Que sera demain ? Est-il possible d’imaginer un monde qui n’endurerait pas les tares, les souffrances, les fléaux qui sévissent dans le nôtre : la guerre, la misère, le crime, l’inégalité, l’injustice ? Une société idéale, harmonieuse, heureuse, fraternelle, est-elle réalisable ?
Pour le moment, une telle vision est, à l’évidence une UTOPIE c’est-à-dire, au sens le plus usuel du mot, un rêve, une chimère, un produit creux de l’imagination humaine.
Pourtant, on notera que l’idée d’une perfection du monde figure, souvent au premier chef et sous des formes diverses, dans de fort nombreuses mythologies. Celles-ci renvoient le plus souvent à une sorte de lieu : le Parédès (Paradis) persan, l’Eden biblique, l’île celtique d’Avalon, les jardins d’Ialou en Égypte, etc. Ce lieu, qui a existé avant que ne commence l’Histoire ou qui n’est accessible qu’après la mort, présente toujours les mêmes caractéristiques négatives : on n’y meurt pas, on n’y souffre pas, on n’y travaille pas. Le plus souvent ce lieu de perfection est un jardin, un verger ou une île, par essence inaccessible pour un mortel normal.
Le mot « UTOPIE » apparaît en 1516 : il donne son titre au livre de Thomas More qui a forgé ce terme sur le grec « topos », le lieu, l’endroit, en y a ajoutant « u » (« ou ») préfixe privatif : ce mot signifie donc : pas de lieu, pas d’endroit, autant dire : nulle part. Ainsi il désigne, de façon parfaitement claire, un monde qui n’existe pas, un monde imaginaire, un monde virtuel. Cela n’a pas empêché, au fil des siècles, que bien des hommes se sont consacrés, partiellement ou totalement, à la construction mentale de ce que serait un monde idéal. Certains ont même tenté de le réaliser.
Il n’est pas possible de cerner totalement un tel sujet tant l’imagination humaine peut foisonner, bourgeonner, divaguer. On se bornera donc, ici, à un programme minimal : d’abord, la présentation de certains textes utopiques particulièrement remarquables ; ensuite, une analyse de quelques-uns des problèmes que pose la notion même d’utopie ; enfin, nous tenterons de montrer la nécessité fondamentale de l’utopie.
LA LITTÉRATURE UTOPISTE
Nous avons renoncé à un catalogue des utopies dont le dévidage aurait été fastidieux (et parfois répétitif) : il y en a des centaines, plus ou moins ressemblantes. En dehors de quelques caractéristiques générales (dont le bonheur presque continuel des humains), le genre littéraire utopique peu aller dans des directions diverses voire divergentes : il semble bien que l’idéal d’une vie humaine et sociale ne soit pas forcément le même pour tout le monde ! Néanmoins, on peut imaginer une « bonne », une excellente organisation sociale, lointaine, passée ou future. L’utopie ne semble jamais pouvoir se conjuguer au présent (ce qui est peut-être sa principale erreur).
Le meilleur gouvernement
À tout seigneur tout honneur : L’Utopie de Thomas More (1516) est le premier texte d’une longue série qui vise à proposer la république idéale. En pleine Renaissance, le principe est clairement emprunté à Platon et à sa République. Que serait un Etat idéal ? Le texte de More se divise en deux parties : une première où l’auteur, sous son propre nom, fait la connaissance d’un certain Raphaël avec lequel il discute de philosophie politique ; une seconde où Raphaël, qui fut marin et naufragé, raconte la façon dont se déroule la vie dans l’inaccessible île d’Utopie où il a été, naguère, recueilli. Là réside la société parfaite : la propriété privée, notamment du sol, n’y existe pas, ni la monnaie (l’or sert à bâtir des pissotières). Ni la débauche, ni le crime, ni la mendicité ne sont concevables. Le travail est limité à la satisfaction des besoins strictement nécessaires. La tolérance la plus complète règne en matière de religion. Le gouvernement est élu puis choisit un prince, « au scrutin secret. » Le prince garde le pouvoir à vie. L’éducation des jeunes est une préoccupation constante. De la sorte, les Utopiens sont heureux parce qu’ils vivent selon les lois de la « Nature. » La vie, en Utopie, est assez uniforme : l’originalité et la fantaisie n’y sont guère favorisées et un pouvoir effectif maintient l’ordonnance du système.
Il en va de même chez Tommaso Campanella (1568-1639) qui publie, en 1623, La Cité du Soleil. Le texte en a été écrit dans les différentes prisons où a été enfermé, assez longtemps, ce moine franciscain considéré comme un dangereux hérétique. Il se présente comme un dialogue où un explorateur génois qui a eu la chance de découvrir la Cité du Soleil raconte ce qu’il y a vu. La perfection chez les Solariens est totale et, comme chez More, liée à l’absence de la propriété privée, au communisme (les femmes étant considérées comme des biens et communes à tous). Les résultats sur la vie des gens sont à peu près les mêmes que chez More : les humains sont heureux, obéissent tous à une organisation minutieusement ritualisée et les lois sont peu nombreuses et parfaitement claires pour chacun[1]. Cependant la société reste organisée sur le mode hiérarchique et d’une façon si précise qu’il n’y a aucun interstice où puisse s’exercer la liberté (ou simplement la fantaisie) individuelle.
La société idéale devrait reposer sur un régime politique composé au choix : par un gouvernement fondé sur l’expérience des vieillards et une oligarchie de trente familles (More) ; ou bien basée sur le pouvoir d’un prêtre souverain, assisté de trois princes, leur légitimité n’étant assise que sur celle d’un clergé (Campanella). Mais une société sans gouvernement serait-elle possible ?
Les utopies libertaires
Reprenant le mot de son ami Thomas More, notre Rabelais fait de l’Utopie le royaume de Pantagruel. Cependant il ne dédaigne pas de construire lui-même sa propre cité idéale : l’Abbaye de Thélème. Bien étrange abbaye où la seule règle est : « Fais ce que voudras » ! Quand des hommes et des femmes peuvent se diriger par eux-mêmes, en pleine sagesse, il n’est nul besoin d’une autorité politique. Il est vrai que Rabelais, ou plutôt Gargantua, son personnage, met toutes sortes de conditions difficiles à rassembler pour pouvoir espérer être un pensionnaire de Thélème, ce lieu coupé du monde comme l’Utopie de More.
Les anarchistes, notamment au XIXe siècle ont aussi bâti des plans parfois ingénieux pour imaginer une future « Cité idéale. » Un de leurs grandeurs fut d’avoir, assez souvent, tenté de mettre en application leurs idées. Ces expériences ont certainement eu leurs mérites à l’échelle de chacun des participants… Force est de constater qu’elles n’ont pas transformé les contraintes sociales ni aboli les horreurs qu’elles combattaient[2].
Dans le même ordre d’idées, le mouvement hippie des années 1970, informe dans ses structures de pensée mais actif dans les expériences anti-autoritaires, vulnérable aux écarts les plus aberrants (faute d’une idée générale de la société) mais éminemment créatif à court terme, a été une utopie libertaire. Il n’a pas, toutefois laissé d’écrits suffisamment ordonnés pour qu’on puisse lui accorder , ici, un grand intérêt.
On ne saurait quitter ce survol de quelques utopies sans s’arrêter sur la plus parfaite de toutes, celle inventée par Charles Fourier : la société qui nous attend dans un futur proche s’appelle l’Harmonie.
Hommage à Charles Fourier (1772-1837)
Si l’on en croit ses dires, toute la pensée de Fourier (comme la découverte de Newton), vient d’une pomme payée dix fois moins cher sur un marché de province qu’à Paris : preuve manifeste d’une société économiquement déréglée. Comme le physicien britannique a construit le véritable système du monde sur cette pomme, Fourier s’en sert pour construire le véritable système d’une société idéale : l’Harmonie, opposée à la nôtre qu’il dénomme Civilisation.
À la base du système fouriériste, on trouve une idée, empruntée à Newton : celle de l’attraction universelle. Fourier traitant des êtres humains et non des astres la transforme en « attraction passionnée. » C’est la force des passions humaines qui permettra le passage pacifique de notre affreuse Civilisation à l’Harmonie.
Son système économique se fonde sur le Phalanstère, lieu clos où l’on circule par des rues galeries chauffées en hiver et aérées en été. Plus qu’un lieu d’ailleurs le Phalanstère est une institution pouvant accueillir 400 familles, soit environ 2000 personnes. Les phalanstères se réunissent en phalanges qui, réunies, aboutissent à l’Harmonie universelle. Il y règne un équilibre des passions qui n’implique donc ni État ni institution coercitive : le sadique est en relation avec un masochiste ; les satyres avec des nymphomanes... Le travail y est agréable et diversifié : personne n’y fait la même tâche plus de deux heures par jour. Il n’y a pas de lutte des classes, les revenus entre le travail et le capital étant redistribués à proportion de la mise initiale et de l’effort fourni. La conception du phalanstère est exposée dans sa Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (1808) et Le nouveau monde industriel et sociétaire (1845). Il y est clair que la Civilisation est promise à un proche déclin et que l’Harmonie doit nécessairement lui succéder. Fourier en est si certain que, chaque midi, il s’installe sur un banc du Palais Royal, dans l’attente d’un mécène qui viendra lui apporter la somme nécessaire à la fondation d’un premier phalanstère qui en annoncera des millions d’autres. Il attendit en vain.
La conception que se fait Fourier de l’Harmonie est totale : les rapports amoureux sont organisés en fonction de la diversités des passions qui s’équilibrent (Le nouveau monde amoureux, 1816) ; les cocus subdivisés en 76 types différents y trouvent leur bonheur ; la ponctuation dotée de nouveaux signes (invention, entre autres du « point d’indignation), etc... Des textes tardifs de Fourier, dissimulés par ses disciples après sa mort, proposent de changer l’eau des océans en limonade ou supposent que l’homme, lorsque règnera définitivement l’Harmonie, sera doté d’un « archibras », une grande queue pouvant servir de levier et de moyen de déplacement (à la façon du Marsupilami dans Spirou), munie d’un œil à l’extrémité.
On aurait tort de sourire : d’une part, sur le plan de la poésie et de l’imagination, Fourier est un génie à l’état pur ; d’autre part, sa pensée, plus profonde que celle d’un vulgaire énarque, est une des rares utopies qui ait connu de nombreuses tentatives de concrétisation parfois (et même souvent) couronnées de succès, pour un temps au moins. On citera ici le Familistère de Guise (Aisne), créé par l’industriel fouriériste Jean-Baptiste Godin (celui des poêles !) et qui durera plus d’un siècle, jusqu’en 1968, les coopérateurs (et non « employés ») bénéficiant de magasins à eux, de soins médicaux gratuits, d’une école sur place…. Godin créa un autre phalanstère, moins durable, à Bruxelles (1887).
Salut à toi, Charles Fourier, homme libre s’il en a jamais été !
Ce trop rapide survol de quelques utopies littéraires et/ou philosophiques aurait pu être enrichi d’une dizaine d’autres exemples, parmi ceux que je connais. Il suffit néanmoins à poser un certain nombre de problèmes qui, loin de faire de l’utopie un thème dépassé par l’Histoire en soulignent la pertinence et les impossibilités, mettant à jour les limites exactes de la puissance humaine.
PROBLÈMES POSÉS PAR LA NOTION D’UTOPIE
Tous les problèmes que peut poser l’utopie, la construction mentale d’une cité idéale, tiennent à certaines de ses caractéristiques.
Quelques caractéristiques des utopies
Le lieu utopique est toujours un monde clos : l’île de Thomas More, la cité au sept enceintes de Campanella, l’abbaye de Thélème de Rabelais, l’Eldorado évoqué par Voltaire dans Candide, le phalanstère fouriériste… Un quelconque rapport au monde extérieur, à l’autre, serait mortel pour le système utopique qui s’effondrerait par effet de contamination. Le monde utopique est un monde autiste qui ne peut être que nombriliste. Il est d’avance privé de toute possibilité de diversité.
Le monde utopique est régi, en général[3], par des lois, des règles, des habitudes qui (même dans le foisonnement fouriériste) interdisent de penser l’événement aléatoire qui pourrait bien se produire, la difficulté à laquelle on n’a pas pensé. Tout se passe comme si l’on pouvait édicter un système législatif absolument définitif. Tout se passe comme si l’on vivait dans un temps immobile, un monde où n’adviendrait jamais aucun fait nouveau qui méritât qu’on l’examinât.
Ainsi la société utopique ne saurait être sujette à la moindre évolution. Elle est parfaite, finie dans ses moindres détails et, pour tout dire achevée !
Toute utopie semble être une image de la mort : elle ignore la vie, le hasard, l’originalité[4]. L’utopie, c’est la mort, l’immobilité et la rigidité cadavériques. On ne s’étonnera donc pas que les tentatives pour la réaliser aient, le plus souvent débouché sur des horreurs et des massacres.
L’Utopie et la mort
À plusieurs reprises dans l’Histoire de l’Europe[5], des hommes ont essayé de parvenir à fonder une société idéale ou, du moins, de participer à son avènement : ainsi, autour de l’an Mil, de nombreuses jacqueries, des soulèvements paysans secouent l’Europe. Le Christ doit revenir sur Terre et transformer le monde en un nouvel Eden. Ce type d’épisodes reviendra au moment de la « Grande Peste », au XVe siècle ; puis encore au moment de la Réforme, notamment en Allemagne, au XVIe siècle. Dans tous ces cas, les paysans, certains de l’imminence de l’Apocalypse, s’attaquent aux châteaux, ce qui est plutôt sympathique. Néanmoins, à chaque fois, la saignée humaine est énorme. Les ravages et la barbarie, émanant des deux camps, font que « la Cité de Dieu », le monde idéal, le nouveau Paradis se présente assez rapidement comme l’expression de l’Enfer.
Depuis, la grande tentative de réalisation d’une utopie aura été le communisme : Marx en est indemne, lui qui a créé la notion de « socialisme utopique » pour désigner ses prédécesseurs[6]. Il est vrai qu’il n’était pas marxiste[7] mais Lénine, qui l’était, fait inscrire sur une colonne les noms des grands libérateurs de l’humanité, dont tous les utopistes (même Fourier qui lui eût botté le cul) et qui, bon lecteur de Thomas More, annonce le temps béni du communisme où l’or ne servira plus qu’à faire des pissotières. Le désastre suivra : le Goulag est là, dès 1921. Plus tard, au Cambodge, au nom d’un vaste dessein utopique, les « Khmers rouges » massacreront un bon tiers de leurs compatriotes.
Désirer une société parfaite est une chose : qui ne souhaiterait un monde sans crime, sans violence, sans injustice ? Vouloir réaliser cette perfection c’est forcément demander à éradiquer l’imperfection, donc les individus humains qui ne sont jamais parfaits (en supposant que ce mot ait un sens). La réalisation de l’utopie, c’est le refus de regarder l’homme dans sa réalité : un être contingent, limité (c’est vrai aussi des génies), ni bon, ni mauvais et susceptible du pire et du meilleur.
Certains romanciers du XXe siècle, face aux totalitarismes, ont souligné les dangers de l’Utopie.
Les « dystopies »
Appliquée avec ardeur et minutie, une utopie peut toujours s’avérer dangereuse.
C’est ce que montre le roman d’un écrivain russe, Eugène Zamiatine (1884-1937), intitulé Nous autres, écrit en 1920 et publié plus tard. On notera que ce roman est écrit avant la prise du pouvoir par Staline et les horreurs qui s’ensuivirent. Dans un monde où les individus ne sont plus que des numéros matricules, « Le Bienfaiteur » dirige l’État. Tout y est réglé ; le travail, la sexualité à date fixe, les loisirs, le bonheur obligatoire. Ceux qui dévient seront exécutés (chambre à gaz ou guillotine électrique). Les immeubles sont en verre (on tire les stores uniquement pour les coïts périodiques) : l’intimité n’existe plus. Le héros du roman entrera, sans en avoir conscience, en dissidence. Le système le rattrapera.
Chez Aldous Huxley (1894-1963), la vision anti-utopique (ou « dystopique ») ne se fonde pas sur une réalité historique et politique comme celle de l’URSS. Son roman, Le meilleur des Mondes (1932) est de l’ordre de la spéculation, de la projection dans l’avenir. En 632 après Ford, ou après Freud (on ne saura pas trop), Nous sommes dans un monde parfait où chacun vit heureux. La sexualité et la conception sont disjointe. La sexualité n’est plus qu’une fonction biologique dont tout sentiment est exclu. Les embryons humains sont élevés en éprouvettes, divisés en plusieurs classes sociales et programmés pour l’avenir. Ils seront tous heureux : les « alphas » d’être des « alphas », et les gammas » de n’en pas être. L’éducation repose sur la théorie pavlovienne des réflexes conditionnés : des décharges électriques ramènent rapidement le « rebelle » à la réalité, à son « bonheur » ineffable. Un homme sauvage est amené, de l’extérieur, dans ce monde de perfection mais ne parvient pas à supporter ce « bonheur » aseptisé et se suicide.
Plus brutal, le monde dépeint par Orwell n’est pas exactement une anticipation malgré le titre de son roman, paru en 1948 : 1984. Le monde qu’il décrit, inspiré des totalitarismes stalinien et hitlérien est, à quelques détails près, un monde affreusement réel où l’utopie détruit la réalité, la notion même de réalité objective et fait régner la terreur. Dans ce monde où règne un parti unique dirigé par un certain Big Brother dont les portraits parsèment les murs, agrémentés du slogan : « Big Brother vous regarde ! », tous les citoyens, au travail comme dans la vie privée, sont surveillé par des « télécrans » qui épient leurs faits et gestes et peuvent leur donner des ordres. Des épurations permanentes aboutissent à des arrestations, des tortures, des tueries, à l’intérieur du parti comme en dehors. Une profonde misère matérielle règne, officiellement justifié par l’effort de guerre consenti pour lutter contre l’un des deux autres super États qui sont censés se disputer la planète (il est devenu impossible de distinguer le vrai du faux). Encore ne serons-nous, lecteurs, jamais sûrs que ces États et cette guerre existent. En effet le parti est à même de truquer l’histoire, de rectifier la réalité : le « Miniver » (Ministère de la vérité) a la charge de mentir, de truquer les documents, comme le Ministère de l’amour est le lieu où la police politique torture les dissidents avant de les assassiner. Le langage lui-même est l’objet d’une manipulation (la « novlangue ») qui vise à empêcher les gens de penser. La délation et la terreur sévissent jusque dans l’intimité des familles. Le héros du roman, Winston, un homme tout à fait ordinaire se pose des questions simples : c’est le « crime par la pensée, la pire abomination aux yeux de l’État. Arrêté, torturé, le cerveau lavé, il attend le moment où, par surprise, une balle dans la nuque le frappera. Le roman traite bien du stalinisme qu’Orwell connaissait trop bien pour l’avoir vu à l’œuvre durant la guerre d’Espagne. Au-delà, certains de ses aspects annoncent la société dans laquelle nous commençons à survivre.
Ainsi, comme on l’a vu dans la fiction romanesque et dans le rappel de quelques moments historiques, la volonté de perfection, la recherche du paradis sur Terre peut vite déboucher sur l’horreur, l’oppression et le sang. Est-ce à dire qu’il faudrait renoncer à l’utopie ? Ne porte-t-elle pas, encore aujourd’hui, quelque chose de positif ?
DU BON USAGE DE L’UTOPIE
On nous incite, on nous presse, de divers côtés de renoncer à l’utopie prétendument irréaliste, mortifère, totalitaire. Des prétendus sociaux démocrates[8] à la droite dite libérale, on accepte le réel le prétendu réel, le réel chiffré. Remarquez bien que la personne qui meurt de froid dans la rue, celle qui est sans emploi, celle qui s’enfonce dans la misère n’en a rien à cirer des chiffres du déficit ! La faim, le froid, la mendicité, on sait bien que des technocrates en feront des chiffres. Et alors ? On nous dira qu’il n’y a pas d’alternative(s) ; on a d’ailleurs le fier culot de sortir cette absurdité ubuesque sans la moindre vergogne. Il y a toujours pour l’humanité en général, pour les groupes humains différenciés, pour les individus singuliers un certains nombre de choix possibles, pas toujours, pas souvent, réduits à deux. Sinon nous habiterions encore des cavernes !
Nécessité de l’utopie
Il est certain que la volonté de faire advenir, de vouloir réaliser une certaine idée de la perfection est dangereuse, d’abord parce qu’il faut bien constater que des divergences vont vite survenir au sujet de ce que c’est que la perfection. On ne peut d’ailleurs pas fixer un moment où, la perfection étant atteinte, on arrêterait l’histoire des hommes et l’aventure personnelle de chaque individu.
Cependant, l’utopie en ce qu’elle est inaccessible est précisément une nécessité : sans la visée utopique, il n’y a pas de progrès possible. Si l’on ne vise pas l’horizon utopique, ou l’on se réduit au présent, ou on se limite soi-même. La chose est vraie à l’échelle sociale comme individuelle : jeune, je m’étais assigné le but d’apprendre trois langues étrangères. C’était utopique : j’en sais une, je me débrouille dans une autre et la troisième a sombré dans un quasi oubli. À l’échelle sociale, on remarquera que l’école publique et laïque, l’assurance maladie, les pensions de retraites, les congés payés ont longtemps été, au sens le plus propre du terme, des utopies.
La part du rêve
Je ne reprendrai pas les théories de Freud pour montrer que le rêve, au sens propre, est nécessaire à notre vie psychique. Le rêve conscient, voire délibérément organisé, l’est aussi.
Personne ne peut décrire ou imaginer ce que sera la vie future de l’humanité en ce monde. Il suffit de se reporter à la littérature d’anticipation du XIX e siècle, ou du début du XX e, pour y découvrir, à côté de pures fantasmagories, des prévisions exactes.
L’utopie n’est pas la prévision : elle relève du désir : désir de ce qui serait souhaitable, de ce qui pourrait être.
Loin d’être un songe creux, l’utopiste est un hédoniste, un épicurien, un bon vivant, essayant les chemins du possible, justement parce qu’il met le cap sur ce qu’il sait impossible : la misère en France ne sera pas éradiquée demain : c’est utopique. Si on renonce à agir au nom de cet « argument », ce n’est même plus la peine de tenter de vivre. L’absence d’utopie, c’est l’absence de projet, ce qui est une autre figure de la mort.
Il conviendrait de distinguer deux forme d’utopies : l’utopie « fermée » et l’utopie « ouverte. » L’utopie fermée est celle qui se présente comme un programme destiné à être appliqué à la lettre (Campanella, par exemple). L’utopie ouverte propose un horizon mais laisse jouer des facteurs et des aléas qui ne préjugent aucunement d’une fin. L’utopie ouverte[9] dit : il sera une fois. À nous d’écrire la suite.
[1] Où l’on voit qu’on est dans la fiction et l’irréel : depuis Solon à Athènes et les dix Commandements, les lois se sont multipliées. La clarté devrait y avoir gagné. Encore Solon est-il un personnage semi-légendaire et le Décalogue la parole d’un dieu et non d’un législateur humain.
[2] Pour plus ample information, voir sur le site de l’Université populaire, le texte de la conférence que j’ai prononcé sur l’Anarchisme en novembre 2012.
[3] J’excepte ici les utopies anarchistes, plus souvent « pratiques » que théoriciennes, et en tout cas, ^pas législatrices opour un sou.
[4] Sauf chez Fourier où la singularité, se combinant à d’autres passions, est une condition de l’utopie.
[5] Il n’y a qu’une raison à cette limitation géographique : mon ignorance de ce qui a pu se faire ailleurs.
[6] Dont Fourier qui aurait pu se dire « socialiste » le mot existait, créé par Pierre Leroux (vers 1831)… mais il ne l’a pas fait.
[7] « Pour ma part, je ne suis pas marxiste. » (Karl Marx)
[8] qui ne sont, « comme de bien entendus, ni sociaux, ni démocrates.
[9] Il va de soi que je regarde l’œuvre de Charles Fourier comme l’exemple le plus probant d’utopie ouverte. Certes, Fourier a décrit avec un luxe de détails (parfois pointilleux) la société future qu’il imaginait. La force de son système tient, néanmoins, au fait que, fondé sur le jeu de toutes les passions humaines, il ouvre sur la liberté la plus absolue.