On l’a vu lors de la troisième séance, le monde de l’économie est un monde fantasmagorique. Ce caractère fantasmagorique de la marchandise, Marx le nomme fétichisme (83). C'est ainsi que la première section du «Capital» apparaît comme une analyse des apparences et des formes de conscience engendrées par l'échange marchand. Au centre de cette analyse nous trouvons la théorie du fétichisme qui trouve son complément dans la théorie de la réification comme forme spécifique de l'aliénation capitaliste.
Marx organise son analyse autour du «caractère fétiche de la marchandise et son secret». Donc pour comprendre les formes que prennent les rapports sociaux, Marx propose, non de considérer la méthode traditionnelle des sciences de la nature (qui ne peut que saisir les rapports entre objets quant à leur forme physique), mais bien un autre type de science, dont l'anthropologie religieuse donne les linéaments. Le concept de fétichisme avait été proposé par Charles de Brosses entre les années 1756 et 1760 pour définir toute « forme de religion dans laquelle les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l'on divinise, ainsi transformé en choses douées d'une vertu divine ».
Quel est donc le secret de la valeur ? Ce secret est dans la transformation que subissent les rapports entre les individus ; si les produits du travail humain prennent un «caractère énigmatique» dès qu'ils se transforment en marchandise, cela provient d'une triple métamorphose :
[1] L’identité des travaux humains prend la forme matérielle de l’objectivité de valeur identique des produits du travail. [2] La mesure de la dépense de la forme de travail humaine par sa durée prend la forme de grandeur de valeur des produits du travail. [3] Enfin les rapports des producteurs dans lesquels sont pratiquées ces déterminations sociales de leurs travaux prennent la forme d’un rapport social entre les produits du travail. (82)
Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que le caractère social des travaux ne se manifeste qu’à travers l’échange : chaque producteur produit pour le marché – il produit pour satisfaire ses besoins en produisant pour satisfaire les besoins d’un autre. L’intrication de ces producteurs constitue le caractère social de la production : à travers le marché s’organise et s’articule la division du travail et l’ensemble réalise une coopération spontanée de tous les producteurs. En vendant sa ½ tonne de fer, le producteur de fer ne cherche pas autre chose que les moyens d’obtenir par exemple 10 mètres de toile et 20 livres de thé, mais en même temps, il a produit le fer nécessaire à la fabrication des machines à café et des machines à tisser la toile. Les besoins de chacun sont satisfaits par la coopération de tous.
Mais, à la différence du travail fait en famille ou de la division du travail au sein d’un atelier, cette coopération n’est pas visible puisque chacun n’entre en contact avec les autres que par l’intermédiaire des choses à échanger, ou, plus exactement par l’intermédiaire de l’équivalent général, c’est-à-dire l’argent. Si le producteur de fer rencontrait le producteur de toile et procédait au troc, le caractère fondamental de l’échange apparaîtrait tout de même. Mais dans la société moderne, où domine l’échange par l’intermédiaire de « l’argent monnayé », comme on disait à l’âge classique, ce fétiche suprême, masque radicalement la réalité des rapports sociaux.
Ainsi :
Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature ; elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre les objets. (82-83)
C’est très important de comprendre ce qui est en cause : la conscience sociale spontanée, celle de tous les acteurs, précisément en tant qu’ils sont des acteurs du processus de production et d’échange est une conscience tronquée, mutilée, une conscience qui fait apparaître comme extérieure aux individus leur propre activité. C’est donc bien une conscience aliénée. Mais encore une fois, cela ne vient pas du « bourrage de crâne » des spécialistes « bourgeois » en idéologie dominante, ce n’est parce que les chroniqueurs de la pensée unique occupent les ondes radio et télé, c’est tout simplement parce que c’est la réalité elle-même des rapports sociaux dans la société capitaliste mais aussi dans une société non capitaliste qui conserverait les rapports marchands et continuerait de se soumettre à la loi de la valeur.
Pour Marx, c’est donc par un véritable « quiproquo » que les produits du travail du travail deviennent des marchandises, c’est-à-dire des choses sensibles et suprasensibles à la fois ! Ici il faut bien comprendre l’originalité de ce que dit Marx. Que les choses ne nous apparaissent pas telles qu’elles sont, c’est une vieille affaire. Comme est une vieille affaire la nécessaire distinction entre la réalité des choses et l’effet qu’elles produisent sur nous. D’où la comparaison un peu compliquée à comprendre que Marx entreprend avec la perception des choses physiques.
De la même façon, l’impression lumineuse d’une chose sur le nerf optique ne se donne pas comme l’excitation du nerf optique proprement dit, mais comme forme objective d’une chose à l’extérieur de l’œil. Simplement, dans la vision, il y a effectivement de la lumière qui est projetée d’une chose, l’objet extérieur, vers une autre, l’œil. C’est un rapport physique entre des choses physiques. (83)
Marx commence en disant « de la même façon » mais juste après il montrera que justement ce n’est pas « de la même façon ». En effet, si je perçois quelque chose (par exemple ce livre à côté de moi), du point de vue du rapport entre les choses physiques, il n’y a bien qu’un rapport physique (le rayon lumineux et l’énergie qui excite le nerf optique. Mais évidemment aucune personne sensée ne dira « j’ai perçu une excitation de mon nerf optique » et, au contraire, toute personne sensée se contentera de dire « j’ai vu ce livre ». Il n’y a aucune difficulté à considérer comme pertinentes les deux expressions « je vois ce livre » et « mon nerf optique est excité par un rayon lumineux ». Tout lecteur de Spinoza y serait préparé ou, pour citer des philosophes plus proches de nous, tout lecteur de Davidson et de sa théorie du « monisme anomale » : il n’existe qu’une seule réalité mais susceptible de deux types de descriptions irréductibles l’une à l’autre. Mais justement ce n’est pas ce qui préoccupe Marx ici.
En effet :
Tandis que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail n’ont rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les relations matérielles qui en résultent. C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici la forme phantasmagorique d’un rapport entre choses. (83)
De cela, on peut d’abord tirer une indication générale : les « choses sociales » ne se connaissent pas de la même manière que les choses physiques ! Marx a beau dire qu’il fait dans son domaine ce que Galilée a fait en physique, il ne fait justement pas de la physique – c’est Auguste Comte qui voulait faire de la sociologie une « physique sociale ». Le résultat donc de la démarche de Marx est une analyse des formes de la conscience, presque une véritable phénoménologie de la conscience « économique ». David Little explique que :
La construction de Marx dans le Capital n'est pas un système général basé sur un petit nombre d'hypothèses ; elle n'unifie pas tous les phénomènes du capitalisme en un système déductif ; elle n'identifie pas un ensemble de «lois du mouvement» véritablement analogues aux lois de la nature ; et elle fait un usage de l'évidence empirique dans un sens assez différent de celui qui est approprié au modèle de justification hypothético-déductif. (David Little, Scientific Marx, University of Minnesota Press, 1986, p.12)
Voilà une question proprement épistémologique (comment connaître la réalité sociale?) et ontologique (quel genre d’être est la réalité sociale) qui devrait intéresser philosophes, sociologues et économistes...
Autrement dit, encore une fois, ce n’est pas une économie que propose Marx, mais bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde phantasmagorique. Et donc, l’échange marchand (et avec lui la circulation du capital) ne peut former une « base matérielle » pour comprendre les processus historiques, comme le croient les partisans du marxisme, à moins de considérer une phantasmagorie comme une « base matérielle », ce qui serait plutôt curieux. Il y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’est matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective.
La bonne analogie, elle doit donc être trouvée ailleurs. Et ici Marx focalise l’analyse sur « les zones nébuleuses du monde religieux ».
Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. (83)
C’est bien ce rapport fétichiste que naturellement adoptent les individus dès lors qu’ils deviennent des acteurs du « monde économique », c’est-à-dire du monde fantasmagorique dans lequel se déguise la production sociale des conditions de la vie. L’investisseur qui prétend « faire travailler son argent » ne se distingue en rien de l’adepte du vaudou qui pique une statuette pour faire du mal à son ennemi ! L’idolâtrie des « marques » a maintenant plus d’adeptes que les religions idolâtres traditionnelles. Il est d’ailleurs à remarquer que si la société « libertaire » type « trente glorieuses » idolâtrait les vedettes du rock ou de la pop, ou encore les coureurs cyclistes (Poulidor et Anquetil après Fausto Coppi) ou les joueurs de football (Raymond Koppa et Just Fontaine à la belle époque), il s’agissait encore d’humains auxquels on peut s’identifier. Mais désormais il s’agit de choses : quincaillerie estampillée à la pomme par exemple. Le « bling bling » lui-même est devenu autre chose que la consommation de luxe ostentatoire de jadis. Il ne s’agit pas de porter des lunettes ou une montre coûteuses que seuls les connaisseurs apprécieront à leur valeur mais bien d’avoir des raybans ou une rolex, c’est-à-dire des marchandises et non des biens d’usage comme le sont les objets de luxe dans la société traditionnelle.
Ainsi, le monde des marchandises apparaît-il bien comme un monde de choses brusquement douées de vie. Cette vie n’est pas la leur ! C’est une vie factice dont l’apparence naît des rapports sociaux de production, mais qu’il s’agit qu’un monde de fantôme, cela nous ne le voyons pas la plupart du temps, parce que dans l’activité pratique sensible de tous jours tout se passe comme si nous n’avions affaire qu’à ces fantômes : les relations sociales n’apparaissent que sous la forme de l’échange des marchandises.
C’est pourquoi les relations sociales qu’entretiennent les travaux privés apparaissent aux producteurs pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire non pas comme des rapports immédiatement sociaux sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au contraire comme rapports impersonnels entre des personnes et rapports sociaux entre des choses impersonnelles. (83-84)
L’opposition personnel/impersonnel se double de l’opposition personne/chose. Si nous rapportons ceci aux catégories du marxisme standard (base/superstructure ou réalité matérielle/idéologie) nous voyons que la « base », ce sont les rapports immédiats entre personnes (le procès de travail) et que la superstructure (l’apparence), ce sont les rapports « impersonnels » de la valeur. Autrement dit, la base, c’est ce qui personnel et la superstructure, c’est ce qui est objectivé, c’est-à-dire le monde de l’économie.
L’opposition personnel/impersonnel recoupe la scission qui apparaît avec la généralisation de la marchandise entre « l’objectivité de valeur » et « l’objectivité d’usage » des marchandises.
Cette scission du produit du travail en chose utile et chose de valeur ne s’effectue que dans la pratique, une fois que l’échange a acquis une importance et une extension suffisantes pour que les choses utiles soient produites en vue de l’échange et que le caractère de valeur des choses soit déjà pris en considération dès leur production même. (84)
Cette scission n’est pas propre à tout échange, mais seulement à l’échange marchand quand il est généralisé. Ce qu’analyse Marx, c’est donc bien la société bourgeoise développée et non l’échange social en général, et non les robinsonnades dont les économistes sont si friands. L’égalité des valeurs, dit encore Marx, est le résultat d’une abstraction qui rend égales des choses inégales en elles-mêmes.
Comment tout cela se traduit-il dans la conscience des individus ? C’est précisément cela qui intéresse tout particulièrement Marx. Le « cerveau des producteurs » – c’est-à-dire le processus de prise de conscience du réel – reflète ce « double caractère social des travaux privés » mais seulement « sous les formes qui apparaissent pratiquement dans le trafic, dans l’échange des produits » (85). Autrement dit, la conscience spontanée des individus est ce qui émerge directement du processus de formation de la valeur. Ainsi le cerveau « reflète le caractère social d’égalité de ces travaux divers sous la forme du caractère de valeur qui est commun à ces choses matériellement différentes que sont les produits du travail » (84).
L’économie politique est donc une apparence que les individus prennent pour la réalité non parce qu’ils seraient trop peu intelligents, ou parce qu’ils seraient « intoxiqués » par l’idéologie, mais bien comme résultat d’un processus naturel. On pourrait ici faire une comparaison intéressante entre la manière dont Spinoza pose la question de la genèse de l’illusion finaliste (dans l’appendice de la partie I de l’Éthique) et la manière dont Marx reconstruit la genèse de ce qu’il faut bien appeler la fantasmagorie économique.
C’est en posant dans l’échange leurs divers produits comme égaux à titre de valeurs qu’ils [les hommes] qu’ils posent leurs travaux différents comme égaux entre eux à titre de travail humain. Ils ne le savent pas, mais ils le font pratiquement. La valeur ne porte donc pas écrit sur son front ce qu’elle est. La valeur transforme au contraire tout produit du travail en hiéroglyphe social. (85)
La découverte – tardive, celle qu’Aristote ne pouvait faire – de l’énigme posée par ce hiéroglyphe social (« que les produits du travail dans la mesure où ils sont des valeurs, ne font qu’exprimer sous forme de choses un travail humain dépensé à produire ») ne peut supprimer l’apparence d’objet qu’ont les caractères sociaux du travail. Autrement dit,
aussi bien après qu’avant cette découverte, il apparaît à des gens qui sont prisonniers des rapports de production marchands comme quelque chose d’indépassable, exactement comme la décomposition scientifique de l’air en ses éléments n’a pas empêché la forme de subsister comme forme d’un corps physique. (85)
De même que la rotation de la Terre n’a aucune espèce d’importance pour qui veut établir son itinéraire routier, de même pratiquement, pour les agents, c’est-à-dire les producteurs échangistes, la genèse de la valeur n’a aucun intérêt. Pratiquement, donc, la forme-marchandise continue tout naturellement d’être la réalité objective pour les agents opérant sur le marché. Autrement dit, et c’est fondamental, cette conscience reposant sur l’inversion de la réalité (la transformation des activités productrices des hommes en choses marchandises) n’est pas une conscience illusoire que le coup de baguette magique de la critique suffirait à dissiper.
En découvrant ce secret, on lève l’apparence d’une forme aléatoire des grandeurs de valeur des produits du travail, mais on ne supprime nullement leur forme de choses.
Vient ensuite un passage souvent cité :
La réflexion sur les formes de l’existence humaine, et donc, tout aussi, l’analyse scientifique de ces formes emprunte de toute façon une voie opposée à celle de leur développement réel. Elle commence post festum et, du coup, part des résultats achevés du processus de développement. Les formes qui impriment aux produits du travail le cachet de la marchandise, et que la circulation marchande présuppose donc, possèdent déjà la stabilité de formes naturelles de la vie sociale, avant même que les hommes cherchent à en rendre compte, non pas quant à leur caractère historique puisque ces formes passent au contraire déjà pour immuables à leurs yeux, mais quant à leur contenu. Aussi, c'est seulement l'analyse des prix des marchandises qui a conduit à la détermination de la grandeur de valeur, c'est seulement l'expression monétaire commune des marchandises qui a conduit à fixer leur caractère de valeur. Mais c'est précisément cette forme achevée du monde des marchandises — la forme-monnaie — qui occulte sous une espèce matérielle, au lieu de les révéler, le caractère social des travaux privés et donc les rapports sociaux des travailleurs privés. Quand je dis qu'un habit, des bottes, etc. se réfèrent à la toile comme incarnation générale de travail humain abstrait, le caractère délirant de cette expression saute aux yeux. Mais quand les producteurs de l'habit, des bottes, etc. réfèrent ces marchandises à la toile — ou à de l'or et de l'argent, ce qui ne change rien à l'affaire — comme équivalent universel, la relation de leurs travaux privés au travail social global leur apparaît exactement sous cette forme délirante. (86-87)
Le processus que suit la connaissance commence par les formes achevées et ne suit pas donc par l’ordre historique – de ce point de vue, il y aurait beaucoup à dire sur la manière historiciste dont Mandel, par exemple, analyse la marchandise dans le premier volume de son livre de son Traité d’économie marxiste. Mais cette forme achevée – la forme-monnaie – qui occulte le caractère social des travaux privés. La réalité apparaît donc sous une forme « délirante ». C’est bien ce « délire » qui atteint ses sommets dans un monde entièrement dominé par le capital financier. Du même coup, on peut comprendre que la « science économique » qui précisément s’en tient à ces formes délirantes est elle-même une science délirante. Mais ce délire a une raison : il découle de la manière même dont s’est constituée la forme-marchandise.
C'est précisément ce genre de formes qui constituent les catégories de l'économie bourgeoise. Ce sont des formes de pensée qui ont une validité sociale, et donc une objectivité, pour les rapports de production de ce mode de production social historiquement déterminé qu'est la production marchande. Si donc nous nous en échappons vers d'autres formes de production, nous verrons disparaître instantanément tout le mysticisme du monde de la marchandise, tous les sortilèges qui voilent d'une brume fantomatique les produits du travail accompli sur la base de la production marchande.
Les formes (« délirantes ») ont donc une certaine validité sociale et une certaine objectivité. Mais le « délire » vient de ce qu’on tient pour naturel et pour la réalité elle-même des formes sociales historiquement déterminées. Pour sortir de cette « brume fantomatique », Marx propose donc d’envisager les autres formes de production et ce coup de projecteur permet de dissiper la brume. Prenant les économistes au mot, il propose d’abord une robinsonnade, puis examine le système féodal et les sociétés agro-patriarcales, pour montrer dans tous les cas comment le caractère social des travaux individuels est immédiatement présent, de manière transparente dans le produit du travail. Mais c’est surtout le passage suivant qui doit retenir l’intérêt puisque Marx y expose rien moins que la société communiste, définie comme « association d’hommes libres ».
Représentons-nous enfin, pour changer, une association d'hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale. Toutes les déterminations du travail de Robinson se répètent ici, mais de manière sociale et non plus individuelle. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel exclusif, et donc immédiatement pour lui des objets d'usage. Le produit global de l'association est un produit social. Une partie de ce produit ressert comme moyen de production. Elle demeure sociale. Mais une autre partie est consommée comme moyen de subsistance par les membres de l'association. Elle doit être partagée entre eux. Ce partage se fera selon une modalité qui change avec chaque modalité particulière de l'organisme de production sociale lui-même, et avec le niveau de développement historique correspondant atteint par les producteurs. Supposons, simplement pour établir le parallèle avec la production marchande, que la part de moyens de subsistance qui revient à chaque producteur soit déterminée par son temps de travail. Le temps de travail jouerait alors un rôle double. D'un côté, sa répartition socialement planifiée règle la juste proportion des diverses fonctions de travail sur les différents besoins. D'autre part, le temps de travail sert en même temps à mesurer la participation individuelle du producteur au travail commun, et aussi, par voie de conséquence, à la part individuellement consommable du produit commun. Les relations sociales existant entre les hommes et leurs travaux, entre les hommes et les produits de leurs travaux, demeurent ici d'une simplicité transparente tant dans la production que dans la distribution. (90)
Il y a bien toujours une comptabilité du temps de travail et, si les modalités peuvent varier, le temps de travail continue de jouer un rôle comme clé de la répartition des richesses. Mais au lieu d’être soumis à la puissance aveugle de leurs échanges, les hommes peuvent rationnellement maîtriser leur production, leurs rapports entre eux et leurs rapports avec la nature (voir sur ce point mon commentaire de la « conclusion » du livre III du Capital).
Je termine cette lecture par le passage consacré à la religion.
Pour une société de producteurs de marchandises dont le rapport de production social général consiste à se rapporter à leurs produits comme à des marchandises, et donc à des valeurs, et à référer leurs travaux privés les uns aux autres sous cette forme impersonnelle de choses comme autant de travail humain semblable, le christianisme avec son culte de l'homme abstrait, notamment dans son développement bourgeois, dans le protestantisme, le déisme, etc., est la forme de religion la plus appropriée. (90-91)
On pourrait croire qu’il s’agit ici de la bonne vieille théorie de l’infrastructure déterminant la superstructure ou encore de la formule raccourcie, « la religion est l’opium du peuple ». Mais rien de tout ça. Que la position de Marx sur la religion comme opium du peuple ne soit pas sa position, suffisamment de choses ont été écrites à ce sujet à commencer par la remarque du caractère tronqué de la citation. En tout cas, ici, la religion est pensée non comme un moyen fonctionnel[1] d’opprimer les classes dominées, mais comme le « reflet religieux » du monde réel (cf. infra). Mais la religion est donc aussi une pensée du monde réel, elle exprime sur son propre plan la perception que les acteurs se font de leurs propres relations sociales. Si le christianisme, « notamment dans son développement bourgeois », est « la religion la plus appropriée » à une société de producteurs de marchandises, c’est parce que son abstraction reflète adéquatement le monde « mystique » des marchandises. Le rapport entre ce « reflet » et la réalité est complexe, puisque ce reflet est le reflet d’un renversement qui s’opère sur le terrain des rapports de production eux-mêmes. Il y a aussi ici un rapprochement évident à faire avec Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Très critiqué, notamment par les historiens, Weber montre que les formes nouvelles de la conscience religieuse, notamment ce qu’il appelle « ascèse intramondaine » crée le terrain du développement d’une éthique propre au capitalisme. Les deux positions, celle de Marx et celle de Weber, sont loin d’être contradictoires et une synthèse dialectique peut en être tirée, si l’on veut admettre que les formes de conscience et la réalité de l’être social sont en interaction, agissent l’une sur l’autre. À bien des égards l’analyse de Weber va beaucoup plus loin que les quelques lignes de Marx – ce qui est normal, car le propos de Marx n’était pas de faire la genèse des développements bourgeois du christianisme.
La suite du texte éclaire, par la référence aux sociétés traditionnelles, ce rapport entre la réalité sociale et ses reflets religieux. On y trouve non des explications définitives, mais un véritable programme de travail qui, à ma connaissance, n’a jamais été véritablement mené.
Dans les modes de production de l'Asie ancienne, de l'Antiquité, etc., la transformation du produit en marchandise, et donc l'existence des hommes comme producteurs de marchandises, joue un rôle subalterne qui gagne cependant en importance à mesure que les communautés entrent dans leur stade de déclin. Il n'existe de peuples commerçants à proprement parler que dans les intermondes de l'univers antique, comme les dieux d'Épicure, ou comme les Juifs dans les pores de la société polonaise. Ces anciens organismes sociaux de production sont extraordinairement plus simples et plus transparents que l'organisme bourgeois, mais ils reposent soit sur l'immaturité de l'homme individuel qui ne s'est pas encore détaché du cordon ombilical des liens génériques naturels qu'il a avec les autres, soit sur des rapports immédiats de domination et de servitude. Ils ont pour condition un bas niveau de développement des forces productives du travail auquel correspond l'inhibition des rapports humains dans le procès matériel de reproduction de leur existence, donc dans leurs rapports entre eux et à l'égard de la nature. Cette inhibition réelle se reflète idéellement dans les vieilles religions de la nature et les religions populaires. (91)
La religion n’est donc pas une simple fantasmagorie – et, en tout cas, elle n’est pas plus fantasmagorique que l’économie politique. Les formes de la vie religieuse exposent à leur manière ce qu’il en est de la vie réelle. Théologie et économie ont plus de points communs qu’il ne pourrait le sembler. Mais après tout, les Américains à leur manière franche le disent : « In God we trust » est la devise qui figure sur le billet d’un dollar !
La fin du passage démontre l’absurdité de la lutte antireligieuse :
Le reflet religieux du monde réel ne peut disparaître de manière générale qu'une fois que les rapports de la vie pratique des travaux et des jours représentent pour les hommes, de manière quotidienne et transparente, des relations rationnelles entre eux et avec la nature.
La configuration du procès social d'existence, c'est-à-dire du procès de production matérielle, ne se débarrasse de son nébuleux voile mystique, qu'une fois qu'elle est là comme produit d'hommes qui se sont librement mis en société, sous leur propre contrôle conscient et selon leur plan délibéré. Mais cela requiert pour la société une autre base matérielle, c'est- à-dire toute une série de conditions matérielles d'existence qui sont elles-mêmes à leur tour le produit naturel d'un long et douloureux développement historique. (91)
Si on comprend en effet le « reflet religieux » comme une forme de conscience sociale, si on comprend que l’énigme de la théologie réside dans les rapports que les hommes nouent entre eux, on voit combien il est impossible de prétendre déciller les humains, les sortir du monde halluciné de la marchandise par la propagande ou le redressement des consciences, toutes âneries dont les marxistes ont été si souvent coutumiers. Là est tout entier le matérialisme de Marx et l’on voit combien il s’oppose radicalement au matérialisme traditionnel. On peut même dire que le matérialisme traditionnel, si prégnant notamment dans la tradition française, a été un obstacle à la compréhension de Marx.
On comprend également le caractère fondamental de l’analyse de la marchandise qui se présente donc la clé de tout le Capital, dont on oublie souvent qu’il est une « critique de l’économie politique », critique dans le sens courant, mais aussi au sens kantien : quelles sont les conditions de légitimité de l’économie politique ? Il faudrait aller plus loin, notamment dans la voie empruntée par Alfred Sohn-Rethel[2] qui essaie de comprendre la genèse sociale des catégories de la pensée – Sohn-Rethel donne des importants aperçus sur la genèse de la conception moderne de la science qui, par son abstraction, ne pouvait démarrer que sur la base de « l’abstraction marchandise ». Et ici Marx ne pouvait pas sauter par-dessus son siècle et demeurait très souvent prisonnier de la conception des sciences de la nature de son époque que personne ne remettait sérieusement en cause.
Il faudrait maintenant montrer la fertilité des intuitions de Marx puisque ce qu’il analyse dans la forme développée du mode de production capitaliste de son époque trouve son épanouissement à notre époque entièrement placée sous la domination de ce fétiche absolu qu’est l’argent.
Remarques finales sur le matérialisme de Marx
Pour compléter cet aperçu, quatre extraits de ma thèse sur « la théorie de la connaissance chez Marx », soutenue en 1995[3].
1. Il s'agit bien pour Marx de retrouver la réalité fondamentale, celle qui fonde toute réalité ; or cette réalité est la vie subjective des individus. En effet, le «savoir réel» marxien rejette le matérialisme ancien dont le principal défaut est « que la chose concrète, le réel, le sensible n'y est saisi que sous la forme de l'objet ou de l'intuition, mais non comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement. » (1ère thèse sur Feuerbach).
2. Marx se dit matérialiste, mais son matérialisme n'est pas un matérialisme dogmatique, ni une tentative de ramener toutes les formes de la vie biologique ou spirituelle à la matière. La transformation de la pensée de Marx en un matérialisme «métaphysique», en un matérialisme qui n'est en réalité qu'un idéalisme inversé ou un idéalisme de la matière, est postérieure à Marx et trouve son origine dans d’autres sources que les textes de Marx – l'histoire des origines idéologiques des divers courants socialistes du XIXe siècle nous donne des explications suffisantes et il n'est pas besoin d'aller chercher dans le texte marxien quelque ambiguïté ou quelque erreur cachée qui expliquerait la suite. L’influence de l’école de Lassalle en Allemagne, l’héritage des Lumières en France et le poids qu’a eu la mémoire de la Révolution de 1789-93 sur le mouvement ouvrier, toute la multiplicité des courants constitutifs de ce vaste mouvement historique, tout cela n’a pas disparu d’un coup avec la création de la 2e Internationale dominée par les « marxistes ». C’est au contraire le « marxisme » qui s’est constitué d’abord comme un habillage superficiel de ces courants anciens qui sont ceux qui effectivement ont construit les premières organisations ouvrières ayant un tant soit peu d’influence.
3. Marx n'a pas remplacé un matérialisme physicaliste ou naturaliste par un matérialisme économique «dialectisé» par la lutte des classes. Il a bouleversé la conception traditionnelle de l'opposition entre la matière et l'esprit en plaçant au centre l'individu vivant et donc bouleversé le sens même donné traditionnellement au terme de matérialisme. Le matérialisme de Marx n'est pas un matérialisme de la matière ni un naturalisme, mais d'abord un anti-idéalisme. La problématique dans laquelle il s'inscrit n'est pas celle du primat de la matière sur l'esprit, question purement spéculative qui ne peut pas être tranchée par la spéculation, mais celle du primat de l'individu vivant sur les représentations de son propre esprit, bien que dans la vie concrète des individus ces représentations les dominent et semblent les déterminer. Ainsi la présentation classique de la philosophie marxienne comme «matérialisme dialectique», matérialiste mécaniste «huilé» à la dialectique hégélienne, est-elle sans le moindre rapport avec la problématique marxienne, telle qu'elle est posée dans les thèses sur Feuerbach et telle qu'elle se développera jusqu'aux derniers écrits. Remplacer la spéculation par un « savoir réel », ce n'est pas un dépassement hégélien de Hegel, un renversement du renversement idéaliste hégélien, mais un changement radical d’orientation, de méthode et d’objet.
4. L'économie donc ne forme pas «l'infrastructure» qui permet de comprendre les «superstructures idéologiques». Ce qui est à la base et ce qui doit donc servir de point de départ à l'exposition, c'est la puissance personnelle des individus, le mot puissance devant être ici entendu dans son sens aristotélicien. Et, au cours du temps, cette puissance doit devenir acte, doit réaliser toutes ses potentialités. Le matérialisme historique n'est donc pas une théorie qui ramène l'histoire à la contradiction entre forces productives et rapports sociaux de production. Ce serait encore faire découler l’histoire réelle de l’histoire idéale, les événements réels d’idées abstraites à la manière donc les Jeunes-Hégéliens faisaient découler le fruit réel de l’idée de fruit. Le matérialisme historique a pour fondement non la matière prise comme objet de la connaissance ou de l'intuition, mais la puissance matérielle d'abord en tant que force subjective, en tant que vie des individus. La vie est la «cause matérielle» à laquelle remonte toujours, «en dernière instance», l'analyse.
[1] Sur l’interprétation de Marx en termes fonctionnalistes, voir le livre de Jon Elster, Karl Marx : une interprétation analytique, PUF, 1989
[2] voir La pensée marchandise, éditions du Croquant, 2010.
[3] Une version un peu raccourcie de ce travail a été publiée en 1996 chez l’Harmattan sous le titre La théorie de la connaissance chez Marx¸ collection « Ouverture philosophique ».