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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 La paix perpétuelle

Du "droit des gens" au projet de Kant

  • Collin
  • Samedi 13/06/2009
  • 13:11
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L’élan vers le progrès, la remise en cause de l’ordre ancien ne pouvait épargner les relations internationales. Il faut évidemment faire la part du contexte historique. L’Europe est déchirée, depuis la fin du XVe et le XVIe siècle par des guerres qui ne sont plus les guerres féodales mais avec l’armement moderne deviennent vraiment meurtrières. La constitution des nations se fait dans le sang. Les conflits entre les Habsbourg et les Bourbon dans les querelles de succession se règlent sur les champs de bataille. Et c’est dans ce contexte que les philosophes vont poser dans des termes nouveaux la question du « droit de gens ». Et Kant est celui qui va pousser le plus loin la réflexion,  en tentant de penser la perspective historique d’un ordre mondial unifié et en proposant les modalités pratiques dans ce Projet de paix perpétuelle (1795) dont l’exposé constituera la partie principale de mon propos.

 

Mais avant d’en arriver il faut retracer le cheminement des idées.

Le droit des gens (jus gentium)

          Préhistoire

On peut faire remonter à Cicéron les premières réflexions systématiques sur ce qu’on pourrait déjà appeler un droit international. Il définit le « jus gentium » qu’on traduit ordinairement par l’expression « droit des gens » mais qu’on pourrait aussi traduire par « droit des peuples ».

Pour Cicéron, le droit est fondamentalement un droit naturel. C’est l’ordre de la nature reflété dans la raison humaine qui permet partout de reconnaître dans chaque situation un commandement juste et légitime. Pour Cicéron : la nature et le droit des gens se confondent. Les législations propres à chaque cité sont pour Cicéron le « jus civile » – nous dirions droit positif ; le droit des gens apparaît ainsi comme le droit de la « communauté du genre humain ».

Dans l’acception de Cicéron, le droit des gens recouvrirait non seulement les rapports entre nations, mais aussi ce que Kant va nommer droit cosmopolitique, droit de l’homme en tant que citoyen du monde, puisque membre de la communauté du genre humain. Néanmoins la tradition va restreindre le droit des gens aux relations entre États.

          Le droit international : un droit de nature pour Hobbes

Hobbes, conformément à la construction du Léviathan (voir exposé de Marie-Pierre), pense que la loi ne peut régner que là où existe un pouvoir souverain.  Faute d’un tel pouvoir, entre les puissances étatiques règne le droit naturel, c’est-à-dire le droit de faire tout ce qu’on peut faire en fonction de sa propre puissance. Autrement dit, l’état normal des relations internationales est l’état de guerre. C’est sûrement une description assez réaliste – qui vaut de nos jours : le droit international est le plus souvent le droit du plus fort.

          L’élaboration de Grotius

C’est chez Hugo Grotius, auteur du Droit de la guerre et de la paix qu’on trouve l’origine de ce droit des gens à l’époque moderne. Grotius, tirant la leçon des déchirements religieux qui ont embrasé l’Europe chrétienne, tente de reconstruire le droit en supposant « ce qui ne peut l’être sans crime absolu – que Dieu n’est pas ou que les affaires humaines peuvent être gérées sans lui ». Le droit naturel n’est plus le droit tiré de l’ordonnancement divin du monde, mais celui que la raison humaine peut découvrir par ses propres forces ; « il consiste en certains principes de la Droite Raison qui nous font connaître qu’une action est moralement honnête ou déshonnête selon la convenance ou la disconvenance nécessaire qu’elle a avec une nature raisonnable et sociable ; et par conséquent que Dieu qui est l’Auteur de la nature, ordonne ou défend une telle action. »[1] C’est pourquoi le droit naturel « est immuable, jusque-là même que Dieu n’y peut rien changer ». (p.50)

Grotius distingue le droit humain comme le droit commun au plus grand nombre du droit civil qui émane de la puissance politique de chaque État. Il y a un donc un droit humain moins étendu que le droit civil et un droit humain plus étendu que le droit civil qui est le droit des gens. Grotius les définit comme « ce qui a acquis force d’obliger par un effet de la volonté de tous les peuples ou du moins de plusieurs. » (p.56) Si certains auteurs assimilent droit des gens et droit naturel, pour Grotius, il s’en distingue en ce qu’il n’est pas commun à tous les peuples et peut plutôt être comparé à un droit civil non écrit.

          Le droit de la guerre selon Grotius

Le droit des gens dans son acception classique ne s’oppose pas à la guerre. La guerre est tenue pour un des droits naturels des États, et pas seulement la guerre dite défensive – même si la distinction entre guerre offensive et guerre défensive soit elle-même assez problématique. Grotius définit ainsi la guerre : c’est « l’état de ceux qui vident leurs différends par les voies de la force » (p.38).  Cicéron considérait que l’usage de la force pour vider les différends est propre aux bêtes alors que la discussion raisonnable est la manière propre aux hommes. Pour Grotius, le droit naturel ne permet pas de condamner absolument la guerre et définit les nombreux cas de guerres justes compatibles non seulement avec la doctrine du droit naturel, mais aussi avec la doctrine chrétienne.

          La paix perpétuelle : l’Abbé de Saint-Pierre, Rousseau

L’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) compose en 1707 un Projet de paix perpétuelle. Constatant que les peuples d’Europe forment historiquement une unité, il propose que soient parachevée l’œuvre de la nature et de la raison en formant un « corps politique » commun sous la forme d’une confédération. Le droit des gens donne les embryons de cette organisation européenne, qui reste cependant menacée tant que la paix n’existe que par l’équilibre des forces.

Les textes de l’abbé de Saint-Pierre jouent un rôle important sur la formation de la pensée de Rousseau qui y voit une réflexion unissant étroitement morale et politique. Rousseau y lit clairement que « d’un côté la guerre de conquête et de l’autre le progrès du despotisme s’entraident mutuellement ». Autrement dit, il est impossible de réfléchir sur la liberté de l’homme comme citoyen sans penser, en même temps, les moyens d’assurer la paix. Rousseau réfute les critiques qui dénoncent les projets de l’abbé de Saint-Pierre comme de vaines rêveries. Néanmoins, cette paix perpétuelle, constate-t-il, n’est pas à l’ordre du jour et il semble s’en remettre à l’action d’un Prince audacieux et habile, un peu comme le fut Henri IV pour l’unification de la France. C’est la dimension machiavélienne de Rousseau qui se retrouve ici …

On peut dire que la démarche de Kant prend le point où en est arrivé Rousseau comme point d’appui et qu’il va ensuite lui donner une tout autre dimension.

Les étapes de la démarche de Kant

Vers la paix perpétuelle paraît en 1795. Le titre allemand est Zum ewigen Frieden qu’on peut traduire aussi par À la paix éternelle. Dans les traductions françaises on utilise souvent le titre Projet de paix perpétuelle, qui a l’avantage mais aussi l’inconvénient de rappeler l’œuvre de Charles Castel, abbé de Saint-Pierre.

          Le plan de la nature

On doit resituer la Paix perpétuelle dans la démarche d’ensemble kantienne. Commençons par examiner où Kant en est parvenu au moment où il écrit Vers la paix perpétuelle.

Kant est l’auteur d’une philosophie de l’histoire exposée l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

L’histoire, quand elle cherche à comprendre selon des lois régulières, les actions humaines, ne peut atteindre son but « qu’en considérant globalement le jeu de la liberté du vouloir humain ». Les actions humaines ne sont pas explicables uniquement par l’instinct, mais l’homme n’est pas pour autant un être pleinement raisonnable. Il est vain de supposer un dessein personnel raisonnable dans l’ensemble chez les hommes. « On ne peut se défendre d’une certaine humeur lorsqu’on voit exposés leurs faits et gestes sur la grande scène du monde et que, à côté de quelques manifestations de sagesse ici ou là pour quelques cas particuliers, on ne trouve pourtant dans l’ensemble, en dernière analyse qu’un tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction puériles : de sorte qu’à la fin on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si imbue de sa supériorité. » Kant se propose de découvrir derrière cette « marche absurde des choses humaines un dessein de la nature. »

Par nature, toute créature est amenée à déployer toutes ses dispositions naturelles. Mais chez l’homme, ce n’est pas possible au niveau de l’individu mais seulement au niveau de l’espèce. D’où Kant tire que « La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’ordonnance mécanique de son existence animale, et qu’il ne prenne parti à aucune autre félicité ou perfection que celles qu’il s’est lui-même créées, indépendamment de l’instinct par sa propre raison. » C’est ce qui fonde ce que Kant appelle « l’insociable sociabilité de l’homme ». L’homme n’est pas simplement un animal social. Il a, à la fois, une inclination à s’associer et une tendance à se singulariser et à s’isoler. C’est en cherchant à surmonter les résistances à cette dernière tendance que l’homme développe ses talents et ses lumières. L’homme devient un être social précisément dans la mesure où il cherche à s’affirmer comme individu qui veut se diriger lui-même selon son propre point de vue. Et c’est par là, qu’avec le temps, il peut « transformer la grossière disposition naturelle au discernement moral en principes pratiques déterminés et, finalement, convertir un tout moral un accord avec la société pathologiquement extorqué. »

Autrement dit, ce que la raison exige, à savoir que les hommes vivent dans des États organisés selon des lois qui leur permettent d’être moraux, sera atteint pas la combinaison des dispositions naturelles des hommes, quand bien elles ne seraient point morales en elles-mêmes. Par conséquent, obéir à la loi morale n’est pas un comportement désespéré dans un monde essentiellement immoral, c’est au contraire vouloir ce qui nécessairement doit arriver. Le « sens de l’histoire » réconcilie donc ce qui semblait inconciliable, les penchants naturels de l’homme et les exigences de la raison pratique. « On peut considérer l’histoire de l’espèce humaine comme l’accomplissement d’un pan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite à l’intérieur et, dans ce but également parfaite à l’extérieur, une telle constitution réalisant l’unique  situation dans laquelle la nature peut développer complètement dans l’humanité toutes ses dispositions. » 

La philosophie de Kant fait de l’humanité comme communauté le véritable objet de la morale. Par conséquent, la construction de l’État de droit n’est pas seulement comme chez Hobbes le moyen d’assurer la sécurité dans des frontières déterminées, mais doit finalement s’exprimer « à l’intérieur » mais aussi « à l’extérieur ». Cette constitution parfaite à l’extérieur suppose « l’établissement d’une relation extérieure légale entre les États ». La marche de l’histoire doit conduire à une unification de l’humanité, c'est-à-dire à l’établissement de lois communes – Kant estimant d’ailleurs que c’est certainement à « notre continent » qu’échoit cette tâche d’unification légale de l’humanité.

          Théorie et pratique

Dans le texte de 1793 contre Garve, Sur le lieu commun : il se peut que cela soit juste en théorie et en pratique cela ne vaut rien (communément appelé Théorie et pratique), Kant va préciser les divers niveaux de cette unification légale de l’humanité. Il distingue trois plans : l’état civil, le droit des gens, le droit cosmopolitique.

Le premier plan définit ce que nous appellerions aujourd’hui « État de droit » qui repose sur trois principes : la liberté de chaque membre de la société comme homme ; l’égalité de tout homme avec un autre en tant que sujet (soumis aux lois) ; enfin, l’autonomie de chaque membre en tant que citoyen. Indépendamment des formes concrètes que prend l’organisation politique, Kant reprend à son compte la fiction du contrat originaire, une fiction qui « oblige chaque législateur à légiférer comme si les lois avaient pu émaner de la volonté unie d’un peuple tout entier ».

Ce progrès accompli au niveau de chaque communauté nationale ne s’arrêtera pas là. Kant soutient que le progrès historique conduit nécessairement à un ordre mondial. De la même façon que l’État met fin à la guerre entre les citoyens, les peuples par contrainte devront accomplir ce que prescrit la raison : « entrer dans une constitution cosmopolitique ». Mais Kant laisse ouverte la question de savoir si cette constitution cosmopolitique prendra la forme d’un État mondial ou au contraire celle d’une fédération « selon un droit des gens dont il a été convenu en commun ». Cette deuxième solution semble au total à la fois la meilleure, car un État unique pourrait être « encore plus dangereux pour la liberté », et la plus probable. Mais cela signifie que demeurent des différences entre nations réglées selon le droit des gens, c'est-à-dire le droit international réglant les rapports entre nations.

Le projet de paix perpétuelle

Ce texte de 1795 se veut un projet de traité. Vers la paix perpétuelle se présente formellement comme un projet presque « prêt à l’emploi ». Ne manquent que les paraphes et les signatures ! Cette forme est sans aucun doute l’expression d’une volonté pédagogique : montrer que la philosophie est bien pratique. Elle est aussi une réponse aux détracteurs de Kant, ceux qui affirment que la doctrine morale de Kant est belle en théorie mais ne vaut rien en pratique. Plan et résumé général

Le texte est organisé en deux sections, deux suppléments et deux appendices. Les deux sections contiennent les articles que devrait comporter un traité de paix perpétuelle ; les deux annexes contiennent les justifications et les garanties de ce traité ; enfin, les appendices contiennent quelques éclaircissements philosophiques.

          Première section :

Elle contient les « articles préliminaires en vue de la paix entre États », c'est-à-dire les préconditions de tout traité de paix valable : il ne suffit pas de signer un traité de paix, il faut, en outre, s’engager à supprimer toutes les causes de guerre, spécifiquement celles qu’engendre la politique de puissance. Non seulement les annexions d’État par un autre État doivent être prohibées, mais « avec le temps, les armées permanentes doivent disparaître totalement ». Est affirmé le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures de chaque État. Si la guerre est inévitable, chaque État doit conduire les hostilités de telle sorte que ne soit pas ruinée la confiance réciproque dans une paix future.

          Deuxième section :

Elle contient les « articles définitif en vue de la paix perpétuelle entre États ».

La paix doit être instituée comme l’état légal des relations internationales. Il s’agit de construire une libre association des États (ou encore une « Société des nations »).

Cette institution demande (1er article) que la constitution civique de chaque État soit républicaine : ce qui caractérise une société dont les membres sont libres (en tant qu’hommes), dépendent tous d’une loi commune et sont égaux (en tant que citoyens).

Le deuxième article stipule que « le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres. » Le droit réciproque des peuples ne peut pas être le droit de guerre – qui n’est que l’état de nature entre les peuples. « Aux États, dans leurs rapports mutuels, la raison ne peut pas donner d’autre manière de sortir de cet état sans loi ne contenant que la guerre, que celle de s’accommoder, comme des particuliers qui renoncent à leur liberté sauvage (sans loi) de contrainte et de constituer un État des peuples (s’accroissant à vrai dire sans cesse) et qui rassemblera finalement tous les peuples de la terre. » (92-93,viii-357)

Le troisième article définit le droit cosmopolitique, « restreint aux conditions de l’hospitalité universelle ». Le développement de la communauté des peuples fait de ce droit un complément aussi bien du droit civique que du droit des gens.

La constitution républicaine

          La république dans la tradition philosophique

De la même manière qu’un contrat n’est possible qu’entre hommes libres, le « contrat social universel kantien » suppose des États libres. C’est pourquoi le « premier article définitif » (84,viii-349) stipule que « la constitution civique de chaque État doit être républicaine ».

La théorie politique classique, issue de Platon et Aristote distingue les formes de gouvernement selon la triade « un – petit nombre – multitude ». Chaque forme de gouvernement, en outre, peut être soit juste, soit injuste. Le gouvernement juste d’un seul est la monarchie, le gouvernement injuste est la tyrannie. Pour le petit nombre nous avons l’aristocratie (gouvernement des meilleurs) et l’oligarchie et enfin, pour la multitude la démocratie et l’anarchie. Le problème posé, si on ne cherche pas le gouvernement parfait, mais le meilleur des gouvernements possibles, tient en ce que chaque forme de gouvernement juste dégénère aisément en gouvernement injuste. Ainsi la monarchie en tyrannie. Aristote et à sa suite Cicéron tendent à estimer que meilleur des gouvernements consisterait dans une combinaison des trois formes justes.

Ce qui fait la république, c’est « l’accord sur le droit ». En ce qui concerne les formes du gouvernement, le régime, Cicéron, suivant certains passages d’Aristote, en arrive à la conclusion qu’on « préférera un régime formé par le mélange harmonieusement équilibré des trois systèmes politiques de base »[2].

Incontestablement, Kant s’inscrit dans cette tradition républicaine qui fait de « l’accord sur le droit » l’essence même de la constitution, mais ne fait pas de l’exercice direct du pouvoir politique par le peuple (démocratie) une condition nécessaire de la république. Kant en énumère les trois grands principes : « liberté des membres d’une société » ; « dépendance de tous envers une unique législation commune » ; « égalité (comme citoyens) » (84/85, viii-349-350). La note qui suit explicite ces principes.

          La liberté de droit

Tout d’abord la liberté de droit (que Kant qualifie encore comme « extérieure ») n’est pas définie « comme on a coutume de le faire, par l’autorisation de faire tout ce qu’on veut pourvu qu’on ne fasse pas tort à autrui ». Il faut définir la liberté extérieure (de droit) comme « l’autorisation de n’obéir à aucune autre loi extérieure que celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment », c'est-à-dire une loi à laquelle ma raison peut consentir. C’est pourquoi Kant peut parler un peu plus loin de la « limpidité » de l’origine de la constitution républicaine « puisée à la pure source du concept de droit ».

Le principe de liberté de droit des membres d’une société se lie logiquement avec la dépendance de tous « envers une unique législation commune.

          L’égalité et les droits naturels

L’égalité des citoyens découle des principes précédents. La dépendance à l’égard d’une loi commune implique la réciprocité : si l’un a un certain droit vis-à-vis de l’autre, ce dernier doit nécessairement avoir le même droit vis-à-vis du premier. L’universalité de la loi en fait une loi commune et ce caractère exigent à son tour le principe d’égalité (de droit). C’est ce principe qui fonde la « validité des droits innés », c'est-à-dire les droits tels qu’ils sont établis par la Déclaration française, par exemple. On doit comprendre ce que signifie ici l’égalité. Elle n’a rien à voir avec une revendication adressée par certains individus à l’endroit d’autres individus qui seraient plus avantagés et donc elle ne peut jamais être conçue comme une forme de l’envie ou du ressentiment des faibles à l’égard de forts. L’égalité n’exprime rien d’autre que la soumission à la loi commune à laquelle on consent, en donc, en suivant la logique que nous venons d’exposer une autre manière de dire que les hommes disposent de droits innés et inaliénables.

Kant examine les conséquences du principe d’égalité sur les hiérarchies sociales. Kant y montre très clairement que la noblesse héréditaire n’a aucune légitimité et que la seule noblesse que la raison puisse vouloir est celle qui est liée à une charge et dépend donc du mérite individuel. Kant précise : « le rang n’est pas attaché comme propriété à la personne mais au poste et l’égalité n’est pas lésée ». Ce qui implique, primo, que la propriété attachée à la personne n’est pas soumise au principe d’égalité et que les plus grandes inégalités entre les individus du point de vue de la fortune sont compatibles avec l’égalité des citoyens. Et, secundo, que les charges « nobles » de l’État sont accessibles à tous suivant le principe du mérite puisque la personne qui se démet de sa charge « renonce en même temps à son rang et rentre dans le peuple ».

          La république et la paix

Comment s’accordent les exigences de la raison pure pratique et la réalité historique ? La loi morale est la loi de la liberté parce que la liberté n’est pas autre chose que l’obéissance à la loi qu’on s’est donnée. Ici Kant est au plus près du Rousseau du Contrat Social. Il faut démontrer que cette conception théorique vaut en pratique et que si la loi républicaine est celle pour laquelle « on exige l’assentiment des citoyens », il en découle qu’elle est favorable à la paix. Si les citoyens étaient des hommes vertueux, uniquement mus par les impératifs moraux kantiens, l’affaire serait vite entendue : comment pourraient-ils vouloir la guerre si manifestement contraire aux principes d’universalisation et de respect. Mais les hommes ne sont ni tous ni toujours vertueux, et, en tant qu’ils appartiennent au monde sensible, ils sont plus souvent mus par leurs penchants que par les commandements de la raison. Si la constitution républicaine est favorable à la paix, c’est précisément parce qu’elle permet de réconcilier les exigences de la raison et les penchants naturels.

Ainsi, il est clair que l’assentiment des citoyens est requis s’il faut décider de la guerre, « puisqu’il leur faudrait décider de supporter toutes les horreurs de la guerre » (85, viii-351). Kant suppose que si la décision de la guerre est soumise à l’approbation de ceux qui en subissent les coûts et les sacrifices, « ils réfléchissent beaucoup avant de commencer un jeu si néfaste » (86, viii-351). Inversement, lorsque « le chef n’est pas associé dans l’État, mais le propriétaire de l’État », alors « la guerre n’inflige pas la moindre perte à ses banquets, chasses, châteaux de plaisance, fêtes de cour, etc. » et il peut « avec indifférence » consentir la guerre. Autrement dit, la guerre qui est condamnable moralement l’est également du point de vue des intérêts et « mobiles sensibles » des citoyens. Et c’est seulement quand leur constitution n’est pas républicaine que les États peuvent aisément se lancer dans ces aventures néfastes.

          République ou démocratie

Kant précise cependant qu’on ne doit pas confondre république et démocratie. Pour expliquer ce point, il commence par modifier la typologie classique des constitutions politiques en distinguant formes de souveraineté et forme de gouvernement. La distinction classique gouvernement d’un seul, du petit nombre ou de la multitude, recouvre pour Kant la classification des formes de souveraineté. Mais chacune de ces formes de souveraineté peut prendre une forme de gouvernement soit républicaine soit despotique. Il s’agit de déterminer ici non qui est le souverain mais la manière dont il exerce ce pouvoir souverain.

Le républicanisme est défini comme le principe de la séparation du pouvoir exécutif (le gouvernement) et du pouvoir législatif. Cette définition peut évoquer l’article xvi de la déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a pas de Constitution. » Inversement, le despotisme « est le principe selon lequel l’État met à exécution de son propre chef les lois qu’il a lui-même faites, par suite c’est la volonté publique maniée par le chef d’État comme si c’était sa volonté privée ». Autrement dit la définition du despotisme comme le pouvoir accaparé par un seul homme utilisant la puissance publique à ses fins personnelles n’est, pour Kant, qu’une conséquence de la définition politique : non-séparation du pouvoir de faire des lois et du pouvoir de les mettre en œuvre. Il s’en déduit que les divers types de souveraineté peuvent prendre une forme despotique. Y compris donc la souveraineté du peuple.

Pour comprendre ce paradoxe de la souveraineté despotique du peuple, il faut d’abord rappeler le contexte historique. Kant a approuvé la révolution française mais a critiqué la terreur. Elle pourrait être l’exemple de cette démocratie qui se transforme en despotisme.

On doit ensuite rappeler ce que Kant, comme ses contemporains, entend par « démocratie ». Il ne s’agit pas de ce que nous entendons aujourd’hui communément sous ce terme, c'est-à-dire en fait un régime représentatif, mais un régime dans lequel tous les pouvoirs sont concentrés directement dans le peuple, à la manière de la démocratie antique, ou des comités et sections parisiennes qui tiennent les députés sous leur contrôle direct dans les années 1793-94. Un tel pouvoir, affirme Kant, est « nécessairement un despotisme parce qu’il fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d’un seul et, si besoin est, également contre lui ». Ce pouvoir, que Tocqueville appellera « tyrannie de la majorité » est « nécessairement » despotique, car la liberté y est en contradiction avec elle-même puisqu’il s’agit d’une forme d’État où « tous, qui ne sont pourtant pas tous, décident – ce qui met la volonté universelle en contradiction avec elle-même et avec la liberté ».

          Le gouvernement représentatif

Le gouvernement républicain apparaît ainsi comme le seul gouvernement apte à permettre la liberté des citoyens précisément parce qu’il est représentatif. Une société sans séparation des pouvoirs n’a pas de Constitution, dit la déclaration des droits de 1789. Une forme de gouvernement qui ne sépare pas le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif est une non-forme, dit Kant. Sur quoi se fonde cette séparation de l’exécutif et du législatif ? L’explication qu’en donne Kant présente de nombreuses difficultés.

Le droit des gens

          La paix, obligation morale et légale

À proprement parler, en effet, pour Kant, il ne peut y avoir de « droit de la guerre » puisque la guerre est toujours, par essence, la négation du droit. C’est pourquoi « le concept de droit des gens comme droit à la guerre ne veut proprement rien dire ». Le droit à la guerre est celui « qu’exercent entre eux les États libres dans l’état de nature » donc un état où ils ne sont justement pas les uns à l’égard des autres dans un état juridique. Kant tente de définir les conditions du droit à la guerre, du droit pendant la guerre et du droit après la guerre, mais la guerre est un état dont on doit sortir pour entrer dans un état légal, celui de la paix perpétuelle. Sur le plan moral, il ne saurait y avoir aucun doute : « la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrévocable : il ne doit pas y avoir de guerre, ni entre toi et moi dans l’état de nature, ni entre nous en tant qu’états »[3].

C’est pourquoi quand il y a guerre, « aucune des deux parties ne peut être déclarée ennemi injuste ». En effet, l’état de guerre est un état de nature, dans lequel aucune sentence de caractère juridique ne peut être produite, puisqu’une telle sentence suppose précisément qu’on ne soit plus dans l’état de nature mais dans un état légal. Or dire qu’un ennemi est injuste, c’est poser une sentence juridique. De manière très positiviste, Kant en vient donc à déclarer que « seule la tournure des événements (comme dans un jugement dit de Dieu) décide de quel côté est le droit ». Pour les mêmes raisons, il ne peut y avoir de « guerre punitive » puisqu’en l’état de nature « il n’y a pas entre eux [les États] de rapport entre supérieur et subordonné ». On le voit, les questions de Kant conservent pour nous, plus de deux siècles après Kant, une actualité brûlante.

La guerre, quand elle est devenu inévitable, n’est donc qu’un « triste expédient » et l’on doit tout faire pour éviter qu’elle ne se transforme en guerre d’extermination, tout comme on doit se garder de tout moyen qui « rendrait impossible la confiance réciproque dans la paix future », ainsi que le stipule le sixième article préliminaire.

Les causes de la guerre et les moyens de la conjurer

Nous avons vu que la garantie première de la paix était la constitution républicaine des États. Par conséquent, le fait qu’un État n’ait pas une constitution républicaine constitue une cause majeure de guerre. Les articles préliminaires explicitent ces causes de guerre en définissant les réquisits de la paix.

          « Un pléonasme suspect »

La paix signifiant la fin des hostilités, le syntagme « paix perpétuelle » apparaît en effet comme un « pléonasme suspect » qui indique que, le plus souvent quand ils parlent de paix, les États ne désignent par là qu’une cessation provisoire des hostilités qui intervient parce que les deux parties sont « trop épuisées pour poursuivre la guerre ». La paix n’est possible que si les États renoncent à toute « réserve secrète » pouvant donner « matière à une guerre future ». On retrouve ici le principe de publicité : est juste seulement ce qui peut être défendu publiquement. En filigrane, on peut deviner une revendication qui deviendra un des mots d’ordre des pacifistes lors de la première guerre mondiale, savoir l’abolition de la diplomatie secrète. Ce sont en effet, pour l’essentiel, ces « réserves secrètes » et ces « anciennes prétentions dont on n’aime pas faire état présentement » qui aident à comprendre l’enchaînement des évènements qui ont plongé l’Europe dans la barbarie à l’été 1914.

Ce premier article préliminaire doit être lu comme la première affirmation du principe de justice en matière de politique internationale et comme une critique de la « realpolitik ». La fin de cet article le laisse entendre sur le mode ironique : « Mais si suivant les concepts éclairés de la prudence politique, l’État place son véritable honneur dans un constant accroissement de sa prudence, quel que soit le moyen utilisé, alors ce jugement paraîtra sûrement scolaire et pédant. » (76/77, viii-344) Les maximes de prudence sont pour Kant non pas les maximes de la raison pratique (morale) mais des maximes pragmatiques, c'est-à-dire des maximes qui définissent seulement l’adéquation rationnelle des moyens au regard de fins qu’on ne met pas en question et qui peuvent fort bien n’être pas morales. La formule des « concepts éclairés de la prudence politique » concerne ces prétentions du politicien « réaliste » que Kant critique à nouveau dans les appendices. Si on la relie à la critique de « la casuistique des jésuites » qui se trouve « en deçà de la dignité des gouvernants », cette « prudence politique » n’est autre que la maxime « la fin justifie les moyens », une maxime qui, bien que susceptible d’autres interprétations, est généralement utilisée pour légitimer l’usage de moyens que la morale réprouve.

          Critique de la politique de puissance

Pour que la paix soit possible, les États doivent renoncer à la politique expansionniste. L’accroissement continu de la puissance étatique, on vient de la voir, est peut-être une maxime de prudence, mais certainement pas une maxime juste. Un État n’est pas un patrimoine et un gouvernement n’est pas un père de famille cherchant à augmenter son patrimoine. C’est pourquoi le deuxième article stipule qu’« aucun État indépendant ne doit être acquis par un autre État ». Kant précise « à la faveur d’un échange, d’un achat ou d’un don » mais c’est évidemment également l’annexion par les moyens militaires qui est condamnée. Puisque même les moyens pacifiques d’accroissement de la puissance condamnés, a fortiori les moyens guerriers sont encore plus condamnables. Un État, nous dit Kant, a « sa propre racine » et par conséquent l’annexion est toujours condamnable car elle consiste en la destruction de la personne morale que représente toujours un État. Si la légitimité de l’État repose sur un « contrat originel », l’annexion « contredit ce contrat sans lequel « aucun droit sur un peuple n’est pensable ». Autrement dit l’unification de deux États n’est pas impossible mais à la seule condition que les peuples y consentent.

Le système des achats, des échanges et des dons qui considère les États comme un patrimoine personnel des gouvernements, c’est le système des monarchies en Europe. Ce sont les États qui veulent « s’épouser » et ce « nouveau type d’industrie » qui consiste à « se rendre hégémonique (…) par des alliances familiales ». Or ce système est la racine de toutes les guerres européennes de l’époque qui naissent des prétentions des familles régnantes. Inversement, les constitutions révolutionnaires françaises (de 1791 aussi bien que de 1793) proclament les droits des peuples et renoncent solennellement aux guerres de conquête. Ici encore, bien que de manière implicite, Kant défend la constitution républicaine, celle de la révolution française, contre les monarchies qui se sont coalisées contre elle.

La critique de la politique de puissance se poursuit au cinquième article préliminaire. « Aucun État ne doit s’immiscer par la violence dans la constitution et le gouvernement d’un autre État » (79, viii-346). Kant polémique encore contre tous ceux qui tentent de justifier l’intervention contre la France révolutionnaire. Admettons que la conduite d’un État soit un « scandale » – les cours d’Europe sont scandalisées par les évènements français – Kant ironiquement rétorque « l’exemple du grand mal qu’un peuple s’est attiré par son absence de loi peut servir d’avertissement ». Kant généralise ici un principe de droit : « le mauvais exemple qu’une personne libre donne à l’autre (…) ne lèse pas cette dernière ». On peut moralement critiquer celui qui se conduit mal mais non pas le soumettre aux foudres de la loi tant que personne n’est lésé. Le droit, comme l’affirme la Métaphysique des mœurs, a pour principe : « Agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle »[4]. Ce n’est pas « agis moralement » car alors ce sont les intentions qui seraient soumises au droit et la confusion entre droit et moralité serait contraire au principe même de la liberté. Ces principes valent également dans les droits des gens puisque les États y sont considérés comme des personnes morales. Par conséquent sauf dans le cas où la séparation à l’intérieur d’un État est devenue un fait – dans ce cas une intervention pour soutenir une partie contre l’autre est admissible – toute ingérence doit être condamnée comme « atteinte aux droits d’un peuple ». L’exception est d’ailleurs intéressante par elle-même. Elle ne peut faire penser qu’à un seul événement historique proche : la guerre d’indépendance américaine, où la France, s’ingérant dans les affaires intérieures de la Grande-Bretagne, a apporté son soutien aux « insurgeants ». Exception significative : il s’agissait là d’établir un gouvernement républicain contre un régime, le régime anglais, dont Kant estime le plus souvent qu’il n’a que les apparences de la constitution de droit mais est, en fait, une sorte de despotisme.

          La fin des armées permanentes

Le troisième article préliminaire indique qu’ « avec le temps, les armées permanentes doivent disparaître ». C’est encore là un thème républicain classique qui est retravaillé par Kant. Machiavel ou Spinoza défendent l’idée qu’un peuple libre est un peuple armé, un peuple qui ne saurait remettre sa défense à des armées mercenaires. L’argument de Kant contre les armées permanentes est différent. Il estime que l’existence de ces armées sont en elles-mêmes des causes de guerre. En temps de paix, chaque État est tenté de se surpasser – et de surpasser les autres États – « par une quantité illimitée d’hommes armés ». On parlerait aujourd’hui plutôt de courses aux armements. Donc les armées permanentes sont dangereuses non directement pour la liberté du peuple, comme le soutiennent les républicanistes classiques, mais pour la paix. Cependant, Kant rejoint la position des républicanistes dans la défense de l’idée de peuple armé, et il soutient « l’exercice en armes, pratiqué périodiquement et volontairement par les citoyens en vue d’assurer leur sécurité et celle de leur patrie contre les attaques extérieures » (78, viii-345).

Plus généralement, les menaces contre la paix résident dans les trois puissances : la puissance des armées, la puissance des alliances, la puissance de l’argent, puisque « cette dernière pourrait bien être l’instrument de la guerre ». On doit encore une fois noter que Kant prend parti et que les thèses philosophiques ont des prolongements politiques évidents pour tout lecteur qui connaît le contexte. Ainsi les armées permanentes sont évidemment celles des puissances monarchiques européennes alors que le peuple armé qui défend sa sécurité et celle de sa patrie désigne à l’évidence la France révolutionnaire qui venait de décréter la « levée en masse » lors de la bataille de Valmy, une levée en masse dont on doit rappeler qu’elle ne reposait pas sur le système autoritaire de la conscription mais sur le volontariat.

De même lorsque Kant s’en prend au système de l’endettement en vue d’augmenter sa puissance financière pour en faire un trésor de guerre, est visée « cette invention judicieuse d’un peuple commerçant de ce siècle », c'est-à-dire la politique de la Grande-Bretagne qui est le véritable chef de la coalition anti-française. Cependant, au-delà du contexte précis dans lequel Kant écrit, on constatera la permanence des problèmes soulevés dans l’histoire mondiale.

Fédération d’états libres

          Théorie et pratique

Kant définit le droit des gens en comparant les États à des particuliers dans l’état de nature. Les particuliers dans l’état de nature se lèsent mutuellement « par leur seule coexistence » et il leur est donc nécessaire d’entrer dans une constitution civique. De même les États ne peuvent rester dans l’État de nature et doivent entrer dans une constitution civique universelle, une « alliance de peuples » qui pourtant ne serait pas un « État de peuples ».

La position kantienne doit être comprise avec précision, surtout aujourd’hui où les idées courantes opposent la souveraineté des nations et l’existence d’un ordre pacifique international. On assimile volontiers la revendication de souveraineté au nationalisme voire au chauvinisme et l’idée – confuse – de « mondialisation » se donne l’annonce d’un avenir radieux où s’effacerait la division de l’humanité en peuples distincts.

Théoriquement, les États devraient être amenés à renoncer à leur existence indépendante, de la même manière que les particuliers renoncent à la « liberté sauvage » de l’état de nature, en vue de se soumettre à un pouvoir souverain unique, un « État des peuples » – et c’est cette perspective qui est avancée dans L’idée d’une histoire universelle. Une telle perspective serait évidemment conforme aux principes moraux de la raison pratique qui fait de l’humanité une communauté. Mais on doit constater que les peuples « suivant leur idée du droit n’en veulent pas ». Théoriquement donc, serait nécessaire une « république mondiale », mais de fait on doit se contenter d’une « alliance permanente, protégeant de la guerre et s’étendant toujours plus loin » (93, viii-357). Solution dont Kant craint l’instabilité puisqu’elle « présente le constant danger d’exploser ». Ainsi l’alliance permanente des États souverains apparaît-elle dans un premier temps comme un pis aller, faute de pouvoir fixer comme objectif réaliste la république universelle qui rendrait en quelque sorte caduque le droit des gens.

          La sagesse de la nature

Cependant, l’annexe I vient donner toute sa valeur au droit des gens. C’est la possibilité de la république universelle qui est réfutée, non à cause de la malignité des gens, mais parce que la nature ne le veut pas. Plus : Kant affirme que l’existence d’états indépendants, séparés, « vaut encore mieux que la fusion des États en une puissance dépassant toutes les autres et se transformant une monarchie universelle ». En voulant réaliser la république universelle, on serait conduit à la monarchie universelle et donc à une forme de gouvernement contraire à la liberté. Kant donne l’explication : « en effet, les lois, au fur et à mesure que le gouvernement prend de l’extension, perdent de plus en plus de leur vigueur et un despotisme sans âme, avoir extirpé les germes du bien, tombe finalement quand même dans l’anarchie. » Il y a sans doute là comme un écho du Contrat Social de Rousseau qui affirme que l’extension de la République est le plus sûr moyen de la transformer en despotisme. Or, cette volonté de dominer semble inhérente à l’État qui veut s’assurer la paix par l’empire sur les autres États. Mais la nature s’oppose à cette tentation impériale de tous les États. Elle empêche l’unification des peuples sous un même gouvernement en les empêchant de se mélanger par « la diversité des langues et des religions ». Cette diversité est à la racine des haines nationales et des guerres, mais le progrès de la civilisation conduira à une entente non despotique, qui transformera l’hostilité en échanges et la haine en émulation. De même que « l’insociable sociabilité » des individus, dans L’idée d’une histoire universelle, conduisait nécessairement à la création d’un État de droit, de même il y a une espèce d’insociable sociabilité des nations qui finalement fonde la stabilité de l’union des nations et garantit la paix. C’est pourquoi Kant peut dire que « la nature sépare sagement les peuples ».

Résumons : en ce projet d’assurer la paix perpétuelle, le mieux (la république universelle) se révèle finalement l’ennemi du bien (l’union fédérative) et finalement la raison s’accordant avec la sagesse de la nature doit préférer cette solution.

          Le projet kantien à l’épreuve de l’histoire

La conception kantienne du droit des gens repose bien sur une sorte de contrat social universel, mais un contrat social qui ne crée pas souverain et dont la stabilité repose, en dernière analyse, sur le caractère raisonnable des contractants. C’est pourquoi le deuxième article définitif est nécessairement précédé par le premier, c'est-à-dire par la constitution républicaine des États, seule véritable garante de la paix.

Le projet kantien n’est pas resté un projet purement théorique qui n’aurait rien valu en pratique. Bien au contraire, l’idée d’une union de nations libres a été le fil directeur de tous les mouvements qui, au cours des deux derniers siècles, ont voulu donner une alternative à la guerre et au conflit terrible des puissances. Ce fut tout d’abord l’internationalisme des mouvements ouvriers et socialistes. On a souvent mal compris la proclamation de Marx et Engels dans le Manifeste communiste : « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Ils n’ont pas de patrie, car le mode de production capitaliste la leur retire. Pourtant, les socialistes et les communistes héritiers de Marx se sont voulus « internationalistes ». Le mot le dit assez : pour qu’il y ait internationalisme, il faut qu’il y a ait des nations qui s’entendent, donc qui continuent d’exister de manière séparée. Dans l’internationalisme, il ne s’agit pas de fusion des peuples, mais de leur amitié, rendue possible quand les puissances de l’argent et des armées ont été renversées. C’est d’ailleurs seulement ce qui permet de comprendre le soutien constant de Marx aux mouvements nationaux irlandais ou polonais contre les empires qui les opprimaient. Inversement, la catastrophe qu’a été la dictature stalinienne en Union Soviétique peut s’expliquer, en partir, par la volonté de réaliser de force une « république universelle des soviets », depuis l’invasion de la Pologne et de la Finlande à la fin de la première guerre mondiale jusqu’à la doctrine de la « souveraineté limitée » servant à justifiant l’intervention des troupes russes lors du « printemps de Prague » ou en Afghanistan. Comme Kant le prévoyait, la fusion des peuples, la négation de l’indépendance des nations débouchait sur le despotisme.

Pour que la guerre de 1914-1918 soit la « der des der », les grandes nations démocratiques imaginèrent de créer une « société des nations » dont la dénomination même était parfaitement kantienne. On sait que la SDN devint rapidement le champ clos d’affrontements stériles et se révéla impuissante à empêcher la Seconde Guerre mondiale. L’expérience semblait démentir les espoirs que Kant pouvait mettre dans une telle organisation comme moyen de conjurer la guerre. Mais là, c’est certainement le premier article définitif qui faisait défaut. Beaucoup des membres de la SDN n’étaient pas des États dotés d’une constitution républicaine et c’est au contraire la montée des tyrannies fascistes qui caractérise la période. Quant aux États à constitution républicaine, ceux-ci n’étaient souvent, au regard des critères kantiens, que des apparences de républiques puisqu’elles contrôlaient de vastes empires et que la politique des uns et des autres fut de jouer à des jeux dangereux avec les États totalitaires.

Le droit cosmopolitique

Le droit cosmopolitique est le droit de l’homme en tant que citoyen du monde. L’idée d’un droit cosmopolitique trouve son origine dans le droit naturel antique, tel que Cicéron l’a exposé. La communauté en nature des hommes fonde une communauté du genre humain qui définit les droits les plus fondamentaux. Selon la conception ancienne, le juste est ce qui est utile à tous. Ainsi « Si la nature prescrit de prendre soin d'un homme pour cette seule raison qu'il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous ». Cette idée commande toute la hiérarchie des devoirs : « il est absurde de dire, comme certains, que l'on n'enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c'est une autre affaire : les gens qui parlent ainsi décident qu'ils n'ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu'ils ne forment avec eux aucune société en vue de l'utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile. »

Or, ce qui frappe d’abord dans la manière dont Kant pose le droit cosmopolitique, c’est qu’il extrêmement limité. « Le droit cosmopolitique doit se restreindre aux conditions aux conditions de l’universelle hospitalité. » Mais c’est pour ajouter immédiatement que l’hospitalité n’est à entendre ici comme une question de philanthropie mais comme une question de droit.

 

 



[1] Du droit de la guerre et de la paix, traduit par J. de Barbeyrac, I, chap. I, Amsterdam, 1724, p.48

[2] op. cit. I, xlv, 69

[3] Métaphysique des mœurs, p.628, vi-354.

[4] Introduction à la doctrine du droit, Œuvres III, p.479, vi-251

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