La partie IV de l’Ethique s’intitule « De la Servitude Humaine, autrement dit, des FORCES des Affects ». D’emblée, le ton est donné : la servitude ce n’est pas d’abord la soumission aux autres, mais l’impuissance à s’opposer à ses propres affects. L’homme n’est pas son propre maître, il ne dépend pas de lui-même mais du hasard, de la fortune : « il est souvent forcé, quoiqu’il voie le meilleur pour lui-même, de faire pourtant le pire. » (EIVP)[1] .
Nous sommes ainsi comme soumis à une force extérieure, qui pourtant est intérieure mais qui se constitue à partir du rapport que nous avons avec l’extériorité, et sans que notre volonté puisse quoi que ce soit sur le cours de nos actions. De fait et nous avons déjà vu que pour Spinoza, il n’existe pas de faculté de l’esprit qui se nommerait volonté puisqu’il la confond avec l’intellect. L’homme n’est pas cause de ses actes, comme il n’est pas cause de lui-même. Il est donc balloté, impuissant, par les passions qui l’agitent tant qu’il ne vit pas sous le commandement de la raison.
Cependant, il ne s’agit pas de faire ce constat et d’en rester là, l’impuissance humaine n’est pas absolue – si d’ailleurs elle l’était l’homme ne pourrait tout simplement pas vivre[2] –, d’où la justification de cette quatrième partie. Spinoza se propose, après avoir décrit le mécanisme des affects dans EIII, d’en déterminer la cause, d’expliquer la cause de la servitude humaine, mais aussi et surtout de mettre en évidence la possibilité pour l’homme de se libérer sur le plan même de la servitude. Pour cela, il faut se demander ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les sentiments, c’est pourquoi dans la préface de cette quatrième partie, Spinoza fait des distinctions qui lui semblent essentielles. Il s’interroge ainsi sur les notions de perfection et d’imperfection p.337, ainsi que sur celles de bien et de mal. La perfection et l’imperfection n’existent pas en elles-mêmes p.339, elles ne correspondent pas à des réalités, mais sont des jugements que nous portons sur cette réalité, des manières de penser, nés de notre imagination.
En fait, nous nous faisons des idées sur ce que nous créons et sur ce que nous percevons – on pourrait presque dire que des idées se forment en nous –, et nous prenons ces idées comme modèles auxquels nous venons comparer la réalité, en croyant que la réalité, ou la nature, les a aussi pour modèles comme si elle suivait une cause finale. Or, selon Spinoza, il n’y a pas de finalité dans la nature p.337, mais ce que nous appelons cause finale correspond seulement à nos appétits, à nos désirs, elle n’est que le fruit de l’imagination. C’est ce que Spinoza récapitule dans EIA : penser qu’existe une finalité dans la nature relève d’un préjugé, Dieu, ou la nature, n’a pas de volonté, Dieu existe nécessairement, toutes les choses sont en lui et dépendent de lui et obéissent à ses lois, qui sont les lois de la nature, mais qui sont déterminées.
Aussi, lorsque nous ne percevons pas dans la nature ce que nous y attendons, nous décrétons qu’elle est imparfaite, alors que la réalité est et est simplement, nous sommes victimes d’illusions finalistes : « Et la cause qu’on dit finale n’est rien d’autre que l’appétit humain lui-même, en tant qu’on le considère comme le principe d’une chose, autrement dit comme sa cause primaire. » EIV, Préface [3]. Comme nous ignorons les vraies causes, nous imaginons l’ensemble des processus naturels selon le sentiment de nos propres désirs. Or dans la nature, il n’y a pas de cause finale, la nature ne produit pas pour quelque chose, mais que des causes efficientes, c’est la nature qui produit quelque chose : tout dans la nature suit de la nécessité.
De la même manière, le bien et le mal (à partir du bas de la page 339) ne sont aussi que des modes de penser, dans la mesure où est considéré comme bien ce que nous croyons devoir être et mal ce que nous croyons ne pas devoir être, mais pourtant ce n’est pas nous qui pouvons en décider puisque tout dans la nature suit la nécessité. Le bien et le mal n’existent pas en eux-mêmes, mais sont des valeurs issues de notre imagination, c’est-à-dire de l’image que noos nous faisons de ce qui doit être et de ce qui ne doit pas être, mais en aucun cas, ces valeurs ne sont inscrites dans la nature, cette dernière est amorale. Les idées de perfection et d’imperfection, de bien et de mal, représentent le résultat de la situation de l’homme soumis à ses sentiments et incapable de penser adéquatement la nécessité de ses propres actions.
Cela s’explique par le fait que comme il se croit libre, l’homme ne peut faire autrement que de voir de la finalité à la fois dans ses actions et dans la nature : l’homme croit agir toujours en fonction d’un but. Or, dans les définitions qu’il donne suite à la préface p.343, Spinoza précise que nos affects ne sont pas bons ou mauvais en eux-mêmes, mais est bon ce qui nous est utile, ce qui convient à tous les hommes et mauvais ce qui les empêche d’obtenir un bien[4]. (Spinoza fait aussi une distinction entre contingent et possible = notion de temps : contingent = ce qui est mais qui aurait pu ne pas être, possible = tourné vers le futur = ce qui peut advenir mais sans que nous en ayons repéré la nécessité. C’est ainsi à partir de la connaissance de la nature humaine que l’homme peut se libérer de la servitude des affects, en accomplissant toutes ses potentialités, en développant sa vertu, c’est-à-dire sa puissance ou conatus, qui est l’essence même de l’homme.
Ainsi, l’homme « a le pouvoir de faire certaines choses qui peuvent se comprendre par les seules lois de sa nature. » EIVD8[5], le tout étant justement de comprendre ces lois de la nature et les lois de sa nature, au lieu de se maintenir dans l’illusion provoquée par l’imagination. Cependant, se défaire de l’illusion n’est pas si simple que cela. En effet, les représentations imaginaires résistent à la manifestation du vrai, car en elles-mêmes elles ont une réalité pour l’esprit. Aussi, la connaissance des causes ne suffit pas pour déjouer les illusions. Ainsi, Spinoza prend-il cet exemple fameux de la distance au soleil[6] (à lire). Les sens, c’est-à-dire le corps, nous le font croire proche, alors qu’en réalité il est très éloigné. Nous avons beau savoir « intellectuellement » qu’il se situe très loin, il n’en reste pas moins que nous continuons de l’imaginer plus proche, car l’esprit conçoit la distance au soleil en fonction de l’affection des sens par celui-ci. Et ce que conçoit l’esprit n’est pas faux, en ce sens qu’il est réellement affecté, mais il se trompe car il confond l’état du corps humain, ce qu’il ressent, avec la nature de la chose extérieure : ce que je contemple lorsque je regarde le soleil, ce n’est pas la réelle distance qui existe entre lui et moi, mais l’image que je m’en fais en fonction des dispositions de mon corps.
Les affects de l’esprit ont ainsi leur puissance propre et la connaissance rationnelle ne suffit pas à les déjouer. Cela s’explique par le fait que chaque individu ne constitue qu’une partie de la nature, il ne peut exister par soi (EIVP2), il n’existe que par les causes naturelles qui le produisent et agissent sur lui. La puissance de la nature lui est bien supérieure (EIVP3), c’est pourquoi l’homme la subit et doit s’y adapter. La puissance d’exister de l’homme est limitée par les changements extérieurs à lui dont il n’a pas la maîtrise et dont il n’est pas la cause. Les passions sont des causes extérieures que l’homme subit nécessairement, auxquelles il ne peut échapper du fait même de sa nature. Il ne peut que suivre l’ordre de la nature et lui obéir. L’homme est foncièrement impuissant dans cet ordre en tant qu’être déterminé, il est limité par la puissance des autres êtres, même si lui-même cherche à déployer sa propre puissance d’exister.
On peut noter ici l’originalité de Spinoza qui affirme que nous ne sommes pas à l’origine de nos passions, que pas même notre corps n’en est la source. Ce qui suscite la passion c’est d’abord l’effet des choses extérieures sur nous que nous ne pouvons absolument pas maîtriser. Nous sommes aussi loin de la conception stoïcienne des passions comme erreur de jugement que de la conception cartésienne qui fait résider l’origine de la passion dans l’union de l’âme et du corps. EIVP5 et 6 : Ce qu’il nous faut comprendre, c’est que la passion représente une cause extérieure, une puissance étrangère qui ne dépend pas de notre conatus ou plus précisément dont notre conatus n’est pas à l’origine. C’est plutôt l’inverse qui se produit dans la mesure où lorsque le corps fait l’objet d’un affect qui peut augmenter ou diminuer sa puissance d’agir, l’esprit augmente ou diminue sa puissance de penser selon l’idée (c’est-à-dire quand l’affect se rapporte à l’esprit) par laquelle il affirme une force d’exister plus ou moins grande de son corps. Ce qui va permettre de modifier « l’impact » de l’affect, ce n’est pas l’esprit en tant que tel, mais c’est l’idée d’une affection du corps contraire EIVP7 et plus forte à celle que nous subissons présentement.
A partir de cette explication des affects, Spinoza va nuancer l’impact qu’ils peuvent avoir sur nous. Ainsi, un affect lié à une chose que nous imaginons comme nécessaire sera plus fort que lié à une chose qui nous apparaît comme simplement possible ou contingente[7] EIVP11-12-13. De la même façon, si la chose est plus éloignée dans le temps, elle nous affecte moins que si elle est proche. Enfin, un affect né de la joie est plus fort qu’un affect né de la tristesse, toutes choses égales par ailleurs.
Or, la connaissance du bien et du mal ne représente que les sentiments de joie ou de tristesse dans la mesure où nous en sommes conscients EIVP8. Ce sont des notions subjectives qui correspondent à la conscience finaliste que nous avons de nos appétits quand nous cherchons ce qui nous est utile. Est bien ce que nous jugeons augmenter notre puissance d’exister, mal ce que nous jugeons la diminuer. Aussi, rien ne peut contrarier un affect EIVP14, pas même la connaissance vraie du bien et du mal – si tant est que nous puissions parler de connaissance vraie : le bien n’est que ce qui nous est véritablement utile et le mal ce qui nous est véritablement nuisible[8]. Ce qui peut contrarier un affect, c’est un affect plus fort. La connaissance vraie et les affects sont incommensurables. L’affect est une idée qui exprime une force d’exister du corps plus ou moins grande, mais n’a rien en lui qui pourrait être enlevé par la présence du vrai (comme tout à l’heure avec la distance au soleil). Partant, le désir né de la vraie connaissance du bien et du mal (que ce soit à partir des choses contingentes ou possibles EIVP16-17), vient du fait que nous comprenons quelque chose et que nous agissons. Ce désir a pour origine notre propre essence. Mais les désirs, qui naissent de causes extérieures, sont plus puissants que notre propre puissance, puisque la puissance de la nature est infiniment supérieure à la nôtre. Cela explique cette phrase d’Ovide : « je vois le meilleur et l’approuve, je fais le pire. »[9] EIVP17S. Par ses analyses des affects et de leur production, par l’analyse de la nature donc, Spinoza, et c’est qu’il récapitule dans EIVP18S, nous a montré pourquoi les hommes se montrent si versatiles et si impuissants, non pas du fait de leur « mauvaise nature, ou de leur lâcheté, ou de leur bêtise, mais du fait même de la nature. Toutefois, il ne s’agit pas d’en rester à ce constat, mais il nous faut connaître à la fois ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas en fonction de notre nature pour savoir ce qui est au pouvoir de la raison et ce qui ne l’est pas. Il n’est pas nécessaire de se morfondre sur nos actions et le jugement moral que l’on peut porter sur elles, il faut déterminer ce que nous pouvons.
Comme nous l’avons vu (en EIII et Spinoza nous le rappelle en EIVP18), un désir né de la joie est plus fort qu’un désir né de la tristesse et agir par vertu, c’est conserver son être sous la conduite de la raison d’après le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre – autrement dit, la raison n’est pas une sorte de norme transcendante à laquelle nous devrions nous plier, mais l’expression adéquate de notre essence : on existe « mieux » ou « plus » en suivant la raison que les affects. Je vais revenir un peu plus loin sur le scolie de la prop.18. La vertu est alors « la puissance même de l’homme, qui se définit par la seule essence de l’homme, c’est-à-dire qui se définit par le seul effort que fait l’homme pour persévérer dans son être. » (EIVP20D)[10], cela signifie que plus nous développons notre conatus, plus nous sommes vertueux, plus nous existons : « Le désir d’être est l’unique fondement de la nature. »[11]
Pour Spinoza, il est impensable de croire que nous pouvons être heureux, c’est-à-dire bien agir et bien penser, sans en même temps désirer exister. Il ne s’agit pas simplement de survivre, mais justement d’ex-ister et de chercher à augmenter sans cesse cette puissance d’exister. « Nul ne peut désirer être heureux, bien agir et bien vivre, sans désirer en même temps être, agir et vivre, c’est-à-dire exister en acte » (EIVP21)[12]. Le conatus, l’effort pour persévérer dans son être, représente la vertu première, le fondement naturel de la morale : on ne peut se conduire bien qu’en suivant la raison (EIVP24) qui n’est pas autre chose que la compréhension de l’enchaînement naturel des causes. Ainsi, la vertu suppose-t-elle la connaissance. En effet, si l’homme a des idées inadéquates, il ne peut agir complètement par vertu, car il ne connaît pas les lois de sa propre nature. En revanche, s’il a connaissance de la nécessité des lois de la natureet des lois de sa propre nature et qu’il les comprend, il agit alors par vertu, par sa seule essence.[13]EIVP22 : « la vertu, si elle signifie quelque chose, ne peut consister qu’en la puissance que nous avons de faire ce qui se déduit des seules lois de notre nature. »[14] C’est pourquoi notre utile propre consiste à comprendre, l’effort pour conserver son être, c’est l’effort pour comprendre[15] (EIVP26): « Le désir de connaître est la vérité du désir d’être. »[16]Ce qui est bien est ce qui nous conduit à comprendre, est mal ce qui nous empêche de comprendre, car l’esprit ne peut avoir des certitudes qu’en raisonnant, en comprenant, en formant des idées adéquates, c’est-à-dire en ne se trompant pas de monde.
Ainsi, la connaissance adéquate suppose qu’on soit capable de surmonter les préjugés de notre finalisme spontané qui n’est cependant que le résultat du fait que nous désirons ce qui nous est utile. C’est là d’ailleurs une des principales difficultés auxquelles nous nous heurtons lorsque nous cherchons à comprendre le phénomène de servitude : notre nature, qui consiste à suivre le conatus, peut nous entraîner et souvent nous entraîne sur des pentes contraires à la réalisation de celui-ci, en croyant ou en imaginant faire le nécessaire pour l’accomplir. C’est pourquoi le travail de réflexion et de compréhension est aussi primordial comme le souligne Spinoza. Il ne suffit pas de porter des jugements moraux, d’accuser de lâcheté ou de faiblesse celui qui se soumet, car cela ne résout rien, n’explique rien, n’édifie rien si ce n’est « l’asile de l’ignorance ».
Le souverain bien consiste alors à connaître Dieu, ou la nature, c’est-à-dire au fond les lois naturelles de notre « fonctionnement ».Une fois de plus, nous sommes loin des conceptions morales habituelles. De fait, et nous y revenons, nous pouvons voir dans EIVP18S[17] que la raison ne commande rien contre nature, demande que chacun s’aime lui-même et cherche son utile propre, que l’autonomie complète de l’homme est impossible et que se joindre à d’autres hommes est le meilleur moyen d’augmenter sa puissance d’exister, car « à l’homme donc, rien de plus utile que l’homme » EIVP18S.[18] Et les hommes qui sont gouvernés par la raison sont ceux qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la raison et n’aspirent à rien d’autre pour eux qu’ils ne désirent aussi pour les autres, « dans la mesure où ils ont même nature que nous, leurs fins recoupent les nôtres et les mêmes moyens leur sont utiles. »[19] . Il est donc possible de fonder une morale sur la dynamique même des rapports interpersonnels, puisque « pourvu que nous agissions selon les seules lois de notre nature, nous agirons tous comme un seul homme ; nous vivrons dans l’unanimité et la concorde. »[20]
Toutefois, les hommes sont aussi sujets aux passions, dans ce cas-là ils ne se définissent pas par leur propre essence, mais par des causes extérieures. Ils ne peuvent alors convenir entre eux, car ils ne conviennent pas en nature, puisqu’ils dépendent de causes extérieures (EIVP30). Même plus, les passions (EIVP32) peuvent opposer les hommes les uns aux autres, car ils discordent alors en nature, même lorsque leurs passions ont le même objet (dans le cas de la jalousie ou de l’envie), ce qui peut expliquer la haine. Or, si ce qui est bon pour nous est ce qui convient avec notre nature[21](EIVP31), c’est-à-dire ce qui augmente notre puissance. Seuls les hommes vivant sous la conduite de la raison peuvent convenir en nature, car ils sont en mesure de faire adéquatement la distinction entre ce qui est bon ou mauvais, pour eux-mêmes et pour les autres hommes, puisqu’ils suivent alors les lois de leur nature. C’est pourquoi « il n’y a pas, dans la nature des choses, de singulier qui soit à l’homme plus utile que l’homme qui vit sous la conduite de la raison. » (EIVP35C1)[22]. Ce qui apparaît comme un principe politique fondamental.
Aussi, lorsque les hommes sont capables de comprendre leur nature et la nature, ou Dieu, ils comprennent en même temps qu’ils ne peuvent que désirer que les autres hommes en fassent autant. Cela pour trois raisons. La première est que chacun aime que les autres vivent selon son propre naturel (E4P37S1)[23]. Mais prise en elle-même, cette raison peut commander des affects nuisibles qui nous rendent insupportables aux autres. La seconde est que les hommes s’accordent en nature quand ils suivent la raison, puisqu’il s’agit de leur essence, on pourrait même ajouter de leur existence, et qu’alors ils savent que rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme (EIVP37). Aussi si la raison représente un bien, et si d’autres le désirent, cela produira une émulation pour que tous les hommes le désirent, et comme ce bien est partageable par tous, car il leur est commun, il n’y aura pas de concurrence entre eux, pas d’opposition, donc pas de passions tristes comme la jalousie ou l’envie (EIVP37 Autrement). Enfin, la troisième raison est qu’une fois qu’on a saisi cette vérité, on ne peut plus revenir en arrière, de la même manière que celui qui a compris une démonstration mathématique ne peut plus supposer que le théorème soit faux. On peut prendre ici l’exemple de Cavaillès qui explique son engagement dans la Résistance comme une nécessité spinoziste à laquelle il ne peut se soustraire du fait de sa compréhension de la situation : « Jean Cavaillès, d’après le souvenir que je garde de nos dernières conversations, insistait sur la nécessité qui commandait aux impératifs pratiques aussi bien qu’aux propositions scientifiques, « je suis spinoziste », disait-il, « il faut résister, combattre, affronter la mort. Ainsi l’exige la vérité, la raison.» [24] Où on voit que les notions de libre-arbitre et de volonté chez Spinoza sont vidées de sens, laissant place à une idée bien plus radicale de la liberté. Paradoxalement, c’est en se dérobant à la nécessité qu’on se soumet aux choses extérieures et qu’on n’accomplit pas son essence.
La joie augmente notre puissance d’agir, comme celle de penser puisqu’il s’agit de comprendre, elle augmente donc notre puissance d’exister. On devient la cause unique de ses actes, sans plus dépendre de causes extérieures et du hasard de leur rencontre : « notre conduite se déduit donc bien des seules lois de notre nature, sans intervention extérieure. »[25]A l’inverse, la tristesse diminue notre puissance d’agir et de penser, car elle nous rend insatisfaits, elle nous met sous la coupe de causes extérieures et diminue d’autant plus notre puissance d’exister. Or, les passions tristes, comme l’humilité, le repentir, la haine, la bassesse résultent des causes extérieures, ou extrinsèques, et représentent le point de départ de la soumission ou encore de ce que Spinoza nomme « le crime d’esclavage » (EIVA- ch. XXI)[26]. Et plus les hommes sont soumis, moins ils existent, moins ils vivent, mais tentent de survivre.
Pour que la société humaine puisse persister, il faut qu’elle prescrive des règles de vie commune, garanties non pas par la raison des citoyens, mais par des lois elles-mêmes associées à des menaces en cas de non-respect EIVP37S2. En effet, les affects sont plus puissants que la puissance de l’homme, et donc aussi que sa raison, et ne sont pas source d’union, mais au contraire de dissension. Il faut donc « jouer » de ces affects, les contrarier par des affects plus grands et plus joyeux. Cependant, la véritable libération ne se réalise que sous la conduite de la raison, qui par une connaissance adéquate produit des affects actifs, lesquels peuvent nous permettre d’échapper à la soumission.
On peut constater, le plus souvent, que l’on s’abstiendra de causer un dommage par crainte d’en subir un plus grand, non parce que l’on suit la raison. On peut en induire avec Spinoza que le juste et l’injuste, la faute et le mérite ne sont pas des valeurs qui existent en elles-mêmes et inhérentes à notre nature. Ce sont des notions extrinsèques qui procèdent de l’imagination et sont utilisées pour permettre la vie sociale. Les institutions politiques ne représentent alors qu’un moyen terme qui permet de faire coexister les exigences de la raison, qui veut que l’on persévère dans son être, et la faiblesse des hommes soumis aux passions – en tant qu’ils sont soumis aux passions, les hommes s’opposent les uns aux autres, répète Spinoza. Cependant, lorsque les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s’accordent en nature : le bien qu’ils recherchent pour eux-mêmes, ils le veulent pour tous les autres. C’est pourquoi, il nous faut tendre à suivre la raison (voir plus haut). Pour cela, Spinoza propose de faire une distinction entre les affects qui procurent de la joie et ceux qui procurent de la tristesse. Il valorise ceux qui nous rendent joyeux, car, le plus souvent, ils nous rendent plus enclins à nous associer avec les autres hommes et à nous accorder à eux. A l’inverse, les affects tristes introduisent la discorde EIVP40 – même si certains affects tristes, comme la pitié, peuvent avoir une utilité sociale, la pitié venant contrebalancer la cruauté (EIVP50)[27]. De plus, plus notre corps est disposé aux affects, plus il a d’expériences, plus l’esprit lui-même est rendu apte à percevoir, mais aussi donc à comprendre. Spinoza nous dit une chose qui peut sembler un peu curieuse, mais qui est véritablement le fond de sa pensée. En effet, en EIVP38, il explique que plus les parties du corps sont affectées ou plus celui-ci peut affecter de corps extérieurs, plus cela est utile à l’homme[28]. Cela peut apparaître contradictoire, dans la mesure où l’on peut comprendre que plus nous subissons d’affects, plus nous sommes raisonnables ! Mais Spinoza ne sépare pas les affects de la raison, comme il ne sépare pas le corps de l’esprit, car ce serait méconnaître notre nature, et par conséquent méconnaître la nature (ou Dieu). Ce qu’il nous faut comprendre, c’est qu’un homme qui ne ressentirait aucun affect ne serait ni bon pour lui, ni bon pour les autres, il ne serait donc rien. En effet, l’esprit étant l’idée du corps, plus ce dernier ressentira d’affects joyeux, plus l’esprit sera à même de s’ouvrir à la pensée et à la compréhension de lui-même et de la réalité, plus il sera en mesure d’avoir des idées adéquates qui dépasseront les vues ou les « images » partielles de la réalité que nous donnent à voir l’imagination, moins il sera laissera enfermer dans des passions tristes, moins il se focalisera sur elles et donc plus il sera autonome.
Ainsi, si mes affects sont réduits, ciblés et si en plus ils sont tristes, ils me donnent une perception tronquée et restreinte de la réalité. On peut comprendre alors que l’allégresse EIVP42[29] soit l’affect le plus « performant », le plus englobant, car elle touche toutes les parties du corps, elle nous « emporte » et nous remplit (elle ne peut avoir d’excès). Elle est donc toujours bonne, car elle augmente notre puissance d’agir, elle nous donne envie de vivre, d’exister, de sortir de nous-mêmes, de nous ouvrir, on pourrait même dire de nous épanouir (comme une fleur s’épanouit complétement lorsqu’elle arrive à pleine floraison). Elle peut nous permettre aussi d’atteindre au sentiment de plénitude, lorsqu’il n’y a plus de distance entre la pensée et l’être, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde parce que nous le comprenons. Alors connaître, c’est être davantage, c’est faire l’expérience de la joie comme plénitude d’être et c’est finalement comprendre que l’on est éternel.
Toutefois, comme nous le savons, l’allégresse est rare, c’est d’ailleurs pour cela qu’elle est aussi précieuse. En règle générale, les affects ne touchent qu’une partie du corps. Etant alors concentrés, ils peuvent devenir excessifs comme le sont parfois l’amour et le désir EIVP44. Cela dit, ces derniers sentiments ne sont pas complétement négatifs, puisqu’ils nous poussent à vivre, à vouloir augmenter notre puissance d’agir et notre puissance de penser et donc d’exister.
A l’inverse, il existe des affects emprunts de tristesse et qui ne sont donc pas bons pour nous, puisqu’ils diminuent notre conatus. Ainsi, la haine ne peut-elle jamais être bonne EIVP45, car elle nous incite à détruire, ce qui évidemment est le contraire de la vie. Ce qu’elle détruit d’ailleurs, c’est d’abord le sujet lui-même ! Les passions comme l’envie, la moquerie, la mésestime, la colère, la vengeance … sont également mauvaises, car elles focalisent notre attention sur des choses qui desservent l’existence : quand je pense à me venger et que je ne vis plus que pour cela, je me limite moi-même dans mes actions et dans ma pensée, je m’ampute moi-même, je me donne moins de puissance d’exister. Par opposition à l’allégresse, la Mélancolie EIVP42 est toujours mauvaise, et ce n’est pas un hasard si les cibles de Spinoza sont les Mélancoliques, les Misanthropes, les Théologiens et les Moralistes.
Certains affects, comme l’Amour ou le Désir, peuvent être excessifs, mais sont bons quand même. Il en est d’autres en revanche comme l’espérance et la crainte EIVP47, la sécurité et le contentement ou encore le désespoir et le remords, qui ne sont pas bons en eux-mêmes car ils inspirent la tristesse, même quand ils se présentent, de prime abord, comme des affects joyeux. Comment comprendre, en effet, que l’espérance ou la sécurité puissent être des affects tristes, alors qu’ils semblent plutôt rassurants ? Le raisonnement de Spinoza est édifiant. En effet, lorsque nous craignons une chose, nous espérons qu’elle n’arrive pas ou espérons qu’une chose meilleure arrivera. Nous sommes donc dans une situation désagréable d’attente face à ce qui nous est encore inconnu et dont nous espérons la non-venue lorsque nous la craignons et que nous la souhaitons remplacée par une autre qui nous paraît meilleure. Nous éprouvons donc des sentiments négatifs, qui nous tournent sur nous-mêmes et nous font imaginer un avenir sur lequel nous n’avons aucune prise. N’ayant aucune maîtrise et demeurant dans l’expectative, nous sommes donc dépendants et impuissants face à cette chose que nous craignons et dont nous espérons qu’elle n’arrivera pas ou qu’une autre arrive à la place. Cependant, dans l’attente et la crainte, nous sommes prêts plus volontiers à nous soumettre, à accepter ce que nous refuserions dans d’autres conditions – c’est ce qu’explique clairement la préface du TTP : si les hommes en sont si souvent réduits aux superstitions, c’est parce qu’ils désirent sans mesure les biens incertains de la fortune et ainsi « ils flottent misérablement entre l’espoir et la crainte ; c’est pourquoi ils ont l’âme si encline à croire n’importe quoi : lorsqu’elle est dans le doute la moindre impulsion la fait pencher facilement d’un côté ou de l’autre ; et cela arrive bien plus facilement encore lorsqu’elle se trouve en suspens par l’espoir et la crainte qui l’agitent – alors qu’à d’autres moments elle est gonflée d’orgueil et de vantardise. »[30]
Nous pouvons noter que les régimes politiques, mais aussi les organisations économiques comme les entreprises tendent justement à entretenir ces deux affects que sont la crainte et l’espérance, par exemple : crainte de perdre son emploi, espérance de le garder. Dans les deux cas, nous sommes bel et bien dans une situation d’impuissance et d’incapacité. Et cette crainte des sanctions ou cet espoir des récompenses (qui peut pousser à cet avilissement qu’est la flatterie) caractérisent bien une situation de domination, quand bien même il n’y aurait pas d’oppression directe visible. Nous sommes alors souvent amenés, car nous croyons ne pas avoir le choix et parce que nous pensons qu’il s’agit de la réalité elle-même, que nous oublions que ce n’est qu’un effet de la réalité sur nos affects, à accepter des compromis, voire à renoncer totalement à notre puissance d’exister. C’est donc par ignorance, par une connaissance inadéquate, que nous « acceptons » de nous soumettre. En croyant réaliser notre utile propre, nous nous trompons.
De même, la sécurité et le contentement EIVP47S sont certes des affects de joie, mais qui ne dépendent pas complétement de nous. Je suis en sécurité et content, lorsque je crois que je n’ai plus rien à craindre et que donc je n’ai plus besoin d’espérer quelque chose de meilleur. Cependant, ces affects sont instables et ne m’offrent aucune maîtrise de ma puissance d’exister, puisqu’ils ne font que m’assurer temporairement contre la crainte. De la même manière, le désespoir et le remords ibid, qui sont des passions tristes puisqu’elles me font me morfondre, me rendent dépendants de choses extérieures à moi, du bon vouloir d’autres individus ou de la simple fortune. Dans tous les cas, mon esprit est impuissant.
C’est pourquoi, plus nous vivons sous la conduite de la raison, qui ne nie pas nos affects, mais qui essaie de les analyser et de les comprendre, plus nous nous éloignons de la dépendance que représentent la crainte et l’espoir. Et si je ne crains et n’espère plus, je n’ai plus besoin de rechercher une sécurité plus ou moins imaginaire et une satisfaction dépourvue d’objet[31]. On peut comprendre alors que ceux qui dominent, tant socialement qu’économiquement et politiquement, aient tout intérêt à entretenir ces affects négatifs en donnant une image de la réalité qui sert leurs intérêts. Encore faut-il préciser que les dominants n’imposent pas sciemment et seulement par calcul cette vision du monde qui leur semble finalement la plus naturelle. C’est la fonction même de l’idéologie qui s’insinue dans les esprits, tant des dominants que des dominés, sans que nous ne nous en rendions compte si bien que nous la confondons avec la réalité elle-même. Ainsi, les dominants sont autant aliénés que les dominés, à la différence près et non négligeable, qu’ils trouvent dans cette aliénation la source de leur puissance.
Ceci nous amène à la dernière partie de EIV, dans laquelle Spinoza met en évidence que ce que nous vivons en suivant les passions, c’est-à-dire les affects qui découlent d’actions de causes extérieures sur nous et qui s’enracinent en nous en se fixant imaginairement, peut être vécu bien plus profitablement sous la conduite de la raison. Ce qui mène à la soumission et à la tristesse, c’est fondamentalement l’ignorance en général (l’ignorance de Dieu et des choses) et l’ignorance de nous-mêmes en particulier.
Spinoza ne nie pas qu’il faille utiliser les passions comme la crainte ou l’espérance pour gouverner les hommes. En effet, sans celles-ci, les hommes se comporteraient certainement de manière bien plus terrible. De plus, des hommes menés par la crainte et l’humilité sont plus faciles à « convertir » à la raison, car ils sont capables d’entendre, d’écouter. Pour cela, il faut que les hommes prennent conscience de leur ignorance, et donc de leur impuissance EIVP48 à 58. Il faut donc qu’ils comprennent que des passions comme l’orgueil, la gloire, sont des passions vaines, car elles offrent une vaine satisfaction de soi, puisque celle-ci ne dépend que de l’opinion des autres, elles ne nous donnent qu’une conception tronquée et partielle de la réalité. Cependant, comme le but est la satisfaction de soi, de là « naît un énorme appétit de s’opprimer les uns les autres de toutes les façons possibles »[32] EIVP58S. Aussi, plutôt qu’il y ait réellement satisfaction de soi, il n’y a que volonté de dominer autrui, de lui nuire : « plus nous nions d’autrui ce que nous affirmons de nous-mêmes, plus nous nous réjouissons », il s’agit « de dépasser autrui en l’abaissant. »[33] Donc, non seulement, ces passions vaines ne sont pas bonnes pour autrui, mais elles ne sont pas bonnes non plus pour soi, elles n’augmentent pas notre puissance d’exister, elles ne sont que la marque de notre profonde ignorance et de l’impuissance de notre âme. Elles ne sont donc que le palliatif à notre incapacité de suivre la raison. Or, « Le premier fondement de la vertu est de conserver son être, et ce sous la conduite de la raison.»[34] EIVP56D Si je suis ignorant, je ne peux connaître le fondement de toutes les vertus. A l’inverse, si j’agis sous la conduite de la raison, je ne peux l’ignorer, car la raison est justement ce qui me permet d’élaborer des connaissances et de me comprendre moi-même. Il n’y a donc de la part de Spinoza aucun fatalisme, ni aucun pessimisme puisque : « A toutes les actions auxquelles nous détermine un affect qui est une passion, nous pouvons être déterminés sans lui par la raison. »[35] EIVP59 Pour cela, il nous faut agir en suivant la nécessité de notre nature, ce qui suppose de la connaître, mais de comprendre d’abord rationnellement nos passions, ainsi que leur rôle. Nous comprendrons alors qu’un désir né de la raison évite les excès produits par les passions et surtout prend en considération le corps tout entier et n’offre donc pas une satisfaction seulement « ciblée », mais une réelle satisfaction de soi et tient compte « de l’utilité de l’homme tout entier »[36] EIVP60. Nous pouvons illustrer ce propos par cette auto-référence : la lecture de l’Ethique procure une satisfaction joyeuse, dès lors que les propositions s’enchaînent dans notre esprit et augmentent notre puissance de penser, donc d’exister. Leur compréhension montre la vanité de la crainte et de l’espérance : « Car, en tant que nous comprenons, nous ne pouvons aspirer à rien qui ne soit nécessaire, ni, absolument parlant, trouver de satisfaction ailleurs que dans le vrai ; et par suite, en tant que nous comprenons correctement ces choses, l’effort de la meilleure part de nous se trouve en cela convenir avec l’ordre de la nature tout entière »[37] EIVCHXXXII p.477.
En revanche si, comme Spinoza[38] EIVP63, nous reprenons l’exemple de la crainte, nous constatons que celui qui agit sous son empire n’agit pas par raison, mais par espérance d’éviter un mal. Il ne voit qu’à court terme et ne comprend pas tous les enjeux de son action, il est même esclave car il ne comprend pas qu’il se soumet à autre que lui. A l’inverse, l’homme qui est mené par la raison est libre, car il « ne se prête à personne qu’à soi, et ne fait que les choses qu’il sait être premières dans la vie, et que, pour cette raison, il désire au plus haut degré. »[39] EIVP66S Pour Spinoza, « il n’y a pas de vie rationnelle sans intelligence »[40] EIVCH5 p.459 et les choses bonnes sont celles qui « aident l’homme à jouir de la vie de l’esprit »[41]ibid. Il agit donc pour son utile propre, mais ce faisant il agit pour le bien commun[42]. En effet, c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la raison qu’ils sont les plus utiles aux hommes. Partant, l’homme qui vit selon la raison s’efforcera d’aider les autres à en faire autant, car « seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns envers les autres »[43]EIVP71 et s’efforcent de faire du bien. En revanche, ceux qui sont menés par des désirs aveugles, des désirs qui sont des passions en tant qu’ils sont subis car provenant de causes extérieures, ne peuvent avoir qu’une apparence de reconnaissance mutuelle, puisque leurs relations sont fondées sur la duperie, chacun ne cherchant que son avantage propre, sans comprendre qu’il se leurre à ce propos.
C’est pourquoi il n’y a rien de plus utile à l’homme qu’un homme que conduit la raison. Et c’est pourquoi aussi rien ne vaut davantage que d’éduquer les hommes pour qu’ils vivent enfin sous l’empire de la raison. Il en ressort alors que le plus utile pour les hommes est de nouer des relations, de rechercher la vie commune avec les autres hommes : « Toutes les actions qui suivent des affects se rapportant à l’Esprit en tant qu’il comprend, je les rapporte à la Force d’âme, que je divise en fermeté et en générosité. Car par fermeté j’entends le désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par générosité, j’entends le désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s’efforce d’aider tous les autres hommes, et de se les lier d’amitié »[44] EIIIP59S. Or, pour assurer cette vie commune et une plus grande liberté, l’Etat est nécessaire. Celui-ci est le plus à même de rendre effective la liberté, entendue ici comme l’augmentation de la puissance d’exister, c’est-à-dire comme la puissance de comprendre.
Toutefois, cette liberté dont nous parle Spinoza ne saurait se confondre avec celle des Stoïciens. Il ne s’agit pas d’être libre alors qu’on est le moyen d’un autre (libre dans les chaînes !), comme il ne s’agit pas d’être libre alors qu’on a faim ou qu’on est en mauvaise santé, parce que maltraité. La liberté de Spinoza est certes intellectuelle, puisqu’elle est compréhension de soi, mais elle exige certaines conditions, précisément parce que l’esprit et le corps ne sont qu’une seule et même chose. La liberté de Spinoza ne se conçoit pas sans une liberté avec l’autre, c’est-à-dire sans une société d’hommes libres. Ainsi, Justice, Equité, Honnêteté, Charité (TTP) et Droiture EIVP18S, qui sont les vertus fondamentales de l’homme libre, sont précisément des vertus sociales.
Spinoza lie donc nécessairement vertu individuelle et progrès social et politique. Ceci résonne bien dans notre présent. En effet, si on fait de Spinoza un des pères fondateurs des Lumières radicales, pour reprendre le titre du livre de Jonathan Israël (Editions Amsterdam 2005), on peut voir dans l’idéal républicain[45] de l’émancipation par le savoir une tentative de mettre en œuvre cet idéal.
Cependant, force est de constater ici que ce n’est pas exactement à cette « libération » ou à cette « émancipation » que tend l’État existant réellement aujourd’hui. En effet, on assiste à un déclin de l’autorité de la parole, c’est-à-dire à un déclin de la reconnaissance de celui qui sait et qui pourrait amener les autres à la raison. Ce que nous pouvons constater, c’est une reconnaissance toujours moindre des savoirs transmis et parallèlement un enseignement de plus en plus vide de contenu et dont le but n’est pas de faire accéder à la raison, mais d’organiser au mieux la soumission par l’apprentissage de techniques et de procédures qui ne demandent que la capacité à répéter des opérations standardisées, à n’utiliser au fond que l’intelligence instrumentale. Ces façons de mettre en œuvre « l’enseignement de l’ignorance »[46] trouvent leur aboutissement dans des grilles d’évaluation des compétences qui n’ont pour fonction que de vérifier si nos comportements, de la classe de maternelle jusqu’à l’emploi salarié, sont adaptés aux impératifs de ceux qui dominent.
Nous sommes bien loin de cette libération dont parle Spinoza. Est-ce parce que nous n’avons pas su ou pas pu nous délivrer de ces désirs qui découlent de causes extérieures à nous-mêmes, c’est-à-dire de ces sentiments qui s’enracinent en nous par fixation imaginaire de ces désirs ?[47] Sommes-nous condamnés à cette dépendance ? La psychanalyse, bien après Spinoza, reviendra sur ce terrain avec de nouveaux concepts, mais qui au fond ne font que renouveler ceux de Spinoza, sans réellement inventer quelque chose de nouveau.
Nous savons maintenant que la compréhension du mécanisme des affects nous permet de mieux nous comprendre nous-mêmes. Comme nous l’avons vu dans la partie III, les phénomènes de mimétisme et d’identification, par contagion des affects, représentent le point de départ du lien social – un lien qui à la fois nous est nécessaire et qui, en même temps nous assujettit. Nous n’avons donc pas affaire ici à un utilitarisme, mais à un enchaînement naturel des passions. Ainsi, les hommes se connaissent d’abord à travers les affections de leur corps et les idées qu’ils s’en font, affections qui sont dues aux actions des choses extérieures et des autres. En effet, nous ne sommes jamais seuls : « notre rapport au monde est médiatisé par notre rapport à autrui »[48] et l’’être humain est ce qui nous est le moins étranger. C’est pourquoi se développent en nous nombre de passions qui nous poussent à la soumission du fait du phénomène naturel d’identification qui se produit vis-à-vis de nos semblables : soumission aux autres, mais d’abord soumission à nos propres passions. C’est le cas, par exemple, de l’ambition : chacun voudrait que les autres aiment ce qu’il aime et détestent ce qu’il a en haine. Pour cela, chacun s’efforce d’agir pour qu’on l’approuve, mais en même temps veut ordonner les choses selon son tempérament.[49] C’est la même chose pour l’envie, je désire ce que l’autre possède et vais faire en sorte de le lui ravir. Pour cela, je suis prêt à toutes les formes de compromission, et donc à toutes les formes de servitude et de passivité, croyant ainsi suivre mon utile propre. Par un mécanisme de projection, je prête à l’autre les sentiments que j’éprouve moi-même, ma connaissance d’autrui dépend donc d’abord d’une ressemblance avec lui et de mon imagination.
La base de notre connaissance des autres est donc d’abord l’imagination, laquelle nous fournit une image tronquée de la réalité sociale. En effet, nous prenons les causes extérieures de nos affects pour la réalité et nous les transformons en modèles, en valeurs objectives (partie IV). Nous formons donc une connaissance inadéquate : « Tout cela montre assez que chacun a jugé des choses d’après la disposition de son cerveau, ou plutôt a pris pour les choses les affections de son imagination »[50] (EIA). Une fois que nous avons compris cela, nous pouvons alors passer à la connaissance adéquate, lorsque nous avons compris qu’avec le premier genre de connaissance, nous sommes dans l’illusion, même si ce premier genre de connaissance est nécessaire, et nous pouvons donc essayer d’y échapper. Pour cela, il nous faut déjouer essentiellement deux illusions : croire que nous sommes libres et penser qu’il existe une finalité dans la nature. Cependant, nous ne maîtrisons pas les causes extérieures, ni leur effet sur nous. Il nous faut donc entamer un travail de réflexion, de compréhension, passer d’une connaissance inadéquate à une connaissance adéquate. Cela est possible dans la mesure où un sentiment dont nous formons une idée claire et distincte devient actif : « Dans cette mesure, donc, ce sentiment se séparera de l’idée de la cause extérieure à laquelle notre imagination le rattachait : il s’associera à des pensées vraies (…) ; l’aliénation sera surmontée. »[51] Ce passage à la connaissance adéquate s’opère grâce à la raison, ce qui procure une véritable joie. En effet, si le propre du conatus, c’est réaliser son essence, c’est-à-dire les conséquences de ce que l’on est, le passage à la raison permet le recentrement sur soi puisque grâce à elle on devient cause de ses actes. Or, lorsque nous comprenons les choses comme nécessaires, nous subissons moins, notre passivité diminue – à l’égard des choses de la nature et en particulier à l’égard des autres hommes et de nous-mêmes. A l’inverse, notre puissance d’exister augmente, puisque exister c’est comprendre et ce que nous comprenons c’est que toutes ces passions après lesquelles nous courions sont vaines. En ce sens, la philosophie de Spinoza est performative.
Cependant, comment faire en sorte que nous suivions la raison et que tous nous la suivions ? En effet, la plupart du temps nous subissons nos passions, mais nous parvenons à vivre ensemble en mettant en place des sociétés politiques dotées d’institutions qui, si elles n’émanent pas directement de la raison, permettent à celle-ci de se développer par le partage des connaissances au moyen de l’éducation, elle-même rendue possible par la protection vis-à-vis des dangers de l’environnement. Ces conditions actualisent donc la possibilité de développer « l’accès individuel au règne de la raison »[52]. C’est ainsi la société politique qui permet le passage de la raison abstraite à la raison effective, à son incarnation. Alors, l’homme qui désormais vit sous la conduite de la raison a compris que cela vaut pour le genre humain et essaiera de faire en sorte que les autres hommes vivent aussi sous la conduite de la raison. La force d’âme : « commande à l’homme libre de faire effort pour recomposer le lien social, rétablir des rapports de confiance mutuelle selon son propre mode d’action, c’est-à-dire pour le philosophe de communiquer ses pensées. »[53] Autrement dit, nous passons bien d’une éthique individuelle de la libération à la critique sociale et à la politique.
Nous pouvons donc noter le lien pratiquement nécessaire entre la vertu individuelle (donner le plus possible d’extension au conatus) et le progrès social et politique.
Nous avions souligné, dans notre première partie, la modernité de Spinoza. Nous pouvons réitérer ici ces constats. Tout d’abord, nous pouvons remarquer, qu’en partie, la psychanalyse ne dit pas autre chose que Spinoza. En effet, de la même manière que Spinoza dénonce la superstition, Freud dénonce l’illusion consolatrice et délirante. Selon ce dernier, les hommes pour se rassurer, pour se sentir protégés (on retrouve ici la crainte et l’espoir) ont inventé les Dieux ou Dieu et ont oublié ensuite que c’était eux qui les avaient inventés[54], comme Spinoza affirme que nous transformons nos affects en valeurs objectives : « Mais quand ils cherchèrent à montrer que la nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire qui ne soit à l’usage des hommes), ils ne montrèrent rien d’autre, semble-t-il, sinon que la nature et les Dieux délirent tout autant que les hommes. »[55]D’autre part, comme nous l’avons vu, la satisfaction de soi-même peut naître de la raison et seule la satisfaction qui naît de la raison est la plus haute qui puisse exister, car à ce moment-là l’homme contemple sa puissance d’agir, c’est-à-dire sa puissance de comprendre. La psychanalyse n’a-t-elle pas aussi cette même vocation, se comprendre soi-même pour se libérer des illusions ? N’est-ce pas aussi ce qu’essaie de faire Freud à travers tous ses travaux. Ainsi, nous ne pouvons que constater à la fois l’actualité de Spinoza et la manière dont sa philosophie nous donne encore aujourd’hui des clés de la compréhension du phénomène de servitude.
[1] Op. cit., p.335
[2] Pierre Macherey remarque que si cette impuissance « était radicale, elle coïnciderait avec l’abolition complète de la puissance qui constitue l’être humain, c’est-à-dire avec sa disparition ou la destruction de sa nature. » (Macherey, 1997, p. 11).
[5] Op. cit., p. 345. Point capital: les lois de la nature en général et les lois de la nature humaine doivent être distinguées, bien que les lois de la nature humaine ne soient qu’une partie des lois de la nature. Par les lois de sa nature, l’homme fait tout ce qu’il juge bon pour persévérer dans son être, mais il peut mourir victime d’une mauvaise chute, qui s’explique par la loi de la gravitation !
[8] Pierre Macherey remarque que « l’expression ‘connaissance du bien et du mal’ recouvre un contenu bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Quel est l’objet de cette connaissance ? C’est proprement le-bien-et-le-mal : c’est-à-dire que cette connaissance considère le bien et le mal non tels qu’ils seraient en eux-mêmes, mais relativement l’un à l’autre. Cela signifie qu’elle ne se contente pas de faire la différence entre le bien et le mal, en prenant en compte leurs caractères intrinsèques de bien et de mal : mais ce faisant, elle développe simultanément une connaissance du bien et une connaissance du mal qui sont corrélatives. » (Macherey, 1997, p.356
[24] Préface de Aron à sa Philosophie mathématique (in Œuvres complètes de philosophie des sciences, Hermann, p.15)
[25] Matheron, 1988, p.249
[26] Spinoza, 1988, p. 469
[27] Voir EIVP50, op.cit. p.419
[28] « Ce qui dispose le Corps humain à pouvoir être affecté de plus de manières, ou ce qui le rend apte à affecter les corps extérieurs de plus de manières, est utile à l’homme ; et d’autant plus utile qu’il rend le Corps plus apte à être affecté et à affecter les corps extérieurs de plus de manières ; et est nuisible au contraire ce qui y rend le Corps moins apte. » (op. cit. pp 401-403)
[29] Pautrat traduit hilaritas par « allégresse » alors que d’autres traducteurs, Saisset, Guérinot, Misrahi, parlent de « gaieté ». Il semble cependant que « allégresse » rend mieux l’esprit du texte. La gaieté peut-être assez passive alors que l’allégresse est plus active.
[30] TTP, Préface, [1], op. cit. p.57
[31] C’est précisément cette libération affective qui conduit l’homme libre à décliner autant qu’il le peut les bienfaits des ignorants (voir E4P70), comme Spinoza lui-même l’a fait en refusant poliment les offres de l’Électeur Palatin ou du Grand Condé.
[37] Op. cit., EIVCHXXXII p.475
[38] Op. cit., p.439 : « qui est mené par la crainte, et fait le bien pour éviter le mal, n’est pas mené par la raison. » (EIVP63)
[45] Il faut ici entendre le terme « républicain » au sens que lui donne la tradition républicaniste telle qu’elle a été rénovée par les républicanistes contemporains, comme Pocock, Skinner, Pettit ou, en France, Jean-Fabien Spitz.
[46] Voir Jean-Claude Michéa, L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, réédition Flammarion, 2006.
[47] L’aliénation propre à la « société de consommation » telle que l’avait analysée Herbert Marcuse entrerait évidemment dans cette catégorie.