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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Lecture du Capital de Marx – séance 10

Capital constant et capital variable (chapitre VI)

 

Les économistes ont coutume de parler des différents « facteurs » de la production : facteur travail, facteur capital, etc. Tout est alors confondu et cela permet de dire que le capital produit de la valeur. Ce chapitre VI démonte cette construction apologétique en établissement une distinction conceptuelle essentielle entre capital constant et capital variable, distinction qui se retrouvera par la suite, notamment quand Marx définira le taux d’exploitation ou le taux de profit, et qu’il explicitera la « loi tendancielle de la baisse du taux de profit ».

 

Le processus de production peut se résumer ainsi :

  1. L’ouvrier ajoute de la valeur à l’objet du travail « par l’ajout d’un quantum déterminé de travail » (224). C’est seulement le travail vivant qui ajoute de la valeur à l’objet du travail, puisque, s’il n’y avait pas cette incorporation de travail vivant dans l’objet du travail sa valeur resterait inchangée. Supposons qu’une usine soit entièrement automatisée et ne nécessite l’intervention d’aucun travail vivant. La valeur de la marchandise produite serait égale à la valeur des matières premières (des « intrants ») additionnée du quantum de valeur correspondant à l’usure des machines. Aucune valeur n’aurait été ajoutée par le procès de production.

  2. Marx ajoute ceci :

D’une autre côté, nous retrouvons les valeurs des moyens de production consommés comme composantes de la valeur du produit, par exemple les valeurs du coton et des broches dans la valeur du fil. La valeur des moyens de production est donc conservée par son transfert sur le produit. Ce transfert a lieu pendant la transformation des moyens de production en produit dans le procès de travail. Il a lieu par la médiation du travail. (224)

Autrement dit c’est encore le travail vivant qui conserve la valeur des moyens de production. S’il n’y a aucun travail dans la fabrique du producteur de confitures de fraises, les fraises pourrissent et perdent toute valeur !

Soit en dit en passant, les lamentations des capitalistes sur l’effroyable « coût du travail » apparaissent donc parfaitement absurdes. Ils savent bien que c’est le travail qui produit la valeur. Ils voudraient simplement que ce travail ne leur coûte rien et que les travailleurs viennent travailler uniquement pour les beaux yeux de sa majesté le Capital.

Les deux aspects que Marx isole dans le processus de production (ajout de valeur, conservation de la valeur existante) ne sont pas séparés. C’est ajoutant une valeur nouvelle que le travail qu’est conservée la valeur des moyens de production. Mais ce processus unique produit deux résultats différents !

Il y a ici un point important : c’est seulement sous une forme spécifique, celle de son travail productif propre, que l’ouvrier ajoute de la valeur à la valeur ancienne. Le fileur doit filer, le tisserand doit tisser et le forgeron doit forger.

C’est en tant qu’activité conforme à un but – filage, tissage, forge –, que le travail par son simple contact, ressuscite les moyens de production d’entre les morts, les anime pour en faire des facteurs du procès de travail et s’unit à eux pour donner des produits. (225)

Le double aspect du travail apparaît à nouveau ici. S’il n’était pas un travail particulier, concret, il n’ajouterait aucune valeur aux moyens de production, mais c’est en tant que travail social abstrait qu’il ajoute une valeur. Nous avons bien encore une fois une « contradiction en procès », c’est-à-dire une « dialectique ».

Analysant les transformations des moyens de production, Marx montre que c’est seulement la valeur d’usage des moyens de production qui est consommée, leur valeur étant seulement conservée. Mais si cette valeur est conservée

Ce n’est pas parce qu’une opération a lieu avec elle dans le procès de travail, mais parce que la valeur d’usage dans laquelle elle existe à l’origine, si elle disparaît, ne disparaît que dans une autre valeur d’usage. La valeur des moyens de production réapparaît donc dans la valeur du produit, mais elle n’est pas, à proprement parler, reproduite. Ce qui est produit, c’est la nouvelle valeur d’usage, dans laquelle l’ancienne valeur d’échange reparaît. (233)

Mais, ajoute Marx, « il en va tout autrement du facteur subjectif du procès de travail. » (233) Notons qu’ici le travail vivant est qualifié de « facteur subjectif », ce qui confirme la ligne interprétative que j’ai proposée depuis le début de cette lecture. Ce qui « ressuscite les moyens de production », objectifs, d’entre les morts, c’est le « facteur subjectif ». La vie est donc bien du côté du facteur subjectif !

Supposons que le travailleur cesse de travailler au bout de six heures, si ces six heures correspondent au quantum de travail abstrait équivalent à la production des moyens de subsistance du travailleur. La nouvelle valeur ajoutée par le travail serait une simple reproduction. Mais si travail dure 12 heures, alors :

En étant mise en action, la force de travail ne reproduit donc pas seulement sa propre valeur, elle produit aussi une valeur excédentaire. Cette survaleur constitue l’excédent de la valeur du produit par rapport à la valeur des constituants de produit consommés, c’est-à-dire des moyens de production et de la force de travail. (234)

Nous pouvons ainsi distinguer les deux parties constitutives du capital :

  • La partie qui constitue les moyens de production et ne se convertit pas en valeur additionnelle ;

  • La partie du capital convertie en force de travail qui modifie sa valeur dans le procès de production.

La première s’appelle donc capital constant et la seconde, capital variable. Cette distinction pulvérise les catégories de l’économie (par exemple capital fixe et capital circulant). Mais il ne s’agit pas de nouvelles catégories économiques mais de catégories qui explicitent le fondement réel et la condition de possibilité de l’économie, c’est-à-dire l’activité des individus vivants.

Ce rapport capital variable/ capital constant (v/c) va jouer un rôle fondamental dans l’analyse de Marx. Il y revient lorsqu’il analyse la composition du capital (Livre, chapitre XXIII, 686 et sq.) dans l’analyse de la loi générale de l’accumulation, en distinguant deux compositions du capital, une composition technique et une composition valeur.

La composition du capital doit être prise dans un double sens. Du côté de la valeur, elle se détermine par la proportion selon laquelle il se divise en capital constant, ou valeur des moyens de production, et capital variable ou valeur de la force de travail, somme globale des salaires. Du côté de la matière, telle qu’elle fonctionne dans le procès de production, tout capital se divise en moyens de production et force de travail vivante. Cette composition se détermine par le rapport entre la masse des moyens de production employés d’un côté et la quantité de travail requise pour employer ceux-ci de l’autre. La première composition, je l’appelle composition valeur du capital, la seconde composition technique du capital. Il existe entre les deux une étroite corrélation ; et pour exprimer cette corrélation, je donne à la composition valeur du capital dans la mesure où elle est déterminée par sa composition technique et le reflète les modifications de cette dernière, le nom de composition organique du capital. (686)

Mais c’est surtout dans le livre III, lorsqu’il s’attaque à la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, que Marx revient sur cette question que cette composition du capital jouera un rôle essentiel.

Mais auparavant, essayons d’en dégager la signification proprement philosophique. En décomposant le capital total investi en ses deux parties, Marx effectue une opération radicale que Miche Henry analyse ainsi :

L’opposition du capital constant et du capital variable est l’opposition économique décisive, parce qu’elle n’est pas économique, parce qu’elle différencie, de façon radicale, dans la réalité même, l’élément vivant et l’élément mort, celui qui produit le changement et celui qui ne peut même pas se maintenir dans la tautologie de ce qu’il est ni subsister par lui-même, la subjectivité et l’objectivité.1

Les analyses de Michel Henry qui me semblent ici particulièrement éclairantes et chemin faisant je vais les reprendre.

La distinction du capital constant et du capital variable exprime la détermination de la réalité économique par le procès réel de production, soutient Michel Henry. Le rapport entre composition technique et composition-valeur est très problématique et Marx le discute dans le livre III. Pour l’instant contentons-nous de remarquer que Marx élimine pratiquement la distinction entre capital fixe et capital circulant. Il y a en effet trois niveaux dans l’analyse de Marx :

  • Le niveau de l’apparence proprement économique ou de la valeur ;

  • Le niveau de la détermination de cette apparence par le procès réel de production ;

  • Le niveau de ce procès lui-même qui est celui de la réalité.

Dans cette analyse la distinction entre capital fixe et capital circulant peut bien demeurer mais elle est inessentielle. Du point de vue capitaliste, toutes les distinctions à l’intérieur du capital total investi sont équivalentes. Du point de vue subjectif, du point de vue de « la vie », c’est au contraire la distinction capital constant/ capital variable qui est la clé :

C’est parce que l’opposition du capital variable et du capital constant ne fait qu’exprimer sur le plan économique la différenciation ontologique ultime présente au sein du procès de production et constitutive de sa réalité, qu’elle doit être comprise à son tour comme la différence économique essentielle et constitue la différence intérieure et le concept adéquat de sa composition organique.2

C’est la clé parce que, comme le dit encore Michel Henry :

L’énigme du capital variable, c’est-à-dire la possibilité même du capitalisme, repose sur la subjectivité à l’œuvre dans le procès de production, sur l’existence d’une force vitale qui, parce qu’elle est capable de créer plus de valeur que n’en coûte son entretien, produit du même coup une valeur supérieure à la sienne.3

Marx revient en effet sur cette question dans sa polémique contre Ricardo :

1°) La caractéristique du capital variable, c'est qu'une fraction déterminée, donnée du capital (donc, comme telle, constante), une somme de valeur donnée (supposée égale à la valeur de la force de travail, bien qu'il n'importe nullement. ici que le salaire soit égal, supérieur ou inférieur à la valeur (le la force de travail) s'échange contre une force augmentant de valeur par elle-même, créant de la valeur, la force de travail, qui non seulement reproduit sa valeur payée par le capitaliste, mais produit en même temps une plus-value, une valeur qui n'existait pas auparavant et qui n'a été acquise par aucun équivalent. Cette propriété caractéristique de la fraction du capital déboursée pour le salaire, qui la distingue toto coelo [totalement], en tant que capital variable, du capital constant, s'efface dès que la fraction du capital déboursée pour le salaire est considérée uniquement au point de vue du procès de circulation et apparaît ainsi comme capital circulant vis-à-vis du capital fixe déboursé pour les moyens de travail. Cela ressort déjà du fait qu'en la rangeant sous une seule rubrique, — celle du capital circulant, — ­avec un élément du capital constant, la fraction déboursée pour les matériaux de travail, on l'oppose à un autre élément du capital constant, la fraction déboursée pour les moyens de travail. Ce faisant, on ne tient aucun compte de la plus-value, c'est-à-dire précisément de la circonstance qui convertit en capital la somme de valeur déboursée.4

C’est bien l’essence du capital qui est ici mise à nu, comme le dit encore Michel Henry :

Comment la répétition de l’échange du capital et du travail constitue la définition essentielle du capital variable, comment celui-ci contient à son tour le phénomène de la valorisation, c’est-à-dire la création de la plus-value, la capitalisation et l’essence du capital, comme le capital ne résulte en conséquence d’aucune propriété économique, d’aucune valeur avancée – quelle que soit sa forme sous laquelle cette avance peut être faite, argent ou moyens de subsistance –, mais n’est pas autre chose que le produit d’une variation qui est celle de la vie même et son pouvoir d’accroissement, de telle sorte que la plus-value provient en effet de l’échange d’une valeur stable et constante contre ce qui résulte de cette force créatrice de valeur qu’est la vie, tout cela est dit dans ce texte qui concentre en lui les thèses fondamentales de Marx.5

Citons encore Marx :

2° L'essentiel, dans la définition du capital variable, — et, par conséquent, pour la conversion en capital d'une somme de valeur quelconque, — c'est le fait que le capitaliste échange une grandeur de valeur déterminée, donnée (et en ce sens constante) contre une force créatrice de valeur, une grandeur de valeur contre une production' de valeur, une opération de mise en valeur. Que le capitaliste rétribue l'ouvrier en argent ou en moyens de subsistance, rien n'est changé pour autant à cette définition essentielle. Ce qui change, c'est seule­ment le mode d'existence de la valeur avancée par lui, qui a tantôt la forme d'argent avec quoi l'ouvrier s'achète lui-même au marché ses moyens de subsistance, tantôt la forme de moyens de subsistance que l'ouvrier consomme directement. La production capitaliste développée suppose en fait que l'ouvrier est payé en argent, de même qu'elle suppose d'une façon générale le procès de production appuyé sur le procès de circulation, donc l'économie monétaire. Mais la création de la plus-value, — par conséquent la capitalisation de la somme de valeur avancée, — ne résulte ni de la forme monétaire, ni de la forme naturelle du salaire, ou du capital employé à l'achat de la force de travail. Elle provient de l'échange d'une valeur contre une force créatrice de valeur, de la conversion d'une grandeur cons­tante en une grandeur variable.6

Analysant ce passage, Michel Henry montre qu’en réalité il n’y a, à proprement parler, de valeur qui s’accroisse. La valeur ne s’accroît pas toute seule ! Il y a seulement substitution à une grandeur fixe d’une force puis d’une autre grandeur qui résulte de cette force. D’où cette conclusion à méditer :

Le concept de capital variable met à nu le caractère irrationnel des déterminations fondamentales de l’économie, à savoir les déterminations qui se rapportent à la valorisation, c’est-à-dire au capital en tant que tel. Et ce caractère irrationnel des déterminations économiques fondamentales n’exprime à son tour pas autre chose que l’Unselbständigkeit de la réalité économique, le fait que, intelligible par elle-même, elle est toujours fondée sur une réalité d’un autre ordre qui la détermine et à laquelle elle renvoie.7

Et encore ce passage de Marx qui clarifie définitivement et le concept de capital variable et les raisons des confusions dans lesquelles nous plonge l’économie politique :

La valeur n'étant que du travail matérialisé et la force de travail en activité n'étant que du travail en train de se matéria­liser, il s'ensuit que, durant son fonctionnement, la force de travail crée en permanence de la valeur et de la plus-value, et que ce qui, de son côté, se présente comme mouvement, comme création de valeur, se présente, du côté du produit, sous forme statique, comme valeur créée. Dès que la force de travail a agi, le capital ne se compose plus de force de travail d'une part et, d'autre part, de moyens de produc­tion. La valeur-capital qui était déboursée en force de travail est maintenant la valeur conférée (avec la plus-value) au produit.8

Citons encore Michel Henry :

Pensé en toute rigueur, le concept de capital variable se dédouble, unit deux significations différentes bien que complémentaires : d’une part la « substance », comme dit Marx, du capital variable, c’est-à-dire la force de la subjectivité vivante ; d’autre part, entre la valeur que le capitaliste a échangée contre cette force et la valeur qu’il retire de sa mise en œuvre, il y a une différence de grandeur. C’est en considérant ces deux valeurs sous l’aspect de leur grandeur qu’on en vient à ne voir entre elles qu’une différence de grandeur précisément, à les identifier numériquement, à croire que c’est la même valeur qui passe par des états ou des phases différentes qui varie, à parler de capital variable. Celui-ci ne peut être maintenu avec le rôle central que Marx lui reconnaît dans la problématique économique, que pour autant que sa signification fondamentale ne cesse pas un instant d’être perçue.9

C’est qu’en effet l’expression « capital variable » pourrait induire en erreur si on la laissait dans une acception « objectiviste », comme catégorie de « l’économie marxiste » distinctes des catégories de l’économie politique bourgeoise, mais se situant en réalité sur le même plan. Cette expression exhibe en réalité la double nature de ce capital variable dont la substance n’est rien d’autre que la puissance personnelle du travailleur.

L’opposition du capital variable et du capital constant est la séparation entre ce qui est vivant et ce qui est mort. Voilà la clé.

Du point de vue de la production capitaliste, c’est-à-dire du point de vue du capital, l’ensemble du processus est un processus d’auto-valorisation de la valeur, d’où découle d’ailleurs l’illusion propre à l’investisseur que l’argent produit ou « travaille ». Mais dans le même temps, le capitaliste doit, dans ses calculs, « poser que le capital constant est = à 0 », « opération à première vue déconcertante », dit Marx qui note, cependant, que les capitalistes la pratiquent couramment pour évaluer les gains. Évidemment, il n’y a pas de production sans machines, sans matière première, etc., mais du point de vue de l’analyse, ce n’est pas le plus important : « Pour que le capital variable fonctionne, il faut que du capital constant soit avancé dans des proportions correspondantes, selon le caractère technique déterminé du processus de travail. Mais le fait qu’on ait besoin, pour un processus chimique, de cornues et d’autres récipients n’empêche pas qu’au moment de l’analyse on fasse abstraction des cornues. » (240) Là encore nous devons citer le commentaire de Michel Henry : « pour saisir l’essence du capital, sa nature propre et sa possibilité, il convient de tirer un trait sur tout ce qui est objectif dans le procès de production et de n’en retenir que l’élément subjectif réduit à lui-même. »10 Dans l’interprétation que Michel Henry propose de la pensée de Marx, l’économie est conçue comme aliénation de la vie. L’économie, en tant qu’elle désigne le lieu de l’objectivité s’oppose ainsi à la vie qui est la subjectivité elle-même – cette dernière n’est rien d’autre que la vie qui s’éprouve elle-même.

Marx oppose clairement les deux points de vue : celui du travailleur et celui du capitaliste. Du point de vue du travailleur, le rapport aux moyens de production n’est pas un rapport au capital mais à un simple moyen. Comme le dit Marx, « dans une tannerie, par exemple, l’ouvrier traite les peaux simplement comme son objet de travail. Ce n’est pas au capitaliste qu’il tanne le cuir. »(347) Mais si on se place du point de vue du capitaliste, c’est-à-dire du point de vue du procès de valorisation du capital, la situation est complètement renversée. « Les moyens de production se métamorphosent aussitôt en moyens d’accaparer du travail d’autrui. Ce n’est plus le travailleur qui emploie les moyens de production, ce sont les moyens de production qui emploient le travailleur. » Cette inversion signifie que la vie est désormais du côté du capital. Et Marx considère cette transformation comme une perversion. « La simple métamorphose de l’argent en facteurs objectifs du procès de production, en moyens de production, métamorphose ces derniers en titres légaux, en droits coercitifs sur du travail d’autrui et du surtravail. On montrera pour conclure, par un exemple, comment cette inversion qui caractérise en propre la production capitaliste, comment cette perversion même du rapport du travail mort au travail vivant, de la valeur à la force créatrice de valeur, se reflète dans la conscience des crânes capitalistes. » (348) Suit un passage consacré à la révolte des fabricants anglais de 1848-1850 contre la limitation de la journée de travail. Dans un article de presse, un fabricant écossais estime que si la journée de travail passe de 12h à 10h, ses machines seront réduites au 10/12e de leur valeur. Autrement dit, notre capitaliste confond la valeur de ses moyens de production avec leur aptitude à avaler un certain quantum de travail humain. La vie est passée du travail à la machine. Le travail mort semble vivant après avoir absorbé l’énergie vitale du travailleur. On voit encore pourquoi le travail vivant semble ramener les moyens de production du royaume des morts.

Cette inversion et cette perversion du rapport entre le travail mort et le travail vivant n’intervient pleinement que lorsque les moyens techniques lui donnent toute son extension, c’est-à-dire lorsque le machinisme et notamment les machines automatiques font leur entrée dans l’industrie. Ici, il faudrait revenir sur l’analyse précise du passage de la manufacture à la fabrique et du même coup de la soumission formelle à la soumission réelle du travail au capital. Dans le chapitre XIII, « Machinerie et grande industrie », Marx souligne que « c’est pendant le procès même de travail que le moyen de travail, du fait de sa transformation en un automate, se pose face au travailleur comme capital, comme travail mort qui domine et aspire la force vivante du travail. » (475) On voit ici clairement combien la technique est inséparable des rapports sociaux : la position du travailleur par rapport au moyen de travail qu’est la machine découle du fait que cette machine est non pas le moyen du travailleur, mais l’instrument par lequel le capital pompe le travail vivant. Mais, inversement, sans une technique adaptée, la domination du capital sur le travail et l’inversion du rapport entre le travail mort et le travail vivant ne peuvent être achevées. Par là sont éliminées les thèses d’un certain marxisme qui distingue les « forces productives » (dont la science et la technique), neutres et finalement bonnes en elles-mêmes, des « rapports de production » capitalistes, à rejeter. Prise en elle-même, la machine est un objet technique, une chose morte, mais entre les mains du capitaliste, c’est-à-dire quand elle fonctionne comme capital, elle est le moyen de domination qui s’anime de la vie pompée au travailleur.

Nulle part cette perversion n’est plus visible et plus insupportable que dans le travail des enfants. Si la première fonction de la machine est de suppléer à la force musculaire, on comprend immédiatement comment elle est devenue le moyen idéal pour employer des travailleurs n’ayant qu’une faible force musculaire. D’où le développement du travail des femmes et des enfants que le machinisme rend possible. Marx compare souvent le capital à Shylock, l’usurier de la pièce de Shakespeare, Le marchand de Venise, qui réclame sa livre de chair. Il aime particulièrement la chair tendre des enfants. Si la machinerie révolutionne de fonds en comble la médiation formelle du rapport capitaliste, c’est pour la raison suivante : « Sur la base de l’échange marchand, la première condition préalable était que le capitaliste et le travailleur se fissent face l’un l’autre en tant que personnes libres, en tant que possesseurs de marchandises indépendants, l’un d’argent et de moyens de production, l’autre de force de travail. Mais à présent le capital achète des mineurs ou des demi-mineurs. Autrefois, le travailleur vendait une force de travail, la sienne, dont, en tant que personne formellement libre il disposait. Il vend maintenant femme et enfants, il devient marchand d’esclaves. » (328) Marx rappelle comment une loi spéciale sur les filatures dispensa les enfants qu’elles embauchaient de l’obligation scolaire. Il cite les explications d’un rapport de 1846 : « La délicatesse du tissu requérait une sensibilité des doigts qu’on ne pouvait garantir que par une entrée précoce dans la fabrique » et il ajoute : « pour avoir ces doigts délicats, on a massacré complètement des enfants, comme on abat des bêtes à cornes dans le sud de la Russie pour leur graisse et pour leur peau. » (328)Un peu plus loin, Marx compare le capital à un vampire qui suce le travailleur et « ne lâche pas prise tant qu’il y a encore un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter. » (338)

Le travail mort n’est pas simplement dénommé ainsi en vertu d’un usage métaphorique mais parce que le capital appartient effectivement au monde des morts-vivants. De même que la valeur est du travail coagulé, solidifié (la valeur d’une marchandise est égale au temps de travail social incorporé en elle), de même le capital est d’abord l’expression du passé. Il est ce qui est maintenant sans vie. Voici encore une expression particulièrement parlante : dans le procès de valorisation du capital, « les moyens de production apparaissent uniquement comme vampire, uniquement comme le moyen de la valorisation des valeurs présentes et donc de leur capitalisation. Et donc, (…), les moyens de production, précisément pour cette raison, apparaissent de nouveau, en face du travail vivant comme étant l’expression du capital éminemment, et de fait, ils apparaissent désormais comme la domination du travail passé mort sur le travail vivant. »11  le capital n’est rien d’autre que du travail accumulé (des moyens de travail) et c’est donc le résultat du travail productif (du travail vivant) transformé en travail objectivé qui se dresse face à l’ouvrier comme son maître. La répétition du verbe « apparaître » indique, soit dit en passant, ce qui est à l’œuvre dans toute cette « critique de l’économie politique », à savoir la genèse sociale des formes de la conscience. Si la réalité apparaît ainsi – si le travail mort domine le travail vivant – c’est parce que la réalité sociale a subi une transformation décisive : « ce n’est pas le travail vivant qui se réalise dans le travail objectal comme en son organe objectif, mais c’est le travail objectal qui se conserve et se multiplie par l’absorption du travail vivant et qui devient ainsi de la valeur se valorisant, du capital, comme tel. » (ibid.) Cette transformation n’affecte pas seulement le travailleur. Le capitaliste, comme individu vivant, lui aussi est en quelque sorte absorbé par le capital : « les fonctions qu’exerce le capitaliste ne sont que les fonctions exercées avec conscience et volonté du capital – de la valeur qui se valorise par l’absorption du travail vivant – lui-même. Le capitaliste n’exerce ses fonctions qu’en tant que capital personnifié, le capital en tant que personne, de même que le travailleur n’exerce les siennes qu’en tant que travail personnifié, qui lui appartient pour ce qui est de la souffrance, de l’effort, alors qu’il appartient au capitaliste en tant que substance qui crée et multiplie la valeur, de même qu’en tant que tel il apparaît en fait comme un élément incorporé au capital dans le procès de production comme son facteur vivant, variable. La domination du capitaliste sur le travailleur est par conséquent la domination de la chose sur l’homme, du travail mort sur le travail vivant, du produit sur le producteur. » (ibid.) En même temps, il est évident qu’il n’en va pas ainsi « réellement » : dans la réalité, c’est toujours l’activité des individus vivants qui est première, l’argent n’est pas cause de l’argent comme le père est cause de son fils, pour reprendre une expression d’Aristote.

Conclusion

Selon la ligne interprétative suivie jusqu’ici et qui me semble surabondamment validée, le Capital ne propose pas une nouvelle économie, et encore moins une science de l’économie. Il s’agit au contraire de proposer une théorie des fondements non-économiques de l’économie ou encore de la fondation subjective de l’objectivité de l’économie. Cette démarche, incompréhensible par les « économistes », éclaire singulièrement le devenir du mode de production capitaliste.

Toute la dynamique du développement du capital implique une augmentation du capital constant par rapport au capital variable qui traduit les gains de productivité. Ce qui signifie la domination croissante du travail mort sur le travail vivant, la soumission croissante de la vie au processus d’accumulation du capital.

La loi de la baisse tendancielle du taux de profit est, à cet égard, la loi centrale qui permet résumer toutes les contradictions du mode de production capitaliste.  Il y a toute une littérature fort abondante concernant cette fameuse loi. Disons simplement ceci : la baisse tendancielle du taux de profit n’est pas une loi « économique » découverte par l'expérience, ni un théorème nécessaire découlant d’un système théorique, mais la conséquence obligée du principe de substitution du travail mort au travail vivant qui lui-même trouve son origine ultime dans la double nature de la marchandise, double nature qu’expose sous une autre forme l’opposition du capital variable au capital constant. La loi de la baisse tendancielle manifeste très exactement le lien qui existe entre l’essence des phénomènes et les phénomènes eux-mêmes. Pour Marx, « le taux de plus-value s'exprime dans un taux de profit général sans cesse décroissant. »12

La loi marxienne n'est donc pas définie à partir des liens entre les phénomènes observables, qui se situent au niveau des prix, des profits, des coûts de production (comme prétend le faire la science économique),  car sur ce plan, comme Marx le dit lui-même, la difficulté consiste bien plutôt à expliquer pourquoi le taux de profit ne chute pas plus rapidement et plus nettement. Marx établit la loi de la baisse tendancielle du taux de profit à partir du rapport nécessaire entre les soubassements de l'économie (valeur, plus-value) et leur manifestation. Sur ce plan, les formulations de Marx ne sont pas dépourvues d'ambiguïtés. Ainsi il écrit : « C'est un fait que, dans le développement des forces productives du travail, les conditions matérielles de celui-ci, autrement dit le travail matérialisé, doivent croître par rapport au travail vivant. C'est là à proprement parler une tautologie, car que signifie productivité croissante du travail sinon que moins de travail immédiat est nécessaire pour créer une plus grande quantité de produits et que, par conséquent, la richesse sociale s'exprime de plus en plus dans les conditions du travail créées par le travail lui-même. »13

Ici Marx se situe sur le plan du procès concret de travail et montre une nouvelle fois la nécessité de l'augmentation de la composition technique du capital (c’est-à-dire le rapport entre travail vivant et machines). Mais quid de la composition valeur (rapport entre capital constant et capital variable) ? L'augmentation de la productivité conduit à produire plus de «produits» mais pas nécessairement plus de valeur, puisque le travail étant plus efficace chaque marchandise incorpore de moins en moins de travail. Et ceci est vrai également pour les marchandises qui entrent dans la composition du capital constant. Les différences de rythme d’accumulation et d’évolution technique entre les diverses branches rendent la solution encore plus difficile. Ainsi, une augmentation comparativement plus rapide de la productivité dans le secteur agricole aboutit à faire baisser les prix des produits alimentaires, contribuant ainsi à faire baisser la valeur de la force de travail et donc à permettre une augmentation du taux d’exploitation qui n’est pas liée aux progrès de la productivité dans telle ou telle branche de l’industrie. A cela il faut ajouter les différences des vitesses de rotation du capital puisqu’une rotation du capital plus lente augmente automatiquement la composition valeur du capital. Marx tranche en ramenant le taux de profit à ce qu'il exprime du point de vue du travail humain en général : « Ainsi la tendance croissante du taux de profit général à la baisse est simplement une façon propre au mode de production capitaliste, de traduire le progrès de la productivité sociale du travail. »14

La discussion parmi les marxistes de cette loi de la baisse tendancielle du taux de profit fut souvent liée à une autre question, celle de la théorie de l’effondrement (Zusammenbruchtstheorie), Le mode de production capitaliste est-il oui ou non condamné à s’effondrer de lui-même en vertu de ses propres lois ou, au contraire est capable de se rénover et de se survivre ? Les implications politiques et historiques de la question sont évidentes. Chez Marx, cette loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit ne fonde pas la Zusammenbruchtstheorie mais se contente de prouver que le mode de production capitaliste est un mode de production historique et limité : « L'important dans l'horreur qu'ils [les capitalistes] éprouvent devant le taux de profit décroissant, c'est qu'ils s'aperçoivent que le mode de production capitaliste rencontre dans le développement des forces productives une limite qui n'a rien à voir avec la production de la richesse en tant que telle. »[32]15

Quand les marxistes, du moins les «catastrophistes», font de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit le véritable deus ex machina de l'histoire puisque c'est elle qui est censée déterminer la catastrophe d'où sortira le renversement des rapports sociaux de production, ils se méprennent fondamentalement sur le sens de l'analyse de Marx. Car quand celui-ci écrit que cette limite « n'a rien à voir avec la production de richesse en tant que telle », c’est bien que le problème n’est pas celui de l’accumulation de moyens de satisfaire des besoins humains concrets – inutile de chercher à faire de Marx un auxiliaire de la décroissance ou de la « frugalité volontaire ». Le problème, c’est que, pour le capitalisme, il ne s’agit pas de la richesse mais de la valeur – ce qui n’est pas du tout la même chose, ainsi que l’expose déjà très clairement la première section du livre I. Le capital en tant que valeur se valorisant elle-même ne peut vivre qu’en pompant le travail vivant et en accumulant le travail mort qui soumet la vie tout entière à sa loi. C’est pourquoi il faut toujours allonger la journée de travail et toujours faire des économies de travail (licencier, « dégraisser », etc.). Il faut toujours plus stimuler l’inventivité humaine et toujours plus la brider, la canaliser, la surveiller, mettre l’intelligence au service de la bêtise, les prodigieux progrès de la science au service de la « télé réalité »  et du bourrage de crâne.

En tant qu’il est la soumission du travail vivant au travail mort, le capital est éminemment mortifère. Marx le dit : il détruit les deux sources de la richesse, la terre et le travail. Le seul horizon qu’il laisse est celui d’une planète dévastée par la voracité du capital qui ne connaît pas d’autre loi que l’accumulation pour l’accumulation et, en même temps, il annonce l’obsolescence de l’homme – ce que nous disent à leur manière tous ceux qui nous invitent à entrer dans le « post-humain ».


 

1 M. Henry, Marx, II, une philosophie de l’économie. Tel, Gallimard, 1976, p.291

2 M. Henry, op.cit. p.286

3 Op.cit. p.287

4 K. Marx, Capital, II, tome 1, p. 201-202, éditions sociales 1974

5 Op.cit. p.286-287

6 K. Marx, op.cit. p.203

7 M. Henry, op. cit. 288-289

8 K. Marx, op. cit. p.205

9 M. Henry, op.cit. p. 290

10 Op. cit. p.295

11 K. Marx, « Chapitre VI » inédit du Capital, pp. 128-129

12 K. Marx, Capital III, Troisième section, Chap IX – Œuvres 2, édition de la Pléiade, p. 1002

13 K. Marx, Principes d'une critique de l'économie politique – Pléiade tome 2 page 284

14 K. Marx, Capital III, p. 1002

15 K. Marx, Capital III, Conclusion, p. 1025

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