Nous avons vu la dernière fois la production de la survaleur absolue.
Le chapitre VII définit une grandeur dont nous allons voir qu’elle ne saurait se réduire à une mesure économique mais qu’elle contient en elle-même toutes les analyses précédentes : le taux de survaleur.
- Une certaine somme d’argent, A, est transformée en capital C, c’est-à-dire en moyen d’acheter du capital constant (c) et du capital variable (v). On a donc la formule : C = c+v. À la sortie de fournaise de la production, nous avons une valeur C’ = c+v+s qui sera convertie en argent par la vente des marchandises.
- On sait que la valeur des moyens de production se retrouve dans la valeur du produit fini, ni plus ni moins.
Pour comprendre exactement ce processus, Marx nous propose une expérience de pensée. Il suppose c=0 (239), c’est-à-dire une branche de la production qui n’use d’aucun moyen de production. C’est évidemment une expérience de pensée : aucune branche de la production ne demande aucun moyen de production et si une telle branche existait, elle ne trouverait personne à employer car le travailleur ne vend sa force de travail au capitaliste que parce qu’il ne dispose pas des moyens de production et s’il pouvait produire sans moyen de production, il vendrait non pas sa force de travail mais le produit de son travail. Marx note d’ailleurs que « c=0 » est « une opération à première vue déconcertante » (240). Mais cette opération est nécessitée par « l’analyse pure » (293) qui « exige donc qu’on fasse entièrement abstraction de la partie de la valeur du produit dans laquelle ne réapparaît que la valeur du capital constant » (239). Pour comprendre cette opération, il faut revenir, une fois de plus, à Michel Henry, qui, décidément, s’attache bien plus fidèlement à la lecture du texte de Marx que bien des « marxistes » patentés. Pour Michel Henry, par cette opération « déconcertante », il faut comprendre que
Pour saisir l’essence du capital, sa nature propre, il convient de tirer un trait sur tout ce qui est objectif dans le procès de production, pour n’en retenir que l’élément subjectif réduit à lui-même.[1]
Dans l’histoire de la philosophie occidentale il est peu de philosophies de la subjectivité, si du moins on entend celle-ci dans son concept pur, non pas comme le pouvoir de se représenter le monde, c’est-à-dire en fin de compte comme l’objectivité elle-même, mais comme l’essence, irréductible au monde et qui existe en elle-même, d’une vie propre et comme cela même qui est la vie. Aucune, en tout cas, n’a donné à ce concept pur de la subjectivité une signification si constamment radicale ni satisfait, par la réduction de toute objectivité, à ses exigences les plus extrêmes, pour ne pas dire les plus folles.[2]
Pourquoi Marx opère-t-il cette « réduction » ? Précisément parce que du point de vue du capitaliste « tout ce déroulement est un mouvement spontané de la valeur initialement constante convertie en force de travail. » (240) Il faut mettre hors circuit le capital constant pour « revenir au réel », c’est-à-dire à la vie dont le capital n’est que l’objectivation et l’aliénation.
Le plus fort, finalement, c’est que cette opération « déconcertante », on la fait tous les jours !
Pour calculer, par exemple, les gains que l’Angleterre dans l’industrie cotonnière, on commence par déduire le prix du coton payé aux États-Unis, à l’Inde, à l’Égypte, etc., c’est-à-dire on pose =0 la valeur du capital qui ne fait que réapparaître dans la valeur du produit. (240)
Marx reprend une comparaison qui est familière. Pour réaliser une expérience de chimie, il faut des cornues et cependant l’analyse finale du produit de la réaction fait abstraction des cornues. Comprendre le capitalisme pur, c’est justement faire abstraction des cornues ! La nature et la valeur du capital constant importent peu. Le capital constant peu augmenter, baisser ou même être réduit à 0 (dans la cas de la mer, de la terre ou de l’air). Cela ne change rien à ce qui est en cause, c’est-à-dire la production d’un incrément s par la mise en œuvre de la force de travail d’une valeur v. c’est pourquoi Marx introduit une grandeur essentielle, s/v qui est le taux de survaleur. Si pendant 6 heures le travailleur a produit l’équivalent de sa force de travail et qu’il travaille 12 heures, alors le rapport s/v est égal à 100%.
Le taux de survaleur est par conséquent l’expression exacte du degré d’exploitation de la force de travail par le capital ou de l’ouvrier par le capitaliste. (243)
Marx en profite (note de bas de page) pour régler leur compte aux économistes qui font de la survaleur le produit de l’épargne du capitaliste… La survaleur n’est créée que parce que le capitaliste au lieu de dépenser c+v en plaisirs, en yachts, en fêtes somptueuses et en call-girls, faisant preuve de l’esprit ascétique du bon protestant, s’est acharné à placer son argent, à le faire travailler. On le voit « rien de nouveau sous le soleil », les économistes d’hier disaient déjà ce que répètent les économistes d’aujourd’hui, les Dominique Seux tous les matins sur la radio gouvernementale, les Élie Cohen et tutti quanti qui colonisent les plateaux de « C dans l’air » et tous les autres apologistes stipendiés. Le créateur de valeur, c’est l’homme aux écus ! Protégez-le, cessez de le harceler avec vos taxes sur les plus-values et vos impôts sur la fortune, vous ne faites ainsi que l’empêcher de « donner du travail » aux travailleurs. La création de valeur, c’est bien connu, c’est l’action de ceux qui ne font rien et font « travailler leur argent »…
Évidemment le capitaliste ne s’intéresse pas directement à cette grandeur. Ce qui compte, pour lui et son ami rentier (banquier, actionnaire, etc.) c’est une autre grandeur : le rapport entre l’ensemble du capital investit et la survaleur créée à la sortir du procès de production : s/(c+v). Ainsi, supposons que s=v=100 et c=800, nous avons un taux de survaleur ou taux d’exploitation de 100% mais un taux de profit de 10% ! Consternation... Or ce qui arrive en fait, c’est que la part relative du capital constant augmente pour un capital investi donné et donc, à taux d’exploitation constant, le taux de profit baisse.
En plaçant au centre de l’analyse le taux de survaleur, Marx nous fait donc revenir de l’économie « objective », « exotérique », au réel, c’est-à-dire à la vie, à l’activité vivante du possesseur de force de travail.
Supposons une journée de 12 heures payée à 12€. Supposons que l’équivalent de ces 12€ représente 6h de travail. En 12h, l’ouvrier ajoute donc 24€. Supposons que le capital constant soit équivalent à 120€ (matière première + usure des machines). À la fin de la journée, le produit total vaut donc 144 €. Au bout de 10 heures, le produit est donc de 120€, ce qui correspond à l’intégralité du capital constant. Mais dans ces 120€, une partie est du capital constant transformé (les 10/12) et 10/12 des d’une journée totale de travail. Mais tout se passe comme si tout le capital constant était remboursé, puisque dans ce produit transformé les matières premières sont transfigurées et il n’en reste plus trace. Les 2 heures semblent produisent 24€ sans rien coûter ! Sur ces 24€, l’ouvrier en empoche 12 et le capitaliste 12 (donc 1h chacun).
Comment le capitaliste compte-t-il ? Il considère que le profit ne se fait que sur la dernière heure puisque les 11 heures précédentes ont servi à compenser ce qu’il débourse ! Si vous réduisez la journée de travail d’une heure, vous anéantissez le profit et avec lui toute l’économie ! En fait comme le dit Marx :
On attend donc du fileur le double miracle de produire coton, broche, machine à vapeur, charbon, huile, etc. dans l’instant même où il file avec eux et de faire d’une seule journée de travail d’un degré d’intensité donné cinq journées pareilles. (250)
Voici comment Marx analyse ce qui se passe en reprenant la formule du capitaliste :
Comme on le voit, la formule est juste ; en fait c’est simplement la première formule transposée de l’espace où les parties du produit sont côte-à-côte, achevées, dans le temps où elles se succèdent. Mais cette formule peut aussi s’accompagner de représentations très barbares dans la cervelle de ceux qui sont intéressés en pratique au procès de valorisation, mais ne le sont pas moins en théorie à se méprendre sur le sens de ce procès. (249)
Suit alors une partie consacrée à M. W. Nassau Senior et sa fameuse « dernière heure », l’homme appelé en renfort pour terrasser le Factory Act, première loi de limitation de la durée de travail à 11h ½ pour les ouvriers ayant moins de 18 ans. Il faut lire ce chapitre et comparer avec la complainte des pauvres patrons d’aujourd’hui quand ils demandent l’abrogation de la limitation légale du travail ; on peut aussi comparer avec les élucubrations de M. Macron, chargé d’affaires de la banque Rothschild, et là aussi on dira, désabusé : rien de nouveau sous le soleil… Il faut lire en détail cet avant-dernier paragraphe, accompagné de longues notes et notamment l’une qui est consacrée au travail des enfants, encore tabou chez nous mais plus pour longtemps puisqu’on fait sauter le repos dominical, qu’on se prépare à faire sauter la limitation légale du travail, la médecine du travail, les prudhommes, etc.
Le dernier paragraphe de ce chapitre définit la notion de surproduit : la part du produit dans laquelle est représentée la survaleur.
Voilà un chapitre très important puisque c’est ici que nous allons rencontrer sous sa forme élémentaire le conflit entre capital et travail – c’est-à-dire « la lutte des classes ». Les classes au sens du marxisme traditionnel, une classe bourgeoise définie sociologiquement – par exemple comme dans les analyses des Pinçon-Charlot – et une classe ouvrière « consciente d’elle-même », une « classe pour soi », n’existent plus vraiment. Le capital est loin de d’identifier à la classe bourgeoise possédant du patrimoine – Mme Bettencourt, M. Arnaud, M. Bolloré, la famille Peugeot, les Michelin, les Mullier, etc. Le capital semble n’est plus maintenant qu’un grand automate servi par des armées de bureaucrates, employés alternativement par les grandes firmes privées et par les États. En 2013, les fonds de gestion (exemple : Natixis lancé par le réseau BP/Caisse d’épargne) détiennent 24,6% des sociétés du CAC 40, l’État français 6,6%, les fonds souverains étrangers 1,9%, les fonds de pension 1,9%, les fonds étrangers 5,1% … et les personnes physiques (les « grandes familles ») seulement 3,7% ! (source : Les Échos, 11/7/2013). En 2011, ces 40 sociétés produisaient 73% du PIB… Cela n’empêche pas le capital d’être plus puissant que jamais ! En vérité, cela ne change rien sur le fond. Quand bien même tout ce capital appartiendrait à l’État, comme ce fut le cas en URSS, cela n’empêcherait nullement l’exploitation des travailleurs… On va voir pourquoi.
Reprenons donc : si la valeur de la force de travail représente 6h, ces 6h sont donc la partie nécessaire de la journée de travail. Mais comment se détermine la longueur totale de la journée de travail ?
Ce qui fait varier la journée de travail, c’est non pas la partie « nécessaire » mais le surtravail. Avec notre exemple, une journée de 7h, de 9h ou de 12h correspondent à des taux de survaleur respectivement de 16,3%, 50% et 100%. Mais inversement un taux de survaleur de 100% pourrait correspondre à une journée de 8h si l’augmentation de la productivité du secteur des biens primaires nécessaires à la vie de la famille avait augmenté et que le travail nécessaire se limite à 4h.
Conclusion de Marx : « la journée de travail est déterminable, mais elle est en soi indéterminée » (258). Pas tout à fait, évidemment parce qu’elle ne peut excéder 24h !
Mais sur la base du mode de production capitaliste, le travail nécessaire ne peut jamais former qu’une partie de la journée de travail, et la journée de travail ne peut donc jamais y être raccourcie jusqu’à ce minimum. (258)
Il y a sans doute des limites physiques : pendant une journée naturelle de 24 h, un homme ne peut dépenser qu’un certain quantum de force de travail mais on verra que le capital s’est évertué à repousser toutes les limites naturelles. Il y a, aujourd’hui, des recherches financées par l’État aux USA, en vue de raccourcir le temps de sommeil nécessaire (voir l’article Jonathan Crary dans le Monde Diplomatique de juin 2014, « À l’assaut du sommeil ».) Développées d’abord dans un but militaire (permettent que les soldats restent éveillés pendant de longues missions), ces recherches pourraient trouver des applications « civiles » utiles. Comme le dit l’auteur de l’article cité :
Étant donné sa profonde inutilité et son caractère essentiellement passif, le sommeil, qui a aussi le tort d’occasionner des pertes incalculables en termes de temps de production, de circulation et de consommation, entravera toujours les exigences d’un univers 24/7, où tout fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Passer ainsi une immense partie de leur vie endormis, dégagés du bourbier des besoins factices, demeure l’un des plus grands affronts que les êtres humains puissent faire à la voracité du capitalisme contemporain. Le sommeil est une interruption sans concession du vol de temps que le capitalisme commet à nos dépens.
Il y a aussi dit Marx des limites morales : l’homme doit satisfaire des besoins intellectuels et sociaux. Là aussi ces limites sont très élastiques. À l’époque où la religion servait de principal moyen d’emprise sur les âmes des masses, il fallait respecter le repos dominical. Comme nous sommes maintenant dans une société où la religion ne joue qu’un rôle secondaire et de plus en plus uniquement spectaculaire, on peut autoriser le travail du dimanche pour permettre aux maximum de consommateurs de participer à ce nouveau culte de la marchandise qui se célèbre dans les centres commerciaux. Après tout, le curé, les enfants de chœur et les bigotes requises pour chanter ne pouvaient pas disposer de leur dimanche matin. Les employés de commerce sont les servants de la nouvelle religion et ils doivent y sacrifier l’éventuellement d’une matinée coquine au lit.
Tout cela explique l’extrême variabilité de la journée de travail. Pour Marx, cela allait de 8h à 18h. Pour nous, en Europe, les durées annuelles s’étagent ente 1679 h en France et 1900 h au Royaume-Uni, plus de 2000 en Roumanie et en Grèce. Il s’agit là des salariés à temps plein. Les moyennes des salariés toutes catégories confondues changent le classement puisque, pour les Roumains, on atteint 2100 h (sans explication dans l’étude que je cite) et par contre l’écart France-Allemagne se resserre autour de 1550 h en raison du plus grand nombre de travailleurs à temps partiel outre-Rhin. Si on prend des comparaisons sur une plus vaste échelle, la durée annuelle du travail aux États-Unis est supérieure à 2100 h pour les salariés à temps plein avec une moyenne 1850 h soit dans la moyenne supérieure des pays européens. En Chine, dans les grandes entreprises d’export (Samsung, Apple, etc.) la durée hebdomadaire est entre 60 et 80 heures…bien que le maximum légal soit de 44 h.
Revenons donc à Marx. Le capitaliste achète la force de travail à sa valeur journalière. Il a donc le droit d’en disposer pendant toute la journée de travail. Qu’est-ce qu’une journée « naturelle » de travail.
Le capitaliste a sa propre opinion sur cette ultima Thule, cette limite où doit s’arrêter la journée de travail. En tant que capitaliste, il n’est que capital personnifié. Son âme est l’âme du capital. Or le capital a une unique pulsion vitale : se valoriser, créer de la survaleur, pomper avec sa partie constante, les moyens de production, la plus grande masse possible de surtravail. Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage. (259)
C’est pourquoi, pour le capitaliste, tout le temps disponible que le travailleur consomme pour lui-même apparaît comme du vol ! Le capitaliste cherche naturellement à tirer le maximum de profit de la marchandise dont il a acquis l’usage… D’où les complaintes et jérémiades incessantes des capitalistes et de leur porte-plume stipendiés contre la paresse de pauvres. Collectionnez les articles du Figaro, des Échos, du Point, etc., consacrés à la paresse des Français qui ne travaillent pas assez et on aura un assez bon échantillon de cette littérature.
Plaçons-nous maintenant de l’autre côté, du côté du vendeur de force de travail. Ce qui apparaît au capitaliste comme valorisation du capital est, du côté du travailler, dépense excédentaire de force de travail. Au capitaliste qui prêche l’abstinence et l’économie, le travailleur répond :
Je vais, en gérant raisonnable et économe, ménager mon unique fortune, ma force de travail et m’abstenir avec elle de toute folle prodigalité. Je ne vais en dégager chaque jour, en convertir en travail, qu’autant que ce qui sera compatible avec sa durée normal et son bon déroulement. En allongeant démesurément la journée de travail dégager un quantum de ma force de travail plus grand que ce je pourrai remplacer en trois jours. (lire la suite p. 261)
Le travailleur est fondé à revendiquer la valeur de sa force de travail comme n’importe quel vendeur. D’où cette conclusion :
On voit donc : qu’à part des limites tout à fait élastiques, il ne résulte de la nature de l’échange marchand proprement dit aucune limitation à la journée de travail, donc aucune limite du surtravail. Le capitaliste se réclame de son droit d’acheteur quand il cherche à rendre la journée de travail aussi longue que possible et à faire deux journées de travail en une seule. D’un autre côté, la nature spécifique de la marchandise vendue implique une limitation de sa consommation par l’acheteur, et le travailleur se réclame de son droit de vendeur quand il veut limiter la journée de travail à une grandeur déterminée. Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, l’un et l’autre portant le sceau de la loi de l’échange marchand. Entre deux droits égaux, c’est la violence qui tranche. Et c’est ainsi que dans l’histoire de la production capitaliste, la réglementation de la journée de travail se présente comme une lutte pour les limites de la journée de travail. Lutte qui oppose le capitaliste global, c’est-à-dire la classe capitaliste, et le travailleur global ou la classe ouvrière. (261-262)
La lutte de classes découle donc des lois du marché ! et dans la lutte des classes, c’est la violence qui tranche. Autrement dit, c’est le rapport capitaliste lui-même qui produit la lutte des classes. C’est la formule A-M-A’ qui recèle le secret de la lutte des classes, pas les études sociologiques sur les riches et les pauvres, par exemple. Leçon inappréciable, oubliée de la grande majorité de ceux qui se réclament aujourd’hui de Marx, du mouvement ouvrier, de la défense des intérêts des salariés, etc.
Ainsi donc, par nature, parce qu’il est du capital incarné, parce que son âme est celle du capital, le capitaliste est-il perpétuellement affamé de surtravail.
Marx commence par préciser que le capital n’a pas inventé le surtravail. Dès qu’une classe monopolise les moyens de production, le travailleur (libre ou non) doit ajouter au temps de travail nécessaire afin de produire ses moyens de subsistance un temps de travail consacré à nourrir le propriétaire. Comme on dit chez moi, ce ne sont pas ceux qui font pousser l’avoine qui la mangent. De l’aristocrate athénien au boyard russe, du propriétaire d’esclaves au capitaliste, tous vivent du surtravail. Mais Marx note que tant que la valeur d’échange n’est pas la forme dominante de la richesse, il y a une limite plus ou moins élastique au surtravail. Sous la forme travestie de l’état de nature, c’est ce que disait déjà Locke : dans l’état de nature où l’on produit pour l’usage, on ne peut accumuler les valeurs d’usage. Si je récolte trop de pommes, elles vont pourrir et je pêcherais ainsi contre le droit naturel en prenant pour moi des richesses inutiles. Mais ajoute Locke l’invention de « l’argent monnayé » et celle de l’État qui en garantit l’usage ouvrent la voie à une accumulation illimitation, car l’argent ne pourrit pas !
C’est bien quand il s’agit d’obtenir de la valeur d’échange que l’exploitation se déchaîne. Dans l’Antiquité la forme du surtravail est celle du travail forcé. En passant, rappelons que l’esclavage ne commence à devenir économiquement important que vers le IVe et le IIIe, c’est-à-dire quand la monnaie frappée (apparue en Lydie au VIIe s.) s’est généralisée. Marx note encore, par exemple, que
C’est ce qui explique que le travail des nègres dans les États du Sud de l’Union américaine ait conservé un caractère patriarcal modéré aussi longtemps que la production demeura orientée vers les besoins de l’autoconsommation immédiate. Mais à mesure que l’exportation de coton est devenue un intérêt vital pour ces États, l’écrasement du nègre à la tâche, la consommation de toute son existence consumée en l’espace de sept années de travail comme c’est le cas en certains endroits, sont devenus le facteur et la norme d’un système calculateur et bien calculé. Il ne s’agissait plus de lui extorquer une certaine masse de produits utiles. Il s’agissait à présent de la production de la survaleur proprement dite. Même chose pour la corvée, par exemple dans les principautés danubiennes. (263)
Les films sudistes comme « Autant en emporte le vent » font passer une situation passée (l’esclavage patriarcal) pour la situation réelle au moment de la guerre de Sécession (dans laquelle Marx a apporté son soutien au Nord et à Lincoln). Ces films sont des monuments de propagande, car en 1860, voilà bien longtemps que les aristocrates WASP du Sud produisaient pour le marché mondial et écrasaient les esclaves sous la contrainte de la production de survaleur. L’analyse de Marx permet aussi de rendre compte du phénomène du « second servage » dans les pays de l’Europe orientale. Le servage qui était rare s’est développé entre le XVIe et XIXe siècle précisément quand ces pays entrent dans la ronde du commerce mondial.
Il y a encore une autre remarque. La plupart des philosophes des Lumières (à la notoire exception de Jean-Jacques Rousseau) vantent les vertus du commerce qui serait « civilisateur ». Montesquieu y voit un facteur de modération des mœurs. Marx au contraire montre pourquoi le capital déchaîne la barbarie, pas seulement le capital allemand des Krupp finançant Hitler, mais le capital en général, sous tous les cieux et quelle que soit sa nationalité…
Marx commence justement par une comparaison entre le servage des principautés danubiennes et la fringale de surtravail qui sévit dans l’industrie anglaise. Si un travailleur dont la journée de travail nécessaire est de 6h fournit 12h par jour, il a fourni gratuitement au capitaliste 36 h de travail dans la semaine. Exactement comme s’il avait travaillé trois jours pour lui et trois jours pour le capitaliste … tout comme un serf médiéval. Simplement ce qui est masqué dans le mode de production capitaliste (ou le surtravail et le travail nécessaire sont mêlés) apparaît crûment dans le servage.
Marx ensuite que la fringale de surtravail est encore plus développée dans le mode de production capitaliste que dans les règlements des principautés danubiennes. Il insiste sur un point : les premières lois sur la durée légale du travail procédaient de la nécessité pour l’ensemble de la classe capitaliste parce que la cupidité des capitalistes « atteint à sa racine la force vitale de la nation » (267). C’est la raison de l’institution du corps des inspecteurs de fabrique qui doivent vont traquer les capitalistes fraudeurs – ceux qui rognent sur les heures d’arrivée, les heures de départ, les temps de la pause repas, etc. En réalité, le capital réduit le travailleur à du temps de travail.
À cet égard, rien n’est plus caractéristique que la désignation des ouvriers qui travaillent à temps complet par l’expression full times et celle des enfants de moins de 13 ans, qui ont le droit de travailler seulement 6 heures, par l’expression half times. L’ouvrier n’est plus ici que du temps de travail personnifié. Toutes les différentes individuelles se résolvent en celle de « plein-temps » et de « mi-temps ». (271)
La « fringale bestiale de surtravail » est telle que, selon Marx, les excès commis « ne le cèdent en rien aux exactions auxquelles se livrèrent les Espagnols contre les Peaux-Rouges d’Amérique » (271). La limitation légale devient le seul moyen de limiter cette « fringale bestiale ».
Un aspect de cette bestialité est celui du travail des enfants. Il faut lire ici les récits de Marx (p. 273 et sq.) tirés des rapports des inspecteurs de fabrique. Il faut aussi lire et méditer la page consacrée à Mary Anne Walkley, morte « simplement par excès de travail » (284). Les lecteurs de Marx mettent tout cela au rang des anecdotes qui ne concernent pas le contenu même du Capital ; c’est la raison qui pousse Maximilien Rubel dans l’édition de la Pléiade à rejeter toutes ces pages « documentaires » en annexe.
L’exploitation, insistons à nouveau sur ce point, n’est pas une question théorique, ce n’est pas une formule pour économistes, puisque précisément, comme le disait déjà Misère de la philosophie, les catégories de l’économie ne sont que l’expression théorique des rapports sociaux, mais les rapports sociaux eux-mêmes n’ont d’existence effective que dans les individus vivants eux-mêmes. Dans le Capital et précisément en son cœur qui est le chapitre VIII, on retourne des formules théoriques à la réalité concrète, celle de la souffrance vécue par Mary-Anne Walkley. Ce sont ces milliers d’histoires que Marx dans ses formules générales.
Toute le chapitre VIII est donc d’une part un réquisitoire contre cette « fringale bestiale de surtravail » et le récit des luttes des ouvriers pour y mettre des bornes.
Pour le capitaliste, le capital constant n’est qu’un moyen de sucer du surtravail. Quand les machines ne tournent pas, le capitaliste les considère comme « en friches ». La prolongation de la journée de travail ne suffit pas. La « soif vampirique » (287) de surtravail est inextinguible :
C’est pourquoi la pulsion immanente de la production capitaliste est de s’approprier du travail dans chacun des 24 heures de la journée. (287)
Mais c’est physiquement impossible. Pour surmonter cet obstacle, le capital instaure le travail de nuit et son complément le travail posté. Marx note d’ailleurs qu’on fait travailler la nuit des adultes et des enfants, des hommes et des femmes. Sur ce dernier point il y a plusieurs de remarques de Marx intéressantes. Il considère que cette cohabitation nocturne viole les lois de la morale et de la pudeur et c’est pour cette raison d’ailleurs qu’après l’interdiction du travail des jeunes enfants et sa limitation pour les adolescents, figure dans les revendications ouvrières l’interdiction du travail de nuit des femmes. En 1892, le parlement français interdit totalement le travail de nuit des femmes.les raisons invoquées par le législateur étaient les suivantes :
- Tout d’abord la protection de son intégrité physique, en évitant qu’elle ne subisse des violences la nuit de la part des hommes, ou de protéger ces « femmes, représentantes d’un sexe dit faible, contre les fatigues d’un travail professionnel entre 8 heures du soir et 6 heures du matin » (Note : Proposition de loi n¡208 du 3 mai 1973, de Madame VERDIN, doc. parl., Sénat, session 1972 -1973.).
- La protection de sa procréation car pour certains, il fallait protéger les femmes en tant que productrices, mais surtout en tant que reproductrices ; Il fallait leur éviter les travaux pénibles susceptibles de les rendre inaptes à procréer. Ce qui à fait dire à certains « que c’était non pas la protection des femmes en tant que personne, que celle de leur corps potentiellement fécond » "(Note : R.DHOQUOIS, Droit du travail, protection de la productrice ou protection de la reproduction : l’exemple de la loi du 2 novembre1882, Actes novembre, décembre 1977. )
- La protection de sa morale : Le but était d’éviter que les femmes ne travaillent la nuit où elles peuvent être victimes d’actes susceptibles de blesser leur moralité.
On voit comment ces arguments vont être combattus dans les années 1970, au nom du principe d’égalité, de la non-discrimination et de la cause féministe. La CEE en 1976 mettait en cause la loi française. On aboutit ainsi à une loi du 9 mai 2001 qui autorise complètement le travail de nuit des femmes.
1) Ce qu’il fallait revendiquer au nom de l’égalité, c’était l’interdiction du travail de nuit des hommes aussi ! Car le système du travail posté n’est bon pour personne et dans les cas où il est absolument indispensable, il doit être sévèrement encadré tant du point de vue de la durée journalière du travail que du point de vue du temps passé sur ces postes. En fait le « libéralisme libertaire » prétendument féministe n’a que justifier avec des arguments « progressistes » la remise en cause des lois de protection de la classe ouvrière.
2) On considère généralement le développement de l’emploi féminin comme un progrès. Remarquons que celui-ci avait spontanément régressé dans les années 1920 en raison de la hausse des salaires. Il s’est redéveloppé dans les années des « trente glorieuses » pour atteindre son niveau d’avant 1914 dans les années 1980. C’est incontestablement lié à la « fringale de surtravail » qui est la pulsion fondamentale du capital. Mais celle-ci peut maintenant s’abriter derrière un discours « de gauche ». Cela montre en vérité que le capital se moque éperdument de la morale traditionnelle et de la famille. Au contraire la « libération » post-68 lui permet de se déployer sans entraves.
Avant de poursuivre lors de notre prochaine séance cet examen de la journée de travail, une conclusion ou plusieurs conclusions peuvent se tirer.
(1) En faisant de la question du taux de survaleur la question centrale, Marx engage résolument l’analyse dans un chemin « partisan » : il s’agit de se poser du côté de l’individu vivant et de sa souffrance au travail, contre la toute-puissance du capital. Si le capital est bien du travail mort, l’extorsion du surtravail est le procédé par lequel les vampires ou les morts-vivants se nourrissent du sang des vivants. Le capital est du côté de la pulsion de mort, si on veut dire cela en termes freudiens.
(2) Alors que dans le Manifeste Communiste de 1848 on avait une sorte d’apologie du mode de production capitaliste révolutionnaire et finalement progressiste et préparant pour cette raison l’avenir radieux et communiste, il ne reste pratiquement plus rien de tout cela dans le capital. Le capital y est présenté comme « barbare », « bestial », souvent pire que les esclavagistes les plus durs. De ce point de vue, on peut dire que Marx a mis au rencart le « progressisme » de sa jeunesse.
(3) Il n’y a pas fatalité historique. C’est sur le terrain de la défense de la vie que se joue l’avenir de l’humanité. Non pas dans les projets géniaux des « ingénieurs sociaux », ni dans les bonnes intentions des belles âmes, mais dans la lutte quotidienne contre les empiètements incessants du capital. Cela indique sans doute que le renouveau d’un mouvement social émancipateur requiert comme préalable le renouveau du syndicalisme, d’un syndicalisme qui ne soit plus un appendice des bureaucraties ou des appareils politiques.