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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Lecture du capital de Marx

12e séance. La journée de travail (suite et fin)

 

Nous avons vu la dernière fois comment se produisait la survaleur absolue et comment cette question trouvait son point de concentration dans la longueur de la journée de travail.

Il y a une tendance naturelle du capitalisme à étendre la journée de travail jusqu’à sa durée maximale (24 heures !) et en même temps cette extension indéfinie de la journée de travail porte en elle-même une contradiction fondamentale : en procédant ainsi le capitaliste finit par détruire la seule source de production d’une valeur nouvelle, la force du travail vivant. En même temps, le droit du travailleur est le droit de défendre la seule richesse qu’il possède, savoir sa force de travail et donc il doit lutter pour limiter la journée de travail.

La production capitaliste qui est essentiellement production de survaleur, absorption de surtravail, produit donc avec la prolongation de la journée de travail non seulement l’amoindrissement de la force de travail humaine, privée de ses conditions normales de développement et l’activité physique et morale, mais aussi l’épuisement et la mort prématurée de cette force. Elle allonge le temps de production du travailleur pendant une période donnée en abrégeant son temps de vie. (297)

Marx en tire qu’il « semble donc dans son propre intérêt le capital soit astreint à établir une journée normale de travail » (ibid.). Marx compare ici salariat et esclavage. En achetant un esclave, le propriétaire investit un capital. Il devrait donc en prendre soin. Mais dans la mesure où « l’offre » d’esclaves est abondante, le propriétaire n’hésite pas à détruire chaque année « par la lente torture de l’excès de travail et du manque de sommeil et de repos » (cf. 298) une partie de ses esclaves. Il en va de même avec le capitaliste qui trouve toujours une abondance d’ouvriers à « louer » pour la journée (et donc cette fois sans même avancer de capital).

 

Une des conditions empiriques pour que ce système fonctionne, c’est l’existence d’une surpopulation ouvrière permanente. Mais, remarque Marx, la capacité de destruction de la puissance d’une nation dont le capital est capable s’est révélée prodigieuse. Et cette pour cette raison que la population ouvrière doit sans cesse être régénérée par du sang neuf. Marx parle de la population venant des campagnes. On pourrait analyser l’immigration et les politiques migratoires des États capitalistes et on verrait alors comment l’immigrationnisme niais des « belles âmes » s’avère comme le complément spirituel nécessaire à la constitution et à la reconstitution de cette population ouvrière surnuméraire.

Quoi qu’il en soit, le capitaliste individuel raisonne toujours à partir de son propre intérêt.

Dans toute escroquerie financière, chaque actionnaire sait que la tempête arrivera un jour, mais chacun espère qu’elle tombera sur la tête de son voisin, après que lui-même aura recueilli la pluie d’or et l’aura mise en sécurité. Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital n’a donc aucun scrupule s’agissant de la santé et de l’espérance de vie de l’ouvrier. (301)

Rapportée par le journal L’Humanité et par l’émission de France-Culture, « Les pieds sur terre » (18-12-2014), cette histoire édifiante à l’intention de ceux qui pensent que « Marx, c’est dépassé ».

Guingamp (Côtes-d’Armor), envoyée spéciale. «Les pesticides tuent », proclame un autocollant à l’arrière de sa voiture. Ses placards sont pleins de produits bio. « Et pour le ménage, on utilise du vinaigre blanc », explique-t-il dans sa maison située en pleine campagne, à Trégonneau, à une dizaine de kilomètres de Guingamp. Fils de petits agriculteurs du coin, Laurent Guillou, quarante-quatre ans, n’a rien du baba cool néorural. Mais il y a cinq ans, sa vie a basculé à cause des pesticides. Avec d’anciens collègues intoxiqués comme lui sur leur lieu de travail, il a engagé une bataille de longue haleine contre leur ancien employeur, Nutréa, filiale de la coopérative Triskalia, géant de l’agroalimentaire breton, pour lever l’omerta sur les dangers des produits pudiquement dénommés « phytosanitaires » par les industriels. Et massivement utilisés dans une Bretagne dominée par l’agriculture intensive.

Postier en retraite et responsable départemental de Solidaires dans les Côtes-dArmor, Serge Le Quéau se souvient de ce soir de l’été 2010 où il a vu arriver l’un d’entre eux à son local syndical de Saint-Brieuc : « Je mapprêtais à partir, ma femme mattendait pour la soupe, mais je ne suis rentré que quelques heures plus tard! Des fois, des salariés arrivent avec des dossiers, des valises, mais là c’était un semi-remorque », s’amuse-t-il. Après plusieurs mois à se battre seuls, Laurent Guillou et Stéphane Rouxel avaient enfin trouvé un soutien syndical. Tout avait commencé fin 2008 pour ces deux employés de l’usine Nutréa de Plouisy près de Guingamp, spécialisée dans la fabrication de granulés pour bétail. À l’époque dénommé Union coopérative de l’Argoat (UCA), le site avait été divisé artificiellement en deux entités juridiques : d’un côté Eolys, filiale gérant le stockage de céréales dans trois immenses silos à plat, grands comme des terrains de football, avec un seul employé. De l’autre, la production des aliments, avec 80 salariés environ. C’est là que travaillent les deux collègues, à la réception des céréales amenées depuis les silos. Or, en 2008, Eolys décide de changer de procédé de stockage, pour des raisons de coût. « Jusque-là, les céréales étaient refroidies par pulsion d’air dans des gaines de ventilation, c’est un procédé qui marche très bien mais qui est très gourmand en électricité, donc très onéreux, explique Laurent Guillou. Cette année-là, la direction a voulu faire des économies en coupant la ventilation. Au bout d’une semaine, les 20 000 tonnes de grains étaient couvertes de vers de farine et de charançons. C’était un tas en putréfaction. » Fin 2008, Laurent Guillou alerte sur l’état des céréales dans les silos, qui dégagent une odeur pestilentielle. « Mais ils n’ont rien fait pendant six mois », déplore l’employé. L’hiver passe et, au printemps 2009, Eolys « découvre » l’ampleur des dégâts. « Ces céréales auraient dû être considérées comme non conformes, mais le stock avait une valeur énorme. Pour régler le problème, ils ont fait asperger des pesticides sur les céréales, puis ils en ont propulsé par les gaines de ventilation », raconte le salarié. Côté production, lui et son collègue réceptionnent les céréales, sans aucune protection. Au bout d’une semaine de travail, ils commencent à ressentir des symptômes inhabituels : vomissements, saignements de nez, diarrhées, brûlures, insomnies. « Un soir après le travail, j’ai posé mon bleu de travail près du bassin chez moi. Le lendemain, mes poissons étaient tous morts, se souvient-il. C’est là que j’ai compris que c’était pas rien, comme produit. » À l’usine, il cherche alors les bidons qui ont servi à traiter les céréales, relève le nom, Nuvan Total, et découvre sur Internet qu’il s’agit d’un insecticide très dangereux, totalement interdit d’utilisation depuis juin 2007. « J’ai alerté la direction, mais les déchargements ont continué, déplore le salarié. Pourtant il y avait aussi des problèmes chez les éleveurs qui recevaient les aliments. »

Parti en arrêt maladie puis en congés, Laurent Guillou revient deux mois plus tard. Comme le stock de céréales traitées a été écoulé entre-temps, il n’a plus de problème. Mais l’hiver suivant, rebelote. Alertés par l’odeur, lui et Stéphane Rouxel se rendent au silo : « Là, stupéfaction, on aurait dit un terrain de tennis tout vert, un tas de fumier. Ils avaient encore coupé la ventilation. » Début 2010, les céréales sont de nouveau traitées avec un pesticide, pour tenter de les rendre consommables. Il s’agit cette fois de Nuvagrain, un pesticide autorisé mais toxique également. « Il y avait tellement de charançons qu’à la fabrication on refusait les céréales, qui repartaient et étaient de nouveau traitées avant de nous être ramenées aussitôt, alors qu’il aurait fallu attendre 72 heures pour diminuer les risques », déplore Laurent Guillou. Un prélèvement effectué par la direction révélera une dose de pesticides résiduels sept fois supérieure à la normale. Au-delà des réceptionnistes, de nombreux salariés du site se plaignent d’intoxication. « C’était pire qu’en 2009, même dans les bureaux, des collègues étaient touchés, raconte Laurent Guillou. On a continué à alerter le siège, mais il ny a eu aucune réaction. » La livraison de céréales dEolys sera finalement arrêtée, mais tardivement. Les deux collègues portent plainte à la gendarmerie et alertent l’inspection du travail, qui adresse un signalement au procureur sur l’intoxication des salariés. Pour les deux compères, débute la descente aux enfers. « On a été arrêté par nos médecins mais chaque fois qu’on retournait au travail, les problèmes revenaient au bout de deux ou trois heures, raconte Laurent Guillou. J’ai essayé d’autres postes de travail, dans des bâtiments éloignés mais même là les symptômes se déclenchaient. Je m’évadais par les chemins creux. » Début 2011, après une quinzaine d’arrêts de travail, ils sont déclarés inaptes par la médecine du travail de la Mutualité sociale agricole (MSA), ce qui autorise Nutréa à les licencier. Au terme de plusieurs mois d’errance médicale, ils finiront par mettre un terme sur leur pathologie : MCS pour multiple chemical sensitivity ou hypersensibilité chimique multiple, une maladie reconnue au niveau international mais largement méconnue en France. Et qui ne connaît pas d’autre traitement que l’évitement de tout contact avec les produits chimiques, une gageure dans notre environnement. « Je ne supporte aucun produit chimique, il suffit qu’une mobylette passe pour que j’aie les bronches irritées, témoigne Laurent Guillou. Dès que je vais dans un lieu public, je dois faire très attention, ça me pourrit la vie au quotidien. Quand j’ai été hospitalisé suite à une crise aiguë, j’ai dû demander à l’hôpital de ne pas utiliser des détergents dans ma chambre. »

Depuis, ils ont été rejoints dans leur combat par deux autres collègues de Nutréa, eux aussi licenciés pour inaptitude à l’été 2013. Pascal Brigant, employé dans les bureaux dans l’usine, a ressenti les premiers symptômes en 2009 : « J’avais des brûlures aux yeux, au visage, au cuir chevelu, des aphtes et un goût de sang dans la bouche, avec des insomnies et une fatigue grandissante », se souvient-il. L’année suivante, il souffre de vertiges à l’usine, de douleurs, et d’une fatigue telle qu’il craint de prendre le volant. Il sera arrêté trois ans, déclaré dépressif, avant d’être licencié puis diagnostiqué lui aussi MCS. De son côté, Claude Le Guyader, chauffeur poids lourds, souffre à partir de 2009 de troubles oculaires, maux de tête et douleurs qui le contraindront à arrêter de travailler. « Je savais que les pesticides étaient dangereux, mais je ne pensais pas que je vivais dans un milieu aussi hostile », confie-t-il aujourd’hui. Il ne supporte plus les parfums ni la moindre odeur de diesel. Les quatre sont désormais suivis à Paris par le professeur Belpomme, l’un des rares médecins à s’intéresser aux maladies dites environnementales.

« C’est la double peine pour ces salariés, qui ont été intoxiqués puis licenciés pour inaptitude, dénonce leur avocat, Me François Lafforgue. Leur vie est diminuée voire obérée car ils peuvent difficilement envisager une reconversion professionnelle, ils vont se retrouver rapidement dans une situation économique catastrophique. » Ayant pris l’affaire en mains en 2010, Serge Le Quéau, de Solidaires, contribue à lui donner un retentissement national, par la création d’un collectif de soutien avec les associations Phytovictimes, Générations futures, Attac, la Confédération paysanne. Et accompagne les quatre dans leur bataille sur le terrain juridique et médico-administratif. Le 11 septembre dernier, le tribunal des affaires de Sécurité sociale (Tass) de Saint-Brieuc a reconnu la faute inexcusable de Nutréa pour les cas de Laurent Guillou et Stéphane Rouxel, dont les intoxications avaient été reconnues en accident du travail. En s’appuyant sur un rapport rédigé par l’inspecteur du travail constatant le défaut de formation et d’information des salariés sur le risque lié aux pesticides, le tribunal a jugé que la société « devait avoir conscience du danger auquel ses salariés étaient exposés et n’a pas pris les mesures nécessaires pour les en préserver ». Nutréa n’a pas fait appel et « respecte cette décision », indique Nicolas Douillard, DRH de la société, qui se refuse à plus de commentaires. Les deux victimes ont aussi saisi les prud’hommes pour « contester leur licenciement justifié par une inaptitude liée à une intoxication fautive, explique Me Lafforgue. Ils doivent obtenir une indemnisation qui leur permettra de vivre ou survivre malgré leur maladie. » De leur côté, Claude Le Guyader et Pascal Brigant se sont vu refuser par le Tass la reconnaissance de leur MCS en maladie professionnelle, mais, petit espoir, la cour d’appel de Rennes a nommé un expert pour se pencher sur leur cas. Quant à la plainte au pénal, elle a été classée une première fois puis relancée, mais en est toujours au stade de l’enquête préliminaire.

 Revenons donc à la journée de travail. On comprend pourquoi la fixation d’une norme de la journée de travail ne procède pas d’une évaluation rationnelle par les capitalistes ou par l’État en tenant compte des intérêts collectifs et à long terme du « système », mais bien de la lutte séculaire des capitalistes et des ouvriers.

La lutte des capitalistes pour prolonger la journée de travail, la lutte des ouvriers pour en obtenir la limitation légale : tout ce que Marx appelle « lutte de classes » est là. Et il n’est pas besoin d’être un observateur très averti des questions sociales pour constater que cette lutte, si elle a obtenu des succès importants pour les travailleurs, se poursuit dans d’autres conditions mais souvent avec, du côté des capitalistes et de leurs porte-parole idéologiques les mêmes arguments. Remise en cause des limitations légales de la journée et de la semaine de travail, flexibilité des horaires, délocalisations pour trouver de la main-d'œuvre corvéable à merci parce que les gouvernements ont interdit les syndicats ou parce que les syndicats sont un rouage de l’appareil d’État : en changeant ce qui doit être changé, le chapitre VIII du livre I reste d’une étonnante actualité.[1]

Ce qu’il faut expliquer, c’est le double caractère de cette lutte autour de la question de la durée du travail, car nous sommes là au cœur de la contradiction que nous avions soulevées plus haut concernant le salariat, entre la forme d’un échange entre personnes libres et égales et le contenu, c’est-à-dire la soumission du travail au capital. C’est précisément cette contradiction qui assigne aux luttes ouvrières l’objectif d’imposer des lois, donc garanties par la puissance étatique, comme moyen de protection du travail contre le capital. De cela on peut tirer plusieurs conclusions utiles pour la suite :

-          Certes, le droit consacre la force, mais il a lui-même sa propre efficacité et cette efficacité est essentiellement protectrice et du même coup elle donne forme aux rapports de production, ce qui met à nouveau question la distinction entre l’infrastructure (économique) et la superstructure juridique qui ne serait qu’un reflet et un voile jeté sur la réalité.

-          La loi suppose l’État. À la différence des anarchistes, Marx considère que la lutte de classes, dans ces formes les plus élémentaires est déjà une lutte politique et qu’en imposant une loi de limitation de la journée de travail, les ouvriers posent déjà leur candidature à la direction de toute la société. La séparation léniniste entre la lutte revendicative (trade-unioniste, dit Lénine) et la lutte proprement politique pour le pouvoir est donc nulle et non avenue, du point de vue de la théorie marxienne. Léninistes et anarchistes commentent symétriquement la même erreur, faute de comprendre ce rapport contradictoire, à la fois juridique et non juridique, qu’est le capital.

-          La limitation de la journée de travail, ce n’est pas le partage du travail – les capitalistes en faisant travailler femmes et enfants ont depuis longtemps montré qu’ils étaient prêts à partager le travail moyennant la baisse des salaires. Ce n’est pas non plus le « droit à la paresse ». C’est la défense du droit du travailleur, c’est-à-dire de quelqu'un qui veut travailler. Bref, ce n’est pas la revendication de cet infernal paradis revendiqué, il y a quelques années par des penseurs en mal de réconciliation avec le chômage de masse.[2]

Je veux revenir encore fois sur cette question.

Le travail en général exprime la dépendance de l’homme à l’égard de la nature (la nécessité naturelle) et, en même temps, la manière particulière, spécifiquement humaine sous laquelle ce rapport est structuré. C’est encore Marx qui décrit, avec concision, cette structure : « Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. » (voir Capital, livre III, conclusion) Et si les hommes peuvent essayer de contrôler rationnellement cette spirale des besoins et de la production, et de régler, de la manière la plus économique, leurs échanges organiques avec la nature, ainsi que le dit Marx, notre « libération » à l’égard du travail ne peut pas aller au-delà. On peut et on doit diminuer le temps consacré au travail, dans la mesure où ce travail reste dicté par la nécessité et les fins extérieures. Mais c’est, en même temps, l’activité productive qui constitue le socle à partir duquel peut être pensée une liberté effective. Par conséquent, l’idée de la fin du travail telle qu’elle a beaucoup été agitée au cours des dernières, loin d’ouvrir la voie d’une libération à l’égard de l’antique malédiction, apparaît comme une sorte rationalisation a posteriori du développement du chômage, confondant la « crise » (il faudrait revenir sur ce mot employé à tort et à travers) des formes contemporaines du travail salarié avec la fin du travail en général.

Remarque additionnelle sur la question du droit

On peut très schématiquement raconter l’histoire des doctrines du droit en trois phases.

Pour les anciens, le droit vient des dieux, de Dieu ou de la nature (dont l’ordre est censé être providentiel). Les Modernes, avec la fiction de l’état de nature, font résider la source du droit dans l’accord des individus rationnels qui cherchent la maximisation de leur utilité. Le positivisme juridique fait du droit la seule norme du droit. C’est l’édifice logique de la pyramide des normes qui justifie le droit. À mon sens, il n’y a guère que trois « dissidents » qui ne rentrent pas du tout dans ce schéma : Machiavel, Spinoza et Marx. Pour eux, le droit n’est pas autre chose que la stabilisation de l’équilibre des forces sociales en présence.

-          Équilibre de la menace réciproque des grands et du peuple chez Machiavel, les grands qui veulent gouverner et le peuple qui défend sa liberté et menace les grands par les tumultes (c’est la république tumultuaire chère à Machiavel) ; 

-          « crainte de la multitude » chez Spinoza (qui reprend Machiavel dans le Traité politique), une crainte qui doit se prendre dans les deux sens, la crainte que l’autorité politique impose à la multitude, crainte que l’autorité politique éprouve face à la menace de l’indignation de la multitude ;

-          Lutte des classes chez Marx.

Le droit n’est jamais que l’expression des rapports sociaux et l’expression des rapports de forces entre les classes. On voit ici clairement le rôle idéologique que jouent les « droits de l’homme » qui précisément visent à masquer le conflit social. Les fameux « droits de l’homme », marques du progrès historique, ont été obtenus par la force (symboliquement la prise de la Bastille et les têtes des ci-devant sur des piques). Tous les droits sociaux des travailleurs ont été obtenus par la grève et par la menace révolutionnaire. Le capitalisme à l’ancienne, patrimonial, s’appuyait encore sur l’ordre, la religion, la crainte de Dieu, etc. Le capitalisme moderne est résolument « droit-de-l’hommiste » : il s’agit de pulvériser la force collective des travailleurs, réduits à des individus isolés faisant valoir leur droit naturel à se vendre aux conditions du marché. Comme le dit Marx « le premier droit de l’homme du capital n’est-il pas l’égalité devant l’exploitation » (327). Les femmes, les enfants, les hommes, tous égaux devant l’exploitation. C’est le concentré de l’idéologie « libérale-libertaire » contemporaine et de la prétendue « non-discrimination » : personne ne doit être discriminé quant à son taux d’exploitation ». Les prétendus « progressistes » d’aujourd’hui, ceux qui chassent le « réac » dans les médias, s’inscrivent dans cette tradition bien ancrée des maîtres de fabriques  du XIXe siècle. C’est au nom de ces « droits » du capital que, comme le dit Marx, « on a massacré complètement des enfants, comme on abat des bêtes à cornes dans le sud de la Russie pour leur graisse et leur peau. » (328)

La chapitre VIII relate les épisodes de cette lutte autour de la journée de travail et en particulier l’extraordinaire bataille menée par « ces Messieurs » pour s’accaparer le travail des enfants. Il rappelle au passage que les « libéraux » furent les plus enragés dans cette bataille contre la classe ouvrière. Il parle de la « lutte shylockienne » : comme Shilock, le capital veut sa livre de chair fraiche !

Passons sur les détails de cette bataille où de grandes victoires commencèrent à être remportées par les travailleurs à partir de 1860. Ce sont les transformations du mode de production dans son aspect matériel qui ont « engendrés ces débordements démesurés » (334) et ce sont encore ces transformations qui permirent d’arracher les lois de réglementation de la journée de travail. Mais ce qui reste décisif, c’est le conflit social.

L’histoire de la réglementation de la journée de travail dans certaines branches de production et la lutte menée encore aujourd’hui dans d’autres branches pour cette réglementation prouvent de façon tangible que le travailleur individuel isolé, le travail comme « libre » vendeur de sa force de travail, succombe sans résistance lorsque la production capitaliste a atteint un certain degré de maturité. La création d’une journée de travail normale est donc le résultat d’une longue et âpre guerre civile, plus ou moins larvée entre la classe capitaliste et la classe ouvrière. (335)

Les « philosophes de fabrique » (mettons aujourd’hui les noms que l’on veut …) dénonçaient alors une honte la classe ouvrière qui avait inscrit sur son drapeau « l’esclavage des lois sur les fabriques » (c’est beau comme du Gattaz ou du Macron, mais c’est la même chose) face à un capital qui luttait avec bravoure pour « la complète liberté du travail ». Ce Ure que cite Marx, est encore bien vivant (du Rebsamen à l’état pur).

Conclusion de Marx :

Pour se « protéger » du serpent de leurs tourments, les ouvriers doivent se rassembler en une seule troupe et conquérir en tant que classe une loi d’État, un obstacle social plus fort que tout qui les empêche de se vendre eux-mêmes au capital en négociant un libre contrat, et de se promettre eux et leur espèce à la mort et à l’esclavage. Le pompeux catalogue des « inaliénables droits de l’homme » sera ainsi remplacé par une modeste Magna Charta d’une journée de travail limitée par la loi « qui dira enfin clairement quand s’achève le temps que vend le travailleur et quand commence celui qui lui appartient. (338)

Examinons les « discussions » sur le travail du dimanche à la lumière de ce texte. Et l’on verra que la CFDT, qui défend l’ouverture du dimanche se situe très exactement dans la lignée de ces hypocrites adulateur des « inaliénables droits de l’homme » qui veulent garantir au travailleur isolé de se vendre à n’importe quel prix au capital.

Taux et masse de survaleur (chapitre IX)

Ici Marx introduit une distinction qui nous permettra de passer à la section suivante, celle de la production de la survaleur relative.

La masse de survaleur est définie ainsi par rapport à la masse totale du capital variable : S = (s/v) × V. Ou encore si k désigne la valeur d’une force de travail moyenne,  on a : S = (t’/t) × k × n (où t et t’ désignent respectivement le temps de travail nécessaire et le temps de travail gratis et n le nombre d’ouvriers.

On voit qu’une réduction de V peut être compensée par une augmentation du taux d’exploitation. Mais on sait qu’il y a une limitation, car jamais la force de travail journalière ne peut exprimer 24 heures de travail !

Il y a ici une contradiction entre la tendance du capital à diminuer le nombre d’ouvriers qu’il emploie et l’augmentation du degré d’exploitation.

Pour une valeur donnée et un degré d’exploitation de la force de travail de grandeur égale, les masses de valeur et de survaleur produites par différents capitaux sont directement proportionnelles aux grandeurs des composantes variables de ces capitaux, c’est-à-dire aux parties de ceux-ci converties en force de travail vivante. (343)

Or, dit Marx, cette loi semble en contradiction avec l’expérience. Le capitaliste qui emploie une plus grande masse de capital constant et une moindre masse de capital variable « ne fait pas pour autant moins de gain ». Il faut ici non pas s’accrocher aux apparences mais comprendre « la loi du phénomène ». Ce que se refuse à faire l’économie politique vulgaire, accrochée à son ignorance et faisant de celle-ci un argument.

Si on raisonne globalement, la masse de survaleur est directement liée au nombre de travailleurs employés et ici il y a une première, celle de l’accroissement de la population – limite sur laquelle Marx ne s’attarde pas trop mais qui commence à faire ses effets aujourd’hui. La transition démographique qui mène à une stabilisation de la population mondiale vers 2050, met mécaniquement un frein à cette augmentation globale du nombre de forces de travail employées et explique (partiellement) la stagnation en Europe et au Japon, même si l’augmentation massive du nombre de travailleurs caractérise les pays émergents ou les pays qui vont commencer à émerger (Afrique).

Supposons que la journée de travail se divise en 8h de travail nécessaire et 4 heures de travail gratis, pour survivre au même niveau que ses ouvriers, le capitaliste doit employer 2 ouvriers. Pour vivre deux fois mieux, il doit en employer 4. C’est pourquoi le petit patron met souvent la main à la tâche. Mais le vrai capitaliste doit pouvoir fonctionner à plein temps comme du capital personnifié. Marx note que les corporations du Moyen Âge par leurs règlements cherchaient à empêcher de force la transformation du maître de métier en capitaliste. C’est la raison de la loi Le Chapelier (1791) qui, droits de l’homme en main, a aboli les corporations. Notons encore que ce processus (transformation du maître de métier en capitaliste) est encore à l’œuvre dans l’agriculture et y rencontre des résistances. Et comme le notait Marx, ce genre de transformation requiert souvent non pas le « libre marché », mais des subsides d’État et du monopole légal. C’était le sens de la PAC, permettre à l’abri d’un régime subventionné une accumulation de capital suffisante … et quand on pense que le bon niveau est atteint pour entrer dans le capitalisme pur, on démantèle la PAC et on liquide ce qui reste de paysannerie.

Pour terminer ce chapitre, résumons les conclusions de Marx :

1)      Le capital s’est rendu maître du travail ;

2)      Le capital est devenu un rapport coercitif (déguisé en contrat, le capital est un rapport de domination, ce que résume la formule A-M-A’) ;

3)      Dans un premier temps, cette subordination se produit dans les conditions techniques existantes et se traduit par l’allongement de la journée de travail ;

4)      Le rapport du travail à ses moyens de production se transforme ; ceux-ci deviennent des moyens d’extorquer du surtravail.

Tout est prêt pour la phase suivante que nous examinerons dans la prochaine séance.   



[1] Pietro Basso dans Temps modernes, horaires antiques, éditions Page deux, 2005, démonte de manière très précise les discours optimistes sur la tendance à la long terme à la diminution du temps de travail. Aux Etats-Unis, la semaine de travail n’a pratiquement pas bougé et a même tendance à augmenter comparativement aux années 1920. Les seules baisses notables de la durée du travail concernent la France et l’Allemagne. Dans les deux cas, ce sont d’intenses luttes sociales qui ont imposé cette diminution des horaires mais le coût en matière salariale ou en matière d’intensité du travail a été très élevé pour les salariés. Last but not least, la semaine des 35 heures commence à n’être plus qu’un souvenir en Allemagne et la France suit le même chemin.

[2]              Voir Viviane Forrester, L’horreur économique, Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition et notre critique de ces thèses dans La fin du travail et la mondialisation.

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