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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 La "common decency" ou décence ordinaire. Esquisse d'un autre socialisme

Réflexions à partir d'Orwell. Conférence de Denis Collin le 16 septembre 2016

 

La vidéo de cette conférence est ICI

Conférence de Denis Collin, le vendredi 16 septembre 2017
de 18h30 à 20h30

Le titre de cette conférence est emprunté à George Orwell. Il s’agit ici d’explorer la signification et les conséquences de l’idée de « common decency ». La principale de ces conséquences est de proposer une nouvelle idée de la transformation sociale, radicalement différente des tendances traditionnelles du socialisme et du communisme révolutionnaires.

Confronté à la question des évolutions possibles de la société moderne, c’est-à-dire de la société dominée par le mode de production capitaliste [je n’ai pas dit « société capitaliste » car il n’existe aucune société purement capitaliste], il y a plusieurs attitudes possibles :

  1. L’attitude conservatrice : les rapports sociaux fondés sur la propriété privée sont intangibles (c’est un droit naturel) et le marché « libre » est indépassable. Mais la loi doit fermement garantir cet ordre intangible. C’est l’ordolibéralisme qui constitue la doctrine de l’UE et dont le père fondateur est Carl Schmitt, le célèbre juriste nazi...

  2. Le socialisme réformiste : par une succession d’avancées sociales au sein même de la société dominée par le mode de production capitaliste et grâce à la dynamique propre du progrès scientifique et technique, la société s’améliorera progressivement sans qu’on puisse fixer un terme à ce mouvement. « Le mouvement est tout, le but n’est rien » disait le premier grand théoricien de ce socialisme réformiste, Édouard Bernstein.

  3. Le socialisme révolutionnaire ou le communisme défend l’idée d’un changement fondamental de société. « Le monde va changer de base » et apparaîtra un « homme nouveau ». Ce socialisme révolutionnaire était défendu au début du XXe siècle par la social-démocratie qui a diffusé de très nombreuses brochures pour l’illustrer (voir Angenot, Marc, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième internationale, PUF, 1993). Le modèle a été repris par le communisme historique du XXe siècle et sous des formes variées on le retrouve en URSS, en Chine ou à Cuba.

Le modèle (II) n’existe plus en fait. Ses partisans sont de fait des défenseurs du modèle (I). Le modèle III est mort depuis longtemps – enseveli, dit-on sous les décombres du mur de Berlin, mais la sentence avait été prononcée bien avant. La social-démocratie s’est convertie massivement au modèle (II) avant de devenir une simple nuance du modèle (I). Les communistes ont laissé la place à de nouvelles formes de sociétés à dominante capitaliste qu’il s’agisse de la Russie ou de la Chine. Bref, il ne resterait plus qu’à accepter le monde tel qu’il est et à renoncer à toute alternative sociale et politique. C’est sans doute là qu’est notre problème essentiel aujourd’hui : l’absence de futur. Comme l’explique Diego Fusaro, c’est pour cette raison qu’aujourd’hui prolifèrent les « passions tristes » et par-dessous tout cette colère individuelle contre la force extérieure qui nous domine et face à laquelle, dans notre solitude d’atomes conflictuels, nous sommes programmatiquement impuissants.1 Nous revoilà devant la question terrible : que faire ?

Je ne compte pas faire ici l’exégèse du socialisme orwellien, déjà très bien faite ailleurs. Je vais me contenter, partant d’Orwell, d’essayer de tracer quelques lignes pour un autre socialisme, un socialisme des hommes ordinaires et non de proposer le retour à l’utopie définitivement enterrée .

L’expérience d’Orwell

George Orwell n’est pas seulement l’auteur de livres aussi célèbres que La ferme des animaux et 1984. Il est un militant, on peut même dire un militant révolutionnaire, qui a forgé ses idées dans le combat et se révèle comme un penseur politique profond. Ses combats, c’est d’abord l’engagement aux côtés de la république espagnole dans les rangs du POUM, un parti d’obédience « trotskiste », si on veut simplifier les choses. Le POUM se refusait de dissocier la lutte pour le renversement du capitalisme et la lutte contre Franco. Ce qui lui valut l’hostilité du groupe stalinien espagnol directement contrôlé par les agents de Staline. Ainsi, le principal dirigeant du POUM, Andreu Nin fût-il enlevé et assassiné par les agents du Guépéou. Ainsi Orwell après être passé à deux doigts de la mort sous les balles franquistes dût-il se cacher pour échapper à la police stalinienne. Cette expérience, racontée dans son Hommage à la Catalogne, en fait un adversaire déterminé de tout système totalitaire et un défenseur farouche de la démocratie. Contre ceux qui ne voient entre la « démocratie bourgeoise » et le fascisme que deux formes de la domination de classe de la bourgeoisie (la ligne classique des marxistes), Orwell est amené à considérer qu’il y une rupture fondamentale entre la démocratie (bourgeoise) et les régimes fascistes et nazi. Il écrit ainsi :

La démocratie bourgeoise ne suffit pas, mais elle vaut bien mieux que le fascisme, et travailler contre elle revient à scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Les gens ordinaires le savent, même si les intellectuels l’ignorent. Ils s’accrocheront fermement à « l’illusion » de la démocratie et à la conception occidentale de l’honnêteté et de la décence commune.2

C’est cette analyse qui le conduira à refuser le pacifisme de ses amis de l’Independant Labour Party (un parti britannique qui refusait aussi bien la social-démocratie que le communisme stalinien) et à soutenir un « patriotisme révolutionnaire ». Pour lui la guerre de l’Angleterre contre Hitler et la lutte pour le renversement du capitalisme étaient indissolublement liées. La défense des valeurs démocratiques est seule à même de rassembler la masse du peuple anglais et de produire ainsi, à terme, « une version du socialisme plus ou moins en accord avec le passé du peuple »3.

Pour autant, Orwell n’a jamais abandonné les convictions révolutionnaires qui l’animaient quand il combattait dans les brigades du POUM. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engagea dans la garde civique (Homme guard) et devint instructeur. Son objectif n’était pas seulement de former les citoyens à résister aux attaques nazies mais aussi de participer à la formation de citoyens aptes à conduire une révolution urbaine quand les circonstances s’y prêteraient. En 1941, il élabore une sorte de programme révolutionnaire destiné à l’Angleterre. Ce programme contient les éléments suivants :

  • un large soulèvement populaire venu d’en bas, qui bouscule aussi bien l’appareil travailliste que les petits groupes d’extrême gauche, et récuse aussi bien le rôle dirigeant de la classe ouvrière et du parti d’avant-garde (théorisé par les marxistes) que celui des intellectuels bourgeois réformistes (revendiqué par les fabiens*) ;

  • une alliance entre les ouvriers et les membres des couches moyennes modernes, réunis sous la figure de l’« homme ordinaire » et partageant les valeurs de la « décence commune » ;

    – l’invention d’un socialisme à l’anglaise, qui refuse de faire « du passé table rase » ou d’importer un modèle étranger mais s’appuie sur les aspirations libertaires et égalitaires inscrites dans l’histoire et les mœurs du peuple anglais ;

    – un mouvement politique démocratique à vocation majoritaire, se refusant à imposer de force des idées minoritaires mais n’excluant pas, en revanche, le recours à la violence si la minorité privilégiée s’accroche à son pouvoir ;

    – un programme politique radical : nationalisation de la terre et de la grande industrie, suppression des public schools (écoles très privées, en réalité, où la future élite dirigeante apprend la distinction sociale et le mépris du peuple), réduction drastique de l’écart maximal entre les revenus (pas plus de 1 à 10), fin de l’Empire colonial – indépendance immédiate de l’Inde.4

Pourquoi il faut renoncer aux utopies

Orwell remarque que les peintures du bonheur durable dans une société future sont immanquablement manquées. Elles suggèrent la perfection mais jamais le bonheur. Cela pose des questions bien connues sur ce qu’est le bonheur, d’ailleurs. En tout cas, comme Orwell, nous pouvons penser que le problème qui est devant nous est : comment éviter que l’utopie ne devienne réalité. Toutes les utopies classiques peignent un monde rationnel qui permet à chaque homme de jour paisiblement ; elles sont toutes hédonistes. Dans Le meilleur des mondes, Huxley peint une société hédoniste rationnelle, mais c’est un enfer. Cette société semble à portée de nos mains : la maîtrise des biotechnologies et l’invasion des systèmes de communication rendent tout à fait possible l’avènement d’un « homme nouveau », mais c’est précisément de cet homme nouveau dont nous ne voulons pas !

Les révolutionnaires d’antan voulaient changer le monde. Nous nous posons aujourd’hui une question bien différente : comment préserver le monde face au déchaînement des forces du « marché libre » ? Au moment où les « conservateurs » défendent le système de la révolution permanente – car le mode de production capitaliste est bien ce système de la révolution permanente – il convient aux révolutionnaires de vouloir être conservateurs. Conservateur ne veut pas dire réactionnaire. Le réactionnaire est celui qui se contente de réagir et souhaite un impossible et catastrophique retour en arrière. Le conservateur est celui qui veut conserver les acquis de l’histoire de l’humanité. Et c’est précisément parce qu’il est attaché à une certaine vision de l’histoire, parce qu’il est travaillé par la nostalgie que ce conservateur peut devenir un révolutionnaire sérieux.

Révolutionnaire sérieux, cela veut dire qu’on ne peut pas « du passé faire table rase ». Le passé nous constitue et si nous avons la liberté d’agir nous ne pouvons agir que dans les conditions léguées par les générations antérieures. Pour une part, ce que nous lègue le passé est un point d’appui indispensable pour toute politique qui vise à rendre la vie meilleure. La culture, le savoir, les progrès sociaux, le progrès de la liberté et de la moralité, la civilité sont des acquis précieux. Vouloir en faire « table rase », c’est tout simplement une position nihiliste, de ces positions qui alimentent toujours le fascisme. Pour une autre part, on doit apprendre à composer avec le passé. Les traditions nationales ne sont pas toutes bien reluisantes. Chaque nation traîne avec elle le lourd poids de l’histoire. Mais on ne peut les balayer d’un revers de main.

Nous pouvons espérer que le monde de demain sera meilleur, mais nous ne devons ni vouloir ni nous attendre à ce qu’il soit un monde radicalement nouveau. Pour que le nouveau puisse advenir, il doit être protégé et seule la vieille société peut le protéger.

L’utopie donc n’a pas sa place comme programme politique, bien que, comme genre littéraire, elle puisse être un moyen précieux de critique sociale, ou encore, en tant que rêve éveillé, elle peut permettre à des aspirations sublimes de trouver un mode d’expression.

Quel héritage devons-nous défendre ?

Si l’on veut dessiner une perceptive pour demain, compte-tenu de ce qui vient d’être dit, il faut donc définir de quel héritage nous nous revendiquons.

La communauté politique aristotélicienne

En premier lieu, à l’encontre d’une société composée d’individus indifférenciés en rivalité les uns avec les autres, il s’agit de restaurer l’idéal de la communauté politique tel qu’on peut le tirer des grands philosophes antiques et en premier lieu Aristote. L’homme est un animal naturellement politique affirme Aristote, ce qui a plusieurs conséquences :

  1. L’homme vit naturellement dans une communauté politique qui a une taille limitée. L’idée de « citoyen du monde », défendue par les stoïciens, aussi sublime qu’elle soit sur le plan moral et comme idéal de paix entre les nations, n’a aucune effectivité si l’on n’est pas d’abord citoyen d’une certaine communauté politique, citoyen membre d’un peuple ou encore d’une nation – une nation non définie en termes raciaux-biologiques mais comme « communauté de vie et de destin » pour reprendre la belle expression d’Otto Bauer. Autrement dit le premier et le plus fondamental des droits de l’homme, c’est le droit d’appartenir à une nation, de n’être pas « sans patrie, sans loi, sans foyer » comme celui qu’insulte Homère, selon les mots d’Aristote. Il s’agit de Nestor répondant à Diomède : « Il est sans famille, sans lois, sans foyers, celui qui se plaît aux guerres intestines, aux malheurs qu’elles entraînent ; », Iliade, chant IX). Celui qui est sans patrie est porté à la guerre alors que celui qui en a une ne fait la guerre que contraint et forcé pour se défendre. Voilà ce que nous lègue la sagesse grecque et que nous pouvons reprendre à notre compte.

  2. Si l’homme est naturellement politique, ce qui est le précieux pour lui, c’est ce qui fait la communauté, c’est-à-dire le bien commun (commonwealth), cette chose publique (res publica) qu’il doit défendre avant tout. Ce bien commun est un bien au sens matériel du terme : ce qui procède de l’activité de la puissance publique appartient à tous. C’est aussi un bien en un sens plus moral. Pour Aristote, les hommes disposent de la parole en vue de se signifier mutuellement l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste et d’autres valeurs de ce genre qui font une cité. Le bien commun, c’est donc une morale publique, un ethos communautaire qui nous permet de vivre dans la communauté. Les vertus qui nous importent ici sont des vertus politiques : honnêteté, générosité, courage, sens de la justice, tempérance – c’est-à-dire refus des excès – vertus qui sont exigées pour que la vie commune soit possible. Ces vertus sont largement partagées dans tout peuple sain. Mais elles ne sont pas innées. Elles sont des dispositions acquises par l’habitude et c’est seulement une bonne éducation et de bonnes lois qui peuvent donner des bonnes habitudes et produire cette amitié entre les citoyens que l’on appellera plus tard amitié civique ou fraternité.

La conception politico-éthique d’Aristote est en elle-même compatible avec des nombreuses formes d’organisation sociale. Mais elle est antagonique avec la dynamique de la société capitaliste aujourd’hui. Le mode de production capitaliste est un système mondial par nature, qui tend à détruire tous les obstacles à son propre développement et les frontières nationales à l’intérieur desquelles il s’est d’abord développé sont depuis longtemps sérieusement ébréchées par la dynamique du capital. Pour le capital, l’homme n’est pas un « animal naturellement politique » mais un vendeur de force de travail indifférencié ou un consommateur interchangeable. Le vendeur de force de travail doit être sans foyer et sans patrie car la mobilité totale est la seule vertu que le mode de production capitaliste valorise. En tant que consommateur, l’homme est tout sauf tempérant ! Au contraire, il doit consommer, s’empiffrer, gaspiller, pour que la machine puisse continuer à tourner. Et surtout les hommes ne sont pas liés par les liens de l’amitié civique mais irrémédiablement séparés par la rivalité qui a pour nom « concurrence libre ». Aux jeunes gens on dit : « Soyez compétitifs », « sachez-vous vendre », ou « devenez millionnaire » comme le proposait M. Macron, ce faux jeune, faux rebelle et vrai réactionnaire. C’est-à-dire qu’on les appelle à mener incessamment cette guerre de chacun contre chacun qui est le caractère principal de l’état de nature selon Hobbes, état qui s’oppose à l’état civil.

On mésestime souvent l’indignation morale que les « hommes ordinaires » manifestent à l’encontre des extravagances des puissants, de l’étalage indécent de la richesse. Il y a évidemment dans tout cela une part d’envie, cette envie des riches que cultive notre société, y compris maintenant dans le système éducatif qui progressivement cherche à faire naître chez les élèves le désir de devenir des businessmen en lieu et place du désir de savoir ou d’être vertueux, à l’exemple des héros de l’histoire. Mais il y a aussi, là-dedans, le bon sens commun, celui qui refuse l’excès (la pléonexie) de la richesse autant que le défaut (la grande pauvreté). La tempérance comme vertu politique exige donc que les inégalités – qui existent toujours pour toute une série de raisons – restent modérées. Si on veut rester aristotélicien, il conviendrait de n’accepter que les inégalités proportionnelles au mérite, un mérite dont la seule mesure ne peut être que la contribution au bien commun. De cela se tirerait aisément toute une vision nouvelle du principe de répartition des richesses et des positions sociales, donc une « théorie de la justice » qui se placerait dans la lignée de la pensée républicaniste.

Quelques mots pour terminer sur ce point : l’aristotélisme influence encore quelques philosophes importants. Je pense à Alasdair et Michael Sandel, dont le dernier ouvrage, Justice, devenu un best-seller mondial, devrait être lu et médité car c’est une des meilleures introductions que je connaisse à la question de la justice et à la philosophie morale en général. Si on veut discuter philosophiquement des questions dite « sociétales », une petite cure de Sandel nous remettrait les idées en place.

La tradition républicaniste

La seconde source d’inspiration que je propose est la tradition républicaniste, dont j’ai eu l’occasion de vanter les mérites dans des livres, des articles, mais aussi devant cette université populaire. Elle nous fournit un corpus théorique solide. Je me contente ici de résumer à traits grossiers en quoi consiste cette tradition qui va de Machiavel à des auteurs contemporains (dont votre serviteur).

Le républicanisme est une théorie de la liberté et du gouvernement, comme le définit clairement Philip Pettit. C’est une théorie de la liberté à condition de s’entendre sur ce qu’on entend par ce terme. Je laisse de côté la question métaphysique consistant à savoir si l’homme est libre par nature ou s’il est déterminé par les lois inflexibles d’un Dieu tout-puissant ou de la nature. Ce qui m’intéresse ici, c’est la liberté politique. On peut dire qu’il y a trois conceptions de la liberté politique :

  1. La liberté politique comme réalisation de soi dans la vie publique. C’est la conception des Anciens, d’Aristote et de Cicéron, qui n’accorde aucune véritable valeur à la « vie privée ». Celle-ci est une vie privée de l’essentiel, de ce qui fait un homme, c’est-à-dire sa participation à la communauté politique, à la « polis » ou à la « res publica ». L’homme ne se réalise que comme citoyen soumis aux lois mais aussi participant à la définition des lois. Cette conception trouve sa réalisation presque idéale dans l’Athènes classique ou sous une forme différente dans toutes les expériences de démocratie directe. C’est cette conception que l’on retrouve dans les « conseils ouvriers », les « soviets » russes ou les « Räte » allemands, théorisée par le courant communiste conseilliste (Görter, Pannekoek) ou par quelqu’un comme Castoriadis.

  2. La liberté comme non-ingérence de l’État dans les affaires privées. Cette conception « libérale » moderne soutient que l’homme n’est libre que là où il n’est pas soumis aux lois. Mais les lois sont nécessaires ; il faut donc en délimiter soigneusement le champ et laisser tout le reste aux contrats privés. Suivant où l’on place le curseur entre liberté et loi on peut avoir un régime libéral (sur le plan économique) très autoritaire, un régime libéral démocratique et même jusqu’à l’anarchisme libertarien qui n’est, de ce point de vue, qu’une forme extrême du libéralisme classique.

  3. Le républicanisme définit la liberté comme « non domination ». Un homme n’est libre que s’il n’est pas asservi à un autre homme. Qui a besoin d’un maître est un méchant disait Rousseau. De la liberté des Anciens, les républicanistes retiennent que la liberté est une liberté par la loi – et non une liberté en dehors des lois – parce que la fonction légitime de la loi est de protéger les individus contre toute domination. Mais de la liberté des modernes, ils gardent l’idée que la défense de la vie privée est légitime et que l’individu peut aussi ne pas faire de la politique sa vie entière. Il garde aussi une certaine méfiance à l’égard des assemblées où la démocratie peut aisément se transformer en ochlocratie (le pouvoir de la foule). Mais pour les républicanistes, toutes les libertés de base – celles de 1789, pour aller vite, qui leur sont communes avec les libéraux – n’ont d’existence réelle que si la loi en garantit l’exercice. J’ai la liberté d’opinion « même religieuse », mais quelle valeur a cette liberté si la loi n’en garantit pas l’exercice, si ma liberté de blasphémer par exemple n’est pas protégée contre les tueurs jihadistes ?

    Il y a deux dimensions importantes dans la conception républicaniste. En premier lieu, la domination n’est pas seulement la domination politique, mais aussi la domination économique (dans les rapports salariés/employeurs par exemple), la domination dans la famille (notamment les rapports hommes/femmes ou parents/enfants) et ici la république doit protéger les faibles contre les forts, les droits des individus contre les passions communautaires. En second lieu, les individus doivent être protégés contre la domination politique, contre l’abus de pouvoir autant que contre la tyrannie de la majorité. Ce qui implique toutes sortes de dispositions constitutionnelles adéquates (principe de la séparation des pouvoirs, droit de contestation garanti, etc.).

À la différence de la conception antique, le républicanisme protège l’individu contre la puissance des communautés, familiales, religieuses ou autres. Il le protège aussi contre tous ceux qui pourraient exploiter leurs avantages pour opprimer les autres – par exemple dans le domaine économique.

Ce qui nous importe ici, c’est que le républicanisme est porteur d’une certaine conception de la vie sociale. L’émancipation des individus à l’égard des dogmes et des traditions oppressantes est un progrès précieux. Il y a donc un bon individualisme ! Mais l’individu n’existe que dans une communauté d’humains ou à l’intersection de plusieurs communautés. « Nous sommes les autres » disait Laborit, reprenant certainement sans le savoir Marx pour qui l’individu est la somme de ses relations sociales. Mais à l’opposé des communautés fermées qui enferment l’individu – typiquement la famille patriarcale – la conception républicaniste favorise des communautés ouvertes, des communautés auxquelles on adhère librement et que l’on peut quitter librement, d’autant plus librement que la république, par l’instruction publique égale pour tous, par toutes les formes de protection sociale, permet de choisir effectivement la vie que l’on veut mener.

Pour le républicanisme, les droits ne peuvent être des droits formels, ils doivent être des droits effectifs dont les institutions politiques sont les garantes.

Le républicanisme est une conception communautaire, ai-je dit après Philip Pettit. Cela veut dire qu’il ne considère pas les individus comme des individus isolés, des sujets-consommateurs dont les relations avec les autres ne sont que des relations contractuelles, sur le modèle de l’échange marchand. Ce sont des individus vivant en communauté et donc admettant les règles communes tant qu’elles n’oppriment personne. Il y a donc bien, comme dans la vision aristotélicienne, un ethos communautaire. La « décence ordinaire » d’Orwell est une autre formulation de cet ethos.

Les républicanistes se méfient des idées morales abstraites et des formules procédurales qui permettraient de trancher toutes les questions – y compris sur ce plan une certaine application de la philosophie morale de Kant. Les valeurs morales sont enracinées dans un « monde » social particulier, bien que certaine soient par nature plus universelles que d’autres. Cela suppose en tout cas qu’entre les membres d’une société (ou plutôt d’une communauté politique) n’existent pas seulement des liens contractuels garantissant les intérêts de chacun, mais aussi des liens moraux, de respect mutuel et même d’amitié, cette amitié civique qui a pour nom fraternité dans notre république à nous. Cela signifie que nous ne sommes pas des individus les uns à côté des autres, chacun menant une existence séparée de celle des autres (comme le pensait le théoricien libertarien Robert Nozick). Au contraire, il y a quelque chose qui s’appelle le bien commun et que nous devons tous partager à égalité, ce bien commun incluant les valeurs morales. Comme le soutient Sandel, il n’est pas possible de construire une république sans que nous partagions des valeurs communes.

Je vais donner quelques exemples qui ont quelque actualité. Évidemment personne ne peut s’arroger le droit d’imposer ses croyances ou ses non-croyances aux autres. La liberté libérale aussi bien que la liberté républicaine s’y opposent. C’est le principe absolu de la liberté de conscience. Ce principe d’ailleurs est évident : déjà Spinoza a soutenu que l’on peut gouverner les langues mais pas les esprits. Mais si l’expression de cette conscience libre met en cause la liberté des autres, cette expression peut être limitée ou interdite. On peut penser qu’une partie de l’humanité est surnuméraire et devrait être supprimée, mais on ne peut appeler à faire disparaître telle ou telle partie de l’humanité. La pensée nazie n’est pas interdite mais elle ne dispose pas d’une libre expression ! Savoir comment il faut réprimer l’expression de telles positions, savoir quelles sont les limites que l’on peut donner à ce genre d’expressions, cela dépend de très nombreux facteurs, en particulier l’appréciation du danger imminent et patent qu’elles font ou non courir à la stabilité des institutions républicaines. J’ai pris l’exemple des conceptions racistes exterminatrices. Mais certaines idéologies religieuses tombent dans la même problématique. Celui qui prêche qu’une femme non-voilée n’a que ce qu’elle cherche quand elle est violée, peut-il prêcher librement ? Peut-il faire valoir sa liberté de culte ?

Ces exemples sont classiques et Rawls leur a donné, me semble-t-il, un début de réponse satisfaisante dans sa Théorie de la justice dans le chapitre consacré à « la tolérance des sectes intolérantes ». Mais c’est insuffisant. L’affaire du « voile islamique » ou du « burkini » pose des questions plus épineuses. Jusqu’à quel point la république peut-elle accepter des conduites « sécessionnistes » de la part d’un groupe particulier ? Chacun est libre de ses conduites (habillement, etc.) mais il y a des limites qui ne sont pas forcément légales mais renvoient à une conception commune de la décence. Même s’il ne s’agissait que d’une question de tenue vestimentaire, nous savons bien que nous ne sommes pas prêts à accepter toutes les tenues. Si quelqu’un imitant certains « sauvages des Amériques », comme on disait jadis, venait faire ses courses ou se présenter dans un café vêtu seulement d’un étui pénien, il est bien possible qu’on ne l’accepte pas… A fortiori quand la tenue est la manifestation sans ambiguïté d’une hostilité radicale à l’encontre des mœurs de notre société, il est évident que cette tenue sans être à proprement un « trouble à l’ordre public » au sens des préfets, est à tout le moins un trouble à l’ordre moral et social dans lequel nous nous reconnaissons.

Je termine ici avec la question de la liberté de conscience. La liberté de conscience n’est pas seulement la liberté de culte, mais aussi celle de n’avoir point de religion et la république n’a pas à se plier aux prescriptions religieuses dès lors qu’elles contreviennent à la loi. Que devons-nous faire quand un témoin de Jéhovah refuse une transfusion sanguine qui pourrait sauver la vie de son enfant ? Il me semble que la discussion ne se pose pas. Le médecin doit faire ce qu’il doit pour protéger la vie de l’enfant. C’est un cas manifeste où la liberté comme non domination entrave la liberté religieuse en vue de protéger le plus faible (l’enfant) contre les prétentions du parent. Plus généralement, la liberté religieuse des parents doit rester compatible avec la liberté des enfants éventuellement de refuser la religion ! Que les parents transmettent à leurs enfants leurs convictions religieuses, cela se comprend, mais à la condition qu’ils admettent que ceux-ci, prenant de la maturité s’en émancipent. Si aucune jeune fille n’est obligée de porter des minijupes, en revanche aucune fille ne devrait être contrainte de porter des habits islamiques sous peine de se faire traiter de « pute » voire de se faire battre par les thuriféraires d’une version particulière rétrograde de cette religion.

Ces quelques exemples ne donnent pas une solution « prête à l’emploi » pour résoudre tous les problèmes que rencontrent les sociétés pluralistes, mais ils indiquent quelle voie la réflexion à partir de l’idée de liberté comme non-domination permet d’emprunter. Il y a en tout cas un fil directeur : l’obéissance à la loi commune est impérative et une certaine discrétion s’impose à chacun dans la manifestation de ses opinions religieuses – sur ce point, il est clair que Jean-Pierre Chevènement avait parfaitement raison. Décence commune pourrait être un autre nom de cette modération nécessaire pour protéger la possibilité de l’existence communautaire.

Un autre socialisme

En troisième lieu, nous pouvons revendiquer le long héritage de ce que l’on appelle parfois « l’autre socialisme », à l’opposé du socialisme étatiste, volontiers bureaucratique et autoritaire.

Le terme de « socialisme » est un terme ambigu dès l’origine. Il a d’abord désigné une « science de la société » avant de désigner les courants qui s’opposaient au libéralisme économique. Mais s’opposer au libéralisme économique, on peut le faire au nom de l’égalité et de la liberté des individus ou au nom d’une hiérarchie naturelle plaçant les experts au sommet. Le socialisme d’inspiration saint-simonienne repose sur l’organisation de la production et « l’alliance des producteurs », l’alliance des ouvriers et des patrons contre tous les « parasites », mais ça donne aussi « l’association capital-travail ». Ce n’est pas un hasard si le saint-simonisme a nourri aussi bien la critique sociale (y compris Marx) et les formes d’État autoritaire reposant précisément sur l’association capital-travail. Les saint-simoniens français furent très influents sous le Second Empire.

Il y a donc deux socialismes : un socialisme d’ « ingénieurs sociaux », un socialisme technocratique et bureaucratique et un socialisme anti-autoritaire reposant sur l’action par en bas, l’activité politique propre des travailleurs. On a opposé, surtout en France, Marx – qui aurait inspiré la première option – et Proudhon, l’un des pères de l’anarchisme. Mais, même si l’on trouve d’ambiguës formules saint-simoniennes chez Marx, la césure réelle au sein du mouvement ouvrier, au sein de la social-démocratie allemande du XIXe siècle, oppose Ferdinand Lassalle et ses amis partisans de « l’État populaire libre » et de l’éducation des citoyens par l’État à Marx, dont on pourrait dire qu’il fut plutôt libertaire et même de trop libertaire, d’où un certain aveuglement concernant l’État et son possible dépérissement.

Si, à l’opposé de la social-démocratie et du communisme historique du XXe siècle, on part des prémisses du socialisme anti-autoritaire, égalitaire, on peut dessiner les grands traits d’une société différente, profondément différente de celle dans laquelle nous vivons, mais tout aussi éloignée des utopies mortelles de ceux qui voulaient créer un « homme nouveau » et réaliser une vie sociale entièrement planifiée.

En fait en pourrait définir ce socialisme non pas comme une société qui fait table rase du passé, mais comme l’accomplissement des promesses des Lumières et de la démocratie libérale – ce serait un « socialisme libéral », au sens qu’a cette expression sous la plume du militant antifasciste Carlo Rosselli. Qu’est-ce que c’est qu’un socialisme libéral ? C’est d’abord une démocratie accomplie protectrice des libertés individuelles et protégeant les citoyens contre toute domination – c’est donc un républicanisme. Il suppose l’existence de larges formes d’organisation locale dans lesquelles se développe l’auto-gouvernement – sur le modèle de ce que sont ou devraient être les communes en France. Ensuite, c’est un socialisme fondé sur l’action des travailleurs à travers leurs organisations, organisations de défense de leurs intérêts communs comme les syndicats, organisations autonomes de production comme les coopératives. C’est enfin un système étendu de biens publics, garantis à leur juste valeur, qu’il s’agisse de l’éducation, de la santé ou des services publics, ou encore de protection contre les maux publics – pensons à la pollution et à la destruction de la nature. En bref, c’est tout ce qui permet aux individus, quels que soient leurs choix de vie, de décider de leur destin, bref tout ce qui favorise l’autonomie. Donc c’est une démocratie de bas en haut.

Un tel « socialisme » garantit la propriété privée des biens d’usage acquis par le travail ; il garantit à chacun un espace à lui dans lequel il puisse vivre à l’abri de la vie active, de la vie publique. Il ne propose pas d’abolir d’un seul coup le capitalisme, mais de lui mettre des freins qui seront d’autant plus efficaces que le pouvoir politique et le pouvoir de l’argent seront clairement séparés.

Rouvrir le futur

Nous avons été durement vaccinés contre les utopies. Le « communisme historique » a été la grande tragédie du siècle passé, et nous avons plusieurs fois eu l’occasion d’y réfléchir dans le cadre de cette Université populaire. C’est ce qui explique que le mot d’ordre « punk » « no future » semble résumer toute notre époque. Mais précisément si on veut ne pas tomber dans la résignation ou l’indifférence (et ce sont les résignés et les indifférents qui permettent au pire d’arriver, ainsi que le remarquait Hannah Arendt dans son travail sur les origines du totalitarisme), il est nécessaire de réaffirmer que le futur est à nous.

Mais le futur peut être plus heureux ou nous plonger dans la barbarie. Il n’y a pas de logique économique ni de logique historique implacable qui nous emmènerait dans une direction ou dans une autre. Il n’y a que l’action qui suppose de solides convictions morales que nous n’avons pas à réinventer mais qu’il s’agit de faire vivre en puisant dans le vieux fond dont nous héritons. Honnêteté, courage, sens de la justice, respect des autres … rien de neuf ! Mais des valeurs qui pourtant quand elles sont réaffirmées fermement deviennent de nos jours pratiquement subversives.

J’insisterai plus particulièrement sur cette vertu grecque qu’est le sens de la mesure. Sur le temple de Delphes étaient inscrites deux maximes qui résument toute la pensée grecque : « connais-toi toi-même » (ce qui veut dire connais ta juste mesure) et « rien de trop ». Le capitalisme dont la logique est celle de l’accumulation illimitée de la richesse et de la puissance s’oppose frontalement à cet idéal grec. Mais nous le savons, le développement illimité est une impossibilité physique qui conduit à la catastrophe. De plus en plus nombreux sont les chercheurs (y compris dans les institutions officielles du gouvernement des États-Unis) qui pensent que le mode de développement actuel ne pourra pas tenir plus de trois ou quatre décennies. Il nous faudra donc, de gré ou de force, dans des conditions humaines ou dans des conditions inhumaines apprendre à ne plus consommer à tort et à travers, à ne plus espérer que tous nos problèmes sociaux et existentiels pourront être résolus par la « croissance ». Remplacer la consommation par l’usage, faire des économies au lieu de subir les prétendues « lois de l’économie », ne pas chercher frénétiquement à apaiser nos angoisses dans la consommation des choses et cette religion universelle du capital qu’est le fétichisme de la marchandise : voilà autant d’habitudes vertueuses qu’il nous faudra acquérir si nous voulons tout simplement le monde existe encore demain. Et c’est encore une question de morale.

Alors, décence commune ? Autant qu’il est possible, on doit permettre aux individus de réaliser toutes les potentialités qui sont en eux. Mais ces potentialités peuvent s’exprimer de toutes sortes de façons et produire aussi souvent le pire que le meilleur. L’aspiration à une vie confortable et à jouir des biens que nous procurent la Terre et le travail est naturelle. Mais l’excès de richesse, les extravagances des nababs capitalistes sont proprement indécentes, tout comme est indécente la misère où sont précipités tant d’hommes, de femmes et d’enfants. Ce qui est plus qu’indécent, mais franchement obscène – un mot qui en latin désignait ce qui est sinistre, de mauvais augure, dégoûtant, immonde – c’est la soumission des humains, leur soumission aux « lois du capital » aussi que leur soumission à des idéologies ou des religions meurtrières. Ce qui est décent, c’est la liberté tempérée par le souci des autres et la reconnaissance de l’égalité de tous.

1D. Fusaro, Il futuro è nostro, Bompiani, 2014, p.42

2G. Orwell, Fascisme & démocratie, The Left News, février 1941 in Écrits politiques (1928-1949), Agone, 2009, p.174

3Ibid.

4Voir préface aux Écrits politiques, oc/ p. XVII


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