la technique nous avaient dépassés et s’emparaient progressivement de nos existences pour nous éliminer en tant que sujets ; c’est un thème classique de la SF – Matrix, le livre de Jean-Michel Truong, Le successeur de Pierre » brodent sur ce thème. Mais si on veut faire autre chose que de la science-fiction, il faut se demander pour quelles raisons une pensée de la destruction de la pensée s’est fait jour, progressivement, au cours des derniers siècles et pourquoi nous ne réagissons et, au contraire, contribuons dans la joie et la bonne humeur au développement d’un système qui programme l’obsolescence de l’homme.

(1)    Il faudrait sans doute évoquer d’abord ce que Horkheimer et Adorno ont nommé « dialectique de la raison ». L’idéal des Lumières, l’idéal d’une vie où le développement de la raison nous conduirait à la félicité s’est retourné en son contraire. La raison  émancipatrice a cédé la place à la raison purement instrumentale, celle des sciences conçues dans une conception purement positiviste. Nous nous sommes émerveillés devant les conquêtes de la science qui ouvraient devant nos yeux ébahis un univers infini. Nous en avons oublié que la science n’existe pas par elle-même, que nous ne sommes pas Dieu et que la science n’est rien d’autre qu’une manifestation de l’esprit humain, de la manière dont la vie humaine s’éprouve elle-même dans son rapport avec le monde.

(2)    Comme cela a déjà été indiqué, cette transformation de la science  et l’hybris de la maîtrise technique de la nature, y compris la nature humaine, sont entrées en résonnance avec le développement des rapports de production capitalistes. Le mode de production capitaliste ne peut exister qu’en se développant de manière illimitée, en abolissant toutes les barrières naturelles et morales à l’exploitation sur une échelle toujours étendue. Rien n’est venu infirmer le pronostic de Marx. Bien autre contraire. L’idée qu’il y a quelque chose de sacré dans l’homme, quelque chose auquel on ne doit pas toucher est une idée archaïque dont nous sommes sommés de nous débarrasser parce qu’elle constitue une véritable entrave à la respiration même du grand automate « capital ».

(3)    Rendre l’homme « fabricable »selon les besoins du moment, le modifier selon le gré des exigences de l’accumulation, l’asservir entièrement à la dynamique du capital, c’est la logique même du mode de production capitaliste. Google promet la « réalité augmentée » ; stricto sensu, c’est une plaisanterie (on ne peut pas augmenter la réalité) mais il s’agit en revanche de modifier la réalité humaine. Ce sera l’homme 2.0, l’homme intégralement transparent, l’homme sans subjectivité. 

Le pire n’est pas toujours certain. Il y a des forces de résistance. Freud disait qu’on ne pourrait jamais réduire l’homme à un termite. Ses pulsions antisociales sont trop puissantes !

 


[1] G. Anders, Obsolescence de l’homme, p. 38

[2] Ibid.

[3] G. Anders, op. cit. p.50

[4][4] H. Arendt, Condition de l’homme moderne  p.82

[5] Voir Julien Offray de la Mettrie, L’homme-machine

[6] L’un des fondateurs de la TCE, Jerry Fodor, lui assené quelques coups rudes dans L’esprit, ça marche pas comme ça, éditions Odile Jacob, 2003.

[7] Voir D.  Collin, La matière et l’esprit, Armand Colin, 2004

[8] Voir J-P. Changeux, L’homme neuronal, Hachette Littérature, collection « Pluriel », 1998

[9] R. Bodei, Destini personali, p.250

[10] R. Bodei, op. cit. p.267

[11] Cf.  Christopher Lasch, La culture du narcissisme.

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