À-t-on le droit de dire qu’une loi est injuste ?
Ce qui est injuste est tranché par la justice qui le fait en s’appuyant sur l’édifice des lois, qui sont elles-mêmes validées si elles ont été édictées en suivant les procédures du système juridique en vigueur. Si une décision est conforme à la loi et si la loi a été adoptée sans faute de procédure et si elle est conforme à la constitution, alors la décision est juste. Qu’est-ce qui justifie un acte de droit ? Le droit. Le droit réussit l’exploit du baron de Munchhausen qui réussit à se sortir du marécage en tirant lui-même sur ses propres bottes.
Cette doctrine-là est la doctrine dominante de notre époque.
Le droit ne découle ni d’une morale ni d’idées religieuses. Il est produit par une procédure neutre qui organise les rapports sociaux.
-
L’idée de droit naturel.
L’idée de droit naturel recouvre plusieurs conceptions distinctes, voire opposées.
-
Le droit naturel désigne, d’abord, les règles communes que respectent toutes les communautés humaines, quelles que soient, par ailleurs, leurs mœurs ou la diversité des droits positifs. Ainsi la « règle d’or », ou règle de réciprocité, « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’autrui te fasse » constitue-t-elle un exemple de ces règles communes.
-
Le droit naturel découle directement du concept même de l’homme comme « animal politique » doué de raison et de l’examen des rapports entre l’ordre nature et l’ordre humain. C’est cette conception qu’on retrouve élargie et amplifiée chez Cicéron (cf. infra).
-
Le droit naturel est le droit de nature, c'est-à-dire de la situation de l’homme « avant » (ou logiquement hors de) l’état civil. L’état de nature est une situation idéale qui permet de construire logiquement le système du droit véritable. C’est la conception de la philosophie politique rationaliste, commune à Hobbes, Locke ou Rousseau.
-
Le droit naturel est le droit qu’un peuple ou une nation a construit, presque spontanément, au cours de son histoire et exprime son originalité ou son génie propre. C’est la conception que défendront les romantiques, en réaction aux « abstractions universalistes » du rationalisme.
Ces conceptions diffèrent fortement. (1) et (3) ou (2) et (4) de l’autre s’opposent presque complètement.
-
Le droit naturel des Anciens
-
le droit n’est pas arbitraire
il n’est pas possible de faire dépendre le droit uniquement du pouvoir légal :
Ce qu'il y a de plus insensé, c'est de croire que tout ce qui est réglé par les institutions ou les lois des peuples est juste. [...] Si la volonté des peuples, les décrets des chefs, les sentences des juges faisaient le droit, pour créer le droit au brigandage, à l'adultère, à la falsification des testaments, il suffirait que ces façons d'agir eussent le suffrage et l'approbation de la multitude. Si les opinions et les votes des insensés ont une puissance telle qu'ils puissent changer la nature des choses, pourquoi ne décideraient ils pas que ce qui est mauvais et pernicieux sera désormais tenu pour bon et salutaire ? Ou pourquoi la loi qui, de l'injuste peut faire le droit, ne convertirait elle pas le mal en bien ? C'est que, pour distinguer une bonne loi d'une mauvaise, nous n'avons d'autre règle que la nature. Et non seulement la nature nous fait distinguer le droit de l'injustice, mais, d'une manière générale, les choses moralement belles de celles qui sont laides; car une sorte d'intelligence, partout répandue, nous les fait connaître, et incline nos âmes à identifier les premières aux vertus, les secondes aux vices. Or, croire que ces distinctions sont de pure convention et non fondées en nature, c'est de la folie. (Des lois)
-
Le droit naturel découle de la nature de l’âme humaine
Pour Cicéron,
« c’est de la loi qu’il faut partir pour parler du droit. » Mais la loi qui fonde le droit est la « loi suprême » qui vient de ce que « la nature a mis en nous le sentiment de justice. » La loi n’est pas autre chose que « la droite raison considérée dans ses injonctions et ses interdictions. » L’exigence d’un ordre juridique découle de la nature humaine : « la vérité et la simplicité sans mélange sont ce qui convient le mieux à la nature humaine. » Mais « à ce désir de voir la vérité se joint la passion de dominer ; une âme bien faite ne veut, par sa nature, obéir à personne, sinon au maître qui l’instruit ou à celui qui exerce dans l’intérêt général un commandement légal et juste. »
Avant la loi positive, il y a une loi qui en assure la validité et qui nous permet de reconnaître, en tous, un « commandement juste et légal. » En effet,
« c’est pour l’homme une importante propriété, due à la nature et à la raison, d’être seul à avoir conscience de ce qu’est l’ordre, de ce qui est convenable dans les actes et la parole, de ce qu’est la mesure ».
-
Le droit naturel exprime la société du genre humain
Pour Cicéron, l’ordre et la justice sont conformes aux principes fondamentaux qu’on voit à l’œuvre dans la « société du genre humain ». Or,
« le lien de cette société, c’est la raison et le langage ; grâce à eux, on instruit et l’on enseigne, l’on communique, l’on discute, l’on juge, ce qui rapproche les hommes les uns des autres et les unit en une sorte de société naturelle ; rien ne les éloigne plus de la nature des bêtes. »
La nature propre de l’homme, qui le distingue des autres animaux, est d’user de la raison. Les points communs entre les législations expriment, dans la diversité, l’universalité de la nature raisonnable de l’homme.
-
Le droit naturel est conforme à l’ordre du monde.
La solidarité que tous les hommes doivent éprouver les uns envers les autres découle de l’ordre de la nature. Selon la doctrine stoïcienne, à laquelle Cicéron se rattache, le monde forme un tout, dont les parties sont reliées les unes aux autres.
Le monde est « gouverné par la volonté des Dieux ; il est comme la ville ou cité universelle des hommes et des dieux ; chacun de nous est une partie de ce monde ».
Donc, la connaissance de l’ordre du monde suffit pour en déduire les règles de droit, qui se comprennent d’elles-mêmes. En effet, la cité universelle à laquelle les hommes appartiennent est régie par les mêmes lois rationnelles que celles qui président à l’ordre du monde.
-
Il peut y avoir conflit entre le droit naturel et la loi des hommes (la loi positive)
Exemple: Antigone. Créon défend le droit positif (conforme aux besoins du maintien de l’État) alors qu’Antigone défend le droit nature qui exige qu’elle donne une sépulture convenable à son frère. On dit que Créon est du côté de la légalité alors qu’Antignoe exprime une révolte légitime contre la loi injuste !
Mais la règle est donnée par le droit naturel que le droit positif doit essayer d’exprimer au mieux, selon les circonstances du moment.
Cette conception du droit naturel est reprise par l’Église qui identifie nature et divin.
Le droit canon médiéval stipule :
« Le droit naturel est ce qui est contenu dans la Loi et dans l’Évangile. »
« Par sa dignité véritable, le droit naturel prévaut sur les lois, les constitutions et les coutumes. »
-
Droit naturel et droit positif dans la philosophie moderne
-
Difficulté du droit naturel antique
Si le droit découle de la loi universelle de la nature, pourquoi les droits positifs des États sont-ils si différents ? Il faut alors renvoyer ces différences à la pure contingence. Si, en outre, les hommes peuvent aussi facilement connaître leur devoir, et si de plus, comme le dit Cicéron, il n’y a pas de conflit véritable entre le bien et l’utile, comment se fait-il que les hommes ignorent si massivement leurs devoirs envers leurs frères et pourquoi faut-il imposer le respect de ce devoir par la contrainte ? Là encore l’histoire réelle est finalement ignorée et la spécificité du droit se trouve méconnue.
Il y a des exemples classiques :
-
en vertu de la nature, les hommes doivent gouverner les femmes qui ont besoin d’être protégées (elles sont naturellement plus faibles et on pour mission de porter les enfants)... mais en vertu des « droits naturels » de l’homme, les femmes sont des hommes comme les autres !
-
Ce qui était contre nature hier ne l’est plus aujourd’hui (exemple: les relations homosexuelles) et ce qui semblait quasi naturel hier (la pédérastie grecque) est devenu le comble de l’abomination.
-
Le droit de tester :
-
Naturellement, en vertu du droit du sang, l’héritage va aux enfants …
-
Naturellement, en vertu du droit de propriété, il va à ceux qui sont désignés par le testateur …
-
Naturellement, comme l’homme est un animal politique, il revient à la cité.
-
Bref, le droit naturel semble très incertain.
-
La construction rationaliste du droit positif
Le rationalisme moderne pense la nécessité de la construction du droit positif. Ce dernier n’est pas une simple application du droit naturel. Il faut délimiter ce qui ressortit au droit de nature et ce qui ressortit à l’institution sociale. Le point de départ est qu’il n’y a point de « société du genre humain ». Rousseau l’affirme dès le début de la première version du Contrat social : « Si la société générale existait ailleurs que dans les systèmes des philosophes, elle serait un Être moral » doué de qualités propres ; il y aurait une « langue universelle » et la « félicité publique » serait la source du bonheur des particuliers.
Mais Rousseau n’a pas d’illusions sur la nature humaine.
« Il est faux que dans l’état d’indépendance [quand les hommes ne sont pas liés par un état civil] la raison nous porte à concourir au bien commun par la vue de notre propre intérêt ; loin que l’intérêt particulier s’allie au bien général, ils s’excluent l’un l’autre dans l’ordre naturel des choses, et les lois sociales sont un joug que chacun veut bien imposer aux autres, mais non pas s’en charger lui-même. »
Ni la voix de la raison naturelle, ni les principes sublimes de la religion et de la morale, ne peuvent abolir cette réalité.
Le règne de la justice et du droit n’est donc pas quelque chose de naturel. Il faut, au contraire, que l’homme renonce à sa liberté naturelle, en échange de la « liberté civile » pour que l’ordre du droit puisse régir les affaires humaines.
« Ce passage de l’état de nature à l’état social produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et en donnant à ses actions des rapports moraux qu’elles n’avaient point auparavant. »
Cet état social, basé sur un principe de réciprocité, suppose que la propriété de chacun soit protégée et que personne ne soit lésé. Il garantit, pour chacun la poursuite de ses propres intérêts, mais en les soumettant à l’intérêt général.
Donc, le sens de la justice et de la soumission à l’ordre du droit ne peut naître que de l’organisation sociale, et suppose la renonciation au « droit de nature » ou à la « liberté naturelle » afin de mieux assurer sa vie et la défense de ses intérêts.
-
Nécessité des lois positives.
C’est pour cette raison que doit se développer un droit positif qui fixe ce que doit être la justice que, par leur sentiment spontané, les citoyens ne pourraient découvrir. Donc, « la loi est antérieure à la justice ». Comment cette loi « antérieure à la justice » est-elle juste ? Parce que,
« si la loi ne peut être injuste, ce n’est pas que la justice en soit la base, ce qui pourrait n’être pas toujours vrai ; mais parce qu’il est contre nature de vouloir se nuire à soi-même. »
Autrement dit, ce qui est naturel, c’est le souci de soi, la défense de ses propres intérêts qui est le mobile du « contrat social » fondateur de l’ordre politique. Dans la mesure où la loi exprime ce pacte, elle est juste, car, si ce n’était pas le cas, le pacte lui-même serait opposé à nos intérêts.
-
Le droit positif et les deux types de droit naturel
On ne peut fonder la loi sur la moralité, puisque c’est la moralité qui est fondée sur le droit positif qui, lui-même, découle de la loi fondamentale posée par le pacte social. Le droit positif, en effet, est formé des « spécifications des actions qui concourent au plus grand bien. » La loi est également la source des « actes de civilité » et de l’altruisme.
L’insertion de l’homme dans un ordre social soumis à la loi crée ainsi des habitudes qui finissent par paraître naturelles. Ainsi, la disposition à pratiquer « des actes même à notre préjudice […] qu’on nomme force ou vertu » est elle-même un produit social né de l’acceptation de la loi. Or la loi n’est acceptée que parce qu’elle procure des avantages à tous les contractants. Ainsi se développe ce que Rousseau appelle un « droit naturel raisonné », qui n’est naturel que si on reprend l’adage qui dit que l’habitude est une seconde nature. Rousseau admet, certes, qu’il y a une sorte de droit naturel antérieur au contrat social, mais ce n’est qu’un droit « très vague et souvent étouffé par l’amour de nous-mêmes. »
-
Le droit et l’État : vers le positivisme juridique
-
Le retournement du droit naturel
Rousseau renverse l’ancienne théorie du droit naturel. C’est l’acte conventionnel du contrat qui fonde le droit positif d’où découlent la moralité et le « droit naturel ». Cependant, Rousseau n’est pas positiviste. Le droit ne se suffit pas. Il n’est droit que fondé sur « la loi fondamentale et universelle du plus grand bien de tous » qui, seule, rend possible la création d’un ordre social stable. En ce sens Rousseau reste – contrairement à ce que dit Léo Strauss – rattaché au droit naturel (puisque le droit civil est toujours posé par rapport à un droit de nature (la liberté naturelle).
-
Les positivismes juridiques
Mais ce lien avec le droit naturel est réduit brisé à presque rien chez Hobbes.
Hobbes affirme le pouvoir absolu du Souverain
« Ce n’est pas la sagesse mais l’autorité qui fait le droit. »
« le droit est ce que ceux (ou celui) qui détiennent le pouvoir souverain ordonnent à leurs sujets, en proclamant en public, en paroles claires, ce qu’ils peuvent faire et ce qu’ils ne peuvent pas faire. »
Deux caractéristiques
-
Formalisme : le droit n’est pas défini par son contenu mais par sa procédure de formation.
-
Impérativisme : le droit est un commandement
Les successeurs de Hobbes vont développer tout cela à ses extrêmes conséquences.
On trouve cela nettement chez Hans Kelsen :
La théorie du droit est la théorie d’un système de normes
-
appliquées par des dispositifs de contrainte, et rien d’autre.
-
La théorie doit montrer les conditions logiques de validité des normes.
-
Critique de la pensée abstraite de la « volonté générale » chez Rousseau
-
C’est parce qu’il y a un ordre juridique que les individus ont des « autorisations de droit » ou des « habilitations ».
Nos actes sont des actes de droit ou des actes contre le droit par la signification objective qu’ils reçoivent de normes créées au moyen d’actes de droit.
-
Auto-fondation du droit
-
le droit doit être compris en lui-même, sans avoir besoin d’autre fondement
-
il est lui-même le fondement qui permet de comprendre les actions humaines.
-
Apories du positivisme et du relativisme
Le positivisme conduit au relativisme : un ordre de droit est un ordre de droit et par conséquent les ordres de droit sont incommensurables. Le cannibalisme, là où il est admis, n’est pas condamnable !On a eu la même discussion en France à propos de l’excision : les partisans de l’ethnopsychanalyse (Tobbie Nathan …) soutenaient qu’on ne pouvait pas juger une pratique qui relève d’un système de normes et de valeurs radicalement incommensurable avec notre système de normes et de valeurs (individualistes démocratiques).
On est ainsi amené à
-
soit à une position d’acceptation de l’ordre existant, quel qu’il soit.
-
Soit à estimer que le droit n’est que l’expression de la force et que le droit est toujours le « droit du plus fort » mais Rousseau nous a montré que le droit du plus fort n’est pas un droit et que cette expression n’est qu’un galimatias.
Si on ne peut pas juger le droit au nom du droit, au nom de quoi va-t-on refuser des lois manifestement inacceptables ?
Comment distinguer les lois d’un État démocratique et celles de l’État nazi, si on ne dispose pas d’une définition générale du droit à laquelle les diverses lois peuvent être rapportées ? C’est précisément ce à quoi s’est employé Carl Schmitt: défendre l’ordre juridique nazi au nom du positivisme juridique.
Les conséquences du positivisme et du relativisme s’avèrent ainsi suffisamment désastreuses pour qu’il soit nécessaire de chercher, au moins, à le dépasser, sans pour autant omettre les difficultés qu’il a le mérite de mettre en lumière. La République de Platon s’ouvre sur le dialogue de Socrate et Thrasymaque. A celui-ci, qui affirme que les lois sont faites par les plus forts pour leur propre bien, Socrate va démontrer qu’il y a une justice en soi. Peut-on sortir de cette alternative ?
-
Nécessité du droit naturel comme principe régulateur
Il y a nécessairement une idée de l’homme qui justifie la prééminence du droit. Cela s’appelle peut-être tout simplement « humanisme ».
-
Impossibilité de l’auto-fondation du droit (le baron de Muchhausen, c’est un conte !)
Le droit naturel n’est sans doute pas reconnaissable en examinant la nature (comme semble le penser Aristote). Il n’est peut-être qu’une fiction mais c’est une fiction utile.
-
Détermine les lignes d’interprétation de la loi
-
Permet de dire la justice quand la loi est muette
-
Fournit une limite à l’extension de « l’empire du droit »
Comment définir les grandes lignes de ce « droit naturel » ?
-
Naturel = tout ce qui favorise l’appetitus societatis (Grotius)
-
Le droit naturel est immuable « etsi Deus non daretur »
Bon résumé avec une chute un peu surprenante
Un beau texte clair et synthètique.
Un détail un peu surprenant..
Parler de "fiction utile", ce qui finalement réduit le droit naturel à un utilitarisme parmi d'autres.
Ce que justement, il n'est pas.