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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Lecture du Capital de Marx (III)

Troisième séance - 29 novembre 2013

 

Passons maintenant à la production des marchandises comme valeurs d’échange. Les travaux particuliers qui produisent la toile ou l’habit sont maintenant ramenés à « une dépense de force de travail humaine ».

La valeur de la marchandise représente du travail humain tout court, une dépense de travail humain en général.

Ce « en général » pose problème. Comme ramener le travail complexe à du travail simple ? Marx donne une première formule : le travail complexe est une « potentialisation » ou une « multiplication » du travail simple, « si bien qu’un quantum moindre de travail complexe sera égal un quantum plus grand de travail simple ». Qu’est-ce qui opère cette transformation ? « La société », répond Marx.

Une marchandise aura beau être le produit du travail le plus complexe possible, sa valeur la met à parité avec un produit du travail simple ; elle ne représente donc elle-même qu’un quantum de travail simple. Quant aux différentes proportions selon lesquelles différents types de travail se trouvent ramenés à l’unité de mesure que constitue le travail simple, elles sont établies au cours d’un processus social qui se déroule dans le dos des producteurs, si bien que ceux-ci s’imaginent qu’elles ont été données par la tradition.(p.50)

Le processus social en question se nomme circulation des marchandises et division du travail. La division du travail réduit elle-même le travail complexe au travail simple – c’est ce qu’a fait à grande échelle le taylorisme et ce que poursuit le toyotisme. L’abstraction du travail est ce processus qui retire au travail particulier producteur de valeur d’usage toutes ses propriétés pour le réduire à du travail simple. Ce n’est pas par un processus purement théorique que s’effectue cette réduction, mais bien par le développement pratique du développement capitaliste. Encore une fois, l’ordre d’exposition du Capital n’est pas un ordre historique. La réduction du travail complexe au travail simple est processus qui s’effectue systématiquement quand le mode de production capitaliste est développé et domine la formation sociale dans laquelle il est inséré.

On pourra aussi remarquer que les objections traditionnelles faites à l’analyse de Marx selon lesquelles on ne peut pas savoir précisément comment calculer le « multiplicateur »  qui lie travail simple et travail complexe tombent d’emblée … quand on lit vraiment Marx et qu’on ne se contente pas de la réfuter sans l’avoir lu ou en n’ayant lu que quelques « abrégés de marxisme pour les nuls ». Il n’existe aucune loi théorique qui permettrait de dire que, par exemple, le travail d’un programmeur en informatique est 5 ou 10 fois le travail simple. Le « calcul » se fait « dans le dos des producteurs », dit Marx. On peut encore noter que les formes de la conscience et les rapports sociaux ne se conditionnent pas, mais sont bien la même chose, j’allais dire « considérée sous deux attributs différents » pour paraphraser Spinoza.

Considérée quant à sa valeur, la marchandise n’est que du temps de travail « gélifié » et les rapports de valeur correspondent aux rapports entre les temps de travail nécessaires socialement. Ceci est bien connu, c’est la « loi de la valeur-travail » ou la « loi travail de la valeur », pour prendre une expression de Jacques Bidet. Et ici, Marx semble suivre simplement la tradition de l’économie politique classique (Smith et Ricardo). Mais les choses sont un peu plus compliquées que cela. Marx souligne ce paradoxe :

On peut avoir une baisse de la grandeur de valeur de la richesse matérielle alors même que la masse de celle-ci augmente. Ces mouvements contraires proviennent du caractère bifide (zwieschlächtigen) du travail. La force productive est toujours naturellement force productive d’un travail concret et ne détermine effectivement que le niveau d’efficience d’une activité productive finalisée dans un temps donné. Le travail utile devient donc une source de produits plus ou moins généreuse, en proportion directe de la hausse ou de la baisse de sa force productive. En revanche un changement dans la force productive n’affecte pas en lui-même le travail exprimé dans la valeur. (p.52)

Le caractère « bifide » (ou à « double tranchant » comme le proposent certains collègues germanistes) du travail oppose le travail utile (particulier, concret, finalisé) au travail « abstraitement humain » producteur de valeur. Ces deux aspects s’opposent puisque précisément l’augmentation de la force productive concrète peut entraîner la baisse de la valeur. Cette possibilité renferme à la fois celle des crises et celle du renversement du mode de production capitaliste. On a une analyse qui renvoie à celle-ci, sous une autre forme, aussi brillante qu’ambiguë, dans les Grundrisse.

Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d'être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d'être sa mesure et, par suite, la valeur d'échange d'être la mesure de la valeur d'usage. Le surtravail de la masse a cessé d'être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d'être la condition du développe­ment des pouvoirs universels du cerveau humain. Cela signifie l'écrou­lement de la production reposant sur la des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour eux tous. Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu'il s'efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d'un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. C'est pourquoi il diminue le temps de travail sous la forme du travail nécessaire pour l'augmenter sous la forme du travail superflu ; et pose donc dans une mesure croissante le travail superflu comme condition — question de vie et de mort — pour le travail nécessaire. D'un côté donc, il donne vie à toutes les puissances de la science et de la nature, comme à celles de la combinaison et de la communication sociales pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui y est affecté. De l'autre côté, il veut mesurer au temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créée. Les forces productives et les relations sociales — les unes et les autres étant deux côtés différents du développement de l'individu social — n'apparaissent au capital que comme des moyens, et ne sont pour lui que des moyens de produire à partir de la base bornée qui est la sienne. Mais en fait** elles sont les conditions matérielles pour faire sauter cette base. « Une nation est véritablement riche si, au lieu de 12 heures, on en travaille 6. La richesse n'est pas le commandement exercé sur du temps de surtravail » (richesse réelle), « mais le temps disponible, en plus du temps nécessité dans la production immédiate, pour chaque individu et la société tout entière. » [« The Source and Remedy », etc., 1821, p. 61][1]

On remarque aussi que la contradiction fondamentale du capitalisme n’est pas celle qui oppose les ouvriers de plus en plus pauvres aux capitalistes de plus en plus riches en vue du partage de la galette ! La contradiction gît dans la forme marchandise elle-même, dans le caractère « bifide » des produits du travail humain dans les sociétés où règne le mode de production capitaliste. Et à cela qu’il faut revenir si l’on veut comprendre quelque chose aux développements du capital aujourd’hui.

§3 : la forme-valeur ou la valeur d’échange
La forme valeur simple, singulière ou contingente

Nous arrivons maintenant au noyau dur de ce premier chapitre : le développement de la forme-valeur, développement essentiel du point de vue théorique, car :

L’échange du travail vivant contre du travail objectivé, c’est-à-dire la position du travail social sous la forme de l’opposition entre capital et travail salarié – est le dernier développement du rapport de valeur et de la production reposant sur la valeur.[2]

Il s’agit ici de suivre la genèse de la forme-valeur universelle des marchandises, l’argent. Cette forme est contenue dans le rapport de valeur des marchandises sous sa forme la plus simple et la plus inapparente. Il faut ici dire quelques mots du vocabulaire. Marx emploie les termes Wertform et Geldform, traduits par « forme-valeur » dans l’édition de J-P. Lefebvre. La traduction Lefebvre traduit « Gestalt » par « figure ».  La forme n’est pas l’apparence – en dépit de ce que laisse parfois entendre J-L.C. dans le Dictionnaire critique du marxisme. Elle n’est ce qui apparaît extérieurement, et éventuellement de manière trompeuse pour s’opposer au contenu. Dans la tradition d’Aristote et Hegel, Marx pense la Forme comme ce qui manifeste l’essence. « À la forme appartient en somme tout déterminé » dit Hegel[3]. Après avoir montré qu’il existe un rapport dialectique entre l’essence et la forme, dans le processus de la réflexion, Hegel conclut « La forme est le tout achevé de la réflexion ».

Ces précautions étant posées, voyons comme se déploie le mouvement de la forme-valeur. Elle commence sous sa forme la simple, « singulière et contingente » :

X marchandise A = y marchandise B
X marchandise A vaut y marchandise B
Les deux pôles de l’expression de valeur : forme-valeur relative et forme équivalent

En cette forme simple, nous dit Marx, réside le secret de toute valeur. On pourrait se contenter d’y voir l’échange comme troc. Mais Marx refuse cette façon simpliste de voir.  Comme Hegel, dans l’identité, il voit le développement, c’est-à-dire la non-identité. En effet, les deux marchandises jouent ici deux rôles différents. La marchandise A se mesure dans la marchandise B. la marchandise A est sous la forme-valeur relative et la marchandise B sous le forme-équivalent.

Tout ce passage est de la logique pure – c’est-à-dire la « Grande Logique » de Hegel et en particulier la « Doctrine de la mesure » (in La doctrine de l’être). La fonction qu’occupe la marchandise découle de sa place dans l’expression de la valeur.

Ici Marx commence une importante distinction entre valeur et force de travail. Soit par exemple 20 mètres de toile = 1 habit. Résumons :

La forme-valeur relative

-          Les marchandises sont du travail humain gélifié (ou coagulé : Marx emploie indifféremment les deux expressions) et c’est en cela qu’elles sont des valeurs. Mais la forme-valeur n’apparaît que lorsque l’une peut être mesurée par l’autre. Les 20 mètres de toile ont une valeur puisqu’ils peuvent se mesurer dans l’habit.

-          La force de travail humain à l’état fluide forme de la valeur, mais elle n’est pas elle-même de la valeur. Il lui pour cela être objectivée. C’est donc bien dans ce processus d’objectivation de la valeur que réside l’essentiel. La toile est un produit de la « force de travail à l’état fluide », mais pour qu’elle ait une valeur il faut « geler » cette force fluide. C’est précisément ce que fait le processus d’objectivation.

-          La marchandise valeur d’usage est le corps de la marchandise. Mais c’est la valeur « intérieure » de cette marchandise qui est l’essentiel. Mais il lui faut ce corps – pour se présenter, elle a besoin d’un habit !

Ainsi donc dans le rapport de valeur où l’habit constitue l’équivalent de la toile, la forme habit est prise comme forme-valeur. La valeur de la marchandise toile est donc exprimée dans le corps de la valeur habit : la valeur d’une marchandise est exprimée dans la valeur d’usage de l’autre. En tant que valeur d’usage, la toile est une chose différente – du point de vue sensible – de l’habit, en tant que valeur, elle est « pareille à l’habit ». Elle acquiert une forme valeur différente de sa forme naturelle, tout comme la nature bêlante du chrétien se manifeste dans son égalité avec l’Agneau divin. (p.59)

Les choses en tant que valeur nous livrent leur secret dit Marx, mais dans la seule langue qu’elles parlent couramment, la langue des marchandises. On est donc entré ici de plain-pied dans le monde à l’envers de la marchandise, le monde où la force vivante du travail est coagulée et où les choses parlent ! On voit du même coup que « l’idéologie » n’est pas une « superstructure » qui s’élèverait au-dessus du monde de l’économie comme l’enseignait le marxisme, mais bien au contraire que l’idéologie et l’économie sont la même chose[4].

La forme-équivalent

Une marchandise peut servir d’équivalent à une autre. Et pour mesurer la grandeur de valeur, il faut toujours qu’une marchandise serve d’équivalent – l’équivalence étant réglée par le quantum de travail humain abstrait contenu dans chacune des marchandises. C’est ici que Marx revient à Aristote (« le grand savant qui analysa le premier la forme valeur ») et notamment à L’éthique à Nicomaque. Je donne ici dans la version Bodei le passage auquel Marx se réfère et dans lequel Aristote montre que l’égalisation doit précéder l’échange, mais il doit constater qu’on ne peut pas rendre commensurable les choses si différentes (les valeurs d’usage) :

Tout en effet peut se mesurer en monnaie ; si une maison correspond à A, dix mines à B et un lit à C, A est la moitié de B si une maison est évaluée à cinq mines, autrement dit il est égal à cinq mines, tandis que le lit, c’est-à-dire la dixième partie de B. on voit pourtant combien il faut de lits pour égaler une maison, c’est-à-dire cinq. Or de toute évidence, c’est ainsi que l’échange s’opérait avant l’existence de la monnaie, car il n’y a aucune différence entre échanger cinq lits contre une maison et offrir pour elle le prix de cinq lits. (1133b)

Où Aristote bloque, c’est quand il s’agit de comprendre cette mise en équation. Les marchandises sont si différentes que la commensurabilité ne peut résulter que d’un expédient pratique parce qu’il lui manque le concept de valeur.

L’ensemble de la forme-valeur simple
Marx corrige ici sa première formule.

À la lettre il est faux de dire comme nous l’avons fait au début de chapitre pour parler de manière courante que la marchandise est valeur d’usage et valeur d’échange. La marchandise est valeur d’usage ou objet d’usage et « valeur ». Elle se présente comme cette entité double qu’elle est dès lors que sa valeur possède une forme phénoménale propre distincte de sa forme naturelle, qui est la forme valeur d’échange, et elle ne possède jamais cette forme si on la considère isolément, mais uniquement dans son rapport d’échange ou de valeur avec une deuxième marchandise d’espèce différente. (p.69)

La confusion valeur/ valeur d’échange ne fait de mal à personne, dit Marx, dès lors qu’on est averti. Les mercantilistes qui veulent accumuler de valeur (monnaie) mettent l’accent sur la valeur alors que les libre-échangistes insistent sur la valeur d’échange…

Il faut retenir que la marchandise contient en elle-même l’opposition entre valeur d’usage et valeur. Mais cette contradiction découle d’une transformation plus fondamentale :

Dans tous les états de société, le produit du travail est un objet d’usage, mais il n’y a qu’une seule époque de développement historiquement déterminée, celle qui présente le travail dépensé à la production d’une chose usuelle comme sa « qualité objective », c’est-à-dire comme sa valeur, qui transforme le produit du travail en marchandise. (p.70)

Si on comprend bien ce passage, c’est seulement dans la société moderne (capitaliste) que le produit du travail est systématiquement transformé en marchandise et que la valeur d’une marchandise se ramène au temps de travail abstrait. C’est précisément pourquoi Aristote ne pouvait pas aller plus loin que les formes générales de l’échange sans en exhiber la nature. Il reste que si on admet que les Grecs sont les premiers à généraliser la monnaie, la position de Marx n’est pas sans susciter de nouvelles interrogations.[5]

Forme totale ou développée
Ici on va distinguer :
la forme valeur relative développée
La forme développée est très simple :
X marchandise A = y marchandise B = Z marchandise C = …

C’est seulement avec l’apparition de cette forme que « cette valeur apparaît elle-même véritablement comme la gélification du travail humain. » La contingence qui marquait les rapports entre échangeurs dans la forme précédente disparaît ici.

la forme équivalent particulière
Ce qui nous amène aux défauts de la forme valeur totale.
Défauts de la forme valeur totale ou développée

Ce qui marque cette forme, c’est son inachèvement : la série n’est jamais close. En renversant la récurrence contenue dans la série, on obtient la forme valeur générale.

Forme valeur générale
On peut résumer la transformation qu’analyse Marx.
Le caractère modifié de la forme-valeur

1 habit =

ý
20 mètres de toile
10 livres de thé
40 livres de café
2 onces d'or

Forme qu’il ne reste plus qu’à modifier légèrement pour avoir la monnaie.

2 onces d'or =

ý
20 mètres de toile
10 livres de thé
40 livres de café
1 habit

Ce qui est encore frappant ici, c’est l’absence de tout développement historique. Le passage des formes simples contingentes à la forme universelle, c’est-à-dire à la monnaie, suit un ordre logique strict et rien d’autre. Du pur Hegel ! Ce qui est curieux, c’est qu’Althusser, infatigable combattant de l’historicisme n’ait pas repéré là un hégélianisme particulièrement antihistoriciste.

La forme-valeur universelle qui présente les produits du travail comme de simples gélifications du travail humain indistinct, montre par sa propre structure qu’elle est l’expression sociale du monde des marchandises. Elle manifeste ainsi qu’au sein de ce monde des marchandises, c’est le caractère universellement humain qui constitue son caractère spécifiquement social. (p.77)

Ce passage peut constituer le début de ce qui va être dans le paragraphe suivant, savoir la question du fétichisme. La domination de l’argent exprime en le travestissant le caractère social du travail.

Rapport de développement entre forme-valeur relative et forme-équivalent

Marx résume ici les développements des formes étudiées jusqu’à présent. Je me contente de reprendre une note de bas de page :

Rien de cette forme d’interchangeabilité universelle immédiate ne dit effectivement qu’elle est une forme marchandise opposée, aussi indissolublement liée à la forme de l’échangeabilité non immédiate que la positivité d’un pôle magnétique l’est à la négativité de l’autre. C’est ce qui explique qu’on puisse s’imaginer pouvoir imprimer en même temps à toutes les marchandises le sceau de l’échangeabilité immédiate, comme on pourrait penser pouvoir faire papes tous les catholiques. Pour le petit-bourgeois qui voit dans la production marchande le nec plus ultra de la liberté humaine et l’indépendance individuelle, il serait naturellement très souhaitable d’être en même temps débarrassé des inconvénients liés à cette forme, notamment de la non-échangeabilité immédiate des marchandises. C’est cette utopie de philistins que dépeint le socialisme de Proudhon, sans même avoir le mérite de l’originalité, puisque, comme je l’ai montré par ailleurs (cf. Misère de la philosophie, ch.I) des gens comme Gray, Bray et d’autres avaient déjà développé les mêmes idées bien avant et bien mieux. Ce qui n’empêche pas ce genre de sapience de continuer de faire florès sous le nom de science. (p.78)

L’utopie visée ici est celle qui consisterait à vouloir supprimer l’argent sans supprimer la marchandise. C’est l’utopie proudhonienne, mais aussi celle qu’on a vue ressurgir un temps avec les SEL. Tant que la production de marchandises domine la production sociale, l’argent, forme développée de la marchandise est nécessaire et même, en suivant Simmel, on pourrait le trouver libérateur, au relativement aux formes auxquelles rêvent les proudhoniens et autres échangistes.

Passage de la forme-valeur universelle à la forme argent

L’argent est une marchandise qui fonctionne comme monnaie. L’or ne peut jouer ce rôle que parce qu’il est une marchandise, apte à faire face aux autres marchandises comme équivalent. Le rôle de l’or découle au fond de la forme-marchandise simple qui le contient en germe. La démonétisation de l’or semble aller contre cette analyse.  Mais cette démonétisation est extrêmement limitée. Quand la crise menace le système financier, comme on l’a vu en 2008-2009, le cours de l’or a flambé à cause des achats des banques centrales.

§4 : le caractère fétiche de la marchandise et son secret

Nous arrivons enfin noyau dur de l’analyse marxienne. Marx soulève directement la question :

À première vue, une marchandise semble une chose tout ordinaire qui se comprend d’elle-même. On constate en l’analysant que c’est une chose très embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques. Tant qu’elle est valeur d’usage, elle ne comporte rien de mystérieux, soit que je la considère du point de vue des propriétés par où elle satisfait des besoins humains, ou du point de vue du travail humain qui la produit et qui lui confère ces propriétés. (p.81)

On prend effectivement les marchandises pour des choses, sans mystère. Ce sont des choses sensibles, des choses dont les propriétés sont des propriétés physiques. La marchandise est une « chose sensible ordinaire ». Cela n’est vrai que tant que la marchandise est conçue uniquement comme valeur d’usage, comme un produit de l’activité humaine produit du travail concret, particulier, qui s’inscrit dans le métabolisme de l’homme et la nature. Par contre :

Mais dès lors qu’elle entre en scène comme marchandise, elle se transforme en une chose sensible suprasensible. (ibid.)

Une chose sensible suprasensible est évidemment une contradiction dans les termes ! Enfin, pas tout à fait.  Nous connaissons de très nombreuses choses qui sont tout à la fois sensibles et suprasensibles, les signes linguistiques, les tableaux[6], les sculptures, etc., mais peut-être toutes les « choses sociales » qui doivent toujours bien, en quelque manière être des choses sensibles sans quoi elles ne pourraient pas être sociales : un langage ni sonore, ni graphique, ni tout ce qu’on veut n’est pas un langage ! Un État sans bâtiments, emblèmes, policiers, etc. n’est pas un État.

Marx parle du « caractère mystique de la marchandise ». Ce caractère mystique ne provient pas de la valeur d’usage, qui est sans mystère, ni même des conditions de sa production. À ce sujet, Marx fait remarquer que toutes les sociétés sont obligées de se poser la question du temps de travail nécessaire à telle ou telle production. Et par conséquent, cela vaudra aussi dans une société communiste qui devra économiser au maximum le temps de travail nécessaire.

Dès lors que les hommes travaillent les uns pour les autres d’une façon ou d’une autre, leur travail acquiert lui aussi une forme sociale. (p.82)

Le caractère mystique de la marchandise réside dans la forme marchandise elle-même. La formule qui condense tout cela est celle-ci :

Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses possèderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport existant en dehors d’eux, entre les objets. C’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales. (pp. 82-83)

Ce faisant, Marx sort complètement du cadre imposé de l’économie politique classique. Celle-ci part de la marchandise, de la détermination des valeurs (ou plutôt des prix) et considère que c’est là réalité première, la seule réalité objective. S’il y avait une « économie marxiste »[7], elle partirait de cette réalité objective ; or, Marx part lui de la genèse de cette réalité objective, c’est-à-dire des processus de constitution de cette objectivité dans les cerveaux des acteurs et cette objectivité est en fait le résultat d’un quiproquo !

Pour se faire comprendre, Marx use d’une analogie prise dans les sciences de la nature :

De la même façon, l’impression lumineuse d’une chose sur le nerf optique ne se donne pas comme l’excitation du nerf optique proprement dit, mais comme forme objective d’une chose à l’extérieur de l’œil. Simplement, dans la vision, il y a effectivement de la lumière qui est projetée d’une chose, l’objet extérieur, vers une autre, l’œil. C’est un rapport physique entre des choses physiques. (p.83)

Marx s’arrête là alors qu’il était effectivement sur une voie qui est celle qu’empruntera la phénoménologie : il explique tout simplement que les objets sont constitués à partir d’une opération qui donne à la conscience l’objet comme une chose extérieure, comme objet transcendant, à partir de l’activité propre de la sensibilité, c’est-à-dire de ce qui caractérise fondamentalement le sujet. Il aurait pu aller plus loin, en bon connaisseur de Hegel qu’il était. Mais on voit bien que son « C’est un rapport physique entre des choses physiques » ne peut pas être le fin mot de l’affaire. Ce qui l’intéresse, en effet, c’est autre chose, c’est la spécificité des modes sous lesquelles les choses sociales nous sont données comme telles :

 Tandis que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail n’ont rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les relations matérielles qui en résultent. C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses. (ibid.)

Autrement dit, l’analogie physiologique que propose Marx doit être abandonnée, car dans la forme-marchandise, il n’y aucun rapport entre la nature physique et la forme sous laquelle apparaît la marchandise. Dans la vision, il y a bien un rapport physique direct entre la chose et ce que le sujet perçoit comme étant l’essence de la chose. Or il n’en est rien dans le monde de l’économie. Le monde de l’économie politique est même décrit comme un monde « phantasmagorique », mais c’est cette phantasmagorie à laquelle les hommes sont assujettis quand la richesse sociale apparaît comme une immense accumulation de marchandises. Autrement dit, encore une fois, ce n’est pas une économie que propose Marx, mais bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde phantasmagorique. Et donc, l’échange marchand (et avec lui la circulation du capital) ne peuvent former une « base matérielle » pour comprendre les processus historiques, comme le croit les partisans du marxisme, à moins de considérer une phantasmagorie comme une « base matérielle », ce qui serait plutôt curieux. Il y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’es matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective.

La bonne analogie, elle doit donc être trouvée ailleurs. Et ici Marx focalise l’analyse sur « les zones nébuleuses du monde religieux ».

Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande.

(fin de la 3 séance)

Rappel : la pagination du livre I renvoie à l’édition PUF-Quadrige sous la direction de JP Lefebvre.



[1] Grundrisse (Manuscrits de 1857-1858), éditions Sociales, 1980, t.2, p.193-194

[2] Grundrisse (Manuscrits de 1857-1858), éditions Sociales, 1980, t.2, p192

[3] Hegel, Science de la logique, Doctrine de l’essence, Kimé, 2010, p.90

[4] Sans aller jusque-là, Alfred Sohn-Rethel écrit : « c’est toujours le signe d’une authentique conception matérialiste de l’histoire quand les formes de conscience et la base réelle sont considérées non pas séparément, mais dans leur interaction permanente et dans la façon dont elles se conditionnent mutuellement, c’est-à-dire de telle sorte que la structure économique d’une société peut être comprise par les formes de conscience qui lui correspondent, et réciproquement les formes de conscience par les rapports matériels qui les fondent. » (in La pensée marchandise, édition du croquant, 2010, traduit par G. Briche, p.43)

[5] Il serait ici intéressant de mener une analyse systématique des thèses de Marx en les confrontant à la pensée historique de Karl Polanyi, notamment ses Essais publiés en 2008 au Seuil (Maucourant et alii, dir.). On devrait aussi comparer avec la Philosophie de l’argent de Simmel.  

[6] Voir à ce sujet l’analyse de Husserl à partir de la gravure de Dürer, « le chevalier, la mort et le diable » au paragraphe 111 des Ideen. Voir également la lecture que Michel Henry fait de ces pages dans son livre, Voir l’invisible. Sur Kandinsky (PUF, collection « Quadrige », 2005.  

[7] Voir par exemple, le Traité d’économie marxiste d’Ernest Mandel. L’idée que Marx a construit une théorie économique exposant la vraie base matérielle de l’histoire est enracinée dans la tradition « marxiste », spécialement française, depuis le livre de Gabriel Deville, Abrégé du Capital et les conférences de Paul Lafargue sur « le matérialisme économique de Marx ».

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