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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Lecture du Capital de Marx, séance 7

Procès de production et procès de valorisation

 

Il faut développer la transformation de l'argent en capital sur la base les lois immanentes à l’échange des marchandises, de sorte que l'échange d'équivalents soit valablement tenu pour point de départ. Notre possesseur d'argent, qui n'est plus présent que comme chenille capitaliste est forcé d’acheter les marchandises à leur prix, puis les vendre à leur prix, et néanmoins de retirer à la fin du procès plus de valeur qu'il en avait lancé au départ. Sa métamorphose en papillon doit se produire à la fois dans la sphère de la circulation et tout aussi ne pas s’y produire nécessairement. Telles sont les conditions du problème. Hic Rhodus, hic salta ! (186-187)
Voilà où nous étions parvenu lors de la dernière séance. C’est là qu’il faut sauter ! C’est-à-dire en venir à l’innovation majeure de Marx par rapport à l’économie politique et par rapport aux vues antérieures de Marx telles qu’elles sont développées dans les années 1850.

Achat et vente de la force de travail

L’accroissement de la valeur du capital ne peut pas venir de la circulation, comme nous l’avons vu. L’argent, en tant que moyen de paiement, réalise seulement le prix de la marchandise.
Reprenons le détail. Il faut expliquer ce qui se passe dans le cycle A-M-A’. Où se passe la transformation ? Elle ne peut porter que sur la marchandise.
A-M : la marchandise est achetée à sa valeur. Si elle était revendue, elle le serait à sa valeur et on aurait M-A. Donc il faut que la transformation ait lieu sur la marchandise en tant que valeur d’usage. Or la valeur d’usage d’une marchandise, c’est sa consommation ! Il faut donc trouver unr le marché une marchandise extraordinaire (une sorte de poule aux œufs d’or) 
dont la valeur d’usage possédât cette particularité d’être source de valeur, dont la consommation effective serait elle-même objectivation de travail et donc création de valeur. (188) 
Cette marchandise, c’est la puissance de travail ou force de travail, c’est-à-dire :
le résumé de toutes les capacités physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité, la personnalité vivante d’un être humain, et qu’il met en mouvement chaque fois qu’il produit des valeurs d’usage, ou encore la force de travail. (188)1
Remarquons quelque chose de très important : l’apposition « corporéité » et « personnalité vivante d’un être humain ». Une personnalité vivante et une corporéité sont une seule et même chose. Quand on parle du matérialisme de Marx, on pense matière. Mais c’est une erreur. Pour Marx, le point de départ de l’analyse n’est pas la matière au sens du physicalisme, c’est la personne humaine vivante (et non l’abstraction « personne). Marx l’expose en toutes lettres dès les premiers textes et de la manière la plus limpide qui soit, la réalité fondamentale est celle de l’individu vivant. Or cet individu vivant, oublié systématiquement par la plupart des marxismes, n’est pas (ou pas uniquement) un principe épistémologique – l’individualisme méthodologique ait comme si la seule réalité était l’individu abstrait agissant rationnellement par finalité – mais d’abord une réalité singulière ontologique, tant est il que ce qui est ontologique est précisément ce dont il y a le moins de choses à dire parce qu’il est ultimement réel. Le corps dont il est question est das Leib et non Körper. Un corps, au sens de Körper, ce peut être toute réalité tangible localisée : le corps est observé de l’extérieur comme une chose et cela peut valoir pour les choses inertes comme pour les êtres vivants. Leib au contraire, c’est d’abord le sein ou le ventre et ce que l’on pourrait rendre mieux par le français « chair ». Leib est tout ce qui touche à l’intimité corporelle. Avec la phénoménologie, Leib devient le corps vécu. Sans aller plus loin dans l’élucidation de ce concept philosophique allemand, il faut simplement en souligner le caractère irréductiblement subjectif. Ce que le travailleur vend, c’est sa puissance de travail, Arbeitskraft, et celle-ci est l’expression de la puissance subjective de l’individu, de son corps vécu ou de son corps vivant auquel se rapporte toute affectivité. L’ouvrier ne vend pas son corps (au sens de Körper), c’est bien plutôt, pourrait-on dire, c’est son âme qu’il vend au diable. Le capitaliste achète une puissance et non une chose dont il disposerait à sa convenance – comme le maître dispose de ses esclaves.
Immédiatement après Marx montre que l’apparition de cette « marchandise miraculeuse », la force de travail repose sur des conditions historiques préalables. 
Pour que le rapport proprement capitaliste puisse se développer, il est nécessaire, tout d’abord, qu’il y ait des capitalistes, c’est-à-dire qu’il y ait eu une accumulation primitive d’argent prêt à fonctionner comme capital. Marx fait l’histoire de cette accumulation primitive dans un des derniers chapitres du livre I, une histoire dans laquelle la colonisation joue un rôle décisif. Contrairement à la légende dorée du libéralisme, le MPC ne sort pas naturellement de la production marchande, par l’extension du marché et l’ingéniosité des « producteurs-échangistes ». La plupart du temps les producteurs échangistes vont quitter la scène chassés manu militari par les propriétaires fonciers, par les concussionnaires disposant de privilèges royaux, par les grandes compagnies qui opèrent dans le commerce au loin et trafiquent les matières précieuses autant que les esclaves. Si on faisait le compte des massacres, des morts de famine et de déportations, des morts au travail et tout simplement des morts tout simplement parce que leur tête ne revenait au bon blanc chrétien qui passait par là, on s’apercevrait que les massacres du XXe siècle sont vraiment limités compte tenu des moyens techniques disponibles. Sans chambre à gaz, sans mitrailleuse, sans trains et sans la chimie moderne, les colons espagnols ont conduit à la mort des millions d’Indiens d’Amérique en à peine trois ou quatre décennies. Beaucoup plus près de nous, Hannah Arendt dans son livre sur L’impérialisme rappelle l’invraisemblable coût humain et la cruauté sans borne de l’exploitation des richesses du Congo à la fin du XIXe siècle, le Congo qui était alors non pas une terre du royaume de Belgique mais la propriété personnelle du roi des Belges… Si on ajoute à cela les millions de paysans morts de famine en Europe, on aura un tableau un peu plus réaliste des « bienfaits » du libéralisme capitaliste. Après avoir rappelé la réalité de cette première accumulation, Marx conclut :
Tanta molis erat2 pour accoucher des « lois naturelles et éternelles » du mode de production capitaliste, pour mener à son terme le processus de dissociation qui séparait les travailleurs des conditions du travail, pour transformer à un pôle les moyens de production et de subsistance en capital, et, au pôle opposé, la masse du peuple en ouvriers salariés, en pauvres travaillants libres (labouring poor), cette œuvre d’art de l’histoire moderne. Si, l’argent, comme le dit Augier, « vient au monde avec des taches de sang naturelles sur la joue », le capital quant à lui vient au monde dégoulinant de sang et de saleté par tous ses pores, de la tête aux pieds. (853)
Laissons là l’accumulation primitive. Nous avons maintenant le premier personnage, « l’homme aux écus ». L’argent n’a pas d’odeur ; l’homme aux écus en a et il veut en avoir encore plus. Mais si la circulation marchande ne peut créer à elle seule de la valeur additionnelle, il faut trouver une marchandise qui, en étant consommée, produit de la valeur et cette marchandise, c’est la force de travail. Marx va mettre un certain temps à formuler exactement sa théorie. C’est seulement en 1857 qu’apparaît le concept de force de travail. Auparavant, Marx reprenait les conceptions classiques selon lesquelles l’ouvrier vend son travail au capitaliste, mais la genèse de la plus-value restait inexplicable. La marchandise que cherche l’homme aux écus pour se transformer en capitaliste, c’est cette force de travail. Encore faut-il qu’il trouve des vendeurs. Le producteur-échangiste isolé vend non pas sa force de travail, mais le produit de son travail. Un travailleur indépendant, vendant son temps de travail, comme un prestataire de service, ne fait pas non plus l’affaire. Il faut donc trouver quelqu’un qui n’ait d’autre marchandise à vendre que sa force de travail et ce ne peut pas non plus être un esclave :
La force de travail ne peut apparaître comme marchandise sur le marché que dans la mesure où et parce que son propre possesseur, la personne à qui appartient la force de travail, la met en vente et la vend. Pour que son possesseur puisse la vendre comme marchandise, il faut qu’il puisse en disposer, qu’il soit donc le libre propriétaire de sa puissance de travail la la force de travail, de sa personne. (188)
Le mode de production capitaliste présuppose donc la liberté au sens le plus immédiat du droit bourgeois : être propriétaire de soi-même. Le sujet abstrait du droit bourgeois, le propriétaire, doit donc déjà être posé comme l’homme en général. Le mode de production capitaliste est incompatible avec l’esclavage ! C’est pourquoi d’ailleurs les Yankees n’ont pas hésité à mener une guerre particulière longue meurtrière contre les États confédérés sudistes pour imposer l’abolition de l’esclavage. Lincoln n’avait jamais pensé que les Blancs et les Noirs fussent vraiment égaux ; il pensait même qu’il faudrait organiser le « retour » des Noirs en Afrique. Sous cet angle, nous devons convenir que le capital a été libérateur ! La fiction juridique du contrat de travail et la fiction économique du marché du travail exigent qu’acheteur et vendeur de la force de travail soient également libres. Liberté, égalité … on y revient.
Pour que le rapport capitaliste perdure : 
il faut que le propriétaire de la force de travail ne la vende jamais que pour un temps déterminé, car s’il la vend en bloc, une fois pour toutes, il se vend lui-même, et il se transforme alors d’être libre qu'il était en esclave, de marchand, de possesseur de marchandise en marchandise. En tant que personne, il faut qu’il se rapporte lui-même constamment à sa force de travail comme à sa propriété et par conséquent comme à sa propriété et, par conséquent comme à sa marchandise propre et cela il ne le peut que dans la mesure où il ne la met jamais à la disposition de l'acheteur, ne lui en laisse la jouissance que temporairement, pour un laps de temps déterminé, où donc il ne renonce pas en l’aliénant à sa propriété sur elle. (188-189)
En effet, pour que le possesseur de force de travail puisse continuer à vendre sa force de travail, il doit en concéder temporairement la jouissance mais ne peut l’aliéner complètement – sinon il deviendrait un esclave. Pourquoi le capitaliste n’est-il pas un esclavagiste ? On verra la réponse plus loin, mais tout de suite on peut dire – bien que ce ne soit pas le seul facteur – que c’est parce que ça coûte au total moins cher ! Du même coup, en tant que propriétaire d’une puissance de travail qui n’est jamais totalement aliénée, le travailleur doit défendre sa force de travail. Le capitaliste ne peut pas en user de telle sorte que le lendemain le travailleur n’ait plus rien à vendre. Autrement dit :
D’un côté, le capitaliste en tant qu’acheteur de la force de travail, use de cette marchandise comme bon lui semble et donc croit pouvoir la faire travailler jour et nuit.
De l’autre côté le travailleur en tant que vendeur a le droit d’empêcher le capitaliste de la détériorer et donc est fondé à limiter la journée de travail. Droit contre droit ! Voilà comment se développera le conflit autour de la question de la limitation légale de la journée de travail. Et entre deux droits égaux, c’est évidemment la force qui tranche. 
L’acheteur et le vendeur de force de travail se rencontrent sur le marché – le « marché du travail », disent les économistes – comme deux personnes libres et égales. En effet,
Pour qu’il y ait transformation de l'argent en capital, il faut doncque le possesseur d'argent trouve le travailleur libre sur le marché des marchandises, et libre en ce double sens que, d’une part, il dispose en personne librede sa force de travail comme d’une marchandise lui appartenant et que, d’autre part, il n’ait pas d'autres marchandises à vendre, soit complètement débarrassé, libre de toutes les choses nécessaires à la réalisation de sa force de travail. (190)
Comment est apparu ce travail « libre à un double point de vue ». Là encore, il faut revenir à l’histoire. Marx montre comment ce processus s’est déroulé en Grande-Bretagne, à partir de l’époque élisabéthaine. Les enclosures , la clôture des terres communes des paysans pour y mettre les élevages de mouton des « landlords » chasse, en plusieurs vagues, des millions de paysans de leurs terres et les transforment en travailleurs libres ... de tout moyen de production. C’est le deuxième aspect de l’accouchement douloureux du MPC, auquel Marx consacre également de longs développements dans le chapitre XXVII du livre I consacré à « l’expropriation campagnarde ».
Le capital naît de ces deux sources, colonialisme, expropriation des paysans, c’est-à-dire qu’il présuppose deux séries de développements qui n’ont rien de directement économique mais procèdent, l’un comme l’autre, de l’action violente des classes dominantes et, notamment, des forces armées de l’État, ce qui n’est pas sans conséquence quant à la conception marxienne de l’État.
Néanmoins, s’il naît dans la violence, le MPC ne repose cependant pas sur la violence – c’est encore une énorme différence avec l’esclavage. Le processus « purement économique » doit suffire et tout naturellement il trouve les formes institutionnelles, juridiques et idéologiques adéquates.
Qu’en est-il donc de cette marchandise particulière qu’est la force de travail ?
La question qui se pose est de savoir comment est déterminée la valeur de la force de travail. La réponse est très simple : « la force de travail proprement dite ne représente qu’un quantum déterminé de travail social moyen objectivé en elle. » (192)
La valeur de la force de travail est donc tout simplement la valeur des marchandises nécessaires à sa production et à sa reproduction. L’individu étant donné, le capitaliste n’achète évidemment pas l’individu, mais simplement sa disposition à travailler.
Disons-le ici clairement. Marx ne dit jamais que la valeur de la force de travail se réduit au minimum vital. On ne trouve aucune loi d’airain des salaires ni aucune paupérisation absolue :
l’ampleur des besoins dits nécessaires ainsi que la manière de les satisfaire sont eux-mêmes un produit historique et, du coup, dépendent en grande partie du degré de civilisation d’un pays … (192)
L’élément historique et moral est décisif. Il faut en outre y ajouter que le propriétaire de force de travail étant mortel, il faut assurer le remplacement des marchandises « force de travail » disponibles sur le marché et donc la valeur de la force de travail inclut nécessairement « les moyens de subsistance des remplaçants ». La valeur totale des marchandises qui permettent de produit et de reproduire la force de travail est nécessairement inférieure à la somme d’heures de travail que le capitaliste pourra tirer de la « consommation » de la force de travail.
Il y aurait beaucoup à dire encore. Pour l’heure, tous les acteurs du drame sont en place. Le processus « purement économique » doit suffire et tout naturellement il trouve les formes institutionnelles, juridiques et idéologiques adéquates.
La sphère de la circulation des marchandises, où s'accomplissent la vente et l'achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l'homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c'est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. Liberté ! car ni l'acheteur ni le vendeur d'une marchandise n'agissent par contrainte; au contraire ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en qualité de personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Égalité ! car ils n'entrent en rapport l'un avec l'autre qu'à titre de possesseurs de marchandise, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! car chacun ne dispose que de ce qui lui appartient. Bentham ! car pour chacun d'eux il ne s'agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu'à lui, personne ne s'inquiète de l'autre, et c'est précisément pour cela qu'en vertu d'une harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d'une providence tout ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l'utilité générale, à l'intérêt commun. (197-198)
On peut, à juste titre, lire dans ce passage une cinglante critique de l’idéologie bourgeoise des « droits de l’homme » dans sa version utilitariste – ici la cible est Bentham, « le sieur Jeremy est un génie ès bêtise bourgeois » (683) – et cette critique (comme celle de la Question juive) contribuera largement au mépris du droit et des droits de l’homme que professera le plus souvent le marxisme orthodoxe : il ne s’agirait que d’une duperie des classes dominantes pour légitimer l’exploitation.3 La réalité est plus complexe, cependant. Il y a bien une contradiction entre la forme juridique – contrat entre deux personnes égales – et la réalité vécue qui est celle de la soumission du « vendeur de force de travail » au pouvoir du capital. Et c’est précisément parce que le travailleur est « libre », parce que le MPC l’a soustrait à tous les rapports de domination traditionnels, que la lutte entre la classe ouvrière et la bourgeoisie peut prendre le tour révolutionnaire que Marx lui donne.
 

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