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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 La crise de l'éducation au XXIème siècle et la pensée de Hannah Arendt

 

Commençons par une anecdote : une lycéenne inattentive  en cours de littérature, est invitée à s’expliquer sur sa conduite en présence de sa mère, devant le professeur : « je n’ai pas envie, dit la jeune fille ; cela m’ennuie ; je désire choisir moi-même mes lectures ; mais je ne gêne personne, je ne fais pas de bruit dans la classe ». Lorsque le professeur demande à la mère, ce qu’elle pense des propos de sa fille, la mère répond : « Je n’ai pas le temps de m’occuper du travail scolaire de ma fille et elle doit faire son expérience de la vie : si elle ne travaille pas, elle en assumera les conséquences. D’autre part, elle ne m’écoutera pas. Mais il me semble que vous pourriez proposer aux élèves un livre plus attrayant , plus moderne ; il faut vivre avec son temps . A quoi cela sert-il d’étudier La Princesse de Clèves, un roman du XVIIième siècle ? » Quand le professeur regarde la mère et la fille s’éloigner, elles lui paraissent semblables : même maquillage, mêmes vêtements, même démarche. « On dirait deux sœurs, se dit-il perplexe, on pourrait confondre l’adulte et l’enfant. » Ces trois personnes peuvent illustrer la crise de l’éducation telle que Hannah Arendt l’expose dès 1958 aux Etats unis dans son livre intitulé : La Crise de L’Education.

Pourquoi à propos du XXIème siècle, parler des difficultés éducatives des Américains de 1950 ? Et quel rapport cela a-t-il avec la manière dont nous éduquons nos enfants aujourd’hui ? La crise de l’éducation n’est pas une défaillance locale et temporaire, elle est emblématique du XXIème sicle et de l’Occident. Elle n’a pas moins d’importance que la construction d’Auschwitz, l’invention de la bombe atomique ou la capacité de marcher sur la lune. Il n’est pas question des états d’âme de la classe moyenne américaine ou bien d’un conflit de générations qu’on peut observer depuis toujours, ou de la maladresse de quelques uns pour éduquer leurs enfants. Il nous faut constater les difficultés dans lesquelles tous les adultes du monde occidental, depuis la deuxième guerre mondiale, s’enfoncent pour éduquer leurs enfants. La tâche nous paraît de plus en plus complexe quand elle ne nous apparaît pas insurmontable. Que s’est-il donc passé au XXIème siècle ? Pourquoi au XXIème siècle ? Qu’est-ce qui a changé dans notre manière de penser la relation éducative ?

Mais que faut-il entendre par éducation ? Rappelons l’étymologie du mot : il signifie : tirer de, faire sortir, élever. Il faut tirer l’enfant vers le haut, au sens propre de faire monter : l’éducation est élévation. L’enfant est un élève, celui qu’on fait monter. Il faut le faire grandir : le faire passer de l’enfance à l’âge adulte, non pas seulement en le protégeant et en assurant sa survie, mais en lui léguant une culture, afin qu’à partir de cette transmissions culturelle, il puisse s’humaniser. On ne naît pas homme, on le devient. L’homme n’a pas une nature, il a une condition. Un être humain n’est pas seulement un être vivant qui se reproduit au sein de l’espèce ; il n’est pas un animal qui suit son instinct selon la nature. On apprend à être un homme, on est formé par une culture. La culture est tout ce que nus devons apprendre pour devenir des hommes. Culture veut dire formation en allemand, la langue maternelle d’Hannah Arendt émigrée aux Etats Unis pour fuir le nazisme. Les enfants ont donc besoin d’une éducation, d’être cultivés, formés, grâce aux connaissances et aux coutumes que les adultes leur transmettent. L’éducation est le passage de l’enfance à la vie adulte, c’est ce qui fait de nous des hommes.

Mais pourquoi parler d’une crise de l’éducation dans l’occident du XXIème siècle ? Qu’est ce qu’une crise ? Il y a crise lorsque dans un organisme vivant formant un tout, un organe paraît isolé ; il y a crispation. On parle ainsi d’une crise de foi. Il n’y a plus continuité de la vie ni cohésion du corps, il n’y a que des ruptures et des divisions ; « cela ne passe pas » dit-on. C’est comme un nœud. La maladie apparaît alors comme événement perturbateur et comme douleur dans une partie du corps. Ainsi  l’éducation est tout d’abord en crise parce qu’elle divise les enfants et les adultes au lieu de les relier les uns aux autres dans un monde commun. Il n’existe plus la relation forte du commandement et de l’obéissance. Les adultes se demandent pourquoi il leur faudrait commander les enfants et les enfants ne comprennent pas pourquoi il leur faudrait obéir. Il y a, d’autre part, crise de l’éducation parce que l’éducation devient un moment de rupture au lieu de s’inscrire dans le sens d’une histoire de l’humanité : l’éducation est –elle le lien entre le passé et l’avenir ? Est-elle la transmission d’une culture en préparation de l’avenir ? Ou n’est-elle que l’expression d’une fracture entre le passé et l’avenir ? Que faut-il apprendre aux enfants ? nous demandons nous. Pourquoi leur apprendre le passé puisqu’il est du passé et donc dépassé ?  Les enfants se retrouvent donc isolés dans la chaîne des générations et dans l’absence d’un monde commun avec les adultes : ils se placent à part. La crise n’atteint-elle pas son apogée quand nous considérons l’enfant comme pouvant s’éduquer lui-même ?

Au début de notre réflexion, nous réfléchirons sur la crise de l’éducation au XXième siècle, en la rapprochant de la crise de l’autorité. Qu’est-ce que l’autorité ? Pourquoi perdons nous notre autorité sur nos enfants ? Pourquoi renonçons nous parfois à l’exercer ? Dans une première partie, nous réfléchirons aux rapports entre autorité et liberté : l’autorité est-elle conciliable avec la liberté des enfants ? Et dans une seconde partie nous nous poserons la question suivante : l’autorité est-elle conciliable avec l’égalité dans une éducation démocratique ? Dans une troisième partie, notre réflexion sur l’autorité nous conduira à une réflexion sur la tradition. En effet, ce qui nous donne l’autorité, n’est-ce pas la nécessité de transmettre à nos enfants ce que nous avons appris du passé ? Mais si nous voulons oublier le passé pour nous tourner vers l’avenir, que pouvons nous apprendre à nos enfants ? Dans une quatrième et dernière partie, nous nous interrogerons sur les rapports entre la crise de l’éducation et ce que Hannah Arendt appelle la crise de la culture. Peut-il y avoir une culture coupée de l’autorité d’une tradition ? Etre moderne, est ce rompre avec ce qu’on appelait autrefois les classiques ? Comment interpréter le rejet  par un grand nombre de jeunes gens, de ce qu’on appelait la culture ?

Commençons donc par nous demander si la crise de l’éducation est liée aux difficultés rencontrées dans l’exercice de l’autorité aujourd’hui. L’éducation ne souffre-t-elle pas d’une disparition de l’autorité dans nos sociétés ? C’est ce que suppose Hannah Arendt : l’autorité a disparu ; d’ailleurs, nous ne savons plus ce que signifie la notion d’autorité. Ainsi Hannah Arendt écrit dans son livre : Qu’est ce que L’Autorité ? «  Il aurait été plus sage dans le titre de poser la question : que fut l’autorité ? et non : qu’est-ce  que l’autorité ? car c’est (…) le fait que l’autorité a disparu du monde moderne qui nous incite(…) à soulever cette question ». Si nous observons ce qui se passe à l’école, nous constatons que dans une classe, le professeur n’est plus un maître debout sur une estrade au dessus de ses élèves. Les surveillants n’existent plus , ce sont des conseillers d’éducation. Si l’autorité repose sur la relation de celui qui commande et de celui qui obéit, ce n’est plus ainsi que se pense la relation entre le professeur et l’élève. De même dans une famille, les parents n’ordonnent pas, ils discutent ; les enfants n’obéissent pas, ils s’expriment et font ce qui était interdit autrefois : ils répondent. La relation est pensée sur le modèle du dialogue. Pourquoi cette transformation de la relation entre l’adulte et l’enfant, à propos de l’autorité ?

Ne serait-ce pas, d’abord, parce que nous rapprochons l’autorité du despotisme ou de la tyrannie ? Ces trois notions n’ont-elles pas en commun d’imposer une volonté à celle d’un autre ? Ne sont –elles pas des privations de liberté ? La tyrannie ou le despotisme ont à peu près le même sens : c’est commander par la force, en dehors de toute règle, et dans l’intérêt du tyran. La tyrannie maintient celui qu’elle soumet, dans un état de servilité proche de l’esclavage et ne recherche nullement son bien. Le tyran qui s’impose par la force, en dehors de toute règle, emploie la violence qui est une force excessive, non délimitée et donc incontrôlable. La violence est ce dont on ne peut pas être le maître, ce qu’on ne maîtrise pas. Au contraire, l’autorité suit des règles et est exercée dans l’intérêt du subordonné. C’est une responsabilité et elle est lourde à assumer. Il est parfois plus facile de renoncer à l’autorité et d’abandonner l’enfant à lui-même. Elle exige la maîtrise de soi et de la relation avec l’autre. L’autorité ne peut donc employer la force et encore moins la violence. Frapper un enfant, c’est montrer qu’on a perdu son autorité, c’est avouer son impuissance. On peut être de petite taille, avoir peu de force physique et pourtant avoir de l’autorité. Commander et obéir dans le cadre d’une autorité ne sont donc pas tyranniser et se soumettre, c’est plutôt reconnaître , chacun à sa place, la légitimité des lois ou des valeurs. Le maître selon la distinction latine, est un « magister », quelqu’un qui tient son autorité de son savoir ou de sa valeur morale, et non un « dominus », celui qui commande aux esclaves. L’autorité n’est pas la domination : elle doit être reconnue par le subordonné, pour être maintenue. Ainsi Hannah Arendt écrit dans : Qu’est ce que L’Autorité ? « Là où la force est employée, l’autorité a échoué ». On peut donc réconcilier autorité et liberté.

L’autorité est liberté parce qu’elle est responsabilité. Exercer l’autorité ; c’est être l’auteur de ses actes, du latin «  auctor » qui veut dire auteur, c’est ne pas se laisser influencer par ses subordonnés ou par soi même. C’est ne pas céder. C’est répondre de soi, de ses subordonnés et de la relation avec eux. L’absence d’autorité est de s’abandonner à ses inclinations, de se laisser manipuler et de ne répondre de rien quant-aux conséquences de ses actes. C’est se réduire à n’être que l’effet des circonstances. Seul un être responsable inspire le respect de l’autorité. Il faut être maître de soi si on veut être le maître des autres. L’enfant a besoin de repères stables, de grandes personnes qui répondent du monde dans lequel elles vivent et qui devant  les angoisses des enfants ne leur disent pas qu’ils ne sont en tant qu’adultes, responsables de rien, que les enfants n’ont rien à leur demander et qu’ils doivent faire leur chemin seuls. Ainsi Hannah Arendt écrit dans La Crise de l’Education, en faisant parler les adultes aux enfants : « En ce monde, même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s’y mouvoir, que savoir, (…) sont pour nous des mystères.  Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toute façon, vous n’avez pas de compte à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort ». L’enfant a besoin d’être sécurisé par ce que l’adulte sait et veut. Il ne doit pas être obligé de prendre lui-même des décisions importantes. Il faut décider pour lui et ordonner. L’enfant qui désobéit en se confrontant à l’autorité de l’adulte est bien mieux parti dans la vie que celui qui décide seul de sa vie et doit en assumer seul et trop tôt les erreurs. C’est pourquoi l’enfant recherche l’autorité pour se rassurer.  Exercer l’autorité en se montrant responsable de ses enfants, c’est veiller sur eux en les inscrivant dans un monde simplifié, délimité et familier. L’enfant a besoin de l’abri d’une famille et de l’école avant d’être dans le monde. L’enfant apprend à devenir libre en obéissant à l’autorité d’un homme libre et responsable.

L’autorité, avons-nous vu, n’est pas la tyrannie, parce qu’elle n’est pas un rapport de domination, parce qu’elle est le libre exercice de la responsabilité. Nous pouvons ajouter que l’autorité n’est pas la tyrannie parce qu’elle renvoie à des valeurs, à des connaissances qui la dépassent, à une transcendance . Un gouvernement autoritaire n’est pas une dictature, car il se réfère au dessus de lui à des valeurs qui orientent sa politique. Une royauté n’est pas un despotisme si elle reconnaît au dessus d’elle un droit divin ou constitutionnel. L’autorité n’est pas ce qui enferme dans la domination d’un homme mais ce qui à travers un homme, fait passer un subordonné vers ce qui les dépasse tous les deux. L’autorité est un pont, un passage, une ouverture. Celui qui l’exerce est un passeur. Le maître est fait pour s’effacer au terme de son travail . Un maitre en philosophie n’est pas celui qui fait de la propagande, c’est celui qui incite l’élève à penser, qui lui ouvre le monde de la pensée. Toute autorité est donc bornée alors qu’il n’y a pas de limite à la tyrannie et pas du tout dans le totalitarisme qui se veut un pouvoir total, comme son étymologie l’indique. L’autorité ne peut pas être la relation fermée du dominant et du dominé, parce qu’elle est leur commune ouverture à des idées ou à des valeurs qui dépassent celui qui commande et celui qui obéit. En ce sens, l’autorité est impalpable et mystérieuse pour celui voudrait la posséder comme une force.

Mais si l’autorité n’est pas un rapport de force, qu’est-ce qui la distingue d’un dialogue entre deux personnes qui ont à se convaincre ? Suffit-il d’expliquer et de faire appel à la raison de l’enfant ? Suffit-il de le persuader en trouvant les mots justes ? Chacun sait que l’enfant est rarement convaincu par une argumentation. La difficulté de la relation entre adulte et enfant vient de ce qu’elle repose sur une inégalité de savoir, de raisonnement, de conduite. Cette inégalité fonde l’autorité. Mais comment concilier l’inégalité de la relation d’autorité avec  l’égalité comme valeur humaniste et démocratique du monde moderne ? Avons-nous renoncé à l’autorité pour défendre l’égalité entre les hommes ? Comment concilier la nécessité d’une autorité dans l’éducation avec la valeur d’égalité ? Voilà les questions que nous nous poserons dans notre seconde partie.

L’autorité en tant que fondée dans une relation d’inégalité pose problème à l’homme moderne. La modernité défend les idées d’égalité et d’autonomie : chacun suit sa raison et règle sa conduite. L’autorité ne serait alors, au mieux, qu’une représentation de la règle que l’enfant peut comprendre et appliquer lui-même. Mais l’autorité au contraire n’a de sens que si l’adulte et l’enfant n’ont pas la même capacité de comprendre et d’appliquer les lois et les valeurs. Ce qui ruine l’autorité aujourd’hui, est un désir d’égalité qui semble déplacé lorsqu’il concerne les enfants. L’autorité est comprise comme ce qui s’oppose à la liberté et à la justice parce qu’elle est une relation inégalitaire et hiérarchique. Le présupposé d’une telle pensée est que l’égalité est toujours juste et l’inégalité injuste. Le bons sens nous rappelle pourtant qu’être juste n’est pas donner la même nourriture ni la même pointure de chaussures à un bébé et à un adulte. La justice est une proportion ; c’est donner à chacun selon ce qu’il est. La difficulté de l’autorité vient de ce qu’elle doit s’inscrire dans nos démocraties et que la démocratie repose sur l’égalité des hommes en droit. Les hommes sont égaux devant la loi ; c’est la garantie de leur liberté. Hannah Arendt s’oppose au pédagogue John Dewey qui avait publié dès 1916 un livre intitulé : Démocratie et Education. Pour Hannah Arendt, la relation adulte enfant est hiérarchique. La hiérarchie dans son étymologie signifie le pouvoir de ce qui est saint ; son origine est religieuse. Ensuite le sens est devenu : donner le pouvoir à ce qui est supérieur. On parle de supérieur hiérarchique. L’adulte est supérieur à l’enfant , voilà une idée qui a cessé d’être la nôtre. Pourtant le maître sait ce que l’enfant ignore. L’apprentissage exige une hiérarchie. Au contraire, nous pensons maintenant que l’enfant peut apprendre seul et que le maître passe au second plan. L’enfant construit lui-même son savoir. Le maître cesse d’avoir une place centrale dan la classe. Il n’est plus debout face aux enfants qui seraient tous tournés vers lui. Il déplace son bureau dans un angle de la classe, parfois au fond. Il est une référence comme la bibliothèque de la classe ou internet. Il est une source d’information qu’on consulte librement ; il n’est pas celui qui ordonne, c'est-à-dire celui qui met de l’ordre et régule, celui qui classe, qui constitue la classe, au sens propre de ce qui est ordonné. A la sortie de l’école, on peut observer qu’il  est devenu presqu’impossible de faire ranger des élèves. Les enfants doivent se conduire avec autonomie. Le maître et les enfants sont égaux et assis devant des tables disposées en U comme dans un débat entre grandes personnes. On discute ensemble de la vie du groupe et du règlement à établir .

Quelles conséquences sur le contenu de ce que qu’apprennent les enfants, peut avoir cette conception moderne de l’éducation séparée de l’autorité ? Peut-on séparer le contenu et la manière d’apprendre ? Il semblerait que non car la disparition de l’autorité s’est accompagnée d’une modification des contenus enseignés. En effet, pour effacer la supériorité du maître, il faut que le maître se place au niveau de l’enfant. L’enfant étant un être sensible dans son rapport au monde et incapable d’abstraction au début de ses apprentissages, on privilégie le développement des sens, le rapport aux choses matérielles, ce qui conduit à transformer une classe en atelier et à privilégier la pratique par rapport à la théorie, de sorte que ce qui est le plus intellectualisé comme la démonstration mathématique, la littérature, est repoussé jusque dans l’université. Ce qui est concret est considéré comme ce qui intéresse les enfants. Hannah Arendt dans La Crise de L’Education , parle du pragmatisme qui substitue le faire à l’apprendre. Elle écrit : « Le résultat fut une transformation des collèges d’enseignement général en instituts professionnels qui ont remporté autant de succès quand il s’est agi d’apprendre à conduire une voiture, à taper à la machine (…) qu’ils ont récolté d’échecs quand il s’est agi d’inculquer aux enfants les connaissances requises pour un programme d’étude normal ». Puisque l’enfant n’a plus à obéir mais à consentir, la manière dont on lui apprend passe avant ce qu’on lui apprend. Il faut le persuader d’apprendre, le séduire. Aucun savoir ne peut négliger la manière dont il est transmis mais il ne doit pas être réduit à la manière dont il est enseigné. Les mathématiques ne se réduisent pas à cliquer sur son ordinateur et la géographe n’est pas seulement le coloriage d’une carte.

Le rôle du maître se retrouve changé : le maître est transformé en pédagogue. Il n’y a plus la supériorité du maître mais la manière d’enseigner du pédagogue. Il doit se soucier de pédagogie plutôt que de montrer un immense savoir. S’il en sait un peu plus que ses élèves, c’est bien assez. Hannah Arendt écrit de manière polémique dans la Crise de L’Education : « Est professeur (…) celui qui est capable d’enseigner… n’importe quoi. Sa formation lui a appris à enseigner et non  à maîtriser un sujet particulier (…) Puisque le professeur n’a pas besoin de connaître sa propre discipline il arrive fréquemment qu’il en sait à peine plus que ses élèves. » Tenir de tels propos paraît invraisemblable mais la réalité actuelle nous montre qu’on propose à un professeur de mathématiques de remplacer un professeur de physique ; ou bien on demande à un professeur de philosophie d’enseigner le français ou l’histoire. Mais sur quoi repose l’autorité d’un professeur qui n’est pas compétent dans sa matière ? Cela ne peut-il conduire à un rapport de force lorsqu’il ne suscite plus l’admiration de ses élèves découvrant grâce à lui ce qu’ils ignoraient 
La non reconnaissance de la supériorité du maître sur ses élèves n’a-t-elle pas aussi provoqué un changement important dans la relation entre les enfants ? Nier l’inégalité entre le maître et l’élève, ne conduit-il pas à nier l’inégalité de talents ou de travail entre les enfants ? de même que le maître ne doit pas montrer la supériorité de son savoir, il ne faut pas montrer la supériorité de certains élèves. Ils ne doivent pas être classés, ils ne doivent pas être notés. On peut craindre que l’égalité n’ait plus pour but de tirer chacun vers le meilleur mais de niveler les meilleurs sur le plus bas : c’est l’égalitarisme. On n’admire pas les meilleurs, on les cache. Mais s’il est juste de ne pas se vanter de ses dons ou de son travail, si on ne doit pas décourager ceux qui ont des difficultés, on ne doit pas faire regretter à un enfant de bien apprendre. Autrefois, déjà, on avait peu de sympathie pour ceux qu’on appelait les forts en thème, les élèves des classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques étaient comparés à des taupes. Négliger la vie pour s’enfermer dans un savoir coupé du monde peut conduire à des aberrations. Mais aujourd’hui, ce n’est pas l’excès dans le rapport au savoir , mais le savoir lui-même qui est rejeté. Etre traité d’intellectuel dans une cour de récréation, est une insulte. Aimer apprendre peut conduire à se faire exclure du groupe.  

Mais ce n’est pas seulement le bon élève qui est en souffrance, c’est tout enfant. Un enfant est fragile et a besoin de s’appuyer sur une relation pour se construire. Il n’a pas encore une force intérieure qu’on pourrait appeler la personnalité. Il obéit, il fait confiance, il en  besoin. Puisqu’il ne peut plus obéir à ce qui lui est réellement supérieur par le savoir ou la conduite : son maître, ses parents, il se soumettra à ce qui est supérieur par le nombre : la majorité des enfants de son âge. S’il n’est plus reconnu par son maître, il lui faut être reconnu par ses pairs. Les enfants d’aujourd’hui n’ont jamais eu autant besoin d’intégration dans leur classe d’âge parce qu’ils sont coupés du monde des adultes. Par absence d’autorité, nous les avons livrés les uns aux autres et nous savons qu’entrainés par le poids du groupe les enfants ne sont pas tendres entre eux. Il faut comprendre qu’une majorité d’enfants est plus tyrannique que la volonté d’un seul homme. On ne peut pas contester ni discuter avec le groupe. On ne peut se révolter. On est nécessairement écrasé par la force. Un jeune livré à lui-même, coupé de ses maîtres et de ses parents, est nécessairement grégaire, influençable. La sortie d’un collège nous montre qu’en dépit de l’indépendance accordée à chacun, aucun n’est libre de s’habiller de manière originale : tous sont identiques ou désirent l’être. L’absence d’autorité ne forme pas des rebelles mais des conformistes.  L’autorité fondée dans des idées ou des valeurs donne une capacité de résistance personnelle aux effets de groupe. Là où il n’y a ni autorité ni obéissance, il n’y a pas démocratie mais société de masse : des individus isolés pris dans des mouvements de foule irrationnels. L’autorité est une relation personnelle incompatible avec l’anonymat de la masse.

Si  le but de l’éducation moderne est l’autonomie, peut-elle y parvenir en coupant l‘enfant de son obéissance à l’autorité d’un adulte ?  N’est-ce pas enfermer l’enfant dans son statut d’enfant et l’empêcher de grandir ? Est-ce l’autorité ou son absence qui favorise le passage à l’état adulte ? Hannah Arendt dénonce une relation éducative qui oublie son point d’arrivée pour ne retenir que son point de départ : centrée sur l’enfant. Aujourd’hui, on dit que c’est l’enfant et non le savoir qui doit être placé au centre de l’éducation. Mais l’autorité n’est pas une tutelle qui maintient l’enfant dans un état infantile sans fin. L’autorité est au contraire le refus de faire de l’enfant un être entièrement à part des adultes, incapable d’apprendre à parler la langue des adultes, les connaissances des adultes ou de s’y intéresser. Cela conduit la pédagogie à enseigner à l’enfant non pas en le faisant travailler mais en l’amusant. S’il y a apprentissage, celui-ci doit être immédiatement attrayant car l’enfant ne se projette pas dans l’avenir et cherche le plaisir immédiat. L’apprentissage doit être ludique. Travail et jeu sont confondus. En cela, on ne prépare pas l’enfant à apprendre car cela exige un effort, un dépassement de soi même qu’on ne retrouve pas toujours dans le jeu. Le monde des enfants et celui des adultes se séparent : chacun ses lectures, chacun sa musique. Ce qu’il faut enseigner n’est pas ce que l’enfant ignore mais ce qu’il vit déjà : ses livres et sa musique. La société qu’on a appelée celle de l’enfant roi enferme l’enfant dans son enfance et subordonne l’adulte à l’enfant dans leur relation. La hiérarchie n’est plus abolie mais renversée.

Au terme de ces deux premières parties consacrées au rapport entre la crise de l’éducation et la disparition de l’autorité, il nous semble que tout cela ne s’est pas produit par hasard mais se comprend dans sa relation avec ce qu’on appelle la modernité. Etre moderne signifie que l’homme doit penser par lui-même, dans la liberté et l’égalité avec les autres citoyens. Ce qui est contestable n’est pas cette idée moderne qui culminera au XVIIIième siècle avec Les Lumières, c’est l’incompréhension et la trahison de cette modernité. Il faut apprendre à penser par soi même, à se déprendre de ses préjugés, de sa fermeture d’esprit, des influences du groupe auquel on appartient. On ne pense que dans la relation avec l’autre, dans ce que Kant et Hannah Arendt appellent « la pensée élargie » : se mettre à la place de tout autre homme. Mais précisément ce qui extrait l’enfant de son individualité et de son milieu, c’est l’autorité d’un savoir qui le dépasse et qui est celui de l’humanité. Autorité veut dire par étymologie : « augmentation ». On élargit l’horizon de m’enfant, on lui ouvre l’esprit en faisant croître ses connaissances. C’est en quoi l’autorité renvoie à une transcendance : ouvrir l’enfant à ce qu’il n’est pas : lui faire découvrir une autre pensée que la sienne : lui ôter l’idée qu’il se suffit à lui-même et qu’il en sait assez, qu’il cesse de répondre à ses parents et à ses maîtres : « Je sais ce que je sais, je suis mon idée ; ce que pensent les autres ne m’intéresse pas ; je me comprends et si vous ne me comprenez pas ou si je ne vous comprends pas, cela est sans importance ». La curiosité d’esprit, la soif de savoir, la capacité de communiquer avec autrui, sont les fruits de l’autorité car l’autorité est la véritable altérité qui m’arrache à moi-même.

Dans une troisième partie, nous souhaiterions expliquer comment la crise de l’éducation se rattache à une dévalorisation de la notion de tradition. La modernité semble nous pousser vers l’avenir et nous couper de la tradition tournée vers le passé. Mais l’éducation n’a-t-elle pas à transmettre des savoirs et des coutumes acquis dans le passé ? L’éducation peut-elle se désintéresser de tout ce que l’humanité a appris auparavant ? Peut-on séparer éducation et tradition ?

Pour Hannah Arendt, éducation, autorité et tradition ne peuvent être séparées. En effet, qu’est-ce qui donne l’autorité, si ce n’est la connaissance que les adultes possèdent parce qu’ils l’ont acquise autrefois en se référant à l’histoire de l’humanité ? Peut-il y a voir une connaissance qui ne soit enracinée dans le passé ? Comment la fugacité de l’instant présent pourrait-elle expliquer quoi que ce soit ? Le bon sens laisse supposer que le savoir se construit avec le temps et que l’enfant doit hériter du savoir de ses ascendants. Autrefois, on considérait que les personnes âgées avaient une culture, des connaissances non encore acquises par les jeunes gens. On devait les écouter. On les appelait les Anciens. La vieillesse était l’image de la sagesse et on représentait les sages avec une grande barbe blanche. Les jeunes gens prenaient leurs ainés pour modèle. On parlait à l’école d’étudier les classiques : c'est-à-dire des œuvres qui ont montré, par leur richesse, qu’elles traversaient les siècles, qu’elles saisissaient quelque chose d’essentiel dans notre humanité. Les étudier, c’était s’humaniser : «  faire ses humanités », disait-on en lisant les auteurs grecs et latins de l’antiquité. Au-delà des Anciens, on se référait aux Ancêtres qui avaient fondé notre civilisation, qui, luttant contre l’écoulement inexorable du temps naturel, avaient construit un monde humain avec des œuvres uniques, des actions glorieuses, qui les rendaient comme immortelles. La difficulté a été de concilier ce mode de vie traditionnel avec la modernité. Quand on considère que l’homme est libre de penser par lui-même, il faut peut-être rompre avec le passé et avec ses ainés. Quand on pense que l’humanité progresse, on se tourne vers l’avenir et on se désintéresse du passé. La tradition serait une sorte de radotage, de répétition stérile, un obstacle à l’innovation, une régression. Mais la tradition conduit-elle vraiment à l’immobilisme ? Est-elle ce qui ôte aux enfants leur avenir ? Car y a-t-il un avenir sans passé ?

Evidemment non si nous nous référons à l’étymologie latine du mot « tradition », au verbe « tradere », qui veut dire transmettre un héritage. On pourrait rapprocher la tradition d’une transmission : remettre un héritage de sorte que l’héritier le fasse sien, le conserve et lui donne vie, à son tour : une sorte de course de relais à travers le temps. Autrement dit, la tradition n’est pas le poids mort du passé, elle est ce sur quoi les enfants s’appuient pour aller plus loin. Etre privé de tradition ou d’héritage, de la capacité d’imiter ce qu’ont su faire les ainés, c’est repartir de zéro, avoir toute la course à refaire. La tradition n’est pas ce qui prive l’enfant de liberté, mais au contraire ce qui lui donne du recul par rapport au présent et lui permet d’accepter ou de refuser ce présent. La tradition est la possibilité d’avoir une histoire. L’histoire est la connaissance du passé qui éclaire le présent et ouvre l’avenir. On ne peut choisir son existence si l’on est enfermé dans l’unique dimension du présent. Comme l’écrit Tocqueville, cité par Hannah Arendt : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». L’humanité s’inscrit dans la continuité sans cesse à recomposer du passé et de l’avenir, elle est un fil fragile à ne pas rompre. Le rôle essentiel de l’éducation est de permettre la continuité de l’histoire et de l’humanité. Ne pas instruire du passé les enfants, c’est, dit Hannah Arendt, introduire une brèche entre le passé et l’avenir, c’est rompre le fil de l’humanité, c’est empêcher les enfants d’être pleinement humains.

Que deviennent les enfants privés de culture, de tradition, déracinés ? Ils ne peuvent grandir. C’est  la difficulté des enfants immigrés : pour entrer dans leur culture d’adoption, faut-il encore qu’ils puissent s’appuyer sur leur culture d’origine et faire le lien. C’est la difficulté des enfants livrés à eux-mêmes que certains sont tentés d’appeler des sauvages. C’est ce que produisent les régimes totalitaires en faisant table rase du passé, en effaçant l’histoire, en contrôlant les mémoires afin de s’assurer un pouvoir total sur les hommes. A quoi ressemble la jeunesse à laquelle on demande de brûler les livres de ses parents, de détruire les objets anciens ? Rien n’est plus barbare, c'est-à-dire négateur de l’humain, que la jeunesse hitlérienne ou maoïste. Rien ne peut arrêter un jeune garde rouge de quatorze ans. Georges Semprun décrit à Buchenwald le comportement implacable des jeunes soviétiques qu’aucune culture ne peut retenir dans la lutte instinctive pour la survie. Comme l’écrit Hannah Arendt, les enfants sont les «  nouveaux », selon l’expression des grecs de l’Antiquité : « oi néoi », ils sont étrangers au monde lorsqu’ils viennent au monde. Il faut les inscrire dans l’histoire en leur faisant suivre une tradition, en leur léguant un héritage culturel. Faute de quoi, ils ravagent le monde. Ils rejettent ce qu’ils ignorent. Ils détruisent ce qui freine leur vitalité. La tradition est la protection des enfants contre la barbarie, c’est aussi la protection du monde et de la civilisation . L’enfant doit être inscrit dans une relation au monde et non seulement à la vie, comme puissance vitale et naturelle. Hannah Arendt écrit dans La crise de L’Education : « Le monde a besoin d’une protection qui l’empêche d’être dévasté et détruit par la vague des nouveaux venus qui déferle sur lui à chaque nouvelle génération ». Demandons nous sincèrement s’il ne nous arrive pas d’avoir peur des jeunes gens, de nos enfants, de nos élèves ? Comment cela est-il possible, qu’un adulte puisse avoir peur d’un enfant ?
Mais qu’est-ce qu’un enfant ? Un enfant est celui qui vient de naître. Hannah Arendt pense l’enfance en relation avec ce qu’elle appelle la natalité. Que veut dire naître ? Cela ne veut pas dire respirer ou manger, cela veut dire venir au monde. Naître n’est pas seulement un phénomène naturel. C’est l’origine d’une existence humaine ; c’est la possibilité pour un être humain de montrer son unicité, sa créativité, de montrer qu’il est une personne à nulle autre pareille. Cela n’est possible que si l’on n’ enferme pas l’enfant dans la reproduction biologique de l’espèce. Si on lui lègue une culture, il peut se choisir et accéder à la liberté. La liberté est la capacité par ses actes de changer le cours des choses, de créer du neuf. Toute naissance a le sens d’un événement unique et ressemble à un miracle : l’étonnement nous étreint, mêlé d’admiration, devant la potentialité, par chaque nouvelle naissance, de renouveler le monde. Nous plaçons notre espérance dans nos enfants et nous nous enchantons devant le récit de la nuit de Noël, l’histoire d’une naissance, d’une bonne nouvelle comme l’annoncent les anges, un enfant est né pour sauver le monde.

Toute éducation ne peut donc dans son enseignement qu’être conservatrice. Toute intrusion du monde actuel dans l’école, tout désir de changer sans cesse les programmes, ne peuvent que perturber les enfants dans leur appropriation de la culture. L’école doit demeurer  à l’abri du monde actuel  et par sa distance par rapport au monde, elle doit donner aux élèves la liberté plus tard de juger le monde. L’école n’est pas là pour montrer comment on se «  débrouille dans la vi e », pour prendre une expression  familière, mais pour transmettre une culture qui permette aux enfants de devenir des adultes, de changer la vie et de la rendre meilleure.

La culture sera toujours plus vieille que nous, même si cela nous déplaît. La culture est la capacité de sortir de la nature, de se former en construisant un monde distinct de la nature. La culture est la capacité de créer des œuvres durables et uniques qui orientent le temps dans une histoire, qui  donnent aux hommes un sentiment d’immortalité, eux qui sont si fragiles dans l’univers et promis à leur disparition biologique en tant qu’individus. Dans la nature, seule l’espèce survit. Les personnes dans leur unicité ne deviennent immortelles que dans la culture. La culture est donc ce qui est fait pour durer : c’est certes créer quelque chose de nouveau, mais pour ensuite le faire durer. Il n’y a pas de culture à peine née et déjà disparue. Hannah Arendt écrit dans La Crise de La culture : «  Seul ce qui dure à travers les siècles peut finalement revendiquer d’être un objet de culture ». La culture n’est pas le changement incessant, ce qui n’a pas d’histoire. Or aujourd’hui, nous l’avons vu, la disparition de la tradition emporte la culture avec elle parce que le passé perd toute valeur. Seul le présent importe, que l’on croit porteur d’avenir. Le monde se défait. On est emporté par un flux dans lequel tous les points de repère se brouillent. Comment s’orienter dans un monde qui change sans cesse. On ne peut plus rien y apprendre. On ne peut donc rien savoir. Seule la mode peut tenir lieu de culture, c'est-à-dire une modernité pervertie. On ne progresse plus vers l’avenir mais une succession de changements non reliés entre eux nous prive de toute véritable novation . Apparemment changeante, la mode s’inscrit dans un éternel recommencement. La jeunesse à la mode est très conformiste. Elle n’aspire pas à changer le monde.

Par conséquent, là où il n’y a plus d’histoire ni de monde à partager, il n’y a plus de culture possible. Il n’y a que la juxtaposition et la succession d’expressions individuelles isolées. Tout devient relatif aux goûts d’un individu ou d’un groupe ou d’une époque. Tout se vaut. Toutes les idées et valeurs sont transformées en opinions fugitives. On est conduit au nihilisme apparu au XXième siècle puisqu’on ne peut plus croire en aucune valeur absolue. Alors tout est possible, tout est permis puisqu’on ne peut savoir ce qui est vrai ou bien. Les jeunes gens ne croient en rien de durable ; ils suivent les sensations fugitives de leurs sentiments individuels. En ce sens un tube de l’eté vaut un lieder de Schubert et l’opinion de l’élève vaut celle du maître.

Pourquoi Hannah Arend s s’intéresse-t-elle à la crise de l’éducation et à la crise de la culture ? Pour des raisons sociales et politiques. Une société non cultivée conduit à une société de masse, phénomène apparu au XXième siècle et dont peut se demander s’il est compatible avec une politique humaniste. Une société non cultivée, non diversifiée, ce qu’elle appelle la pluralité, dans laquelle la créativité et l’unicité des personnes disparaissent, ne fait que reproduire des individus de manière indifférenciée : c’est une société de masse,  non pas un peuple avec une histoire, des classes sociales, des régions, des corporations, des discussions et des conflits enrichissants, mais une somme d’individus isolés et tous semblables. La reproduction biologique remplace la culture comme dans une société de termites. Le seul point commun qui puisse persister est celui du métabolisme corporel :la consommation. Elle n’exige ni tradition ni dialogue avec autrui. On eut consommer dans l’instant et pour soi. L’individu inculte est renvoyé à sa nature biologique ; Son rapport au monde est confondu avec l’assimilation naturelle de ce qui lui est nécessaire pour survivre. Nos enfants sont comme nous des consommateurs. Quand nous travaillons, ce n’est pas pour créer des œuvres mais pour survivre en gagnant de l’argent ; quand nous avons des loisirs ,c’est un temps vide pendant lequel nous consommons le gain de notre travail. Le loisir n’est pas ce qui nous arrache à la nécessité naturelle de la survie, à l’esclavage du labeur, pour nous tourner vers le monde de la culture, c’est le délassement naturel de l’animal : c’est ne rien faire, c’est passer le temps .Si l’on parle encore de culture, c’est pour la réduire à un objet de consommation facile à digérer et immédiatement accessible. La complexité d’une tragédie doit être transformée en divertissement ou bien elle est rejetée. Il n’y a pas de culture de masse. Comme l’écrit Hannah Arentd : « Cela ne veut pas dire que la culture se répand dans les masses mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. »
A coté de la consommation, l’autre valeur reconnue est l’utilité. Puisque rien n’a de valeur durable et universelle, puisque tout est relatif, rien ne peut être recherché comme une fin en soi mais seulement relativement à autre chose , comme le moyen de se le procurer. On ne cesse alors de se poser la question : à quoi cela sert-il ? Et si cela ne sert à rien, cela est sans valeur. On confond l’utile et le sens. Or les œuvres culturelles n’ont pas d’utilité à moins d’être marchand de tableaux. Elles ont du sens. Elles sont là pour nous étonner, nous émerveiller,  nous interroger sur le sens de notre existence et pour nous dévoiler a réalité. Nous retrouvons alors la nécessité d’enseigner la littérature et la philosophie, d’inscrire l’enfant dans une pratique artistique ou religieuse, alors que cela ne sert à rien. Si nous cherchons l’utile, mieux vaut faire de la plomberie ou du commerce . Nous n’avons aucun mépris pour ce genre d’activités mais nous les remettons à leur place : le but de l’existence n’est pas la plomberie ; ce n’est qu’un moyen de ne pas être inondé chez soi. Ne nous étonnons pas si un adolescent emmené à l’opéra pense avoir perdu son temps et ne se souvient que du gâteau au chocolat mangé pendant l’entracte ou si des élèves disent à leurs professeurs : « Vous êtes payés pour enseigner, nous qui apprenons, ne comprenons pas pourquoi nous travaillons sans être payés ». Le savoir n’est plus recherché pour lui-même mais comme un simple moyen de gagner sa vie. L’école a pour but de donner un travail pour gagner de l’argent et pour consommer.

En conclusion, nous pouvons nous interroger sur les rapports entre la société de masse et le totalitarisme, apparus tous les deux au XXIème siècle. Rappelons que Hannah Arendt a fui l’Allemagne nazie et qu’elle est l’auteur d’un livre de réflexion sur les origines du Totalitarisme. Pour Hannah Arendt, les carences éducatives, l’inculture, la société de masse et la totalitarisme ne sont pas sans relations. Une société traditionnelle, autoritaire, reposant sur des distinctions sociales importantes ne peut pas basculer dans le totalitarisme. Au contraire, une société sans mémoire, impersonnelle, indifférenciée, une société de masse n’a rien pour résister à l’emprise totale de l’Etat. Le totalitarisme est ce qui  nous sécurise en nous fondant les uns  les autres dans un tout. L’individu isolé, impersonnel est emporté par le poids du nombre, le mouvement de la foule. L’insécurité liée à l’isolement, le pousse à se fondre dans la masse et à s’y conformer ; C’est un paradoxe de la société contemporaine d’allier individualisme et société de masse. Le totalitarisme sert de cadre à la masse informe de la société. Les enfants y cherchent les parents et les maîtres qu’ils ont perdus, une prise en charge, une idéologie à suivre. Ils sont une proie facile. Soyons donc attentifs à la crise de l’éducation et aux conséquences redoutables qu’elle pourrait avoir pour nous si nous ne la dénouons pas à temps.

 

                                                                      Le 16 Décembre 2011.  Dominique Jouault

 
 
 
 
 

Commentaires

Article enthousiasmant!

Bonjour,
Je tenais simplement à exprimer mon enthousiasme devant la qualité de cet article et à en remercier sincèrement son auteur.

 

 

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