Après avoir analysé la marchandise et l’échange, Marx passe à la monnaie. On en a déjà parlé dans la cinquième séance. Je passerai rapidement sur le chapitre III, « Monnaie ou circulation des marchandises » qui est un chapitre très important puisqu’y est justement exposée la théorie marxienne de la monnaie. Ce qu’on va retenir est ceci : la circulation ne crée par de valeur ! Ensuite j’aborderai la question cruciale : comment l’argent se transforme-t-il en capital, d’où nous tirerons une définition du capital.
La circulation
Le processus de circulation prend la forme M-A-M.
SI l’échange était simplement M-M, on aurait un simple échange de matières du travail social. Et, comme le dit Marx « le processus s’efface dans le résultat de ce métabolisme » (120). Ce terme de métabolisme est important chez Marx. La production est vue, sous un certain angle comme métabolisme. Voyons la définition de ce terme : « Ensemble des réactions de synthèse, génératrices de matériaux (anabolisme), et de dégradation, génératrices d'énergie (catabolisme), qui s'effectuent au sein de la matière vivante à partir des constituants chimiques fournis à l'organisme par l'alimentation et sous l'action de catalyseurs spécifiques ». L’usage que fait Marx du terme « métabolisme » n’est pas simplement métaphorique. Il indique que l’échange sous cette forme primitive renvoie à une fonction vitale. Le travail, comme production, est conçu explicitement comme métabolisme de l’homme et de la nature et ceci des Manuscrits de 1844 jusqu’au Capital. L’échange des matières du travail social appartient donc à ce que Michel Henry appelle la « téléologie vitale ». Une nouvelle fois, nous pouvons souligner, avec Michel Henry que les catégories économiques ne sont pas à l'origine. A l'origine, il y a le besoin de l'individu, le besoin vital qui engendre l'activité permettant de satisfaire ce besoin, qui engendre à son tour le besoin. La pratique au sens où l'entend Marx est cette activité de base des hommes qui fonde toutes les formes de la pensée. Autrement dit l'origine des catégories économiques est extra-économique. Marx pense les conditions qui font apparaître la vie réelle comme le mouvement de ces catégories dans les modalités mêmes selon lesquelles la pratique devient production dans les relations qui s'établissent entre les individus en vue de la satisfaction des besoins. C'est que Michel Henry appelle encore la «fondation transcendantale de l'économie», la recherche du fondement non économique de l'économie. La division du travail est, dit encore Marx, un « organisme de production qui se crée naturellement ».
Mais précisément, nous devons analyser ce qui se passe non pas dans la sphère de la production de la vie mais dans celle de l’économie. Le processus M-M s’effectue sous une forme spéciale que l’on peut diviser en deux phases :
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M-A : c’est le « salto mortale » : la valeur de la marchandise « quitte sa chair de marchandise pour s’incarner dans celle de l’or » (120). Saut mortel, car s’il est raté, c’est le possesseur de marchandise qui s’écrase au sol. Il faut que la marchandise satisfasse un besoin social. Cela suppose que sa valeur d’usage corresponde à un usage réel ! Il faut ensuite que le prix de la marchandise, « exposant de sa grandeur de valeur » corresponde au quantum de travail social dépensé pour la produire. Le producteur pourrait très bien avoir dépensé une trop grande partie du temps de travail social mais sur le marché il ne peut demander que la moyenne.
On voit que la marchandise aime l’argent mais « the course of the true love never does run smooth »1. La structure quantitative de l’organisme social de production, qui expose ses membra disjecta dans le système de la division du travail, est aussi naturellement contingente que sa structure qualitative. C’est pourquoi nos possesseurs de marchandise découvrent que cette même division du travail, qui les transforme en producteurs privés indépendants, rend indépendant d’eux-mêmes le procès social de production et leurs rapports en son sein, que l’indépendance réciproque des personnes se complète au sein d’un système multilatéral de dépendance factuelle. (122)
-
A-M : c’est la deuxième métamorphose. En réalité les deux processus, les deux « métamorphoses » sont les deux formes polairement opposées sur même processus. Les deux formes de la marchandise, forme-marchandise et forme-monnaie existent simultanément, « simplement des pôles opposés » (126). Donc il y a un circuit.
Marx souligne la différence essentielle entre l’échange immédiat des produits et la circulation des marchandises. L’échange des marchandises brise les limites individuelles et locales de l’échange immédiat des produits et développe le métabolisme du travail humain. (cf. 127) Le procès de circulation ne s’éteint pas – à la différence de l’échange immédiat des produits du travail. Mais c’est du côté de la monnaie que s’effectue la continuité du mouvement.
Le résultat de la circulation des marchandises, remplacement de la marchandise par une autre marchandise, apparaît donc médiatisé non pas par son propre changement de forme, mais par la fonction de la monnaie en tant que moyen de circulation faisant circuler les marchandises qui par elles-mêmes sont sans mouvement, en les faisant passer de mains où elles sont des non-valeurs d’usage en des mains où elles sont des valeurs d’usage, et ce toujours dans le sens contraire de sa propre marche. (131)
Laissons la suite du développement de Marx qui montre comment naissent les fonctions de la monnaie, à la fois comme moyen de thésaurisation et comme moyen de paiement. Et venons-en directement à la « scène de crime » !
La formule générale du capital
La construction de la monnaie permet de donner la formule de la circulation des marchandises : M–A–M. La marchandise qui « aime l’argent » s’échange contre une certaine somme qui permet d’acquérir une nouvelle marchandise. L’argent circule en tant qu’argent, comme moyen d’échange.
La circulation des marchandise est le point de départ du capital. (165)
Qu’est-ce que « produit » cette circulation ? Tout simplement la monnaie qui est la première forme phénoménale du capital. C’est d’ailleurs sous cette forme qu’il se présente d’abord historiquement face à la propriété foncière (fortune en argent, capital commercial et capital usuraire). Marx remarque d’ailleurs ceci (qui sera développé par Simmel dans sa Philosophie de l’argent) :
L’opposition entre le pouvoir de la propriété foncière, qui repose sur des rapports personnels de maître à esclave et le pouvoir impersonnel de l’argent est clairement résumée dans les deux dictons français : Nulle terre sans seigneur et l’argent n’a pas de maître. (165)
Une double digression s’impose ici.
Simmel et l’argent
La philosophie de l’argent de Simmel est une des analyses les plus profondes de l’argent qui ait été produite après Marx. Et peut-être serait-il utile de tenter une synthèse entre Marx et Simmel. Voici quelques aspects de la pensée de Simmel.
L’apparition historique de l’argent et les formes variées qu’il peut prendre n’en sauraient dissimuler l’essence : « Il est le corps dont s’habille la valeur »2 (p.110). Incarnation, forme concrète sensible de la réalité immatérielle qu’est la valeur, l’argent peut encore être considérée comme le signe de la valeur - un peu comme le mot écrit est le signe du mot parlé et le mot parlé le signe du terme mental, pour reprendre les définitions d’Aristote dans De l’interprétation. Comme Marx, Simmel voit dans l’argent une véritable chose métaphysique, « la réalisation séparée de ce que les objets ont en commun à titre économique » (ibid.). Marx dit qu’il « se dresse toujours en face des marchandises usuelles comme l’unique incarnation adéquate de leur valeur. » L’argent, dit encore Simmel est ce qui vaut, il est un pur valoir, « le valoir des choses sans les choses elles-mêmes » (p.111).
À ce titre l’argent apparaît sous une double forme :
1) il est ce qui permet la mesure relative de toutes les marchandises ; elle se reflètent toute dans leur équivalent idéal (20 mètres de toile = un habit = 10 livres de thé = 2 onces d’or, pour reprendre un exemple de Marx).
2) Mais l’argent entre aussi dans l’échange comme une valeur : je vends 10 livres de thé contre deux onces d’or et ensuite j’échange ces deux onces d’or contre un habit.
On peut échanger argent contre argent (par exemple dans le marché des devises) et l’argent lui-même peut avoir une mesure (dans le prêt avec intérêt). Pourtant, fondamentalement, l’argent ne peut permettre les séries illimitées de l’échange qu’en n’étant pas lui-même réellement échangé. Il est pour une part hors du circuit qu’il rend possible.
Simmel avance une théorie générale de la société. L’argent donne une cristallisation autonome de l’interaction interindividuelle mais c’est à celle-ci qu’il faut remonter pour comprendre de quelle matière et comment est organisée une société. Contre les conceptions « holistes » – celles qui font de « la » société une totalité et du « fait social » l’élément déterminant des comportements individuels et interindividuels, Simmel soutient une conception « individualiste » très proche de celle que développe au même moment ou presque Max Weber (ou dans une optique assez différente le sociologue français Gabriel Tarde). Simmel soutient que la sociologie ne doit pas être la science de tout ce qui est humain. Elle doit avoir un objet propre et cet objet propre est défini comme la société au sens le plus large :
Il y a société là où il y a action réciproque de plusieurs de plusieurs individus. Cette action réciproque naît toujours de certaines pulsions ou en vue de certaines fins.3
Selon Simmel, les sociétés se construisent comme combinaisons des échanges interindividuels, combinaisons qui se stabilisent.
L’échange des produits du travail, ou de toute possession quelle que soit son origine, est manifestement l’une des toutes premières et des plus pures formes de la socialisation humaine : et ceci non pas de telle façon que la “société” serait d’abord achevée et qu’ensuite on procéderait à des échanges en son sein, mais l’échange étant lui-même une des fonctions qui, à partir de la simple juxtaposition des individus, réalisent leur connexion intime, la société; (p. 191)
D’où il s’ensuit que
« société » n’est que le terme général qui englobe la totalité de ces interrelations spécifiques. (ibid.)
L’échange est une relation, il transforme une somme d’individus en un groupe social. Le perfectionnement de la division du travail crée la fonction argent et l’ordre des commerçants. La fonction argent elle-même suppose le développement de relations de confiance entre les individus qui forment la société, puisqu’on peut concevoir que toute forme d’argent est en fait un crédit : accepter une pièce de monnaie en paiement, c’est croire que cette pièce pourra à son tour être utilisée comme moyen de paiement pour obtenir un objet désiré.
L’argent est à l’origine d’une double tendance qui caractérise l’évolution des sociétés modernes : d’une part, une tendance centralisante et, d’autre part, une tendance individualisante. Loin de s’opposer, ces deux tendances sont les deux faces de la même médaille puisque l’individu peut agir d’autant plus de manière autonome que la sûreté de ses relations sociales est garantie.
Il y a pour Simmel une flèche de l’histoire. Des sociétés primitives aux sociétés modernes complexes, on suit un chemin orienté selon un progrès. Le développement des rapports monétaires est l’expression d’une plus grande liberté et d’une plus grande autonomie individuelle. C’est ce chemin que développe le chapitre IV, intitulé justement « La liberté individuelle ». Ainsi Simmel note que le premier grand progrès historique, la véritable magna charta, est
cette stipulation du droit romain classique selon laquelle, devant toute exigence concernant des biens, on pouvait refuser de s’acquitter en nature et régler avec de l’argent. (p.348)
L’échange et sa forme la plus élevée, la plus « objectivée », l'argent sont conformes à la nature humaine, car pour Simmel, l’homme est un « animal échangiste » et par là un « animal objectif » car.
nulle part dans le monde animal nous ne trouvons la moindre amorce de ce que l’on appelle objectivité, cette faculté de considérer et de manipuler les objets en se plaçant au-delà du sentiment et du vouloir subjectifs. (p.355)
À travers le développement de l’échange monétaire, c’est tout un développement culturel qui s’accomplit :
des contenus de vie de plus en plus nombreux se trouvent objectivés dans une forme transindividuelle : livres, art, idéaux comme la patrie, la culture universelle, la traduction de la vie en concepts ou en images esthétiques, la connaissance de mille choses intéressantes et signifiantes, tout cela peut être goûté par les uns sans qu’il soit enlevé aux autres. (ibid.)
Face aux formes simples (rapine ou don que Simmel met sur le même plan) l’échange
suppose estimation objective, réflexion, reconnaissance mutuelle, retenue de la convoitise subjective immédiate. (p.356)
Or, cet éloge du caractère civilisateur de l’argent, Marx pourrait très bien le partager ! Ce qui pourrait paraître paradoxal si on lit Marx en oubliant qu’il doit toujours être compris comme un adepte de la méthode hégélienne de la dialectique.
L’antisémitisme
Simmel donne de nombreux exemples du fait que le commerce de l’argent est réservé dans la société antique comme dans la société féodale aux groupes sociaux méprisés : à Rome, les esclaves affranchis qui ne disposent pas la pleine citoyenneté, en Inde, les Parsis, classe opprimée ou les Tschettis, une caste mélangée et « impure », ou les Huguenots en France et les quakers en Angleterre. Parfois, il s’agit de groupes qui ont volontairement renoncé à toutes les formes d’intégration politique. Simmel y voit, chez les quakers et les Herrenhuter le signe d’un « christianisme morbide », « d’une piété ne tolérant aucune élévation terrestre et préférant à tout prendre la terrestre bassesse » (p.261). La même règle permet de comprendre l’évolution de la noblesse au fur et à mesure que l’absolutisme la privait de toutes ses prérogatives traditionnelles.
Même aux deux extrémités de l’échelle sociale, il demeure fatal que l’intérêt pour l’argent, après la disparition de tous les autres intérêts, persiste encore telle la couche ultime, la plus tenace, la mieux faite pour survivre – (p.261)
La corrélation entre oppression sociale et centralité de l’intérêt pour l’argent peut encore être vérifiée dans le cas des Juifs. Les Juifs ne forment d’ailleurs selon Simmel qu’un cas particulier : en général, les étrangers jouent un rôle primordial dans les échanges commerciaux. Simmel y voit une explication de la haine populaire envers les grandes maisons financières dont les propriétaires et les représentants étaient, la plupart du temps des étrangers :
c’était la haine du sentiment national envers l’élément international, donc de cette partie limitée qui est consciente de sa valeur spécifique et s’estime violentée par une puissance indifférente sans caractère, dont l’essence pour elle se personnifie dans l’étranger comme tel ; (p.267)
Il est bien possible que cette explication – qui semble parfaitement adaptée pour comprendre l’antisémitisme et spécifiquement l’antisémitisme moderne – ne soit pas tout à fait convaincante. On pourrait retourner sans trop difficulté l’ordre des facteurs : la haine de la puissance de l’argent chez ceux qui lui sont soumis se retourne en haine contre l’étranger symbole de cette puissance indifférente de l’argent.
Il reste que 1°) le capital usuraire est une des premières formes du capital et que 2°) la grande puissance du mode de production capitaliste arrivé à maturité lui permettra de retourner l’anticapitalisme comme le capital usuraire et contre celui qui est censé l’incarner, le Juif. Il y a un vieil anti-judaïsme, alimenter par le christianisme, mais l’antisémitisme moderne s’en distingue nettement précisément en ce qu’il est un retournement du capital à la maturité contre le capital archaïque et qu’il fournit ainsi un moyen puissant pour détruire la conscience de classe.
La forme moderne de ce retournement, c’est la dénonciation de la finance opposée au « bon capitalisme », la dénonciation des « traders », etc., qui peut facilement faire sa jonction avec le vieux fond antisémite. Je donne ici quelques extraits des analyses de Moishe Postone :
Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l'antisémitisme moderne attribue aux juifs — abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité —, on remarque qu'il s'agit là des caractéristiques d'une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur. De plus, cette dimension — tout comme le pouvoir attribué aux juifs — n'apparaît pas en tant que telle mais prend la forme d'un support matériel : la marchandise.
[...]
Désormais, la forme phénoménale du concret est plus organique. Le capital industriel peut donc apparaître en tant que descendant direct du travail artisanal « naturel », en tant qu'« organiquement enraciné », par opposition au capital financier " parasite " et " sans racines ". L’organisation du capital industriel paraît alors s'apparenter à celle de la corporation médiévale — l'ensemble social dans lequel il se trouve est saisi comme unité organique supérieure : comme communauté (Gemeinschaft), Volk, race. Le capital lui-même — ou plutôt ce qui est perçu comme l'aspect négatif du capitalisme— est identifié à la forme phénoménale de sa dimension abstraite, au capital financier et au capital porteur d'intérêts. En ce sens, l'interprétation biologique qui oppose la dimension concrète (du capitalisme) en tant que " naturelle " et " saine " à l'aspect négatif de ce qui est pris pour le " capitalisme " ne se trouve pas en contradiction avec l'exaltation du capital industriel et de la technologie : toutes les deux se tiennent du côté " matériel " de l'antinomie.
[…]
Cette forme d' " anticapitalisme " repose donc sur une attaque unilatérale de l'abstrait. L’abstrait et le concret ne sont pas saisis dans leur unité, comme parties fondatrices d'une antinomie pour laquelle le dépassement effectif de l'abstrait — de la dimension de la valeur — suppose le dépassement pratique et historique de l'opposition elle-même, ainsi que celui de chacun de ses termes. […]
L’attaque " anticapitaliste " ne se limite pas à l'attaque contre l'abstraction. Au niveau du fétiche-capital, ce n'est pas seulement le côté concret de l'antinomie qui peut être naturalisé et biologisé, mais aussi le côté abstrait, lequel est biologisé — dans la figure du Juif. Ainsi, l'opposition fétichisée du matériel concret et de l'abstrait, du " naturel " et de l' " artificiel ", se mue en opposition raciale entre l'Aryen et le Juif, opposition qui a une signification historique mondiale. L'antisémitisme moderne consiste en la biologisation du capitalisme saisi sous la forme de l'abstrait phénoménal, biologisation qui transforme le capitalisme en " juiverie internationale ".[...]4
Retour sur la formule du capital
L’argent ne devient capital que lorsque la formule de la circulation M–A–M subit une transformation radicale et devient : A – M – A. Les phases do la circulation apparaissent dans l’ordre inverse. Cette inversion peut paraître étrange. Pourquoi acheter 100€ de blé pour le revendre et obtenir 100€. En fait, A ne devient un capital que si j’achète 100€ le blé et que je revends, par exemple, 110€. Mais comment comprendre ce passage de 100€ à 110€. On vu que les marchandises, en moyenne et compte non tenu des fluctuations des prix dans un sens et dans l’autre, s’échangent à leur valeur.
Les deux formes apparaissent d’abord comme deux formes opposées. Dans la première on commence par la vente et on termine par l’achat. Le bien acheté est consommé et le processus peut s’arrêter. C’est l’argent qui médiatise l’échange et la finalité est extérieure au processus, c’est la consommation. Dans la circulation du capital, on commence par l’achat et on termine par la vente : cette fois c’est à la marchandise « en chair et en os » de servir de médiation. Et surtout le processus ne s’arrête pas ! Si l’argent est simplement dépensé en tant qu’argent, le capital sortirait de son rôle : vieille maxime : ne pas manger le capital ! Si l’argent est thésaurisé, comme un trésor. Mais le problème que pose la circulation du capital est justement d’échapper à ces deux destins funestes : il faut « valoriser la valeur » (171). Comme le dit Marx :
Le mouvement du capital n’a donc ni fin ni mesure. (172)
Et il ajoute :
C’est comme porteur conscient de ce mouvement que le possesseur d’argent devient capitaliste. Sa personne ou plutôt sa poche est à la fois le point de départ et le point de retour de l’argent. Le contenu objectif de cette circulation – la valorisation de la valeur – est son but subjectif et capitaliste ou capital personnifié, doué de volonté et de conscience, c’est seulement dans la mesure où l’appropriation croissante de la richesse abstraite est l’unique motivation active de ses opérations qu’il fonctionne. Donc il ne faut jamais traiter la valeur d’usage comme but immédiat du capitaliste. Ni non plus son gain individuel ; mais seulement le mouvement sans très du gain comme acte de gagner. (172)
Le capitaliste n’est pas un tyran personnel : il est du capital personnifié. De ce point de vue le mode de production capitaliste est aussi l’aliénation du capitaliste en tant qu’individu humain ; sa pensée et sa volonté sont réduites au rôle de pensée et de volonté du capital. À sa manière, mais évidemment la manière compte, il est lui aussi dominé par la puissance aveugle de ses échanges. Et Marx ne fait ici aucune différence entre le banquier et l’entrepreneur industriel ! Weber développera tout cela dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
Si le capitaliste est du capital personnifié, le véritable sujet ce n’est pas le capitaliste … ni le prolétariat.
La valeur passe constamment d’une forme dans l’autre, sans se perdre elle-même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automate. (173)
[…] la valeur devient ici le sujet d’une procès dans lequel, à travers le changement constant des formes-argent et marchandise, elle modifie sa grandeur elle-même, se détache en tant que survaleur d’elle-même en tant que valeur initiale, se valorise elle-même. Car le mouvement dans lequel elle s’ajoute de la survaleur est son propre mouvement, sa valorisation, donc une autovalorisation. Elle a reçu cette qualité occulte de poser de la valeur parce qu’elle est valeur. Elle fait des petits vivants – ou, pour le moins, elle pond des œufs d’or. (174)
Ce sujet automate, c’est très exactement ce qui se déploie sous nos yeux ! Et qui nous oublie tant que nous ne voyons plus rien d’autre, que la vie concrète des hommes de chair et de sang est rendue invisible.
Les contradictions de la formule générale
La deuxième différence est que dans la première forme, on échange valeur contre valeur alors que dans la circulation du capital il doit apparaître, presque miraculeusement un accroissement de la valeur. Dès que l’argent circule comme capital, il doit augmenter sa valeur. La formule de la circulation du capital est donc A – M – A’ ou A’ = A + dA (dA représentant l’augmentation du capital). En première approche, cette formule semble être celle du capital commercial : acheter des marchandises pour les revendre plus cher, c’est l’ABC du commerce. Cependant, Marx montre que la circulation des marchandises en elle-même ne produit aucune valeur additionnelle :
D’un point de vue abstrait, c’est-à-dire si on fait abstraction des circonstances qui ne découlent pas des lois immanentes à la circulation simple, il ne se passe rien d’autre en elle, en dehors de la substitution d'une valeur d’usage à une autre, un simple changement de forme de la marchandise. La même valeur, c'est-à-dire le même quantum de travail social objectivé, reste toujours dans la main du même possesseur de marchandise, sous la forme concrète de sa marchandise, de l'argent en lequel elle se convertit et finalement de la marchandise en laquelle elle se reconvertit. Ce changement de forme n’implique aucune modification de la grandeur de la valeur. (178)
Par conséquent :
C’est pourquoi derrière les tentatives qui s’efforcent de présenter la circulation des marchandises comme la source de survaleur, se cache la plupart du temps un quiproquo, une confusion entre valeur d’usage et valeur d’échange. (179)
L’origine de l’accroissement du capital ne peut donc pas résider dans la circulation pure. Et en même temps, on doit l’expliquer à partir des lois immanentes du capital :
Il faut la transformation de l'argent en capital sur la base les lois immanentes à l’échange des marchandises, de sorte que l'échange d'équivalents soit valablement tenu pour point de départ. Notre possesseur d'argent, qui n'est plus présent que comme chenille capitaliste est forcé d’acheter les marchandises à leur prix, puis les vendre à leur prix, et néanmoins de retirer à la fin du procès plus de valeur qu'il en avait lancé au départ. Sa métamorphose en papillon doit se produire à la fois dans la sphère de la circulation et tout aussi ne pas s’y produire nécessairement. Telles sont les conditions du problème. Hic Rhodus, hic salta ! (186-187)
Voilà les conditions du problème dont nous exposerons la solution à la section suivante. En attendant, il nous faut nous arrêter sur une remarque décisive de Marx qui fait retour, une fois de plus à Aristote.
Ce qui est vrai du capital commercial l’est davantage encore du capital usuraire. Dans le capital commercial, les extrêmes, l'argent lancé sur le marché et l'argent multiplié et soustrait du marché, ont au moins pour médiation l’achat et la vente, le mouvement de la circulation. Pour le capital usuraire, la forme A—M—A' est réduite aux extrêmes non médiatisés A—A', argent qui s'échange contre plus d'argent, forme qui contredit la nature de la monnaie et qui est donc inexplicable du point de vue de l’échange des marchandises. D’où Aristote : « La chrématistique est une science double ; d'un côté elle se rapporte au commerce, de l'autre à l'économie ; sous ce dernier rapport, elle est nécessaire et louable; sous le premier, qui a pour base la circulation, elle est justement blâmable (car elle se fonde non sur la nature des choses, mais sur une duperie réciproque) ; c'est pourquoi l'usurier est haï à juste titre, parce que l'argent lui-même devient ici un moyen d'acquérir et ne sert pas à l'usage pour lequel il avait été inventé. Sa destination était de favoriser l'échange des marchandises ; mais l'intérêt fait avec de l'argent plus d'argent. De là son nom (TokoV, né, engendré), car les enfants sont semblables aux parents. De toutes les manières d'acquérir, c'est celle qui est le plus contre nature. » (185)
À cette étape de l’analyse, la citation d’Aristote en dit bien plus qu’il ne semble au premier abord. Qu’on ait à blâmer l’usage contre nature que l’usurier fait de l’argent, ce n’est pas cela le plus intéressant. Ce qui est important, par contre, c’est la distinction entre les deux usages de l’argent : l’usage économique, qui consiste à être le moyen de la circulation des marchandises en vue d’une fin naturelle, et, d’autre part l’usage de l’argent en vue d’accumuler des richesses. Or celui qui utilise l’argent non pour satisfaire ses besoins mais en vue d’accumuler encore plus d’argent, ce n’est pas seulement l’usurier, c’est le capitaliste en général. M – A – M : voilà le cycle de l’économique aristotélicienne. A n’y est qu’un intermédiaire et M, la fin n’est la fin qu’en sortant de la circulation pour redevenir simple valeur d’usage qui va être consommée ou usée. Chez l’usurier, le cycle semble réduit à sa plus simple expression : A – A’. Mais, comme Marx va le montrer, le capital commercial et l’usure ne sont que des formes dérivées du capital producteur de plus-value. Dans le cycle A – M – A’, la marchandise n’est qu’un moyen pour réaliser les mêmes fins que l’usurier, l’augmentation du capital.
Le cycle de l’économique est le cycle vital, celui qui exprime le besoin que les hommes ont les uns des autres pour vivre. Il est donc au fondement de la cité. La chrématistique, au contraire, en tant qu’elle s’oriente uniquement vers l’accumulation de l’argent, ruine les bases de la vie sociale, puisqu’elle est contre nature. Certes, Marx ne reprend pas telle quelle la distinction aristotélicienne, mais elle constitue un des axes souterrains de sa pensée, y compris, comme le verra, quand la question du renversement des rapports capitalistes sera posée. Chez Aristote, cette distinction a une portée morale évidente : mener une activité contre nature, on ne peut guère imaginer pire. Marx au contraire refuse toute pertinence au jugement moral quand il s’agit de comprendre l’histoire et les structures sociales. Mais que le mode de production capitaliste, en dépit des immenses progrès dont il est porteur, soit « contre nature », Marx est tout près de le penser et sa critique de l’aliénation du travailleur a beaucoup à voir avec cela. Et si Aristote affirme que l’usurier est justement haï, Le Capital ne manque pas de passages où le pathos moral s’exprime sans fard – par exemple, le capital comparé au Moloch qui se nourrit des enfants (à propos du travail des enfants), au vampire « qui ne s'anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu'il en pompe davantage. »
Dernière remarque sur ce point. Nous sommes ici dans la « science » : le Capital, c’est l’exposé par excellence de cette science que serait le marxisme – lequel aurait aussi renvoyé la philosophie dans la préhistoire de la pensée. Et voilà que ressurgit le philosophie, la philosophie antique et notamment son éthique, et non pas pour une remarque en passant mais expliciter l’endroit précis où les catégories qui permettent de penser le MPC. Curieuse science, tout de même ! Ceci encore devrait nous persuader que Marx ne fait pas du tout la même chose que Smith et Ricardo et que, dernier des économistes classiques, comme on a l’habitude de le faire remarquer, il est en vérité très loin de leurs préoccupations.
1Shakespeare, Songe d’une nuit d’été, « le chemin de l’amour véritable n’est jamais sans embûche. »
2G. Simmel, Philosophie de l’argent, PUF, Quadrige
3G. Simmel, Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation. PUF, 1999, p.43