La question de l’écologie quand elle arrive sur la place publique n’a d’intérêt que si elle est resituée dans un contexte normatif, c’est-à-dire moral (ou éthique) et politique. Et comme il n’y a pas de morale dans la nature – il n’y a aucun mal dans le fait que les lions mangent les antilopes ou que nous, humains, nous mangions cochons et bœufs – alors il faut aborder la question d’un point de vue résolument anthropocentré. La question posée est celle-ci : quelle est pour nous la bonne façon d’habiter le monde ?
1) La première question est « ontologique ». On a (trop) pris l’habitude de traiter d’un côté de l’homme et de l’autre de son environnement. Or cette séparation nous interdit de comprendre cet entre-deux, cette relation qui définit la spatialisation de l’homme. On connaît bien (peut-être surtout depuis Bergson) une ontologie de l’homme comme être temporel (du temps en chair et en os pourrait-on dire) mais la spatialité de l’homme est encore trop délaissée. On va trouver ici le concept d’écoumène développé par Augustin Berque.
2) Une question psychologique et gnoséologique. Ici on trouvera les travaux d’un philosophe japonais : Tetsuya Kono avec sa conception de « l’esprit étendu » qu’il dérive de la théorie des « affordances » du psychologue américain Gibson.
3) La question proprement éthique telle qu’elle a été posée par Tomonobu Imamichi et reprise par un certain nombre de philosophes comme Kemp.
Faire le tour en une heure de toutes ces questions souvent complexes est évidemment impossible. J’essaierai d’abord de résumer les trois dimensions énoncées ci-dessus. Dans un deuxième temps, je montrerai qu’on peut arriver au même endroit de manière un peu plus rigoureuse et en utilisant certaines de nos traditions philosophiques.
Le concept d’écoumène a été développé essentiellement par un géographe, Augustin Berque, mais on le retrouve, même s’il n’est pas nommé comme tel chez d’autres auteurs. Berque est un géographe « orientaliste », spécialiste du Japon et c’est l’étude du Japon qui a permis de former ses concepts essentiels.
L’écoumène, c’est la Terre en tant que l’humanité l’habite. (Le geste et la cité, Gallimard, 1993, p. 243)
Le mot est très ancien : il remonte à Strabon (géographe grec, Ier siècle av. JC). Les géographes l’utilisent pour désigner la partie habitable de la Terre (les géographes parlent, par exemple, de l’étroitesse de l’écoumène de l’Égypte). La Terre peut être étudiée indépendamment de l’existence de l’homme – la géographie à l’ancienne, c’est-à-dire avant l’introduction massive de la géographie humaine, le faisait. Mais elle peut aussi être étudiée en tant qu’elle est habitée. En tant que l’homme y trouve les ressources de sa vie matérielle et tant qu’il la modèle. Nous savons tous que la nature habitée est le résultat de l’interaction entre l’homme et la nature.
L’écoumène s’insère dans une conception qui lie en un tout, écologie et relations sociales. Il y a dit Berque, une « nécessaire interrelation entre deux ordres de facteurs », la réalité factuelle de l’environnement et la réalité sensible du paysage.
Que veut dire Berque ? Qu’on ne peut pas étudier l’écologie humaine comme l’écologie animale ! L’homme habite la terre et s’y construit des « niches écologiques », mais la manière dont il le fait renvoie à un ordre symbolique. Un jardin, c’est à la fois du naturel et du symbolique ou plus exactement c’est l’interaction entre les deux. Dans un livre fort intéressant, Le temps et l’espace de la culture japonaise (CNRS éditions, 2009), Katô Shûichi, un des grands intellectuels du Japon moderne (il est mort en 2008), montre comment l’organisation de l’espace exprime la structure de la vie sociale. Exemple : l’espace du pavillon de thé dont il montre comment, à la fois, il est adapté aux contraintes environnementales (par exemple le climat du Japon) et comment en même temps son développement a été lié à la destruction de l’ordre féodal ancien.
Berque, donc, part de cette idée que les choses ont un sens mais que ce sens n’est pas défini une bonne fois pour toutes. Il montre qu’un Japonais et un Européen définissent sans doute la même chose qu’ils parlent de la ville, mais cette chose n’a pas le même sens pour chacun des deux interlocuteurs. Une ville européenne est un lieu délimité, celui de « vie civile », un lieu originellement enclos : la polis, la cité grecque, c’est le lieu entouré de murs (polizo = bâtir des murs). À Rome, au-delà des murs il y a encore un espace sacré interdit au travail et armes, le pomerium. La ville délimite un certain type de rapport à la nature : l’opposition de la nature et de la civilisation. Il n’y a rien de tel dans la ville japonaise, explique Berque, qui n’est pas du tout conçue comme quelque chose de non naturel mais s’intègre au contraire dans la nature. Parlant d’un colloque réunissant Français et Japonais autour de la question de la ville, Berque note :
Les contributions japonaises, par exemple, parlaient souvent de la nature, tandis que les Français y faisaient peu référence. La ville des uns n’était visiblement pas celle des autres, ni dans sa consistance géographique, ni dans son statut sémantique, ni dans le mode d’expression de ceux qui en parlaient (les Français conceptualisant d’avantage, c’est-à-dire se référant au Logos là où les Japonais se référaient à la physis). (p. 219)
Berque relie le concept d’écoumène à celui de « médiance ». Qu’est-ce que la médiance ?
Cette attitude pose le milieu comme relation intrinsèque de l'homme à la nature. Quand nous parlons de milieu, le plus souvent nous entendons la réalité extérieure dans laquelle nous sommes insérés, qui peut nous influencer mais à la laquelle nous restons fondamentalement étranger. Berque définit au contraire le milieu comme une relation, un entre-deux, entre d’un côté l’individu et de l’autre le monde « objectif », extérieur à l’action humaine.
De principe scientifique, le milieu devient donc explicatif de l'action humaine. Dès lors que le milieu est appréhendé comme une réalité complexe. Le sens d’un milieu se définit à trois niveaux de réalité :
1) Niveau mental : celui des significations (les éléments naturels ou artificiels ont toujours des significations, même pour nous qui nous croyons débarrassés de tout « animisme »).
2) Niveau à demi-physiologique : le « sentir en commun », c’est-à-dire la formation de perceptions qui deviennent le « sens commun ».
3) Niveau physique, inscrit dans l’étendue terrestre.
Berque s’inscrit dans une tradition proprement philosophique, celle d’Héraclite ou de Laozi, mais aussi celle de Bergson qui considère que la réalité est fondamentalement processus, « trajective » dit Berque. À une tradition qui oppose sujet et objet, la représentation subjective à l’existence objective de la chose, Berque tente de substituer une conception qui donne la place centrale à ce passage de l’un dans l’autre, de l’objectivité au sujet et du sujet à la réalité objective. Il renvoie à Bergson que je cite ici :
La matière, pour nous, est un ensemble d' « images ». Et par « image » nous entendons une certaine existence qui est plus que ce que l'idéaliste appelle une représentation, mais moins que ce que le réaliste appelle une chose, - une existence située à mi-chemin entre la « chose » et la « représentation ». Cette conception de la matière est tout simplement celle du sens commun. On étonnerait beaucoup un homme étranger aux spéculations philosophiques en lui disant que l'objet qu'il a devant lui, qu'il voit et qu'il touche, n'existe que dans son esprit et pour son esprit, ou même, plus généralement, n'existe que pour un esprit, comme le voulait Berkeley. Notre interlocuteur soutiendrait toujours que l'objet existe indépendamment de la conscience qui le perçoit. Mais, d'autre part, nous étonnerions autant cet interlocuteur en lui disant que l'objet est tout différent de ce qu'on y aperçoit, qu'il n'a ni la couleur que l'œil lui prête, ni la résistance que la main y trouve. Cette couleur et cette résistance sont, pour lui, dans l'objet : ce ne sont pas des états de notre esprit, ce sont les éléments constitutifs d'une existence indépendante de la nôtre. Donc, pour le sens commun, l'objet existe en lui-même et, d'autre part, l'objet est, en lui-même, pittoresque comme nous l'apercevons : c'est une image, mais une image qui existe en soi. (Bergson, Matière et mémoire, pp.1-2)
Bergson se donne pour objectif de renvoyer dos-à-dos les apories, les impasses dans lesquelles se sont enfermées les diverses théories de l’esprit, tant matérialistes qu’idéalistes, celles qui font de l’esprit une pure réalité idéelle extérieure à la matière aussi bien que celles qui réduisent l’esprit au mouvement de la matière. La réalité – la seule à laquelle nous ayons à faire – ce n’est ni une chose en soi, existant indépendamment de nous et à laquelle nous aurions accès on ne sait trop comment, ni simplement une représentation ou un phénomène sans rapport avec la chose dont il est le phénomène. La réalité est toujours un entre-deux, un processus. Le concept de « médiance » renvoie bien à ce processus : la réalité, ce n’est pas d’un côté l’homme isolé, indépendant de son milieu et de l’autre un « environnement » qui serait pensable en-dehors de l’homme – à manière dont le conçoivent souvent les écologistes radicaux qui voient l’homme comme un perturbateur de la nature.
Reprenant la phénoménologie, Berque affirme qu’on ne peut pas comprendre l’esprit humain en dehors de ce flux de perceptions, de ce donné sensible à partir duquel il organise ses pensées. C’est ce flux qui donne sens à nos signes et à nos actions. Ici, c’est à Husserl qu’il faudrait revenir. Il est impossible de développer ce point. Mais la pensée de Berque est évidemment portée par toute cette mise en cause de la philosophie occidentale héritée de Platon et Aristote.
Voici un des thèses principales soutenues par Augustin Berque :
Cet appareillage théorique débouche sur des questions qui se posent à tous, non seulement aux intellectuels spécialement concernés par la géographie ou les milieux, ou aux orientalistes, mais à tous les citoyens. Husserl avait entamé une interrogation de la science moderne, issue de Galilée et Descartes. (cf. Méditations cartésiennes et La crise des sciences européennes).Berque la poursuit, évidemment sans la rigueur philosophique de Husserl. En partant de la question archi-rebattue du « lien social » et de la destruction du lien social dans la ville moderne, il se demande « comment faire pour que la réalité de la ville soit animée de l’esprit de la cité. » La modernité ne peut donner d’issue à cette question :
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur le plan strictement philosophique dans ce texte. Mais on comprend tout de même le propos de l’auteur. En face d’un monde mathématisé et prévisible, une subjectivité toute-puissante, saisie par la démesure et modelant le monde selon sa fantaisie. La destruction du monde physique où vivent les hommes (l’écoumène) est en même temps la destruction de la sociabilité humaine.
Ce que propose Berque ? Une transformation fondamentale de notre manière de penser notre habitation du monde. Mais il ne s’agit plus de penser environnement, ni de donner carte blanche aux technocrates « écolos », mais bien de penser en tout relations sociales et « habitation » du monde.
Les mêmes questions sont posées sous une autre forme dans le travail de Tetsuya Kono. TK est un philosophe, plutôt spécialisé en psychologie. Il a donné en France plusieurs contributions dans le champ de la phénoménologie (par exemple, à propos des travaux de Merleau-Ponty sur la structure corporelle).
Il propose une philosophie du mental écologique. C’est une chose assez mystérieuse au premier abord qu’on va essayer de résumer de la manière la plus compréhensible possible.
TK entend tout d’abord l’écologie dans son sens strict :
Le point de départ de TK est la conception de l’esprit étendu qu’il tire des travaux de Gibson. Pour comprendre cela, il faut dire quelques mots de la philosophie de l’esprit : elle concerne toutes les recherches sur le rapport corps/esprit (« mind/body problem »). On peut faire remonter cela aux Grecs : Platon considère que l’âme est seulement emprisonnée temporairement dans le corps, Épicure que l’âme est tout aussi que corporelle que le reste du corps – elle est faite d’atomes plus subtils qui, à l’intérieur du corps, sont en mouvement permanent. On peut dire qu’Épicure, après Démocrite d’ailleurs, est l’inventeur de la conception soutenue par Changeux de « l’homme neuronal » qui, selon son initiateur, doit nous débarrasser de tout le vocabulaire de l’esprit. En gros, on a le choix entre dualisme (un corps et un esprit qu’il va falloir loger quelque part dans le corps ou au-dehors) et monisme (il n’y a que de la matière en mouvement). Ces deux conceptions nous conduisent de paradoxes en absurdités – comme je l’ai montré dans mon livre sur La matière et l’esprit (Armand Colin, 2004). Avec Gibson on explore une autre voie (qui est aussi esquissée chez Bergson ou chez Wittgenstein dans le Cahier bleu). De Gibson, TK tire deux idées clés :
1) La perception n’est pas un mécanisme représentatif
2) Le réel n’est pas composé d’êtres mais d’événements.
On a l’habitude de concevoir la perception comme la représentation interne (mentale) des choses physiques perçues par l’intermédiaire des organes des sens. Cette façon de voir est spontanément dualiste : il y a d’un côté le monde physique et de l’autre nos représentations mentales. Ensuite, il va falloir se poser des questions insolubles du type : comment nos représentations mentales peuvent-elles coïncider avec le monde physique ? Est-ce que la réalité est bien telle que nous la percevons ou, au contraire, ne vivons-nous pas finalement dans un monde halluciné – un peu comme un rêveur ou un cerveau dans la matrice ? Gibson tranche dans le vif : pour lui nous percevons bien directement la réalité parce que la perception est une collecte d’informations (c’est une action et nous ne sommes pas dans une attitude purement réceptive, passive en quelque sorte) en vue de l’action. La perception est donc une interaction, une boucle, entre le sujet et son milieu. Contre l’opposition classique entre objectif et subjectif, on retrouve ici la notion de milieu, c’est-à-dire dans son sens premier d’entre deux. Ou, pour parler comme Berque, de « médiance ». Notons aussi que n’est pas seulement visé l’homme mais tous les animaux.
TK fait remarquer que la théorie classique « représentationnelle » suppose que le monde est peuplé de particules indépendantes dans un espace vide. C’est une « ontologie newtonienne ». À cette ontologie, Gibson et TK proposent de substituer une ontologie de l’événement :
Cette ontologie de l’évènement est également une très vieille affaire. TK note qu’on peut la faire remonter à Aristote. Mais on la retrouve aussi chez Bergson ou encore chez Whitehead (Procès et Réalité). Ce n’est pas ici que se trouve la nouveauté. C’est plutôt dans le fait de mettre bout toute une partie de la réflexion philosophique qui jusqu’à présent semblait plutôt n’être qu’une collection de pistes qui ne mènent nulle part.
À partir de cette ontologie, on peut déduire que « l’essence de l’être humain réside dans cet effet de boucle interactif entre l’environnement et l’humain. »
On doit passer tous les développements de TK qui sont pourtant fort intéressants pour aller droit à notre sujet. Mais il faut faire encore un détour par Gibson et la théorie des « affordances ». Il s’agit d’un terme technique de psychologie qui signifie : « Capacité d’un environnement à suggérer une action appropriée à la situation » ou encore « Capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation. »
Par exemple, une fine couche de glace «permet» de tomber dans l’eau selon le raisonnement «on marche dessus → la glace se fend et on tombe dans l’eau». Une épaisse couche de glace permet que l’ «on marche dessus → on peut marcher dessus entre autre» parce qu’elle permet le déplacement et le soutien (certes, le degré d’épaisseur nécessaire dépend du poids de l’animal). Le fait d’utiliser un couteau fait naître la possibilité de « couper quelque chose». De fait que les aliments «peuvent» fournir des nutriments naît la possibilité qu’ «on mange des aliments → ils deviennent des nutriments». Du fait qu’un serpent «peut» mordre, naît la possibilité qu’ «on s’approche du serpent → il peut mordre».
Encore une fois, la théorie vaut pour les hommes comme pour les animaux. TK précise qu’il comprendre l’affordance comme il convient, c’est-à-dire comme quelque chose d’inhérent à la nature, un potentiel toujours disponible pour être réalisé : elle rend possible sans contraindre.
L’affordance permet également de ne plus faire passer la distinction essentielle entre artificiel et naturel. Une branche rend possible l’action du chimpanzé qui s’en saisit pour atteindre l’objet de sa convoitise mais un manche de râteau pourrait faire le même effet. On ne peut pas dans l’habitat des animaux les composants fabriqués par les animaux et ceux qui étaient présents avant. Il en va finalement de même de l’homme : « L’humanité est le résultat de l’environnement que les humains ont fabriqué au cours de l’histoire. »
À partir de cette thèse on peut développer toute une philosophie sociale originale. Si l’esprit n’est plus enfermé à l’intérieur du sujet, mais est bien cet esprit étendu, on devra écarter toutes formes de constructivisme social – dont, soit dit en passant, la forme dominante, écrasante même, est celle qui fait de l’individu le sujet-roi, calculateur rationnel de la maximisation de son utilité.
Mais TK s’intéresse surtout aux conséquences éthiques de cette approche. L’identification de l’esprit au cerveau largement pratiquée dans les neurosciences pose évidemment toutes sortes de défis de nature éthique (par exemple celui de l’amélioration des performances cérébrales, la « lecture » du cerveau, etc. TK s’inscrit dans le courant qui réclame une neuro-éthique. Mais la conception de l’esprit étendu – celle selon laquelle l’esprit existe effectivement dans le complexe de relations cerveau/corps-environnement – alors c’est le projet même des neurosciences qui se troue atteint de plein fouet.
Autrement dit, les avantages prétendus des recherches sur le cerveau risquent d’être extrêmement faibles ! Mais ces recherches s’inscrivent dans un contexte idéologique. TK pointe la « psychologisation » générale qui marque nos sociétés.
On le voit : la conception de l’esprit étendu conduit à une re-politisation des questions sociales. Et cela pourrait bien ne pas être son moindre intérêt.
L’approche écologique de la psychologie sociale conduit à une nouvelle formule des questions sociales et culturelles proprement dites. Il s’agit pour l’homme de construire sa « niche écologique », c’est-à-dire la manière dont vit l’animal humain. Ce point de vue qui voit la culture et la civilisation comme un processus d’auto-domestication, on voit que technique et production ne peuvent rien avoir de neutre. En changeant notre environnement technique nous changeons les affordances qui nous sont offertes et nous nous changeons nous-mêmes. Certains changements peuvent avoir pour effet de diminuer nos possibilités, c’est-à-dire de restreindre notre liberté.
C’est ainsi que la psychologie écologique peut conduire à une éthique de la technique.
[Bibliographie : il n’existe, à ma connaissance, aucun ouvrage de cet auteur en langue française. Seules ses conférences dans divers instituts universitaires français ou suisses sont disponibles sur internet. ]
L’idée de base d’Imamushi peut être résumée facilement :
2) l’évolution des systèmes techniques nous oblige à penser une nouvelle éthique qui prenne en compte nos rapports avec la nature et avec les systèmes techniques. L’impact des activités humaines sur le milieu naturel était si faible dans les sociétés traditionnelles que cette question n’apparaissait même pas. On sait qu’il n’en va plus du tout ainsi aujourd’hui.
Il y a bien dans l’histoire humaine des phases d’invention de vertus qui remettent en cause l’axiologie du passé et les fondements moraux qui ont précédé. (p.28)
Les vertus apparaissent historiquement. TI remarque par exemple que la responsabilité est apparue avec la modernité, au XVIIIe siècle. Les transformations profondes de notre environnement technologique – la commande à distance, la communication médiatisée par les technologies numériques, etc. – il s’en déduit de nombreuses conséquences :
La possibilité de contrôler à distance l'ouverture de notre voiture, de la porte d'entrée de notre appartement, de notre téléviseur etc., est un élément de puissance symbolique qui s'étend à tous les niveaux de notre vie quotidienne. En plus du contrôle, ce qui est loin devient proche : les médiations technologiques créent ainsi des formes virtuelles de proximité. Cependant, ce voisinage technologique est tout à fait différent du voisinage classique qui permettait le face-à-face et l'interlocution directe. Dans le voisinage moderne de la cohésion technologique, les voisins sont mutuellement invisibles à cause de la distance qui les sépare. Cette séparation physique, surmontée par l'efficacité technologique, si elle a des effets considérables en termes de recréation de lien social ou affectif, peut en même temps amoindrir une certaine attention, un certain souci d'autrui. (p.29)
Les liens de civilité ne sont pas les mêmes avec une personne inconnue jointe par téléphone dans une ville éloignée et la même personne dans une situation de réelle proximité : on ne lui dira pas les choses de la même façon. On manquera plus facilement de respect dans le premier cas. Cela ne veut pas dire que les technologies provoquent les préjudices que l'on peut infliger à autrui, mais cela signifie plutôt qu'elles contribuent à neutraliser certains sentiments qui accompagnent en principe les actes que nous accomplissons dans la réalité.
Notre responsabilité aujourd'hui est donc d'intégrer cet état de fait pour décupler notre capacité d'imaginer les désordres que nous sommes susceptibles de provoquer avec des médiations technologiques qui nous rendent invisibles. Nous devons apprendre à mieux évaluer nos actes à distance et ne pas être dépendant de ce qu'il est permis de faire par les technologies. La possibilité technique doit appeler une évaluation morale et s'accompagner d'un niveau de responsabilité qui soit proportionné à la puissance qui est désormais entre nos mains grâce aux moyens technologiques dont nous disposons au quotidien. Ici se joue une forme de rénovation de la vertu de responsabilité qui s'étend désormais à des actions qui impliquent une virtualité ainsi qu'une certaine invisibilité. (p.30)
Je ne développe pas plus. Il y a aussi beaucoup de choses à dire sur la manière dont l’esthétique acquiert une dimension centrale dans la pensée de d’Imamichi. Mais nous avons encore une pensée qui nous incite à penser l’homme dans son milieu, une pensée ni technophile ni technophobe puisque ces deux attitudes maintiennent la conception d’un sujet indépendant de son rapport au monde et des effets de ses propres actions. C’est aussi le refus de séparer artifices et nature. Habiter le monde, c’est bien disposer et nous disposer dans notre milieu technique et naturel en vue de relations sociales fondées sur des vertus éthiques.
[Bibliographie : Peu de choses encore en français à part un livre consacré à L’éco-éthique de Tomonobo Imamichi, éditions du Sandre, 2009, sous la direction B-A Chardel, Bernard Reber et Peter Kemp. Cet ouvrage contient un article de T. Imamichi, intitulé « Éléments d’éco-éthique. De la cohésion technologique aux vertus de l’esthétique. » Peter Kemp est aussi un spécialiste de Levinas et Ricœur.
Ces considérations un peu exotiques ont l’intérêt de montrer des convergences qui viennent plutôt contredire le relativisme ambiant. TI plus qu’une invention opère une régénération et un élargissement de l’éthique antique qui d’ailleurs marquaient déjà la forte convergence de civilisations qui s’ignoraient mutuellement. J’ai pointé tous les lieux où TK rejoint des recherches philosophiques menées ici « en Occident ». Et Berque lit la ville japonaise avec les yeux formés par Husserl et Foucauld. Cela pourrait donner à réfléchir sur l’existence d’universaux de l’esprit humain.
Mais l’essentiel est ailleurs. Ma première remarque me ramène à Marx : au-delà des différences d’approche, il me semble qu’il y a dans tout cela une idée profondément juste : l’homme forme avec les autres hommes et avec son milieu une unité.
1) L’homme est un être naturel. Il n’est pas un « empire dans un empire ». Il suit le cours de la nature. Et comme tous les animaux, il ne peut habiter la nature que dans un rapport d’amitié et de conflictualité et c’est double rapport qui définit ce que l’on pourrait appeler une niche écologique : qu’est-ce qui accueille l’existence humaine, qu’est-ce qui lui offre des possibilités et qui sont les ennemis et comment est-il possible de les vaincre ou de s’en prémunir ?
2) L’homme est un être socio-historique. Le rapport avec la nature est socialement et culturellement articulé. Il faudrait renvoyer ici au livre de Gérard Mendel, La chasse structurale qui montre comment ont pu se développer à travers la chasse les schèmes de la socialité perçue en tant que telle.
3) Mais l’édifice de la socialité et de la culture n’est jamais émancipé du rapport à la nature. Le milieu naturel modifié conditionne les individus et leurs relations sociales.
Marx a cette formule un peu énigmatique : la nature est le corps inorganique de l’homme.
Physiquement, l'homme ne vit que de ces produits naturels, qu'ils apparaissent sous forme de nourriture, de chauffage, de vêtements, d'habitation, etc. L'universalité de l'homme apparaît en pratique précisément dans l'universalité qui fait de la nature entière son corps non-organique, aussi bien dans la mesure où, premièrement, elle est un moyen de subsistance immédiat que dans celle où, [deuxièmement], elle est la matière, l'objet et l'outil de son activité vitale. La nature, c'est-à-dire la nature qui n'est pas elle-même le corps humain, est le corps non-organique de l'homme. L'homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l'homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l'homme est une partie de la nature. (Manuscrits de 1844)
La nature extérieure à l’homme ne lui est donc pas extérieure ! Elle est la condition de sa vie et son rapport avec la nature est celui d’un échange permanent : le travail est souvent défini comme le moyen de ce métabolisme, de cet équilibre entre l’homme et une nature qui n’est pas nature cartésienne, pure étendue, mathématisable, mais bien son milieu vital. Quand Marx dit que la nature est « le corps de l’homme », on est à l’opposé de ces conceptions du monde qui dressent face à face, dans la position respective du maître et de l’esclave, l’homme et la nature. Et si la nature est le corps de l’homme, c’est parce que l’homme n’est qu’une partie de la nature. Si on veut comprendre ce que Marx dit là, je crois qu’il est nécessaire de remonter à Spinoza que Marx a lu avec attention – mais ce sera l’objet de la prochaine conférence.
Dans le vocabulaire qui est le sien à l’époque, Marx souligne quelles transformations le travail dans la société capitaliste fait subir à ce rapport organique de l’homme et de la nature :
Tandis que le travail aliéné rend étrangers à l'homme 1º la nature, 2º lui-même, sa propre fonction active, son activité vitale, il rend étranger à l'homme le genre : il fait pour lui de la vie générique le moyen de la vie individuelle. Premièrement, il rend étrangères la vie générique et la vie individuelle, et deuxièmement il fait de cette dernière, réduite à l'abstraction, le but de la première, qui est également prise sous sa forme abstraite et aliénée.
L’étrangement de l’homme par rapport à la nature n’est donc pas ou pas seulement un processus qui viendrait purement de la sphère de la pensée philosophique (« c’est la faute à Descartes »). Au contraire, ce dont Descartes prend acte – génialement – c’est de cette transformation sociale qui est en train de s’opérer. En second lieu, l’homme en tant qu’il est cet individu devient étranger à l’homme générique, c’est-à-dire à ce qui fait proprement le genre humain.
On voit par là qu’il est parfaitement légitime de tirer de Marx une philosophie des rapports de l’homme avec la nature et une éthique, dont on peut d’ailleurs trouver quelques linéaments dans la lecture du Capital, contrairement ce que croient tous ceux qui font de Marx un « productiviste » au front de bœuf.
En second lieu, nous avons à reposer sérieusement la question de la technique dans sa dimension « éco-éthique ». On peut tourner le problème dans tous les sens : l’homme est essentiellement un animal technique. André Leroi-Gourhan a montré il y a déjà bien longtemps l’espèce de boucle qui existe dans le développement des diverses variétés du genre homo entre les aptitudes techniques et le développement mental. Spinoza nous disait déjà quelque chose comme ça : « Qui a un corps apte au plus grand nombre d’actions a un esprit dont la plus grande partie est éternelle. » (E5P39)
Il est nécessaire de rejeter toutes les formes d’hypostases de la technique opposée au milieu naturelle, que ce soit celle des technophiles qui veulent remodeler la nature conformément aux fantasmes construits dans leurs cerveaux ou que ce soit celle des technophobes qui voient dans l’objet technique l’incarnation du mal (par exemple l’écran plat chez les tenants de la décroissance). En même temps, on doit concéder aux critiques de la technique que celle-ci n’est pas neutre. Si on admet la conception de l’esprit étendu de Tetsuya Kono, on comprend qu’il y a des systèmes techniques qui diminuent notre marge de manœuvre ou notre marge de choix ou qui affaiblissent nos relations avec les autres (lesquelles sont la composante fondamentale de notre puissance d’agir). Certaines techniques rendent la nature plus accueillante à l’homme d’autres la rendent invivable – il suffit de penser à l’agriculture, à l’aménagement des autoroutes ou à l’aménagement urbain genre zone franche … Ce qui pose problème, ce sont les cas intermédiaires, ceux dont les effets sont contradictoires : internet socialise et désocialise (comme d’ailleurs tous les moyens de communication rapide). Mais c’est aussi, de manière souvent plus dramatique, les questions qui se posent en éthique médicale.
Il n’est pas possible de trancher ici mais les grandes lignes indiquées dans cet exposé montrent certainement qu’il faut sortir des alternatives simplistes, des chocs entre visions techniciennes et technocratiques opposées, pour revisiter réellement la philosophie morale.
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