Candide, comme son nom l’indique, est un très jeune homme qui croit tout ce que son maître Pangloss lui enseigne. Pangloss croit en l’existence d’un Dieu sage, bon et tout puissant. Il admire la beauté du monde , preuve de la toute puissance créatrice de Dieu : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes » , s’écrie Pangloss . Pourtant Candide s’étonne de ce qu’il y ait tant de malheur et tant de méchanceté. Dans son pays, l’Allemagne du XVIIIème siècle, ne voit-on pas les soldats ennemis éventrer, couper en morceaux leurs adversaires ? Lorsque Candide et Pangloss, fuyant la guerre, se retrouvent au Portugal, ils sont presque noyés par une tempête, échappent de peu à un tremblement de terre, et enfin, Pangloss, de religion protestante, est condamné à être brûlé vif par l’Inquisition de l’Eglise catholique. Le monde est-il vraiment le meilleur des mondes, A-t-il été créé par un Dieu tout puissant et bon, Devons nous nous abandonner avec confiance à sa providence, c'est-à-dire à sa bienveillance, sa protection ?
Candide et Pangloss sont les personnages d’un conte de Voltaire qui suivant la raison du siècle des lumières, combat l’obscurantisme religieux et s’oppose à la philosophie chrétienne de Leibniz, philosophe allemand du début du XVIIIème siècle. Voltaire est révolté par les massacres de la guerre de sept ans qui ravage l’Allemagne et par le tremblement de terre de Lisbonne qui fit des milliers de morts. Il est irrationnel de penser à la fois un Dieu tout puissant et bon. S’il est tout puissant et bon, pourquoi permet-il le mal ? Si un Dieu bon et tout puissant existe, pourquoi y a-t-il des guerres et des tremblements de terre ?
Mais si Dieu n’existe pas, la souffrance et la méchanceté disparaissent-elles ? Les guerres et les tremblements de terre vont-ils cesser ? Dans un monde sans Dieu, l’homme est soumis à la toute puissance de la nature ; cela ne rend pas les hommes plus pacifiques et cela n’évite pas les catastrophes naturelles. Mais l’homme n’a -t - il pas la capacité par son savoir de se transformer lui-même et la nature ? Nous pourrions concevoir l’homme non comme une partie de la nature mais comme celui qui se forme lui-même par sa culture. Il apprend et il progresse ; l’homme n’a-t-il pas inventé la médecine contre les maladies et les droits de l’homme contre les massacres ? Peut-être faut-il attendre la fin de l’histoire pour comprendre la toute puissance de l’homme ? Mais les hommes ont-ils avec le temps progressé dans la moralité ? Nous pouvons observer comment se sont comportés les médecins nazis et l’Allemagne était un pays de grande culture. Ni la nature ni l’histoire des hommes ne paraissent répondre à nos attentes morales devant le malheur et le crime. Il est vrai que la religion, par le fanatisme et la superstition, peut engendrer la maladie et la guerre, mais elle les partage avec les sociétés incroyantes. Qui pourrait penser que notre société occidentale dan laquelle s’éteint la religion chrétienne, est le meilleur des mondes ?
Notre vie serait-elle absurde, dépourvue de sens puisque nous aspirons à un bien qui n’existe pas ? Contre l’optimisme de Pangloss, nous pouvons tomber dans le pessimisme ou le nihilisme, c'est-à-dire ne plus croire en aucune valeur morale. Et si nous renoncions à la morale ? Si la souffrance et la cruauté font partie de la vie, ne devons nous pas les accepter ? Pourquoi ne pas nous comporter comme des fauves ? Pourquoi cette idée révolte-t-elle la plupart d’entre nous ? Ce qui nous tourne vers la toute puissance d’un Dieu bon , ce serait notre désir d’un bien tout puissant que ni la nature ni l’homme ne peuvent nous apporter. Ce serait un bien que nous aurions le courage de défendre activement et dés à présent dans la réalité de nos vies, parce que nous y croirions.
Mais revenons à Leibniz et aux questions qu’il se pose au sujet de Dieu : Si Dieu est sage, bon et tout puissant, pourquoi le mal existe-t-il ? Et qu’advient-il de la liberté des hommes si Dieu est tout puissant ? Comment l’homme libre de faire le mal serait-il la créature d’un Dieu bon et tout puissant ?
Dans un premier temps de notre réflexion, nous nous interrogerons sur la notion de Dieu et sur son attribut de la toute puissance. Cette question sur les rapports entre Dieu et la toute puissance , nous conduira dans un second temps à nous interroger sur la compatibilité entre la croyance en un Dieu bon, tout puissant, et d’autre part l’existence du mal, qu’il soit le malheur physique de la maladie ou le mal moral du crime. Les relations complexes entre la toute puissance divine et le mal nous conduiront dans un troisième temps de notre réflexion à nous interroger sur la compatibilité entre la liberté humaine et la croyance en Dieu. En quoi sommes nous responsables de notre conduite si Dieu nous a créés tels que nous sommes ?
Nous pouvons résumer ces trois questions sur Dieu, le mal et la liberté en une seule : celle du sens de la vie. La vie nous satisfait-elle ou bien nous paraît-elle absurde parce que révoltante, Est-elle le signe d’un sens qui la dépasse et qui serait le bien ?
Dans une première partie de notre réflexion, nous souhaiterions donc nous interroger sur la notion de Dieu et sur son attribut de la toute puissance. Osons la question : Qu’est-ce que Dieu ? Et ensuite interrogeons nous : Que signifie la puissance ? Que signifie qu’elle est toute ? Quels sont les liens entre ces trois notions ?
Qu’entendons nous par Dieu ? C’est à un Dieu unique et créateur du monde, un Dieu judéo-chrétien ou musulman, que sont traditionnellement associés les attributs de bonté, de sagesse et de puissance.
Le mot de Dieu est étrange car lorsque nous utilisons la plupart des noms : une montagne, une fée, un triangle, ces mots correspondent à des objets que nous pouvons percevoir, imaginer ou concevoir. Mais Dieu est un mot ne correspondant à rien de tel. Nous ne pouvons ni le voir, ni l’imaginer ni le comprendre. Dans la Bible, dans le livre de l’Exode, ce n’est pas l’homme qui nomme Dieu mais c’est Dieu qui se nomme pour Moïse, un Dieu que Moïse ne peut voir de ses yeux. Quand Moïse demande à Dieu qui il est, Dieu lui répond : « Je suis et serai qui je suis et serai », en hébreu Yahvé, que les Hébreux vont exprimer de manière symbolique par la succession de quatre lettres, ce qu’on appelle le tetragramme. Les Hébreux ont l’interdiction de représenter Dieu par une image et c’est pourquoi ils n’osent prononcer ou écrire son nom sans crainte : se faire une image de Dieu, ce serait le réduire à ce qu’on voit, à quelque chose du monde, ce serait se faire une idole du mot grec eidolon qui signifie image : ce serait adorer ce qui n’est pas Dieu, diviniser ce qui n’est pas divin : une statue, une peinture, une source, un totem, un chef. Dieu est différent de tout ce que nous connaissons dans la nature et le monde des hommes. Il les dépasse, il est trans-cendant : au-delà de la nature et des hommes.
On le symbolise par la hauteur : Dieu est le très haut. Dieu, de deus en latin, renvoie au sanskrit qui veut dire ciel lumineux. Dieu est au dessus de nous, il est au ciel, disent les Chrétiens. Hauteur et ciel sont des symboles de la transcendance divine. C’est pourquoi Dieu et l’homme se rencontrent à mi-chemin entre ciel et terre sur des montagnes , comme Moïse sur le Sinaï. Dieu est donc différent de l’homme et de la nature, il est le tout autre ; en cela il n’est pas la projection de l’homme dans un être imaginaire représentant une humanité supérieure. Dieu n’est pas inventé par l’homme, à l’image de l’homme, comme un homme supérieur. Tout puissant ne veut donc pas dire très puissant à l’image de la puissance de l’homme ou de la nature. L’homme n’a pas inventé un Dieu bon, sage, et tout puissant comme les triangles se seraient inventé un Dieu triangulaire ou les éléphants un Dieu en forme d’éléphant. Dieu est autre que l’homme, différent, transcendant.
Dieu n’est donc pas une partie de la nature ou une projection de l’homme vers une humanité supérieure, il est en dehors du monde naturel et humain. Cette transcendance est comprise en termes de création : Dieu est créateur de l’univers. En cela il se distingue des dieux grecs et romains : ceux-ci ne se distinguent pas de la nature absolument ; ils restent liés à un élément de la nature comme Poséïdon qui est dieu de la mer. Et ils ont une forme humaine : on parle d’anthropo-morphisme : ainsi on raconte leurs sentiments amoureux , leurs injustices… Les dieux grecs faisaient partie du monde, ils étaient liés à des forces naturelles ou humaines. Ils étaient païens de paganus en latin, ce qui veut dire paysan, celui qui vit auprès de la nature. Dire que Dieu est créateur, c’est dire qu’il est séparé de la nature ; il lui est extérieur. Il est autre ; Si Dieu n’est pas un élément de la nature comme la mer ou le volcan, il n’est pas non plus la totalité de la nature. Dieu n’est pas la nature. Il n’est pas l’univers puisqu’il le crée. Le Dieu judéo-chrétien et musulman n’est pas un pan-théisme, terme qui signifie que Dieu est identique à tout ce qui existe dans l’univers. La toute puissance d’un Dieu transcendant et créateur ne peut donc être comprise à l’image d’une puissance naturelle ou humaine, aussi grande soit-elle.
Mais quel est plus précisément le sens de ce Dieu créateur de l’univers et qu’est-ce que la notion de création nous apprend sur la toute puissance divine ? Il ne s’agira pas pour nous d’expliquer scientifiquement l’univers mais d’interpréter le sens religieux de la notion de création. Un univers non créé signifierait qu’il n’y a que l’univers ; il remplit tout, il n’y a rien en dehors de lui. Il n’y a pas d’extériorité. Il y a la nature et c’est tout. On ne peut donc en sortir. Et l’univers ou la nature ont toujours été là, tout le temps là. Il ne peut y avoir de véritable changement. Les lois de la nature sont invariables et l’évolution de la nature ne peut changer radicalement ces lois . Au contraire, dire que l’univers a été créé par Dieu, c’est dire qu’il y a quelque chose d’autre que l’univers ou la nature, qui est en dehors, différent. On peut sortir de l’univers, le comparer à quelque chose d’autre, de plus juste peut-être, de meilleur puisqu’il y a ouverture de l’univers. Si l’univers a été créé, il a commencé, il a eu un début. Il peut donc y avoir du changement. L’univers lors de sa création marque une rupture dans le temps, le monde peut devenir meilleur avec la venue d’un autre temps différent du précédent. Il y a orientation du temps, sens du temps. On dit que Dieu a créé le monde à partir de rien, il y a création ex nihilo en latin ; cela signifie qu’au contraire de la pensée grecque, Dieu n’est pas une divinité qui ordonne une matière déjà là depuis toujours , en lui donnant une forme selon un modèle lui aussi déjà là. Dieu ne façonne pas le monde comme le sculpteur pétrit la terre pour en faire une statue. Dieu crée la terre, le modèle et la statue : rien n’est déjà là. Cela signifie que nous ne sommes pas prisonniers d’un univers total et durant indéfiniment, refermé sur lui même. Quelque chose d’autre, d’absolument nouveau, d’extra-ordinaire peut arriver, en toute liberté ; Le Dieu tout puissant est le libre créateur de l’univers. Il nous apporte la liberté de pouvoir changer le monde en l’ouvrant à un autre que lui.
Si Dieu est transcendant, créateur, porteur de liberté, c’est qu’il est infini. Que nous apporte cet infini dans la compréhension du Dieu tout puissant, que signifie-t-il ? Descartes, philosophe français du XVIIème siècle, dans la Troisième Méditation, intitulée : De Dieu, qu’il existe, relie l’infini et Dieu. En effet, nous avons en nous des idées : par exemple, celle du soleil, d’une sirène. Nous comprenons d’où viennent ces idées. Elles sont des images des choses appartenant au monde, comme le soleil, ou que nous avons inventées avec notre imagination : une sirène en associant un poisson et une femme ; Ainsi en est-il de toutes les choses limitées. Nous savons d’où elles viennent. Mais d’où nous vient l’idée de l’infini ? Rien en moi ni hors de moi n’est infini. Nous ne pouvons dire que l’univers est infini mais seulement que nous ne savons pas s’il a des limites ou pas ; il est indéfini. Certains savants pensent qu’il est en expansion mais cela ne veut pas dire que cette expansion ne puisse rencontrer des limites ; Si l’univers est en expansion, c’est parce qu’il est dans des limites qu’il peut repousser plus loin . Et l’homme n’est pas infini ; si l’humanité progresse, c’est parce qu’elle est limitée : c’est parce qu’elle est en partie ignorante qu’elle cherche à savoir davantage. L’humanité repousse un peu plus loin ses limites. D’où nous vient donc l’idée de l’infini ? Ne montre-t-elle pas qu’il y a en nous quelque chose qui n’est pas nous ni la nature, qui renverrait à autre chose que nous appelons Dieu ? Nous n’avons pas formé nous même l’idée de l’infini mais Dieu aurait mis en nous cette idée de l’infini comme la trace de son existence : « pour être comme la marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage », écrit Descartes .
Mais quel est le sens de cette infinité de Dieu et quel est son rapport avec notre réflexion sur la toute puissance divine ? Il y a un paradoxe de l’infini ; en effet, l’infini est à la fois ce qui dépasse les limites de ce monde, ce qui est extérieur au monde, ce qui n’a pas été inventé par l’homme, et en même temps ce qui surgit à l’intérieur de l’homme : c’est une idée dans l’homme. Le paradoxe est que ce qui est extérieur , donne à l’homme une vie intérieure puisque l’homme n’est plus alors seulement une partie de la nature ou du genre humain ; il est celui qui leur échappe par une idée venue d’ailleurs. L’homme n’est pleinement humain que s’il ne se réduit pas à être un animal dans la nature ou le membre d’une société. L’infini est ce qui ouvre l’homme à ce qui le dépasse et creuse en lui une vie intérieure , irréductible à la nature ou à la société ; on dira dans un langage traditionnel que l’infini lui donne une âme ou une vie spirituelle. L’homme devient alors capable de résister à la nature et au monde : il a une vie intérieure, une âme : il est une personne. Une personne est un être unique et libre qui se comprend de l’intérieur et non seulement comme la partie d’un groupe, partie qui s’expliquerait de l’extérieur par les influences du groupe, qu’elles soient naturelles ou sociales. Il y a en chaque personne quelque chose qui n’est pas de ce monde et qui résiste au monde tel qu’il est avec tout son malheur. Telle serait la puissance divine d’un Dieu infini, celle de faire de moi une personne capable de désirer un monde autre, librement.
Nous avons donc compris le sens d’un Dieu transcendant, créateur, infini, qui n’est pas de ce monde et qui au cœur de nous-mêmes fait de nous des personnes libres capables de résister à l’ordre du monde. Mais comment relier cela à notre représentation habituelle d’un Dieu tout puissant comme un empereur dominant par la force armée ? Ne faisons nous pas appel à un Dieu qui puisse écraser nos ennemis et nous accorder la victoire ? Cela paraît incompatible avec ce que nous avons dit précédemment de Dieu mais une lecture hâtive de la Bible pourrait le laisser supposer. La langue hébreue parle d’un Dieu Sabaoth, c'est-à-dire des forces et des armées, mais selon une traduction plus précise, celui qui surpasse les armées terrestres et les astres du ciel, c'est-à-dire les puissances naturelle et humaines. Il ne peut donc se comprendre sur le modèle de l’Etat ou sur celui des forces naturelles. Il n’est ni foudre ni épée. Dans les coupoles des églises catholiques du Moyen-âge, on représente le Christ tout puissant, assis sur son trône, au dessus de tout, ce qu’on a appelé en grec panto-crator, de pan : tout, et kratos : la puissance, l’empire ou la force. C’est le même nom que celui de Zeus, le roi des dieux grecs, ce qui a contribué à la confusion. L’Eglise byzantine a difficilement traduit en grec le terme hébreu de Sabaoth, qui sera tout aussi mal traduit par le latin en omni-potens. La traduction par Dieu créateur de l’univers conviendrait mieux, c'est-à-dire, celui qui est au dessus des forces naturelles et des armées humaines.
Mais pourquoi les catholiques représentent-ils un Dieu que les Hébreux se sont interdits de représenter, par respect de la transcendance ? Parce que le Dieu chrétien s’est fait homme dans la personne de Jésus Christ, qui révèle la divinité, ce Jésus représenté sur son trône en Pantocrator, tout puissant, appelé encore Christ en majesté, ce Jésus qui reprend le nom donné à Dieu, de Seigneur, Adonaï en hébreu, le Seigneur Jésus Christ. Le nom est à la fois hébreu : Jésus signifie celui qui sauve, et grec : le Christ est celui qui est consacré à Dieu. Mais étrangement la personne de Jésus-Christ nous fait découvrir l’extrême faiblesse de Dieu puisqu’il est un Dieu venu vivre parmi les hommes, avec un corps d’homme ; Jésus a pour image la fragilité de l’agneau. On l’appelle l’agneau de Dieu. Il est fils de charpentier ; il fréquente les pêcheurs de poissons, les malades, les filles en marge de la société. Il meurt crucifié entre deux prisonniers de droit commun. Rappelons les paroles chrétiennes de la croyance en Dieu : « Je crois en un seul Dieu, le Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre…Je crois en Jésus Christ : il est Dieu, né de Dieu…Il s’est fait homme… crucifié sous Ponce Pilate, il souffrit sa passion et fut mis au tombeau ». Remarquons que c’est Dieu qui se fait homme et non l’home qui se fait Dieu en voulant se surpasser ou en se représentant Dieu à son image. Le Dieu chrétien est le Dieu homme et non l’homme Dieu. La toute puissance de Dieu se renverse dans la figure de Jésus-Christ souffrant, passif, dans sa passion, terme latin qui signifie supporter, souffrir. Le Dieu tout puissant est un Dieu crucifié. Où est la toute puissance de Dieu cloué sur la croix ? Comme le disait un des soldats romains à Jésus en croix : « Si tu es fils de Dieu, sauve toi toi-même et descends de ta croix ». le Dieu condamné par le pouvoir religieux juif de l’époque et par l’Etat romain, n’est pas puissant dans le sens de la force armée.
Mais que signifie précisément le terme de puissance ? La puissance même humaine ne se réduit pas à la brutalité. Elle est une force organisée, ordonnée. La puissance d’un Etat repose sur le pouvoir et non la domination ou bien elle finit par disparaître ; le pouvoir est la capacité de faire obéir des hommes volontairement en coordonnant leurs volontés, et non en les contraignant avec brutalité. Le pouvoir s’exerce, il ne se possède pas pour soi même ; cela veut dire qu’il est relation et non exclusion. Le pouvoir est la capacité de commander des hommes libres, selon des lois, et non d’asservir par la violence. On n’a pas de pouvoir sur des pierres mais on n’en a sur des hommes qui écoutent. On peut seulement fracasser des pierres. Massacrer des hommes n’est pas signe de puissance et c’est déjà perdre son pouvoir, On ne règne pas sur des morts ; Il est difficile d’exercer le pouvoir ; il est plus facile de dominer par les armes. La puissance est donc relation de liberté entre celui qui exerce le pouvoir et celui qui obéit. Elle n’est pas la servitude du dominé par le dominant ; Par conséquent, parler de la puissance de Dieu, c’est exprimer sa capacité de se faire obéir librement , c’est le pouvoir de commander sans brutaliser, c’est un appel à la liberté. Comme il est écrit dans la prière du Magnificat, c'est-à-dire de Marie : « La tout Puissant a fait pour moi de grandes choses, il a dispersé les hommes au cœur superbe », c’est à die les orgueilleux, « il a renversé les potentats de leurs trônes et élevé les humbles ». Dieu est celui qui suscite une liberté opposée au tyrans de ce monde.
Mais pourquoi parler de la « toute » puissance divine ? Au-delà de la traduction difficile de l’hébreu en grec et en latin, la « toute » puissance n’a pas le sens de la puissance de tout faire, d’une puissance totalitaire ; Ce ne peut être la volonté solitaire de tout se subordonner à soi même, ce qui exclut la relation avec les autres ; la toute puissance serait alors une force ne rencontrant aucune résistance. Mais alors dans son isolement, elle n’a aucun objet sur lequel agir. Or, comme nous l’avons dit, faire violence ou détruire n’est pas exercer un pouvoir. On ne règne pas sur des esclaves ou sur des morts. On règne sur des hommes libres et vivants. Dans son livre sur le sens de Dieu après Auschwitz intitulé : Le Concept de Dieu après Auschwitz, le philosophe allemand Hans Jonas, écrit que « tout » équivaut à rien dans la toute puissance car la puissance est une relation. Ainsi il écrit : « La puissance qui ne rencontre aucune résistance chez son partenaire, équivaut à une non puissance » et il poursuit : « Il faut que la puissance soit partagée pour qu’il y ait puissance ». La toute puissance n’est donc pas la domination totale qui réduit en esclavage ; elle est puissance absolue ; absolu veut dire qui est délié, qui libère. La toute puissance est la puissance absolue qui conduit à la liberté, qui délivre de toute oppression. Ainsi la création ex nihilo, à partir de rien, signifie la liberté de créer. C’est la possibilité d’un commencement radical, d’un univers ouvert au changement et non enfermé dans un continuel recommencement. Le monde peut être autre qu’il n’est ; le monde est libre, voilà ce que suggère la toute puissance de Dieu. C’est un appel à la liberté.
Par conséquent, au terme de cette première partie de notre réflexion, nous pouvons penser que Dieu est tout puissant parce qu’il est transcendant, créateur, infini. Je découvre en moi l’idée d’un au-delà de la nature et de l’humanité qui fait de moi une personne et qui me donne une résistance intérieure par laquelle je peux librement changer le monde. La toute puissance de Dieu est un appel à la liberté.
Dans une seconde partie, nous souhaiterions nous interroger sur l’existence du mal. S’il existe un Dieu sage , bon et tout puissant qui nous appelle à la liberté de transformer le monde et de faire le bien, pourquoi le mal existe-t-il ? Il semble y a voir incompatibilité entre l’existence de Dieu et celle du mal. C’est le mal qui nous conduirait à l’athéisme. Comme le crie Ivan dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski : Il suffit de la souffrance d’un seul enfant pour comprendre que Dieu n’existe pas.
Leibniz prend la mesure du problème et cherche à défendre l’existence de Dieu en écrivant une théo-dicée : c'est-à-dire une justification de Dieu. Il faut défendre Dieu et sa justice face aux accusations qu’on lui fait d’être impuissant ou mauvais ou indifférent ou de ne pas exister ; il faut concilier l’existence du mal, la toute puissance de Dieu et sa bonté.
Leibniz distingue trois sortes de maux : tout d’abord la mal physique : la maladie, le tremblement de terre, ce qui fait souffrir l’homme sans qu’il en soit la cause. Physique veut dire naturel en grec. On pourrait innocenter Dieu en disant que la nature n’a pas été faite pour l’homme, qu’elle est indifférente, que les microbes et les tremblements de terre ne sont ni bons ni mauvais ; c’est l’homme qui, se prenant pour le centre du monde, les déclare mauvais en eux-mêmes alors qu’ils ne sont mauvais que pour lui. Mais ce serait reconnaître qu’il n’y a que la nature, que l’homme n’a pas d’importance et que le Dieu bon qui libère l’homme de la seule nature n’existe pas. Mais pourquoi Dieu permet-il aux maladies de se répandre ? Leibniz tente d’atténuer le mal physique . Il rappelle que l’on n’est pas toujours malade, qu’on aime la vie et qu’on en jouit avec volupté dans le quotidien ; Leibniz pense aussi que le mal physique peut être une conséquence du mal moral : se goinfrer jusqu’à devenir obèse ; être paralysé par un excès de vitesse au volant. Mais que penser de l’enfant malade dès la naissance ? Aura-ton l’audace d’en juger les parents responsables ? Et quel mal ont commis les animaux pour autant souffrir ?
Leibniz étudie ensuite le mal moral qui paraît, au premier abord, plus compréhensible. Il est lié à la volonté humaine de voler, brutaliser, tuer ; Le mal moral pourrait être l’explication de la plus grande partie du mal physique : être volé, brutalisé, tué. Mais si Dieu est tout puissant et bon, pourquoi n’empêche-t-il pas le crime ? On pourrait arguer de la liberté des hommes : il les a faits libres et les hommes ont mal agi. Mais alors comment un Dieu bon pourrait-il créer un homme libre dont il saurait qu’il pourrait mal user de sa liberté ? Qui oserait penser que l’assassinat d’un enfant est le prix à payer pour que l’homme soit libre de choisir entre le bien et le mal ? Dieu serait alors indirectement responsable du mal, il ne serait donc pas bon. Ou alors il ne peut rien faire et il n’est donc pas tout puissant ; ou alors il n’existe pas .
Leibniz étudie ensuite une troisième sorte de mal : le mal métaphysique. Méta-physique signifie en grec qui n’est pas physique ou naturel, ce qui est au-delà, ce qui renvoie à l’esprit créateur de Dieu. Le mal serait en relation avec la manière dont Dieu a pensé sa création. En effet, pour créer le meilleur des mondes, il faut la plus grande variété dans le plus grand ordre. Ainsi le lecteur cherche une bibliothèque dans laquelle les livres sont rangés par ordre mais tous différents. On ne veut pas mille volumes identiques. Ainsi en va-t-il de la variété dans le monde. Dieu a donc créé des êtres multiples et différents ; Mais s’ils sont multiples et différents, cela veut dire qu’ils se limitent les uns les autres ; Cela signifie que je peux être écrasé par une avalanche qui a comme moi sa place dans le monde ; cela signifie qu’une génération cède sa place à une autre ; Un être solitaire qui serait la totalité et qui serait partout et toujours, ne pourrait souffrir. Ce qui est limité : ici et pas là-bas, maintenant et plus demain, peut se sentir amoindri dans sa confrontation avec ce qui n’est pas lui. La cause du mal est la combinaison de la multiplicité des êtres. Dieu, selon Leibniz et non selon les caricatures de voltaire, n’a pas créé le meilleur des mondes mais le meilleur des mondes possibles : un monde non contradictoire qui permet à de multiples êtres de vivre ensemble, de se combiner. Mais la limitation de chaque être, pour laisser sa place à un autre, engendre une imperfection. Ainsi Leibniz écrit : « Il y a une imperfection originale de la créature parce que la créature est limitée essentiellement » .
Par conséquent , Dieu n’a pas créé le mal, il veut seulement le mal physique comme le moyen de combiner et de faire varier les éléments du monde, et il permet seulement pour cela le mal moral. Le mal n’a rien de positif, il est une privation. Pour comprendre la beauté de monde malgré le mal, il faut le regarder en entier et pas seulement dans une de ses parties ; de même une belle statue doit être regardée en entier et si on ne regarde qu’une veine de la main, on peut trouver cela laid. On ne comprend pas un tableau en se collant le nez sur un des angles de la toile. Ainsi Leibniz écrit : « La partie d’une belle chose n’est pas toujours belle ». Ainsi la partie d’un monde bon peut être mauvaise.
Si donc nous considérons le tableau en entier, le monde en entier, le mal nous paraît atténué. Oserons nous penser qu’il n’est qu’un détail ? La pensée de Leibniz illustre notre difficulté à penser le mal dans sa réalité. Ainsi nous avons tendance à expliquer le mal par un manque de connaissance, une erreur : nous considérons que le nanti ne veut pas la mort du sans logis qui périt de froid devant sa porte ; il ne savait pas que le malheureux était là, dit-il ; il ne savait pas qu’il faisait si froid. C’est réduire le mal à une privation de connaissance. Mais le nanti à l’abri dans sa maison , au chaud, a-t-il voulu savoir ? Une autre manière d’atténuer le mal est de l’expliquer par l’égoïsme qu’on pourrait corriger : Ce n’est plus une erreur mais une faute. Le nanti savait que le malheureux était dans le froid mais il n’a pas voulu sa mort. C’est seulement qu’il a préféré ne pas se donner la peine de l’accueillir. Il s’est préféré à l’autre. Là encore le mal apparaît comme un manque, une privation : le manque de volonté et non plus de connaissance. On ne parvient donc pas à penser le mal dans son affirmation : vouloir le mal pour le mal en toute conscience : ce qu’on appelle la méchanceté. On aura tendance à la confondre avec la perversité du malade mental. Il n’est pas normal, dit-on, de trouver du plaisir dans la persécution du malheureux, de faire exprès, par sadisme, de laisser le malheureux dans le froid. Le mal serait une maladie pour laquelle il y a un remède . Mais n’y a-t-il pas une réalité de la méchanceté et alors comment la concilier avec l’existence d’un Dieu bon et tout puissant ?
Une des plus grandes méditations sur les relations entre le mal et Dieu, se trouve dans la Bible, dan le livre de Job ; Job est un serviteur de Dieu, un homme juste et pieux. C’est un homme heureux. Il a une famille, beaucoup d’enfants, des amis, il est en bonne santé, il est très riche : beaucoup de terres et de bétail lui appartiennent. Le diable rencontre Dieu et lui dit : « Si Job est pieux, c’est parce qu’il n’est pas éprouvé par le malheur. C’est un homme heureux. C’est pourquoi il est un bon serviteur. Si son bonheur lui était ôté, il te renierait ; il cesserait de croire en toi. » Job perd ensuite tout ce qui le rendait heureux : il perd sa fortune, sa santé, ses enfants, d’où l’expression « pauvre comme Job ». il est assis sur un tas de fumier dans sa cour dévastée et il gratte des plaies purulentes qui le font sans cesse souffrir ; il crie sa douleur. Ses amis le visitent et lui disent : « Tu as fait du mal et Dieu te punit ; tu es coupable car comment Dieu dans sa bonté pourrait-il permettre le malheur du juste ? ». La femme de job lui dit : « Dieu n’existe pas ; il ne peut permettre le malheur qui nous arrive ; maudis Dieu ». Job n’écoutant ni ses amis ni sa femme , crie en même temps sa souffrance et sa foi en Dieu. Job retrouve ensuite tout ce qu’il avait perdu et reçoit encore plus. Cette histoire montre la difficulté de concilier Dieu et le mal. Que signifie cette foi de Job et les discours des amis et de la femme ? Si l’on écoute les amis, cela veut dire que le bien ne dépend que de la conduite des hommes ; Job aurait pu se sauver seul par sa bonne conduite ; c’est tout attendre de l’humanité et nier ce qu’elle peut engendrer de mauvais. Si l’on écoute le femme de Job, Dieu n’existe pas ; il n’ y a que la nature et nous ne pouvons échapper aux lois naturelles dont font partie la maladie et la mort. Job refuse de se contenter d’un ordre humain ou naturel dans lequel sévit le mal. Refuser le mal, c’est pour Job, croire malgré tout, en un Dieu au-delà de la nature et des hommes. C’est parce qu’il reconnaît le mal qu’il croit, non pas pour compenser son malheur présent et se résigner au mal, mais pour nourrir sa révolte et son rejet absolu du mal : Job crie qu’il est innocent, qu’il souffre sans l’avoir mérité et que pourtant il croit. Le mal, au-delà de la méchanceté, pourrait prendre la figure du péché, c’est à dire le refus de croire en Dieu et donc l’acceptation de l’homme et de la nature tels qu’ils sont. Le péché, c’est le refus de croire que le monde peut changer.
Rappelons nous ce que disait Leibniz : l’important, c’est l’univers tout entier, c’est la vision d’ensemble du tableau. Le mal n’est qu’un détail dans la beauté du tableau, aurait dit avec ironie Voltaire pour caricaturer Leibniz. Job dirait que le malheur n’est pas un détail, que la racine du mal, c’est au contraire de ne voir que la totalité et de lui sacrifier des personnes. Le mal, ce peut être de considérer la nature tout entière et de lui sacrifier les hommes comme d’infimes animaux qui n’en sont que de minuscules parties assujetties à son ordre. Il y aura toujours des tremblements de terre, dira-ton. Le mal, ce peut être aussi de considérer l’humanité tout entière ou au terme de son histoire. Ainsi pour le bien de l’humanité, dans une révolution, il faudrait sacrifier la vie des uns pour sauver la vie des autres. On tue pour que plus tard le meurtre disparaisse. . Le mal, c’est la totalité d’un soit disant bien social qui absorbe les personnes ou l’histoire qui sacrifie des générations. Or, comme le disait Ivan, dans Les Frères Karamazov : « Que m’importe qu’il y ait un jour une société parfaite si pour cela on doit laisser aujourd’hui mourir des enfants ». Le mal, c’est de réduire la personne à n’être que la partie de la société ou l’instrument de l’histoire . C’est nier la valeur absolue de l’unicité de la personne qui dépasse la nature, la société ou l’histoire ; C’est ce qu’on constate dans le totalitarisme : la personne n’existe pas. Il n’y a plus personne. Les personnes ne sont plus que des instruments en vue d‘une fin. Ils sont transformé en choses et privés de liberté. Au nom de l’Etat ou de la révolution, on peut massacrer des personnes et même des enfants. C’est pour le progrès de l’humanité. Les personnes s’effacent elles mêmes dans la masse anonyme. Elles ne sont plus personne, plus responsables de rien. Elles se font elles mêmes les instruments de leur disparition en n’étant que les rouages d’une immense bureaucratie comme en témoignent les comportements nazis ou maoïstes.
Le bien, c’est au contraire le respect immédiat de l’autre dans son unicité. Le bien, c’est ce qui ne se résorbe jamais dans une totalité de la nature, de la société ou de l’histoire. L’autre homme renvoie donc à un Autre avec une majuscule, c'est-à-dire à quelque chose d’autre que la nature ou la société ou l’histoire, à un Dieu transcendant qui brise toute totalité. C’est la révolte contre le mal, l’étouffement dans la totalité d’un monde fermé, qui conduit à croire en Dieu, c'est-à-dire un bien qui n’est pas de ce monde, une puissance qui est la liberté de résister à ce monde. Avec Dieu, le monde s’ouvre.
Au terme de cette seconde partie, nous avons donc compris que le mal n’est pas ce qui s’oppose à l’existence de Dieu mais ce qui conduit à y croire ; c’est ce qui me révolte et me conduit à croire en un bien extérieur à ce monde et respectueux de chaque personne. La foi en Dieu libère chaque personne du poids du monde. La toute puissance de Dieu est une libération du monde et un appel à le changer. Nous souhaiterions donc montrer, dans une troisième et dernière partie, que l’existence d’un Dieu bon et tout puissant ne s’oppose pas à la liberté d’un homme mais la préserve et l’accomplit. Mais que faut-il entendre par liberté ?
La liberté peut se comprendre, au premier abord, comme le libre choix entre le bien et le mal. C’est ce qu’on appelle le libre arbitre. Cela signifie que l’on peut être libre en accomplissant le mal. Une interprétation du Dieu judéo-chrétien serait qu’il a créé l’homme libre, que l’homme a fait un mauvais usage de sa liberté et a accompli le mal sans que Dieu en soit responsable ; Dieu dans sa bonté châtiera les méchants et rendra justice aux bons. Mais comment un Dieu bon et sage aurait-il pu créer un homme dont il savait que celui-ci pourrait faire le mal ? Et que peut nous apporter une justice divine après que nous aurons vu notre enfant tué sous les bombes ? Comme le dit Ivan dans Les Frères Karamazov : « Les bourreaux souffriront en enfer mais à quoi sert ce châtiment puisque les enfants ont eu leur enfer ? » Comment peut-on être libre en accomplissant le mal, Cela me rend-il libre, de pouvoir tuer ? Mais il est aussi vrai qu’il faut être libre pour être responsable de ses actes. Ces questions nous conduisent à penser que nous ne pouvons concilier la toute puissance d’un Dieu bon et sage avec la liberté de l’homme que si l’on sépare la liberté et le mal. Cela revient à penser autrement la liberté : Il n’y a pas de liberté en dehors du bien, voilà à quoi nous conduit la pensée de Dieu.
En effet, la liberté n’est pas à comprendre comme le choix entre le bien et le mal, mais comme le désir de faire le bien ; il n’y a pas de liberté dans le mal, dans ce qui détruit l‘homme. Dieu n’existe pas pour récompenser plus tard les justes et punir les autres, dans un arrière monde ; Dieu ne sert pas à compenser nos misères présentes par l’imagination d’un autre monde qui nous conduirait à la résignation et à l’acceptation du monde tel qu’il est. Le royaume de Dieu commence immédiatement et pour chaque personne. La liberté est le refus du monde tel qu’il est et la foi en un monde qui, dès à présent, pour chacun, peut devenir un monde différent. La liberté, c’est l’ouverture du monde au bien, ce qui nous délivre du monde. Rappelons le, le Dieu hébreu est un Dieu de liberté, venu libérer les Hébreux réduits en esclavage dans le pays d’Egypte, les Hébreux qui ont tout quitté pour croire en une vie meilleure ; ils ont traversé la mer et le désert pour chercher cette vie.
La liberté est le bien parce qu’elle est quête d’un monde meilleur, délivrance de ce monde mais elle est aussi le bien parce qu’elle n’est pas un rapport à soi, indépendance, mais rapport à l’autre homme ; C’est ne pas se laisser encombrer par soi, c’est s’ouvrir à l’autre. Ce qui me pèse, ce n’est pas l’autre mais le moi qui se gonfle d’importance : je n’en ai jamais assez, je ne suis jamais assez grand, assez fort. Je suis l’esclave de moi-même. La liberté est la capacité de sortir de soi. Le bien n’est pas ce que je choisis moi avec ma volonté quand je dis à l’autre : « c’est pour ton bien », et que je ne pense qu’à ma représentation de l’autre par moi. Le bien est ce que me demande l’autre, non pas parce que j’attends qu’il me le réclame, mais parce que je l’écoute : je fais attention à l’autre ; la liberté est la capacité de se remettre sans cesse en question, de ne jamais se satisfaire de soi ni du monde, elle est sentiment de culpabilité. Ne pas désirer changer le monde, c’est être coupable. Je suis responsable de ce qui se passe dans le monde. Dans les Frères Karamazov, Dostoievski fait dire à son personnage le moine Zosime : « Nous sommes tous coupables de tout , de tous et devant tous ».
La liberté est alors compatible avec les notions de pouvoir ou de toute puissance divine. L’alliance entre le pouvoir et la liberté, le commandement et l’obéissance, se vit dans la relation éthique avec l’autre : le bien, c’est se laisser appeler par l’autre. Cela ne vient pas de nous-mêmes ; c’est donc ce qui nous dérange, ce qui s’impose à nous comme un commandement ; L’autre n’est pas mon égal, il passe avant moi. C’est pourquoi le moine Zosime ajoute : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que tous les autres ».
Le renoncement à soi et l’écoute de l’autre est ce qui fait de nous un être libre, une personne unique et irremplaçable. En effet, être moral, c’est comprendre qu’on est irremplaçable dans le secours à apporter. L’immoralité, c’est penser que d’autres peuvent le faire à ma place et c’est se demander pourquoi on le ferait soi et pas les autres ; C’est se dérober. Comme l’écrit Emmanuel Lévinas, philosophe français du XXème siècle, de religion juive dans son livre Totalité et Infini : « Quand on commence à dire que quelqu’un peut se substituer à soi, commence l’immoralité ». Le bien est ce qui fait de moi une personne unique et libre et non une partie anonyme de la société. C’est grâce à Dieu qu’il y a quelqu’un et non pas personne parce que quelqu’un plutôt que de répondre : « c’est la nature ou la société », répond : « me voici ». Le tragique de la société totalitaire ou de masse, c’est précisément qu’il n’y a plus quelqu’un mais personne.
Mais si l’existence d’un Dieu sage, bon et tout puissant est compatible avec le rejet du mal et la liberté de l’homme, pourquoi cela n’apparaît il pas clairement et pourquoi les hommes sont-il conduits à l’athéisme ? L’athée a raison de dénoncer un type de divinité qui n’existe pas. Il n’y a pas un Dieu qui intervienne sans cesse dans le monde, qui exauce toutes les prières réduites à des demandes, qui fasse le bien à la place de l’homme. Ce Dieu là est celui des religions formelles auxquelles le rite suffit, et qui sont déjà dénoncées dans l’Evangile selon Saint Matthieu. Ce n’est pas celui qui dira : « seigneur, Seigneur ! », qui reconnaît dieu mais, dit Jésus, celui qui a aimé son prochain et est passé aux actes : « J’avais faim et vous m’avez donné à manger ; j’étais un étranger et vous m’avez accueilli ; j’étais malade et vous m’avec visité ; j’étais prisonnier et vous êtes venu me voir ». On ne doit pas se poser la question : A quoi sert Dieu ? comme on se demanderait à quoi sert une puissance de ce monde. On ne doit pas dire : puisqu’il ne sert pas à ce que je retrouve ma fortune, c’est qu’il n’est pas tout puissant, donc il n’existe pas. Il ne s’agit pas des forces humaines que l’on peut soudoyer par des prières pour qu’elles nous remplacent dans nos responsabilités. Dieu n’est pas le bouche-trou des insuffisances humaines et naturelles, un deus ex machina qui de manière théâtrale vient agir à la place de l’homme résigné. La foi en la toute puissance de Dieu n’est pas du côté de celui qui n’agissant pas, crie : « Seigneur, Seigneur ! » mais du côté de celui qui donne à manger, qui visite les malades, qui croit au bien.
Mais alors que signifie la pro-vidence, mot signifiant la bien-veillance en latin, ce qui voudrait dire que Dieu veille sur le monde ? C’est sur cette providence que s’interroge le pasteur luthérien et théologien allemand Dietrich Bonhoeffer, obligé d’entrer en résistance contre le nazisme et qui mourra fusillé après son emprisonnement. Pour Bonhoeffer, Dieu est séparé du monde, absent, tant que nous ne le rendons pas présent en écoutant sa parole et en agissant pour la justice. Nous ne sommes pas des enfants immatures qui attendent qu’on agisse à leur place. Nous sommes des adultes, des hommes debout et c’est à nous d’être l’incarnation de la Providence ; Ainsi écrit-il dans Résistance et Soumission : » Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu ». Cela peut paraître un paradoxe d’être sans Dieu grâce à Dieu mais cela veut dire : faire nous-mêmes le bien selon ce que Dieu nous a enseigné ; La toute puissance de Dieu n’est pas l’intervention de dieu et l’instrumentalisation des hommes, elle est ce qui nous humanise en nous inspirant le bien . On pourrait raconter l’histoire de ce croyant qui en panne sur une route, prie Dieu de lui venir en aide. Un routier s’arrête et l’homme refuse son aide, s’attendant à voir miraculeusement redémarrer sa voiture. Il reproche ensuite à Dieu de l’avoir abandonné, ce à quoi Dieu lui répond que si le voyageur ne l’a pas reconnu dans le routier, il est un nigaud. Si le bien n’est pas seulement humain, il passe par les hommes. Nous sommes la providence pour notre prochain et notre prochain est pour nous la providence. Dieu ne peut rien faire sans des hommes qui agissent en son nom. Le vrai miracle est l’amour que nous nous portons les uns aux autres.
Après les crimes du xxème siècle comme Auschwitz, la question de la providence se pose dans toute sa difficulté. Comme l’écrit le philosophe allemand de religion juive Hans Jonas dans son livre : Le concept de Dieu après Auschwitz : Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire cela ? Dieu est celui qui par sa création a tout donné au point de ne plus « être » pour ainsi dire. Il n’est pas l’être suprême mais il est le « donné », il s’est comme vidé de son être. Il laisse place à sa créature . La toute puissance de Dieu est la toute puissance du don, de l’amour qui fait vivre mais qui rend en ce monde Dieu lui-même faible et vulnérable. Du point de vue du monde, Dieu n’intervient pas parce qu’il ne le peut pas, comme une puissance matérielle ou militaire. Ainsi Hans Jonas écrit : « S’il n’est pas intervenu, ce n’est point qu’il ne le voulait pas mais parce qu’il ne le pouvait pas ».
Dans ce même XXème siècle, se croisent les pensées du théologien, du philosophe et d’une jeune femme , Juive hollandaise : Etty Hillesum. Elle se porte volontaire pour accompagner les enfants juifs dont elle s’occupait et meurt dans les camps. Dans le live tiré de ses écrits : Une Vie Bouleversée, elle renverse notre habituelle compréhension du Dieu tout puissant et de sa providence : Dieu ne peut sauver l’homme que parce que l’homme sauve Dieu en manifestant par des actes humains et éthiques, sa présence dans le monde ; Dieu peut disparaître définitivement de notre monde si nous ne le manifestons pas. Ainsi Etty Hillesum écrit : « J’essaierai de vous aider, Dieu, vous ne pouvez nous aider, nous devons vous aider à nous aider. Je ne vous tiens pas pour responsable. Nous devons défendre votre lieu d’habitation en nous jusqu’à la fin ». C’est la réponse que l’homme fait à Dieu qui permet d’entendre son appel. Le visage de Dieu, c’est l’homme juste. L’homme est créé pour l’image de Dieu. La toute puissance de Dieu, c’est l’homme debout et capable d’aimer.
Si nous revenons sur la parole de jésus, dans l’Evangile selon saint Matthieu : « Dans la mesure où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait…j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger », nous comprenons que la toute puissance Dieu passe par celui qui est charitable mais que Dieu est aussi celui qui a soif ou faim ou qui est en prison. La puissance de Dieu est celle qu’on cloue sur une croix avec tous ceux qui souffrent. Dieu souffre et disparaît avec les suppliciés ; Dieu ne nous aide pas par sa toute puissance matérielle mais par sa faiblesse et sa souffrance. C’est parce qu’il souffre qu’il peut aider ceux qui souffrent à traverser la souffrance. Dieu nous interroge : Qui me donnera à boire ? à manger ? Ainsi dans un camp de concentration nazi, comme quelqu’un demandait à un prêtre où était Dieu, le prêtre montrant un fusillé au poteau d’exécution, répondit : « il est là, ne le vois-tu pas ? » Croire en la toute puissance de Dieu, c’est souffrir de la souffrance de Dieu, c’est ne pas supporter le mal accompli, c’est désirer le bien . Ainsi Emmanuel Lévinas écrit : « Dieu ne règne que par l’entremise d’un ordre éthique, là où précisément un être répond d’un autre ».
Au terme de cette réflexion, nous pouvons considérer que penser la toute puissance du Dieu, c’est penser le bien sans lequel il n’y a pas de liberté ni d’humanité possibles. Le sens de note vie est éthique et nous ne pouvons séparer l’éthique de l’appel de Dieu à l’homme. Raymond Devos, l’humoriste, racontait que Dieu seul dans son église désertée, ne voyait plus personne et s’était écrié en voyant entrer quelqu’un : « L’homme existe-t-il ? Il y avait si longtemps que je n’avais pas vu d’homme que je finissais par penser qu’il n’existait pas ». Comme Devos, renversons notre habituelle manière de penser et considérons que Dieu demande à l’homme : « Y a t-i quelqu’un qui puisse m’aider à créer le monde ? Y a-t-il quelqu’un qui puisse m’aider à faire régner le bien » ? Cela peut être mis en relation avec Dieu cherchant Adam. Adam s’étant caché après avoir mal agi : « Où es-tu ? » demande dieu à Adam. Ce qui peut être relié avec la question posée par Dieu à Caïn qui a tué son frère : « Qu as-tu fait de ton frère ? » A cela Caïn répond : « Suis-je le gardien de mon frère ? » La question de la toute puissance divine est donc celle-ci : qu’est ce qui fait de moi un être humain, c'est-à-dire une personne libre et bonne ou autrement dit : suis-je le gardien de mon frère ?