Imaginons un enfant, vivant dans la campagne romaine, dans une villa au milieu des vignes et des oliviers, dans la famille de son père adoptif l’empereur Antonin. Représentons nous ses joies familiales, son quotidien au milieu des vendanges et des moissons. Nous le verrions alors caracoler dans des parties de chasse et se livrant à des facéties : pour se moquer d’un berger se plaignant des chasseurs, ne fonça-t-il pas tout droit sur le troupeau qui s’égaya dans la nature ? Cependant se lit une gravité sur le visage de cet enfant quand son précepteur Diognète, le surprenant à frapper des cailles pour son amusement, le rappelle à la douceur. C’est ce même enfant qui devenu jeune homme fuira les combats de gladiateurs et les jeux de cirque, très appréciés en ce second siècle de l’empire romain, et devenu empereur, il interdira les armes pouvant y donner la mort. Nous pouvons donc imaginer cet enfant très tôt orphelin, protégé, aimé dans sa famille adoptive, mais déjà inquiété par la souffrance, en quête de sens. Pourquoi vivre si c’est pour souffrir ou faire souffrir ?
Marc Aurèle fut un adolescent studieux, sage, désireux d’obéir à ses parents et à ses maîtres, se détournant des plaisirs luxueux et des aventures amoureuses, s’astreignant à la lecture et à l’écriture, non pour se former à la beauté du discours , à l’éloquence de la rhétorique nécessaire à la conquête du pouvoir, mais en quête de sens dans des lectures philosophiques. Malgré les regrets de son maître de rhétorique Fronton, il se convertit à la philosophie en découvrant le stoïcisme. Passant ses nuits à lire, découvrant Epictète, Il abandonne la toge patricienne de son rang pour une robe d’étoffe grossière : le pallium ou tribon en grec et se met à dormir sur une paillasse. Pendant l’Antiquité, devenir philosophe, ce n’est pas séparer sa vie et un travail intellectuel, c’est vivre en philosophe. Mais vivre en philosophe, lui explique son maître, le stoïcien et homme d’état Junius Rusticus, ce n’est pas se retirer du monde, c’est affronter la difficulté de vivre en philosophe dans le monde ; la vie philosophique n’est pas de coucher à la dure mais d’abord de corriger son caractère, de vivre dans la modestie d’une vie humaine au service de ses concitoyens. Ainsi Epictète disait-il : « Mange comme un homme, bois comme un homme, habille-toi, marie-toi, aie des enfants, mène une vie de citoyen... Montre nous cela, pour que nous sachions si tu as appris véritablement quelque chose des philosophes ».
Après une vie consacrée à l’étude et à la famille avec son épouse et ses treize enfants dont seulement six survivront, il est appelé à devenir empereur romain à la mort de son père adoptif Antonin, en l’année 161. Il a 39 ans. Dans les Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar nous raconte que l’empereur Hadrien, ayant désigné Antonin pour son successeur, lui avait ordonné d’adopter le futur Marc Aurèle pour en faire un empereur. Observant l’adolescent, Hadrien s’interroge sur tant de gravité chez un si jeune homme et déjà sur cette fermeté, cette volonté jamais découragée de faire son devoir. C’est donc contre son gré, par devoir, que Marc Aurèle accède au pouvoir dans un empire en déclin, dans une époque tourmentée : tremblements de terre, épidémies de peste, invasions barbares, rebellions. Dans un monde qui s’obscurcit, la question du sens se pose dans toute son acuité. S’il n’y a que des atomes s’entrechoquant par hasard, des rapports de forces aveugles, si notre pensée n’est qu’une fumée bientôt dispersée, si nous ne sommes qu’une parcelle de matière déjà en décomposition, si la vie ne dure qu’un instant guettée par la mort prochaine qui effacera tout, jusqu’au nom des plus illustres des hommes, à quoi bon vivre et comment être heureux ?
Si nous voulons le bonheur comme l’ont cherché tous les philosophes de l’Antiquité, pouvons nous dire ce qu’il est ? Car comment chercher ce qu’on ne connait pas ? Le bonheur n’est pas ce qui dépend de la chance, d’un heureux hasard, que celui-ci existe vraiment ou ne soit lié qu’à notre ignorance des causes dans leur complexité. Nous n’avons pas à souhaiter d’être heureux en attendant des circonstances favorables, le bonheur n’est pas la chance. Le bon-heur, s’il est selon son étymologie de bon augure, ce qu’on peut deviner par un bon présage, s’il s’inscrit dans un destin à interpréter, ne signifie pas la passivité mais l’adhésion intérieure à un ordre naturel qui s’impose à nous. Nous faisons notre bonheur et c’est pourquoi nous pouvons être heureux. Il nous suffit pour être heureux de penser et d’agir selon l’ordre naturel. Le bonheur est un accord entre l’homme et la réalité. Le bonheur en effectuant cet accord, est une perfection : nous ne pouvons éprouver le manque ou l’inachèvement. Tout est donné dans la plénitude de sa fin. C’est pourquoi le bonheur est le but ultime de la vie : nous poursuivons toutes sortes de buts pour être heureux mais nous ne voulons pas le bonheur en vue d’un autre but. Nous voulons être heureux pour être heureux. Le vie prend sens parce qu’il est possible d’être heureux. Mais comment être heureux , atteindre la perfection, quand on est imparfait, mortel, au milieu d’autres hommes imparfaits et mortels, dans une nature violente où sévissent les cataclysmes et l’entredévorement des espèces ? Comment être heureux puisque nous allons mourir, puisque nos enfants peuvent mourir ?
Mais pourquoi lier le bonheur et le sens ? Pourquoi avons-nous besoin de sens pour être heureux ? Qu’entendons nous par sens ? Nous entendons par sens la compréhension d’une unité et d’un ordre naturels dans lesquels nous pouvons nous situer pour nous y accorder. Le bonheur est de vivre en accord avec soi même, avec autrui, avec la nature tout entière, cet accord est rendu possible par l’unité, la cohésion de la nature : sa rationalité. Il n’y a donc de bonheur, premièrement, que dans la raison, en réglant sa pensée, par la logique, deuxièmement dans la connaissance de la nature, par la physique ; physique signifiant l’étude de la nature selon le mot grec physis signifiant nature ; et troisièmement, dans la connaissance de l’humanité en nous, chez les autres hommes, dans la cité que nous habitons, c'est-à-dire l’état, selon les règles d’une éthique. Etudier la philosophie et la mettre en pratique, vivre en philosophe, c’est ne pas séparer la logique, la physique et l’éthique. Etre heureux, c’est vivre selon la nature, selon l’ordre du réel, s’y accorder non pour en subir les maux mais pour y trouver l’ordre bon et intelligent qui y règne, en devenir l’instrument, faisant ainsi cesser nos tourments devant la souffrance et la mort.
Représentons nous Marc Aurèle dans un camp militaire au bord du Danube, luttant contre l’ennemi, le froid, l’épidémie, déjà malade, au milieu de soldats découragés, loin de Rome, seul, incompris, se disant : bientôt ils seront débarrassés de ce maître d’école leur faisant la leçon, bientôt, certains l’espèrent, il n’y aura plus d’empereur philosophe. Chaque jour, comme un exercice spirituel, le seul texte qui nous reste en dehors de ses lettres, il écrit pour lui-même ses pensées, sans aucun désir d’être publié. Le titre des Pensées pour moi-même sera posthume. Il s’exhorte au courage et à la sérénité face à la mort, se dit avoir atteint le bonheur. Quel est le secret de ce bonheur ? Il n’y a de secret que pour ceux qui n’ont pas compris la pensée stoïcienne , cette pensée venue de la Grèce du III ième siècle avant Jésus Christ, créée par Zénon de Cittium réunissant ses élèves sous un portique : stoa en grec, origine du nom donné à cette école, rendu célèbre à Rome par Sénèque et Epictète. Quand on est stoïcien, on peut être heureux en cherchant la sagesse, en suivant sa raison pour s’accorder avec la nature dans sa splendeur et son harmonie. Nous nous proposons dans une réflexion en trois parties, en suivant d’abord la logique , puis la physique et enfin l’éthique du stoïcisme, de comprendre comment Marc Aurèle a pu vivre en philosophe et se rendre heureux.
Dans une première partie, demandons nous comment la direction de nos pensées peut nous rendre heureux ? N’est ce pas ce que propose aujourd’hui toute analyse du psychisme, dans les sciences humaines comme la psychologie, ou dans des habitudes de pensée comme la sophrologie ? Ce souci de contrôler nos pensées peut nous faire comprendre l’importance du bon usage de nos pensées dans la recherche du bonheur compris comme tranquillité d’esprit, ataraxie, sérénité.
Si être heureux, c’est bien penser, qu’est-ce que bien penser ? C’est régler ses pensées. Ce qui nous rend malheureux, ce ne sont pas les choses elles mêmes dans leur réalité, les autres hommes, ce sont nos jugements erronés sur ces choses ou ces hommes. Mais ne sommes nous pas poussés à nous représenter ainsi les choses par notre tempérament ou par les circonstances ? Il nous faut au contraire considérer que notre intelligence est indépendante de notre corps, de nos passions, non pas comme quelque chose d’immatériel mais elle est constituée d’une matière plus subtile. Nous avons à prendre nos distances et à nous représenter notre corps, nos sentiments, les autres, tels qu’ils sont dans la réalité et non de manière faussée. Chercher la vérité, c’est avoir la liberté de juger, de choisir entre le vrai et le faux. Cela nous permettra de nous conformer à la réalité et de connaître le bonheur. Etre malheureux, c’est vivre en désaccord avec la réalité parce que notre pensée juge faussement du réel, elle porte des jugements de valeur : « c’est bien, c’est mal », avant de chercher à comprendre, à raisonner. Le bien et le mal ne sont pas dans la réalité mais dans nos jugements qui sont erronés quand ils se précipitent sans chercher à savoir. Nous pouvons faire notre bonheur parce que nous avons la liberté de penser. Notre pensée dépend entièrement de nous, elle est ce qui nous rend maîtres de nous, un maître intérieur, le seul que nous ayons, il doit diriger notre être, c’est ce que Marc Aurèle appelle la principe directeur : Marc Aurèle reprend la pensée d’Epictète : « Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses mais les jugements qu’ils portent sur les choses » Manuel, V. Si nous nous plaignons de vieillir, c’est parce que nous regardons la vieillesse autrement que comme la feuille d’automne emportée par le vent. Le tort n’existe que dans ma pensée et non dans la réalité dans laquelle tout se fane et passe.
Mais comment régler sa pensée pour s’accorder avec la réalité ? Par la raison. Qu’est-ce que la raison ? La raison est la capacité d’unifier pour comprendre ; elle règle, ordonne, rend cohérent ; ce qui est irrationnel est désordonné, contradictoire, incompréhensible. La raison est donc ce qui accorde l’homme avec lui-même, c'est-à-dire dans la cohérence de ses pensées, selon sa nature d’être raisonnable. La raison est ce qui nous donne à comprendre l’unité de la nature, par nature, nous entendons l’ensemble de la réalité, l’univers. La raison nous permet d’accorder notre pensée avec la réalité dans une même unité. Le sage est celui qui découvre l’accord entre sa raison, celle des autres hommes et la raison universelle contenue dans la nature. Partout, nous retrouvons le logos, la raison en grec, qui a donné le mot « logique » en français. Etre heureux, c’est donc suivre la raison, c’est comme le demandait Zénon de Cittium, fondateur du stoïcisme : « vivre d’une manière cohérente ». Nous sommes heureux parce que nous avons une raison.
Mais comment la raison nous accorde-t-elle avec le réel ? En ce qu’elle nous rend objectifs. Elle nous sort de notre point de vue subjectif, particulier, de la projection de notre moi sur la réalité, de l’illusion qui consiste à prendre notre désir particulier pour la réalité. La réalité n’est pas nous mais c’est à nous de nous accorder avec la réalité, en raisonnant, en concevant le réel dans l’objectivité, c'est-à-dire tel qu’il est en lui-même et non par rapport à nous. Nous ne devons rien ajouter de subjectif à ce qui se présente à notre pensée. Notre esprit ne doit pas céder aux passions mais se faire acte de penser selon la raison. Ainsi en observant le lion dévorant un homme, ne dois-je pas me révolter contre la cruauté du lion mais me rappeler que le lion est un fauve se nourrissant et faire en sorte de ne pas me laisser dévorer.
Mais comment la raison peut-elle vaincre nos sentiments, nos passions qui déforment le réel, leur irrationalité et leur subjectivité ? Nos sensations, du grec aisthésis, ne nous distinguent pas des animaux, nous y recevons l’impression d’une chose extérieure. Une image, du grec phantasia, est alors produite dans l’âme et peut modifier celle-ci. Mais naît un discours intérieur qui peut se rendre actif ou non. Il dépend de notre pensée de donner son assentiment ou pas aux images . Ainsi nous éprouvons de la peur en entendant gronder le tonnerre mais nous ne consentons pas à suivre cette peur. Si nous avons pâli de peur, nous nous ressaisissons ensuite et devenons plus forts que nos émotions. Il faut donc distinguer premièrement, l’image : le coup de tonnerre qui retentit dans l’âme, deuxièmement, le jugement, du grec hypolepsis, qui est un discours intérieur qui peut se laisser gagner par la peur en disant : « c’est épouvantable », et troisièmement l’assentiment, du grec katathésis, qui approuve ou non le jugement : « je suis à l’abri, il n’y a rien à craindre ». Si le sage reste impassible et serein, ce n’est pas parce qu’il ne ressent rien mais parce qu’il dirige ses sentiments par la raison. Ainsi Sénèque écrit : « Il y a des maux qui atteignent le sage, sans l’abattre d’ailleurs, comme la douleur physique,(...) la perte des amis, (...) une patrie dévorée par la guerre : à ces choses, j’avoue qu’il est sensible car nous ne lui imposons pas la dureté du roc ou du fer. Il n’y a pas de vertu à supporter ce qu’on ne sent pas ». De la Constance du sage, X, 4. Le sage est sensible mais maître de ses sentiments.
Ce qui nous ôte la raison, notre jugement erroné nous vient de notre enfermement dans une pensée subjective parce qu’egocentrique et anthropocentrique. Nous nous prenons pour le centre du monde parce que nous aspirons à ce que soient satisfaits nos désirs. Seule la raison peut nous replacer à notre véritable place dans l’univers en nous obligeant à être objectifs : à regarder la réalité telle qu’elle est et non telle que nous désirons qu’elle soit. Nous refusons d’être malades mais les animaux, les plantes ne le sont-ils pas ? Les virus ne font-ils pas partie de la réalité ? Pourquoi échapperions nous à la réalité ? Ne faut-il pas au contraire reconnaître la réalité pour entreprendre ce qui dépend de nous quant-au soin que nous pouvons prendre de nous-mêmes ? Ce n’est pas en niant le réel que nous pourrons mieux vivre. Les passions nous emportent et nous font croire qu’elles sont invincibles mais regardons le réel au-delà de notre point de vue humain : notre gourmandise devant un plat de viande n’a dans son assiette qu’un cadavre d’animal bientôt en putréfaction. L’étreinte de la passion amoureuse dans sa réalité objective n’est qu’un frottement de ventres, spasmes et liquides gluants. Quand Marc Aurèle écrit ainsi, il ne nous invite pas à fuir la sexualité mais à la vivre sans passions, dans sa réalité naturelle.
Etre heureux, ce n’est donc pas se rendre malheureux par le dérèglement de la pensée : c’est prendre conscience de la liberté de notre jugement sans se laisser emporter par le discours de ses passions, c’est raisonner pour vivre selon la réalité avec une pensée objective qui connaît, c’est vaincre ses émotions, c’est circonscrire son moi en l’identifiant , sans égocentrisme, à la raison.
Mais à quoi bon raisonner et se conformer à la réalité si celle-ci est mauvaise, contraire au bien de l’homme ? S’il n’existe que des atomes s’entrechoquant au hasard, si le réel est irrationnel, quel ordre, quel accord conduisant au bien, la raison pourrait-elle y trouver pour s’y conformer ? A quoi bon suivre la raison ? Comment être heureux dans une nature chaotique ? Essayons de montrer, dans une seconde partie de notre réflexion, que le second exercice spirituel auquel doit s’adonner le sage pour être heureux, en plus de régler sa pensée par la logique, est de reconnaitre la nature par la physique comme un ordre rationnel et bon. De même que le sage n’étudie pas la logique pour faire de beaux discours mais parce que bien penser, c’est bien vivre, de même, le sage étudie la physique pour savoir vivre et se rendre heureux : il lui faut discipliner ses désirs pour les ajuster à l’ordre naturel, ce que Descartes reprendra dans le Discours de la méthode quand il écrira qu’ il vaut mieux changer ses désirs que l’ordre du monde. III.
Que nous apprend donc la physique ? Comment pourrait-elle nous rendre heureux ? Comment établit-elle un rapport entre la rationalité et la bonté de la nature ? Pourquoi ce qui est rationnel serait-il bon ? Par nature, nous entendons la réalité tout entière, l’univers. Il faut étudier la nature afin de comprendre qu’elle est rationnelle, par conséquent unifiée par un ordre, un tout harmonieux dans lequel les parties sont faites les unes en vue des autres, pour le bien de l’ensemble. La nature est bonne parce que rationnelle : c'est-à-dire accordée, équilibrée dans ses différentes parties. On dirait aujourd’hui qu’il y a un rapport entre la fonte de la banquise et la montée des eaux. Tout est lié. C’est pourquoi il faut vivre selon la nature et ainsi se rendre heureux en s’accordant avec la nature.
La nature est le bien, la raison ou le divin. La nature est Dieu. Le stoïcisme est un pan-théisme, ce qui signifie que Dieu (théos) est tout (pan), toute la nature, toute la réalité. Cela ne veut pas dire qu’il y a un esprit en dehors de la matière et qui l’aurait créée. Dieu est matériel. Il existe une force à la fois divine et matérielle qu’on appelle la nature. La divinité est la complexité d’un univers doté d’une matérialité subtile appelée intelligence. Il y a de l’intelligence dans l’univers. La nature suit un ordre rationnel, elle a une unité, elle est un cosmos, c'est-à-dire un tout harmonieux et cette harmonie produit du bien. Toutes les parties de la nature se comprennent en rapport les unes avec les autres pour le bien de l’ensemble, elles visent comme but le bien du tout. La nature suit un but, ce qu’on appelle une fin en philosophie, et c’est pourquoi on peut aussi parler d’une volonté divine, ou dans le vocabulaire religieux de l’époque, de la volonté des dieux. Seule une volonté peut se donner des buts. Dieu ou la nature ou l’intelligence ont voulu le bien : c'est-à-dire l’accord de toutes les parties dans un tout harmonieux. Ainsi nous pouvons comprendre cette harmonie en contemplant le cours des astres par une belle nuit d’été ou l’équilibre écologique dans une prairie en fleur, bourdonnant d’insectes au printemps.
Ce que j’ai à vivre dans la réalité est donc bon et rationnel. Je dois m’y conformer, tel est mon destin, dit le stoïcien. Mais le destin n’est-il pas ce qui s’impose à moi et me prive de ma liberté ? Comment pourrais-je alors me choisir une vie heureuse ? Si j’ai un destin, ce n’est pas pour m’ôter ma liberté, c’est parce que la nature est un enchaînement de causes et d’effets, un ensemble de lois auquel je dois me conformer puisque cela ne peut pas être autrement car cela est un bien. Considérant la religion de son temps, Marc Aurèle lui donne un sens philosophique : Les prédictions des devins ressemblent aux prévisions des savants. Ils interprètent avec des mots ce que les savants expliquent. Il n’y a pas d’opposition entre la religion et la connaissance. Celui qui croit au destin, interprète la nature comme un admirable accord conforme au bien, c'est-à-dire à la cohésion du tout : un uni-vers, c'est-à-dire selon l’étymologie, une diversité unifiée. Le destin n’est que l’adhésion au rationalisme de la nature parce qu’il est la volonté divine du bien de l’ensemble. Au sens strict, on ne croit pas au destin, on approuve l’ordre de la nature par la raison. Prédire un destin, c’est prévoir ce qui découle des lois de la nature et en comprendre l’harmonie.
Pourquoi alors ressentir une telle insatisfaction devant la nature ? Pourquoi se sentir si mal au milieu des hommes ? Comment ne pas être rendu malheureux par les catastrophes naturelles et les guerres ? Pour découvrir ce qu’est la nature dans sa réalité, il nous faut nous replacer dans l’immensité de la nature : nous ne sommes qu’un point dans la nature et ceux que nous jugeons importants sont tout aussi minuscules. Représentons nous un tyran comme un vivant astreint à des besoins, mangeant, dormant, allant à la selle. Représentons nous notre corps et celui de ce tyran comme un ensemble de viscères qui ont commencé de se putréfier. Qu’y a-t-il d’important dans ces êtres chétifs ? Non pas que l’on ne doive pas prendre soin de son corps, mais pas en lui accordant une importance disproportionnée. Prenons soin de notre corps comme d’un organe dans le grand corps de la nature, l’essentiel étant le bien de l’ensemble. Pour ruiner la trop grande importance accordée à une partie de la nature, il faut la subdiviser jusqu’à ne plus voir que molécules s’agglomérant les unes aux autres, avant d’entrer, par la transformation, dans une nouvelle configuration. Sommes nous attachés à des molécules ? Pourquoi les nôtres auraient-elles plus d’importance que toutes les autres ? Qu’est ce qu’un volcan ou une guerre dans l’immensité de l’univers ? Des histoires de fourmis. Mais où est la bonté de la nature ? Des hommes ne vont-ils pas mourir ? Les hommes sont-ils des fourmis ? Ils sont comme des fourmis quand ils se comportent de manière déraisonnable et agressive mais ces batailles de fourmis ne rompront pas l’ordre de la nature . Cela se fera de mauvais gré, sans travailler à l’harmonie de la nature mais l’ordre de l’univers continuera, la vie sera la plus forte. Nous n’échappons pas à la nature et cela est un bien.
Mais ne nous pensons pas pour cela sans valeur et enfermés dans quelques molécules car tout est lié dans l’ordre rationnel de la nature, tout est un enchainement de causes et d’effets, tout est loi. Dans l’unité de la nature, chaque être est relié à chaque être et ainsi je suis à la fois moi et la totalité de la nature. La réalité est une interpénétration, une communication de toutes choses comme la goutte de vin se mélange à la mer tout entière, comme le battement de l’aile du papillon peut retentir à l’autre bout du monde. Rien ne peut m’atteindre qui ne soit répercuté dans la nature, non pas que je doive m’accorder trop d’importance mais en tant que chaque partie compte. En quelque sorte, je suis tout mais seulement en me tenant à ma place. Si mon moi se dilate jusqu’aux dimensions d’une conscience cosmique, du point de vue de la raison universelle, je peux dire comme Sénèque : « Tout est à moi » Des bienfaits, VII, 3,3. Je peux m’unir à la nature tout entière.
De même que nous ne devons pas nous laisser impressionner par l’immensité de la nature, nous ne devons pas avoir peur du temps qui passe et de l’approche de la mort. Pour y parvenir, ne pensons pas à la totalité de notre vie, ne nous angoissons pas de l’avenir, restreignons nous au présent qui seul est réel et échappe à l’imagination pouvant être trompeuse. Notre vie est un fugitif moment de l’écoulement inexorable du temps. N’y soyons pas plus attachés qu’à vouloir attraper l’eau d’un fleuve qui s’écoule. Tenons nous en au présent sur lequel seul nous pouvons agir. Tout passe, tout sombre dans l’oubli, les hommes les plus illustres seront un jour effacés . A quoi bon la célébrité ? Ceux qui nous célèbrent, ceux qui se rappellent de nous, seront à leur tour emportés. Alors que restera-t-il de moi ? C’est l’instant présent qui importe et nous pouvons y vivre heureux. La vie est supportable si au lieu de supporter la durée d’une douleur, nous la subdivisons en minuscules instants. De même que des molécules sont moins impressionnantes qu’un corps, un centième de seconde sera moins lourd à porter que toute une vie. Or, je n’ai rien d’autre à porter que ce centième de seconde qui est mon présent. De même que la mélodie qui nous émeut, devient indifférente quand elle est décomposée en une suite de notes isolées, de même la peur de vivre réduite à la seconde que j’ai à vivre, diminue. A chaque jour suffit sa peine, dit le proverbe. A chaque seconde, une petite peine à surmonter dont on ne peut savoir si elle durera sans tomber dans l’imaginaire. On est vaincu par les difficultés de la vie en se les représentant toutes à la fois. Il faut s’emparer de chaque difficulté, l’une après l’autre. Notre vie n’est qu’une succession d’instants.
Cette division de la vie en instants n’est pas seulement une stratégie pour vaincre la peur de la souffrance et de la mort, elle est d’abord le moyen de profiter pleinement de l’instant au lieu de le gâcher par le regret du passé ou la crainte de l’avenir. Il faut « accomplir chaque action comme si elle était la dernière », écrit Marc Aurèle. Cela permet de ressaisir l’essentiel d’une vie. Que ferais-je si je n’avais plus qu’une minute à vivre ? Est-ce que je vis pleinement l’instant qui m’est donné ? Est-ce que je pense à remercier la nature de ce qu’elle m’a donné avant de me plaindre ? Est-ce que je comprends que ce qui m’a été donné, me sera repris parce que je n’en suis que l’usufruitier ? Le présent n’est pas l’infime séparation mathématique qui sépare le passé de l’avenir, ou il n’existe pas. Il est ce que je vis, ce que je pense, ce que j’accomplis, il est l’épaisseur de mon moi. Il est ma liberté parce que seul il m’appartient dans le cours du temps.
Mais vivre l‘instant, ce n’est pas abréger sa vie, c’est au contraire entrer dans l’éternité. En effet, si tout change dans la nature, ce changement est l’ordre éternel : de même que les saisons se suivent, l’univers tout à tour se dilate et se contracte, tout demeurant au fond identique et éternel. A partir d’une explosion originaire, l’univers est en expansion puis se consume et s’enflamme en se rétractant avant de renaître à nouveau et ainsi de suite dans un éternel retour. Tout change, se transforme, mais rien ne se crée. Que l’on vive cent ans ou moins longtemps, on ne verra rien d’absolument nouveau. Celui qui a pleinement vécu un instant, a tout vécu ; tout est donné à chaque instant. Nous sommes déjà dans l’éternité. Vivre dans l’instant, au présent, c’est vivre éternellement et en cela la mort ne nous prive de rien puisque tout a été donné dans l’instant.
Si la nature est intelligente, harmonieuse, bonne, divine, nous pouvons , en prenant un vocabulaire religieux, nous abandonner à la providence, comme si les dieux veillaient sur le monde. Si la nature est divine, cela ne veut pas dire cependant que nous serons épargnés par la souffrance mais que ne pas vouloir souffrir n’a pas plus de sens que de vouloir transformer les lions en agneaux ou les volcans en feu de bois. Le lion et le volcan ne sont pas mauvais , c’est nous qui les jugeons mauvais quand nous sommes croqués ou brûlés mais ne nous émerveillons nous pas devant un reportage sur les grands fauves ou les irruptions volcaniques ? N’y a-t-il pas dans la force du lion un équilibre naturel des espèces ? Si la grêle fait du tort à l’agriculteur, ce n’est pas pour lui nuire mais parce que c’est conforme aux lois de la nature. Reconnaître la providence, c’est reconnaître l’ordre de la nature et que rien de contraire à la nature ne peut nous arriver. La providence n’est pas le triomphe des hommes sur la nature parce qu’ils seraient protégés par des forces surnaturelles. Rien n’est surnaturel. La providence est la compréhension par l’homme de l’ordre naturel qu’il doit suivre pour vivre en accord avec la réalité et vivre dans la sérénité .Il y a un ordre et on peut s’y ajuster. Rien ne peut nous arriver qui ne soit déjà arrivé, nous passerons comme tout passe, nous vivrons et nous mourrons. Quel mal y a-t-il à regarder moissonner les blés et les feuilles de l’automne emportées par le vent ? N’avons nous pas admiré la beauté des champs et des fleurs au printemps ? Cette beauté ne reviendra-t-elle pas ? A chacun sa part , son destin filé par les divinités appelées les Parques : moirai en grec, qui peut signifier les parts. Nous ne sommes qu’une infime partie de la nature.
Mais si la nature n’était pas rationnelle, bonne, divine, si elle n’était que le choc des atomes, livrée au hasard, si aucun bien ne pouvait résulter d’une nature chaotique dans laquelle il n’y aurait que des mécanismes aveugles, quel sens y aurait-il à vivre selon la nature, à être raisonnable, à se confier à la providence ? Marc Aurèle se pose la question : « Ou une providence ou des atomes », écrit-il . Mais cela ne change rien à note conduite. Si la nature est dépourvue de raison, nous avons une intelligence et nous devons la suivre plutôt que de nous livrer au hasard. S’il n’y a que des atomes, nous n’avons rien à leur reprocher, ils ne nous veulent aucun mal. Il nous faut nous conduire de manière cohérente pour notre bien . Cependant, Marc Aurèle s’oppose à la représentation épicurienne de la nature, il n’est pas possible pour lui qu’il y ait en l’homme un ordre rationnel et que le désordre règne dans la nature. Si les parties sont rationnelles, le tout l’est aussi. Comme l’écrit Marc aurèle : « l’intelligence vien de quelque part » IV, 5. Si nous nous conduisons sans raison, nous devenons semblables aux bêtes, pires que des bêtes qui suivent inconsciemment des lois: « Tu es une bête sauvage, tu fais des excréments, tu es mêlé au troupeau, tu broutes », écrit Marc Aurèle : IX,39,2. Nous reconnaissons nous dans cette vie de bétail ? Aspirons nous à brouter ? Au contraire, vivre en stoïcien de manière raisonnable prouve que la nature est rationnelle et bonne. Il y a en chaque homme ce que Marc Aurèle appelle un daimon, une divinité, une sorte d’étincelle divine, petite parcelle de la grande divinité qu’est la nature. Ce qui est divin en l’homme est sa raison et en cela il est supérieur aux animaux et aux plantes. Il comprend l’ordre de la nature, y consent consciemment, volontairement, en est le collaborateur. Les hommes en étant des parties de la nature sont les collaborateurs de Dieu.
Pour conclure cette seconde partie, nous pouvons penser les rapports entre l’homme et la nature en trois étapes : premièrement, l’homme se croit indépendant et il est emporté contre son gré par le destin et le cours de la nature, il se rend alors malheureux. Deuxièmement, il prend conscience de sa petitesse dans l’univers et qu’il était déterminé inconsciemment, son malheur continue. Troisièmement, il prend conscience de sa liberté de penser : il peut accepter l’ordre de la nature en cherchant à le comprendre dans son harmonie, c’est le début du bonheur. Quatrièmement, il devient par la raison le collaborateur de la nature, s’identifie à la raison universelle et divine : il fait alors son bonheur. L’homme est à la fois une petite parcelle de matière et le dépassement de lui-même dans son union avec la nature tout entière par la raison.
Mais la capacité de raisonner suivant les règles de la logique et la capacité de connaître la nature, n’ont pas d’autre but que de nous rendre heureux par leurs conséquences pratiques : le vécu de chaque jour importe seul et exige après la logique et la physique, une éthique, des règles morales : savoir nous conduire comme un homme parmi les hommes.
Dans une troisième et dernière partie, nous souhaiterions montrer comment nous devons agir envers nous-mêmes et les autres hommes selon l’ordre rationnel de la nature. Il nous faut faire le bien. Comment faire du bien à nous mêmes et aux autres hommes ? En ne cherchant que le bien et en restant indifférents à tout ce qui ne l’est pas. Il ne faut pas confondre le bien et le succès. Qu’est ce qui distingue le bien et le succès ? Comment l’échec pourrait-il être un bien ? Ne pas s’attacher au succès, c’est accomplir le bien en étant indifférent au résultat. Pourquoi cette indifférence au résultat ? Afin que rien ne nous détourne de notre devoir : nous l’accomplirons sans condition. Le véritable bien ne dépend que de nous : le courage, le travail, toutes les vertus. C’est notre bonne volonté. Le but (telos) étant intérieur à nous est toujours atteint. Nous sommes contents de nous. Nous pouvons agir sur nous-mêmes en pratiquant la vertu. Rien ne peut nous empêcher de faire notre devoir. Par contre, nous ne devons pas nous attacher au succès, à la reconnaissance qui ne dépendent pas entièrement de nous : ce sont des buts (skopos) extérieurs à notre volonté. Nous pouvons rencontrer l’échec et l’ingratitude. La moralité n’est pas d’ avoir sauvé quelqu’un de la noyade, parce que nous naviguions par hasard à contrecourant, comme un rocher qui arrête une branche à la dérive, ce n’est pas de se jeter à l’eau parce qu’on est sûr de réussir et d’être remercié, c’est de nous être jetés à l’eau pour le sauver par devoir, même si nous n’avons pas réussi à sauver la personne. C’est l’intention qui compte. L’intention n’est pas un simple souhait mais l’action concrète d’avoir tout entrepris pour faire le bien : tout ce qui dépendait de nous et se détacher ensuite du résultat. Le bien n’est pas de réussir sa vie par n’importe quel moyen vicieux en faisant son chemin dans un monde dépravé mais c’est d’avoir une vie morale, en accord avec sa conscience, là est le bonheur. La morale n’est pas d’être reçu à un examen par chance ou par tricherie mais il vaut mieux s’être formé en travaillant même si l’on échoue à cause des circonstances : on était malade ce jour là. Ainsi l’archer ne doit pas seulement considérer la cible mais l’important est la perfection de son geste ; s’il rate la cible, c’est à cause du vent qui s’est subitement levé, mais il est un bon archer. Celui qui ne pense qu’à la cible indépendamment de son geste, qui ne pense qu’au succès, ne sera jamais un bon archer. Il n’y a donc pas d’obstacles à la vertu car elle les transforme en épreuves, en capacités d’affirmer son courage et sa persévérance : la vertu, dit Marc Aurèle, assimile toutes les épreuves comme le feu transforme en flamme tout ce qu’il rencontre.
Pour le sage stoïcien, il n’y a qu’un seul bien, ce qui dépend de sa bonne volonté. Le plaisir, la richesse, la santé, les honneurs ne sont pas des biens car ils ne dépendent pas d’une volonté morale. Ils sont indifférents. Que signifie cette indifférence aux agréments de la vie ? Qu’étant liés aux circonstances, ils peuvent nous échapper et si nous leur accordons trop d’importance, nous en devenons dépendants et nous rendons malheureux. Il ne faut chercher que le bien qui dépend de la bonne volonté morale et se rendre indifférent à toutes les circonstances plus ou moins agréables de la vie. Le sage est imperturbable, impassible, ne se plaint pas, ne se décourage pas devant la souffrance ou l’adversité, il reste stoïque comme le dit la langue française qui a tiré cet adjectif du terme stoïcien. Le sage n’est pas insensible mais, nous l’avons dit, domine ses sentiments. Rien ne peut vaincre sa volonté et c’est en quoi il est libre, une citadelle imprenable, dira Pierre Hadot de Marc Aurèle. Seule importe sa bonne volonté. C’est pourquoi il se détache du succès de ce qu’il entreprend et ne demande pas à être remercié du bien qu’il fait. La vertu est à elle-même sa récompense. La vertu est le bonheur. S’il est indifférent, ce n’est pas parce que rien ne l’intéresse mais au contraire, comme le disent les enfants quand ils demandent à ce qu’on ne fasse pas de différence, c’est tenir les plateaux de la balance à égalité, avoir un regard juste ; être indifférent, c’est ne pas faire de différence entre soi et les autres, entre chacun, n’avoir nulle préférence, nul attachement, pour pouvoir être bon et juste.
Le sage n’est donc pas à la recherche de son bonheur par égoïsme, ne se souciant que de son bien être, indifférent aux autres. Il se pense responsable des autres, chaque homme est lié à tous les autres par ce que les Stoïciens appellent la sympathie du grec sym : avec et pathos : ce qu’on éprouve ; nous partageons tout, nous sommes les membres d’un même corps vivant qui est l’humanité et ce qui n’est pas bon pour l’ensemble du corps ou pour l’un des membres est mauvais pour tous les autres : nuire à autrui, c’est se nuire à soi même : « Ce qui n’est pas utile à l’essaim, n’est pas utile à l’abeille non plus » VI, 54.
Le sage est attaché à sa cité, à son état, et se fait un devoir comme Marc Aurèle de quitter la solitude de ses études et de sa vie privée pour devenir empereur. La sage a une vie politique, il est citoyen, c'est-à-dire qu’il participe activement à la vie de l’état auquel il appartient en vue du bien commun, pour faire régner la justice. Il ne se retire pas dans son jardin avec ses amis comme Epicure. Il affronte les difficultés de la vie politique sans se décourager. Marc Aurèle comme les empereurs précédents : Hadrien, Antonin : renoue avec l’esprit civique de la république romaine. Il veut rétablir le règne des lois, établir une égalité proportionnée au mérite de chacun, défendre la liberté de parole. Marc Aurèle écoute ses conseillers, s’entoure de personnes compétentes, gouverne avec le sénat. Il refuse toute tyrannie.
Au-delà de ce que nous devons à notre cité comme Marc Aurèle à Rome, nous devons comme le fut Marc Aurèle, être des hommes au service de l’humanité. Pour le sage stoïcien, Il n’y a pas de différence de valeur entre esclaves et maîtres, Romains et barbares, non pas en faisant disparaître les rangs de la société et les frontières mais en rappelant qu’un esclave vertueux et raisonnable a une plus grande valeur humaine qu’un maître dépravé et déraisonnable. Il est homme avant d’être esclave et doit être traité avec respect. A l’heure du déclin des cités de l’Antiquité, des vastes empires qui se sont divisés, Le stoïcien se dit citoyen du monde , d’une cité qui est le monde, dans ce qu’on appelle un cosmo-politisme : du grec cosmos : le monde comme un tout harmonieux, et polis : la cité, l’état. Ainsi Marc Aurèle écrit : « Ma cité et ma patrie à moi, en tant que je suis Antonin (c'est-à-dire l’empereur), c’est Rome ; ma cité et ma patrie à moi en tant que je suis homme, , c’est le Monde. Tout ce qui est utile à ces deux cités, c’est pour moi le seul bien » VI, 44,6. Le stoïcisme est donc le contraire de l’égoïsme, vivre en accord avec soi, c’est vivre en accord avec les hommes selon la raison, c’est vivre en accord avec la nature, le cosmos.
Nous pouvons en conclusion confronter la pensée de Marc Aurèle, philosophe stoïcien, avec deux autres pensées de l’Antiquité. Tout d’abord, nous pouvons tenter une comparaison avec la pensée chinoise du taoïsme en rappelant que les premiers penseurs stoïciens sont tous nés en Asie Mineure et que la légende raconte que certains auraient suivi Alexandre le conquérant jusqu’en Asie. Dans le stoïcisme comme dans le taoïsme, le sage doit faire preuve de grandeur d’âme ; il se place du point de vue de la nature universelle et de son éternité, il accepte la transformation de toutes choses, il développe ses capacités particulières pour servir, à sa place, le grand mouvement cosmique de l’univers. Ce qui cependant sépare le stoïcisme de la pensée orientale est la nécessité de raisonner pour s’accorder avec la nature. Dans la raison, au contraire du flux d’énergie naturelle que le taoïste laisse traverser son corps, il y a déjà le commencement d’une séparation entre la conscience humaine et le reste de la nature. Nous pouvons alors nous interroger sur les relations entre stoïcisme et christianisme, dans lequel s’accroit la séparation entre l’homme et la nature. Ce qui sépare Marc Aurèle des premiers chrétiens qu’il ne protégea pas contre les persécutions et dont il ne comprenait pas la foi, c’est précisément que la réalité ou la nature en elle-même ne puisse les satisfaire, quelque soit sa rationalité. Pour les chrétiens, le monde a été brisé et notre condition est tragique. Ils cherchent un autre monde et ce monde est à bâtir avec un amour dépassant l’unité de la raison, et s’ils croient en l’immortalité, c’est comme l’écrit Marc Aurèle avec « l’obstination » XI,3 de la foi en Dieu et non avec la seule raison. Par conséquent, ce qui se joue dans la question du bonheur , c’est notre acceptation de la réalité naturelle avec les Stoïciens ou au contraire, avec les chrétiens, notre aspiration à un autre monde.
Mais terminons sur cette belle phrase de Marc aurèle à propos de la mort comme conforme à la nature : « finir avec sérénité , comme une olive qui, parvenue à maturité, tomberait en bénissant la terre qui l’a portée, et en rendant grâce à l’arbre qui l’a produite » IV, 48.