S'identifier - Contact
 

Partagez ce site sur Facebook




Partagez ce site sur Twitter



Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Lecture du Capital de Marx (II)

Deuxième séance – 11 octobre 2013

 

(Poursuite de la lecture du §1)

Qu’est-ce que la valeur d’échange ? Là encore, il faut étudier la manière dont elle apparaît, non pas historiquement, encore que cette histoire soit du plus haut intérêt, mais logiquement. Elle ne préexiste pas à l’échange, mais le présuppose. Si l’échange est réglé par l’équation suivante : « 1 quarter de blé = a quintal de fer », il faut supposer un troisième terme qui permet de rendre commensurables des choses qui n’ont ni propriétés physiques ni unités de mesure communes. Cette réduction des valeurs d’échange à leur commune mesure est un processus d’abstraction. Il faut retenir ce terme capital. En tant que valeur d’échange, la marchandise a perdu toute valeur d’usage et par conséquent toute qualité. Ce processus d’abstraction est aussi l’abstraction du travail déterminé qui produit les valeurs d’usage.

Suivons le raisonnement de Marx :

1)       La valeur d’échange apparaît comme un rapport purement quantitatif : x March A = y March B.

2)       Mais ce rapport varie constamment suivant le temps et le lieu.

3)       Il semble donc être quelque chose de purement contingent, de relatif.

4)       Il semble donc qu’il n’y ait pas de valeur intrinsèque d’une marchandise !

Les déterminations de la valeur semblent multiples : x.A = yB ; xA = zC ; xA = t D.

La marchandise (un quintal de blé !) paraît donc avoir de multiples valeurs d’échange.

Mais on peut tirer immédiatement l’équation xA= yB= zC = tD.

Donc il y a quelque chose d’égal dans les divers membres de l’équation, quelque chose d’égal qu’expriment les quantités déterminées de nos marchandises A,B,C,D. Donc dit Marx :

La valeur d’échange ne peut être, en tout état de cause que le mode d’expression, la « forme phénoménale » d’un contenu dissociable d’elle. (41)

Là Marx a recours aux catégories métaphysiques classiques, celles notamment qu’il hérite de la philosophie classique allemande – la « forme phénoménale ». Cela a une signification précise : la forme phénoménale (la surface de l’échange, là où se rencontrent nos échangistes, manifeste une substance non visible. Il y a donc une « économie exotérique » et un fondement ésotérique l’économie. La formule n’est pas exacte, mais elle indique une piste. Les économistes après Marx lui reprocheront justement cette métaphysique de la valeur, prétextant que ce qui est objet de science est seulement ce qui est observable, c’est-à-dire l’échange entre une quantité déterminée de marchandise A et une quantité déterminée de marchandise B, tout le reste n’étant que « philosophie » !

Comment deux marchandises qui par nature semblent incommensurables peuvent-elles se rapporter l’une à l’autre ? Comment peuvent-elles entrer dans un rapport déterminé ? Marx donne une analogie : pour comparer deux triangles quelconques, on peut les ramener à leur surface (b x h/2) laquelle n’a rien à voir avec la forme de nos triangles.

De la même façon, il faut réduire les valeurs d’échange des marchandises à quelque chose de commun dont elles représentent une quantité plus ou moins grande. (42)

Qu’est-ce donc que ce quelque chose de commun ?

1)       Ce ne peut être une propriété naturelle (les propriétés naturelles ne concernent la marchandise qu’en tant que valeur d’usage)

2)       Il n’y a qu’une « chose » commune à toutes les marchandises, c’est d’être des produits du travail humain.

Ce qui n’est pas le produit du travail humain, ce qui est immédiatement à portée de tous est une richesse mais non une marchandise. Ce peut être une richesse naturelle (l’air, le climat, les paysages, l’eau – jadis !) ou une richesse sociale (les biens publics).

Mais en tant que valeur d’échange, la marchandise comme produit du travail humain a perdu aussi la particularité du travail qui l’a produite. Le quintal de blé est produit par le paysan et l’habit par les ouvriers de l’usine de confection. Mais en tant qu’ils s’échangent selon des quantités déterminées, est refoulé la sueur du laboureur aussi bien que le bruit des machines à coudre. La valeur d’usage est dans le corps des marchandises et c’est de ce corps qu’on fait abstraction maintenant : le monde de l’économie politique n’est donc pas le monde matériel des choses, de l’épaisseur du réel, c’est le monde des abstractions ; les purs esprits (la valeur d’échange séparée de son corps) y sont chez eux.

La marchandise en tant que valeur d’échange est le produit du travail humain abstrait. L’échange marchand est donc une abstraction du travail humain. Abstraction : cela veut dire qu’on lui a retiré quelque chose, ce quelque chose dont on fait abstraction justement. Ce qui dit Marx est alors très décisif :

Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n’en subsiste rien d’autre que cette même objectivité fantomatique, qu’une simple gelée de travail humain indifférencié, c’est-à-dire de dépense de force de travail humaine. (43)

En s’intéressant à la valeur d’échange, en en faisant son objet, l’économie politique s’occupe donc d’une objectivité fantomatique et réduit le travail à une « gelée », à un travail privé de vie. Marx parle encore de « cristallisation ». Ici, s’opère un passage conceptuel délicat. Dans la première forme de la marchandise se dédouble et elle apparaît comme valeur d’usage et valeur d’échange ; ensuite Marx, quand il étudie la marchandise abstraction faite de sa valeur d’usage, parle de valeur tout court. C’est bien la même chose, mais c’est une autre forme. La valeur, c’est « du travail humain abstrait objectivé ». Et une marchandise n’a de valeur qu’en tant que du travail humain est objectivé en elle.

Vient ensuite la question : comment est mesuré le quantum de valeur ? La réponse est immédiate :

Par le quantum de substance constitutive de valeur qu’elle contient, par le quantum de travail. La quantité de travail elle-même se mesure à sa durée dans le temps, et le temps de travail possède à son tour des étalons, en l’espèce de certaines fractions du temps : l’heure, la journée, etc. (43)

Cette expression, on va la détailler bientôt mais soulignons tout de suite qu’elle pose une foule de questions plus redoutables les unes que les autres. Les échanges sont bien plus anciens que le mode de production capitaliste : la loi qu’énonce ici Marx serait-elle une loi propre au fond à tout échange marchand, une loi de la valeur « transhistorique » ? Mandel, dans son Traité d’économie marxiste soutient une position de ce genre.

L'origine de l’échange se trouve donc en dehors de l'unité sociale primitive, qu'elle soit horde, clan ou tribu. En son sein règnent primitivement l'entraide et la coopération du travail, qui excluent l'échange. Le service de chacun à la communauté y est établi par l'usage ou le rite ; il varie avec l'âge, le sexe et le régime de parenté. Mais il est indépendant de la recherche d'une contre-prestation. Or, c'est précisément la contre-prestation mesurée qui constitue la caractéristique essentielle de l'échange. Cette mesure n'est pas nécessairement une mesure exacte. Elle ne peut même pas l'être au stade de l'échange simple, fortuit, occasionnel.[1]

Mandel étudie ensuite les formes simples de l’échange, troc silencieux, dons, etc. et il souligne que dès qu’existe un artisan un tant soit peu fixé on passe à une économie d’échange généralisé et cette économie est d’emblée une économie du temps de travail.

Dès qu'une division du travail plus conséquente s'établit, l'apport communautaire de chaque producteur doit être mesurable par un critère commun. Sinon, la coopération du travail tendrait à se désagréger par l’établissement de groupes favorisés et défavorisés. Cette mesure commune d'organisation ne peut être que l’économie du temps de travail.[2]

Il y aurait ainsi à la « forme valeur » une origine aussi ancienne que la division du travail. Ainsi dans la forme valeur, il y aurait quelque chose d’anhistorique, et donc d’inéliminable. Ce n’est pas pour rien qu’Ernest Mandel ne reprend pas le projet marxien d’une « critique de l’économie politique » mais propose au contraire une « économie marxiste ». Le marxisme orthodoxe et pas seulement celui du trotskiste Mandel, mais aussi celui des partis communistes défend l’idée d’une économie marxiste, c’est-à-dire partage ou prou l’idée qu’il y a quelques catégories éternelles de l’économie et que l’économie elle-même serait anhistorique (même si les formes d’organisation économique elles-mêmes sont historiques). Il y a là, semble-t-il, plus que l’indice d’une divergence radicale entre le projet marxien tel qu’il s’inscrit dans le Capital et le projet « marxiste » d’une nouvelle science économique qui serait une science positive – éventuellement applicable demain à la direction d’une économie planifiée.

Pour comprendre ce dont parle vraiment Marx avec cette affaire de la « loi de la valeur », on doit séparer l’ordre généalogique (historique) et l’ordre logique (celui de l’enchainement des catégories de l’économie politique dans le mode de production capitaliste). La forme valeur est une forme développée qui suppose déjà une division du travail et une extension du marché suffisante pour que l’on puisse parler de « travail humain identique » dans des marchandises différentes. Dans les Grundrisse (manuscrits de 1857-1858), Marx pose la question du rapport entre la libre-concurrence (l’existence d’un marché libre sur lequel s’échangent des marchandises) et le capitalisme.

La domination du capital présuppose la libre-concurrence tout comme le despotisme impérial à Rome présupposait le principe du libre «droit privé» romain. Aussi longtemps que le capital est faible, il recherche encore lui-même les béquilles des modes de production disparus ou en voie de disparition à la suite de son apparition. Dès qu'il se sent fort, il jette les béquilles et se meut suivant ses propres lois. Dès qu'il commence à se ressentir lui-même comme obstacle à son propre développement et à se savoir tel, il se réfugie dans des formes, qui, tout en semblant parachever la domination du capital en réfrénant la libre concurrence , sont en même temps les messagers de sa dissolution et la dissolution du mode de production capitaliste qui repose sur lui. Ce qui est dans la nature du capital est simplement posé hors de lui réellement, comme nécessité extérieure par la concurrence qui n'est rien que ce par quoi les capitaux en tant que pluralité s'imposent les uns aux autres ainsi qu'à eux-mêmes les déterminations immanentes du capital.[3]

Le terme de « Voraussetzung », de présupposition, doit être compris en son sens précis hégélien. Présupposer, c’est poser. Le capital dans son développement pose la libre-concurrence comme la présupposition de son propre développement puisque la libre-concurrence est la forme adéquate du procès de production capitaliste. Ce qui n’empêche pas le capital encore faible de s’appuyer sur les béquilles des anciens modes de production – historiquement la domination du capital est liée au monopole (par exemple les monopoles des compagnies qui s’occupent de commerce au loin. Quant au capital déclinant il va chercher à freiner la libre-concurrence.

Ce que Marx expose dans ce passage, dans le langage de la dialectique hégélienne, c’est, nous semble-t-il, la nécessité de ne pas confondre ordre historique et ordre logique, ordre des catégories telles qu’elles s’enchaînent dans le processus d’exposition et ordre réel de leur genèse historique. Si on se place sur le plan de l’ordre historique, pour Marx, le capital ne naît pas de la libre-concurrence entre les individus, mais c'est bien au contraire la domination du capital qui rend possible la libre concurrence. Donc la libre concurrence n'est pas une condition du capital, mais c'est bien le capital qui est une condition (Voraussetzung) du développement de la libre-concurrence. La question peut donc se poser très simplement : le mode de production capitaliste est-il né de la libre concurrence, autrement dit l'économie de marché médiévale contenait-elle en elle-même le mode de production capitaliste moderne ? À cette question, Marx répond «non» avec la plus grande clarté, à l'inverse de nombreux marxistes qui voient dans le boutiquier ou le paysan indépendant un capitaliste en puissance. Il reste que « la libre concurrence est la forme adéquate du mode de production capitaliste » et que le capital sous sa forme la plus pure s’exprime dans la libre concurrence et, par conséquent, les freins à cette dernière sont les « messagers » qui annoncent la dissolution du mode de production capitaliste. Et c’est aussi pourquoi « Le Capital » qui veut exposer le mode de production capitaliste « pur » ne commence pas par la genèse historique concrète du capital, mais par la marchandise et par l’échange qui « présuppose » la libre-concurrence.

Nous en arrivons donc un point très connu, qu’on appelle généralement « théorie de la valeur-travail » que Marx formule de plusieurs manières dans ce chapitre I. Retenons celle-ci qui reprend intégralement le texte de la Contribution de 1859 :

En tant que valeurs, toutes les marchandises ne sont que des mesures déterminées de temps de travail coagulé.

« Temps de travail coagulé » : la métaphore a son importance et une portée philosophique : le sang en tant qu’il exprime la vie n’est pas coagulé. Ce qui coagule, c’est le sang séparé de l’être vivant. Le sang qui symbolise la mort. Produite par le travail vivant, la marchandise n’est plus que du travail mort. Ce thème est repris tout au long du capital et en constitue la trame, critique et révolutionnaire.

Ce temps de travail coagulé est très variable. Il dépend de la productivité du travail : si un producteur est moins productif qu’un autre, il y a aura plus de travail coagulé dans la marchandise qu’il aura produite. Mais Marx répond à l’objection :

C’est donc la quantité de travail socialement nécessaire ou le temps de travail socialement nécessaire à la fabrication d’une valeur d’usage qui détermine la grandeur de sa valeur. La marchandise singulière ne vaut ici tout bonnement que comme échantillon moyen de son espèce. (44)

Pourquoi peut-on faire abstraction des différences entre les travaux des différents producteurs ? Marx donne une réponse qu’il faut méditer :

Mais en réalité, le travail qui constitue la substance des valeurs est du travail humain identique, dépense de la même force de travail humaine. La force de travail globale de la société qui s’expose dans les valeurs du monde des marchandises est prise ici pour une seule et même force de travail humaine, bien qu’elle soit constituée d’innombrables forces de travail individuelles. (44)

Remarque 1

Marx pense donc que la production de la valeur n’est pas un résultat individuel mais un résultat social, parce que le travail est social. Si nous échangeons les produits du travail c’est parce que le travail est divisé et la division du travail est un processus global ! Personne ne produit tout seul, chacun producteur produit avec ce que les autres ont produits. La question de la valeur et de la plus-value ne peuvent se comprendre qu’à cette échelle et non étudiant comment ça se passe au niveau de chaque entreprise, c’est-à-dire de chaque fraction du capital total.

Remarque 2

Là encore, nous voyons que pour qu’une marchandise singulière soit tenue pour un « échantillon moyen de son espèce », il faut que l’échange marchand soit généralisé et que chacun comparé la marchandise singulière aux autres marchandises de son espèce. Ceci étant posé, on voit aussi que plus la force de travail (considérée socialement) est grande et plus la grandeur de la valeur des marchandises diminue. Et c’est précisément ici que se trouve la contradiction fondamentale du capital : la richesse dans le mode de production capitaliste apparaît comme une immense collection de marchandises, mais la dynamique même du mode de production capitaliste produit une croissance continue de la productivité du travail et donc fait baisser la valeur des marchandises. Le capital pour pouvoir continuer son processus d’accumulation doit toujours plus coaguler de travail et en même temps il doit de plus en plus être « labor saving », comme disent les capitalistes d’aujourd’hui. Le capital est donc une contradiction en procès et l’ensemble de ce procès se lit dans l’analyse de la marchandise[4].

On voit aussi que la contradiction du capital n’est celle de la « sous-consommation » des masses, comme le pensent au fond l’immense majorité des « marxistes », surtout dans la version pour « marxistes militants ». Ce qui fait qu’ils réclament des augmentations de salaire au motif que cela relancerait la « croissance » économique et d’autres fariboles du même genre. Non : la marchandise est la contradiction fondamentale ! Ce qui est posé, comme possible, c’est précisément que la valeur cesse d’être la mesure de la richesse, c’est-à-dire que les produits de l’activité humaine cessent d’être des marchandises. D’où l’importance d’une théorie critique de la valeur.

En suivant les indications des théoriciens de l’école de Francfort, notamment d’Alfred Sohn-Rethel, il faudrait maintenant montrer comme l’apparition de la forme valeur correspond à la domination d’un certain nombre de catégories sociales à partir duquel la réalité peut être appréhendée. Mais c’est ce qu’on détaillera au paragraphe 4. Ce qui est clair, cependant, c’est que le matérialisme vulgaire ne trouve pas aucun espace dans cette analyse marxienne. La valeur (et avec elle, tout ce que certains marxistes à la suite de Gabriel Deville et de Paul Lafargue ont appelé « matérialisme économique de Marx ») n’est pas une chose matérielle, mais une forme qui exprime en les déguisant des rapports sociaux et une transformation radicale du producteur en travailleur dont le travail devient du travail abstrait.

Mesurons ceci pour terminer ce paragraphe : la grandeur de la valeur varie dès lors qu’augmente la force productive du travail. Quels sont les facteurs de cette force productive du travail :

-         Le degré moyen d’habileté des ouvriers ; cela renvoie à la qualification du travail.

-         Le niveau moyen de la science et de ses possibilités d’application technique directe (ici, il faudrait reprendre les passages des Grundrisse où Marx parle de la transformation de la science en « force productive directe »).

-         La combinaison sociale du procès de production – tout ce qui favorise la coopération entre les divers secteurs : transports, etc. et le degré de division du travail.

-         L’ampleur et la capacité opérative des moyens de production.

-         Des données naturelles : c’est le nettement le cas dans la production agricole !

En fonction de ces données la valeur (le temps de travail coagulé) monte ou baisse. En tout cas, on voit clairement que la course à l’augmentation de la force productive du travail tend à faire baisser la valeur des marchandises. En outre, et à l’adresse des économistes officiels qui dédaignent la théorie marxienne de la valeur comme temps de travail coagulé, la place centrale qu’occupe la productivité du travail dans les préoccupations de ceux qui dirigent la production confirme négativement cette théorie marxienne de la valeur. Évidemment, derrière les micros des médias, l’économiste officiel peut souverainement ignorer la production – ce qui se passe dans la salle des machines – mais le directeur d’usine, l’économiste pratique et non le parasite social (type Dominique Seux sur France-Inter), ne peut pas mépriser la valeur travail.

 §2 : le double caractère du travail représenté dans les marchandises

La marchandise est une chose « bifide » dit la traduction Lefebvre et alii. En allemand : « Zwieschlächtiges ». Cette traduction laisse perplexe. La traduction Roy se contentait de dire « quelque chose à double face ». Il semble que « schlächtig » indique un combat une opposition. Et c’est plutôt de ce côté qu’il faudrait chercher le bon terme : valeur d’usage et valeur d’échange s’excluent mutuellement. La traduction italienne emploie le mot « duplice » qui signifie « Che risulta da due distinte presenze spirituali o materiali » selon le dictionnaire Devoto-Oli. Qui résulte donc de deux présences distinctes spirituelles ou matérielles. 

En tout cas, ce double caractère de la marchandise renvoie au double caractère du travail en tant qu’il est producteur de marchandise. Marx insiste sur ce point :

J’ai été le premier à mettre le doigt de manière critique sur cette nature bifide du travail contenu dans la marchandise. Comme c’est autour de ce point que tourne la compréhension de l’économie politique, il convient de l’éclairer un peu plus ici.(47)

Donc, la question de la compréhension de l’économie politique tourne autour de la question de la double nature du travail, alors c’est bien que nous sommes ici au point névralgique du Capital, en tant que « critique de l’économie politique ». C’est très clair. Althusser recommande, comme on l’a déjà dit, de sauter la section I et d’y revenir après lu tout le reste parce que : « Ce cœur, c'est la théorie de la plus-value, que les prolétaires comprennent sans aucune difficulté, parce que c'est tout simplement la théorie scientifique de ce dont ils ont l'expérience quotidienne : l'exploitation de classe. » Or ce que Marx dit dans la section I, c’est que tout tourne autour de la double nature du travail ! Et ce n’est pas la même chose. Si la question centrale est celle de « l’exploitation de classe », on devrait trouver trace de cela dans le texte de Marx. Eh bien, que nenni ! L’expression « exploitation de classe » ne figure pas dans le Capital et du reste est introuvable chez Marx ; tout simplement parce qu’elle ne veut rien dire ! Il y a une exploitation du travail (et pas une exploitation de classe !) et la clé en est précisément la scission entre les deux aspects du travail en tant que producteur de marchandise.[5] Derrière toute cette affaire – il faudrait développer tout cela en revenant au contexte historique – il y a la question de la nature de l’URSS et des pays socialistes : pas de classe, pas d’exploitation de classe ! Mais si l’essentiel est ailleurs, notamment dans la section I, alors il peut y avoir aliénation du travail, scission du travail en travail concret et travail abstrait et exploitation du travail sans « classe capitaliste » formellement identifiable.

Le travail en tant qu’il produit une valeur d’usage est toujours un travail particulier, Marx dit « une espèce déterminée d’activité productive » et ce n’est sans doute pas tout à fait par hasard qu’il parle d’activité productive comme équivalent à travail. En effet, il s’agit ici du travail en tant qu’il est travail utile. « Sous cet angle, il est toujours référé à son effet d’utilité. » Et sous cet angle encore, les travaux correspondant à des valeurs d’usage différentes sont différents « qualitativement », et leurs produits ne peuvent pas se présenter face à face comme marchandises.

La diversité des travaux utiles forme la division sociale du travail. Marx précise immédiatement :

Cette division est une condition d’existence de la production marchande, bien qu’à l’inverse la production marchande ne soit pas la condition d’existence d’une division sociale du travail. (47-48)

Et Marx de citer l’exemple de la commune indienne ancienne … ou de la division du travail à l’intérieur de la fabrique, « qui n’est pas médiatisée par un échange des produits individuels que les ouvriers pratiqueraient entre eux. »[6] On retrouvera cette affaire dans le §4, dans l’analyse du fétichisme quand Marx montrera qu’il est parfaitement possible que la division du travail soit réglée de manière non marchande.

Sous cet aspect, Marx insiste :

Le travail en tant que formateur de valeurs d’usage, en tant que travail utile, est pour l’homme une condition d’existence indépendante de toutes les formes de société, une nécessité naturelle éternelle, médiation indispensable au métabolisme qui se produit entre l’homme et la nature et donc à la vie humaine. (48)

Donc le travail utile est une nécessité anhistorique.[7] Il est donc impossible d’abolir le travail en général, le travail sans plus de précision. Sur ce point, les formulations des théoriciens de la Wertkritik derrière leur radicalisme sont de la plus grande imprécision. La critique du travail dans le mode de production capitaliste, la critique du travail salarié – même pour un État patron – est nécessaire. Mais le travail en tant qu’activité productrice générale est, Marx le dit à de nombreuses reprises, conforme à la nature humaine. 

Remarques sur le travail en général

Anselm Jappe dans Les aventures de la marchandise (Denoël, 2003) écrit :

Toute notre argumentation nous pousse à mettre en discussion non seulement le « travail abstrait », mais aussi le travail en tant que tel.[8]

La formule provocatrice – inutilement provocatrice – laisse place à une analyse que je pourrais partager :

Le « travail » est lui-même un phénomène historique. Au sens strict, il n’existe que là où existent le travail abstrait et la valeur [dans la formation sociale capitaliste qui naît à partir du XIVème et XVème siècles]. Non seulement au niveau logique, mais aussi par rapport au travail, « concret » et « abstrait » sont des expressions qui renvoient l’une à l’autre et qui ne peuvent pas exister indépendamment l’une de l’autre. Il est donc très important de souligner que notre critique touche le concept de « travail » en tant que tel, pas seulement le « travail abstrait ». On ne peut pas simplement opposer entre eux le travail abstrait et le travail concret, et encore moins comme étant le « mal » et le « bien ». Le concept de travail concret est lui-même une abstraction, parce qu’on y sépare, dans l’espace et dans le temps, une certaine forme d’activité du champ entier des activités humaines : la consommation, le jeu et l’amusement, le rituel, la participation aux affaires communes, etc. Un homme de l’époque précapitaliste n’aurait jamais idée de placer au même niveau de l’être, en tant que « travail » humain, la fabrication d’un pain, l’exécution d’un morceau de musique, la direction d’une campagne militaire, la découverte d’une figure géométrique et la préparation d’un repas. 

La catégorie de travail n’est pas ontologique, mais existe seulement là où existe l’argent comme forme habituelle de médiation sociale. Mais si la définition capitaliste du travail fait abstraction de tout contenu, cela ne signifie pas que toute activité, dans le mode de production capitaliste, est considérée comme du « travail » : seulement celle qui produit de la valeur et se traduit en argent. Le travail des ménagères, par exemple, n’est pas du « travail » au sens capitaliste.[9] 

Il y a un deuxième aspect que Marx souligne dans ce paragraphe.

Les valeurs d’usage, habit, toile, etc., bref ces marchandises en tant que corps sont des combinaisons de deux éléments : matière naturelle et travail. Si l’on soustrait la somme de tous les travaux utiles divers qu’il y a dans l’habit, dans la toile, etc., il reste toujours un substrat qui est là du fait de la nature sans que l’homme intervienne. L’homme ne peut procéder dans sa production que comme la nature elle-même : il ne peut que modifier les formes des matières. Plus même. Dans ce travail de mise en forme proprement dit, il est constamment soutenu par les formes naturelles.

Le travail en tant que producteur de valeurs d’usage est donc fondamentalement du côté de ce rapport de l’homme à la nature. C’est ce qui explique le caractère anhistorique du travail, « nécessité éternelle ». Cela permet également de penser la production de la valeur d’usage non sous l’angle de l’économie politique moderne (dont l’objet « fantomatique » est la valeur), mais sous l’angle aristotélicien. Du reste, dans tout ce passage, Marx a des accents aristotéliciens : que l’activité humaine soit naturelle et ne puisse rien faire que de procéder naturellement et dans le prolongement de la nature, on trouve tout cela dans la Physique.

Marx poursuit :

Le travail n’est donc pas la source unique des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Comme le dit Petty, celle-ci a pour père le travail et pour mère, la terre.

Question fondamentale, évidemment, largement oubliée par le marxisme orthodoxe et tous ceux qui pensent que la lutte ouvrière a pour but de restituer au travailleur le produit intégral de son travail. On retrouve cela dans la Critique du programme de Gotha (1875). Ce programme soutenait que :

Le travail est la source de toute richesse et de toute culture, et comme le travail productif n'est possible que dans la société et par la société, son produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société.

  À quoi Marx répond :

Le travail n'est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d'usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n'est lui-même que l'expression d'une force naturelle, la force de travail de l'homme. Cette phrase rebattue se trouve dans tous les abécédaires, et elle n'est vraie qu'à condition de sous-entendre que le travail est antérieur, avec tous les objets et procédés qui l'accompagnent. Mais un programme socialiste ne saurait permettre à cette phraséologie bourgeoise de passer sous silence les conditions qui, seules, peuvent lui donner un sens. Et ce n'est qu'autant que l'homme, dès l'abord, agit en propriétaire à l'égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n'est que s'il la traite comme un objet lui appartenant que son travail devient la source des valeurs d'usage, partant de la richesse. Les bourgeois ont d'excellentes raisons pour attribuer au travail cette surnaturelle puissance de création : car, du fait que le travail est dans la dépendance de la nature, il s'ensuit que l'homme qui ne possède rien d'autre que sa force de travail sera forcément, en tout état de société et de civilisation, l'esclave d'autres hommes qui se seront érigés en détenteurs des conditions objectives du travail. Il ne peut travailler, et vivre par conséquent, qu'avec la permission de ces derniers.

Texte à méditer. Toute l’idéologie du mouvement ouvrier traditionnel, social-démocrate puis communiste, repose sur ce « travaillisme » dont Marx dit qu’il est le point de vue de la bourgeoisie ! Je laisse ici la suite de la réfutation du programme de Gotha, écrit sous la direction spirituelle des partisans de Ferdinand Lassalle. On voit clairement en tout cas que le « marxisme » n’a souvent été que du Lassalle badigeonné avec des termes empruntés à Marx.

 


[1] Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, UGE 10/18, tome 1, p.52

[2] E. Mandel, Op. cit. p.69

[3] Marx, Grundrisse, vol. 2 - Éditions Sociales, 1980, p.143.

[4] Il y a des formulations saisissantes de tout cela dans les Grundrisse. On y reviendra plus loin.

[5] Je laisse ici de côté la critique de la lecture althussérienne de Marx. J’en avais traité il y a bien longtemps d’un point de vue « marxiste orthodoxe », en l’occurrence trotskiste et donc largement obéré par le dogmatisme propre à cette tradition. Voir mon article : « Althusser surdétermine la révolution », La Vérité, n° 572, juin 1976 et mon mémoire de maîtrise, « Contradiction, détermination et surdétermination dans le marxisme contemporain » (Université Paris-I Sorbonne, 1977). Depuis, j’ai rectifié partiellement le jugement trop dur porté sur Althusser qui a eu le mérite de secouer le cocotier du marxisme orthodoxe et a ébranlé, à son corps défendant sans doute, l’édifice du « matérialisme historique » officiel. Voir mon article, « É necessário reler Althusser ? », Olho da Historia, 2008, n°11, Salvador, Bahia.

[6] Les méthodes de gestion et de comptabilité analytiques tendent à instituer à l’intérieur même des entreprises des pseudo-échanges marchands. Il y aurait lieu, sur ce point, de reprendre et de compléter les analyses de Marx. J’ai abordé ce point dans mon livre, Le cauchemar de Marx, chapitre 2, « Le monde est une marchandise » (Max Milo, 2009)

[7] Voir aussi sur cette question de l’anhistorique, du transhistorique et de l’historique, les deux volumes de Tony Andréani, *De la société à l’histoire, t. 1. Les concepts communs à toute société, Éditions Méridiens Klincksieck, 1989, 751 p. et *De la société à l’histoire, t. 2. Les concepts transhistoriques. Les modes de production, Éditions Méridiens Klincksieck, 1989, 595 p.

[8] Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur. Denoël, 2003, p.118

[9]  Ibid.

Commentaires

Lien croisé

Philosophie et politique - La grande dévalorisation : "tif, ce qui implique de revenir sur la nature de la monnaie. Pour ce faire, Lohoff reprend lÂ’analyse marxienne de la marchandise. Une marchandise nÂ’est pas une chose – elle nÂ’est pas une chose matérielle, un bien – mais un rapport social et, comme telle, elle est une chose « métaphysique Â» disait Marx (voir Capital, I, section I – pour une présentation, le séminaire Marx de lÂ’Université populaire d’Évreux). Donc lÂ’argent, en tant que représentant de la richesse sociale abstraite, nÂ’est pas une chose – qui serait douée de propriétés extraordinaires selon une conception purement fétichiste – ni un simple symbole de la valeur créé uniquement pour faciliter l’échange des marchandises, comme le présente l’économie vulgaire. "

 

 

BIENVENUE...

L'Université Populaire d'Evreux vous propose une conférence par mois le vendredi de

18h30 à 20h30 au

lycée Aristide Briand


ENTREE LIBRE ET GRATUITE


PROCHAINES CONFERENCES

Vendredi 22 novembre 2024, 18h30 - 20h30 :
Penser la violence avec la philosophe Hannah Arendt par Mathias Molnar, professeur de philosophie