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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Lecture du Capital de Marx, séance 8

Le procès de travail en général

 

Nous abordons maintenant le cœur de l’analyse marxienne du mode de production capitaliste, la production de la survaleur, autrement dit la plus-value si on veut garder la terminologie classique des traductions antérieures de Marx. La production de la survaleur est en effet ce qui explique la « valorisation de la valeur », c’est-à-dire l’accumulation du capital. Si la formule du capital, c’est A → M → A + dA, il faut maintenant explique ce dA, cette valeur additionnelle que le processus de circulation, fondé sur l’échange équivalent contre équivalent ne saurait expliquer. (cf. 7e séance).

 

Un mot d’abord sur la traduction. Marx emploie le mot allemand Mehrwert qu’on peut traduire mot-à-mot par « plus-valeur ». Lefebvre a choisi de traduire par « survaleur ». Il s’en explique dans l’introduction (XLIII) : Marx considérait le concept de Mehrwert comme sa création propre et il pensait ce concept par opposition aux concepts de l’économie politique bourgeoise. Le mot plus-value est d’usage courant en français et renvoie à tout gain (j’achète et je revends plus cher, j’ai fait une plus-value). La traduction par « survaleur », qui est cohérente avec d’autres concepts comme celui de « surtravail », a l’avantage de souligner la spécificité du concept marxien.

La 3e section s’intitule « La production de la survaleur absolue », ce qui indique d’emblée que l’on va distinguer survaleur absolue et survaleur relative que l’on verra dans la 4e section.

Procès de travail et procès de valorisation

Pour commencer il faut distinguer deux aspects :

  1. dans le mode de production capitaliste, l’acheteur de la force de travail consomme cette « marchandise » particulière ... en faisant travailler le vendeur de la force de travail, c’est-à-dire en lui faisant produire des marchandises.

  2. Mais d’un autre côté, le travailleur ne produit pas des marchandises en général, il produit une valeur d’usage particulière, qui sert à satisfaire certains besoins particuliers.

Marx précise :

Mais la production de valeur d’usage, ou de denrées, ne change pas de nature générale du fait qu’elle a lieu pour le capitaliste et sous son contrôle. Il faut donc considérer d’abord le procès de travail indépendamment de toute forme sociale déterminée. (199)

Deux remarques s’imposent :

  1. Nous devons séparer soigneusement le travail en général et le procès de travail sous la forme déterminée qu’il prend dans le mode de production capitaliste. Peut-on passer de la critique des formes (aliénées) que le travail prend dans le mode de production capitaliste à une critique du travail en général et doit-on revendiquer comme le fait Lafargue un « droit à la paresse » ? Doit-on dresser le procès du procès de travail en général comme tendent à le faire les tenants de la « Wertkritik » ? Je ne le crois pas. Du moins, je ne crois pas que l’on puisse interpréter Marx en ce sens, car s’il est un point sur lequel il ne varie pas des Manuscrits de 1844 aux derniers écrits, c’est bien dans l’idée que le travail est un besoin humain.

  2. Ce qui caractérise le mode de production capitaliste, c’est que le procès de travail est sous le contrôle du capitaliste et vise son intérêt propre. Un tel rapport, dans lequel un homme est sous le contrôle d’un autre et agit en vue des intérêts de celui qui contrôle s’appelle un rapport de domination. On voit donc que le rapport contractuel qui lie l’acheteur et le vendeur de la force de travail est en réalité un rapport de domination que le rapport « économique » vient camoufler.

Le procès de travail en général

Il s’agit donc du travail tel qu’il existe en général, dans n’importe quelle société. Le travail se présente d’abord comme une activité naturelle. Naturelle, parce que correspondant à la nature humaine, naturelle aussi parce qu’observable comme tout phénomène physique. Il est le métabolisme de l’homme et de la nature.

Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. (199)

Le travail est défini comme « procès de travail ». Le terme de procès a été explicitement défendu par Marx, y compris pour la traduction française et il a un sens bien précis. Un procès n’est pas n’importe quelle action. Il s’agit d’un déroulement qui s’oriente vers une fin. Une idée que l’on va retrouver plus loin : dans son essence, le travail est une activité finalisée et non n’importe quelle dépense d’énergie ou de peine. Dans une note (p.200) Marx explique l’importance qu’il donne à cette notion de « procès de travail ».

En second lieu, le procès de travail est d’abord conçu comme le métabolisme de l’homme et de la nature. On définit ainsi le métabolisme en physiologie : «  Ensemble des réactions de synthèse, génératrices de matériaux (anabolisme), et de dégradation, génératrices d'énergie (catabolisme), qui s'effectuent au sein de la matière vivante à partir des constituants chimiques fournis à l'organisme par l'alimentation et sous l'action de catalyseurs spécifiques. » L’usage de ce terme de physiologie indique bien que le travail est d’abord un processus naturel – on ne voit donc pas bien comment on pourrait se débarrasser du travail !

Mais ce premier rapport naturel contient déjà sa transformation. Le travail humain ne se contente pas de reproduire les conditions de la vie – à la manière des activités des animaux. Il transforme et la nature et l’homme lui-même. Il est donc bien le point de départ d’une histoire.

Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. Il développe les potentialités qui y sont en sommeil et soumet à sa propre gouverne les forces qu’elle recèle. (200)

Il y a bien ici l’idée d’une « nature humaine », mais une nature humaine qui n’est pas immuable, du moins dans ses manifestations. Le travail développe des facultés qui sans cela resteraient enfouies dans la nature, dans la « non liberté » comme dirait Hegel. Ce qui intéresse Marx, ce n’est donc pas le travail comme processus physique, biologique mais le fait qu’il est aussi la manifestation de la subjectivité humaine et c’est en cela qu’il est proprement humain. Le travail est un processus dialectique. Il modifie la nature extérieure et ce faisant l’homme modifie sa propre nature. C’est pourquoi Marx ajoute :

Nous ne nous occupons pas ici des formes primitives du travail, qui relèvent encore de l’instinct animal. (ibid.)

Le travail présente donc une forme « instinctuelle » et une forme proprement humaine.

Nous supposons donc ici le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée accomplit des opérations qui s’apparentent à celle du tisserand, et l’abeille en remontre à maint architecte humain dans la construction de ses cellules. Mais ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire. Le résultat auquel aboutit le travail était déjà au commencement dans l’imagination du travailleur, existait donc déjà en idée. Non pas qu’il effectue simplement une modification dans la forme de la réalité naturelle : il y réalise en même temps son propre but qu’il connaît, qui détermine comme une loi la modalité de son action, et auquel il doit subordonner sa volonté. (ibid.)

Le travail est une activité finalisée et non une activité instinctive – c’est précisément pour cette raison que la réduction de l’ouvrier à un simple élément d’un procès de production qu’il ne maîtrise jamais peut être désignée sous le terme d’aliénation. On remarquera aussi que le travail est une activité aussi intellectuelle que manuelle – ici Marx suit les analyses de Hegel dans les Principes de la philosophie du droit. Mais ce qui est vu positivement chez Hegel ne l’est pas de manière aussi univoque chez Marx :

Et cette soumission n’est pas un acte isolé et singulier. Outre l’effort des organes au travail, il faut une volonté conforme à ce but, s’exprimant dans une attention soutenue pendant toute la durée du travail, d’autant plus indispensable que celui-ci enthousiasme moins le travailleur par son contenu propre et son mode d’exécution, et qu’il peut donc moins en jouir comme du jeu de ses propres forces physiques et intellectuelles. (200)

Le travail, ce n’est pas une partie de plaisir ! Et ce quelles que soient les formes sociales qu’il prenne. Le travail ne rend pas libre en lui-même. Il est toujours une contrainte, une discipline du corp et de l’esprit et une « soumission ». On retrouvera dans le passage que Engels a placé à la fin du livre III du Capital, quand il oppose le travail nécessaire, quels que soient les rapports sociaux de production et l’activité libre dans laquelle l’homme est à lui-même sa propre fin.

Ces caractéristiques se retrouvent dans l’analyse du procès de travail. Le procès de travail met en œuvre : 1° la puissance personnelle du travailleur (énergie, capacités intellectuelles, habileté). 2° Des objets de travail (matière première ou matière déjà transformée) qui forment le substrat d’où sortira le produit. 3° Des moyens de travail (outils).

Le procès de travail est orienté vers une fin (il s’éteint dans le produit). Ce que l’homme trouve dans la nature et qui peut servir à ses propres fins est converti en produit humain (humanisation de la nature). Le moyen de travail est médiation entre l’homme et l’objet physique (naturel). Le moyen de travail prolonge l’homme. Ce qui est artificiel, pur produit de l’activité humaine, est ainsi naturalisé (naturalisation de l’homme).

Marx souligne que n’importe quel travail, même dans les conditions les plus frustres, les plus primitives, est production.

Avant toute intervention de sa part, l’homme trouve l’objet universel de son travail dans la terre (y compris, du point de vue économique, l’eau) qui est pourvoyeuse originelle de nourriture, de moyens de subsistances tout préparés. (201)

Il y a donc dans le procès de travail un rapport essentiel à la nature – ce qui devrait faire réfléchir tous ceux qui s’intéressent aux questions « écologiques ». La nature fournit des objets de travail « tout préparés » :

Toutes les choses que le travail n’a qu’à détacher de leur liaison immédiate avec le tout terrestre, sont des objets de travail trouvés tels quels par nature. (ibid.)

De ce point de vue, la nature est la première pourvoyeuse de richesse – et donc toute richesse ne vient pas du travail et toute richesse ne peut se résumer à la forme marchandise. La domination totale de la marchandise exige que les ressources produites par la nature soient à leur tour évaluées en leur fixant un prix – ce que montrent les nouveaux indicateurs économiques qu’a analysés Mickaël Sylvain dans sa conférence du 16 mai 2014 (cf. http://up-evreux.viabloga.com). C’est que dans le fonctionnement global de l’idéologie dominante, l’idée d’une richesse non marchande est un pur scandale intellectuel, une intolérable critique de « l’impérialisme » de la prétendue « science économique ».

Marx distingue cette richesse naturelle, immédiatement donnée, du matériau brut :

Si, par contre, l’objet de travail lui-même est déjà en quelque sorte déjà filtré par un travail antérieur, nous l’appellerons matériau brut. Exemple : le minerai déjà extrait qu’on est maintenant en train de laver. Tout matériau brut est donc objet de travail, mais tout objet de travail n’est pas matériau brut. L’objet de travail n’est matériau brut qu’une fois qu’il a subi une première modification par la médiation du travail. (ibid.)

Passons maintenant à l’examen des moyens de travail. La distinction ici est importante entre objet de travail et moyen de travail.

Le moyen de travail est une chose ou un complexe de choses que le travailleur insère entre son objet de travail et lui, et qui lui servent de guide dans son action sur cet objet. Il se sert des propriétés mécaniques, physiques et chimiques des choses pour les faire agir comme des instruments de pouvoir sur d’autres choses conformément à son but. (ibid.)

Deux remarques sur cet extrait :

  1. Le travail n’est que la manière dont l’homme utilise les forces de la nature « conformément à son but ». Il ne crée rien ex nihilo mais ordonne les puissances naturelles et les siennes propres conformément à ce que sa raison lui dicte. Marx met en note, dans l’édition allemande, une citation de Hegel sur la ruse de la raison. C’est plus qu’un clin d’œil, qu’une « coquetterie » ou qu’un « flirt » avec la philosophie hégélienne. Dans le domaine de la production des moyens de la vie, la liberté ne peut consister qu’en cette capacité de la raison d’ordonner les force qui conditionnent l’existence humaine selon une ligne qui permet la réalisation de ce qui est utile à l’homme, de son « utile propre » pourrait-on dire en parlant ici comme Spinoza. La liberté et le déterminisme naturel ne s’opposent et ne s’excluent mutuellement que dans une pensée dogmatique qui part de catégories figées et oublie cette médiation pratique qu’est la raison. Dans un tout autre contexte, Spinoza le dit aussi : « Aussi longtemps que nous ne sommes pas dominés par des sentiments qui sont contraires à notre nature, nous avons le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affections du corps suivant un ordre conforme à l’entendement. » (Éthique, Ve partie, proposition 10)

  2. À ce stade de l’analyse abstraite du procès de travail, on peut déjà anticiper. Le mode de production capitaliste transforme l’ouvrier en moyen de travail qu’il fait agir conformément au but du capitaliste. C’est pourquoi la domination du capital ne saurait se réduire à l’exploitation (extorsion du travail gratis) mais implique une transformation radicale du travailleur lui-même qui devient un moyen des moyens de production, une perte de son essence humaine et donc une aliénation.

Pour l’essentiel, le rapport de l’homme à la nature, ce métabolisme qui est en vérité propre à tous les êtres vivants, suppose cette intermédiation du moyen de travail. Si on excepte les activités de cueillette,

l’objet dont le travailleur s’empare immédiatement n’est pas l’objet de travail mais le moyen de travail. Ainsi l’élément naturel devient-il lui-même un organe de son activité, un organe qu’il ajoute à ceux de son propre corps et qui prolonge sa conformation naturelle, quoi qu’en dise la Bible !(ibid.)

Si le processus naturel a produit l’hominisation – la transformation d’une des espèces de grands singes en hommes – l’utilisation du moyen de travail produit l’anthropisation. Je reprends ici les analyses d’André Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole. La première étape est celle de la station verticale qu libère la main, et permet l’utilisation et la fabrication d’outils. En même temps les modifications de la forme du cerveau (déplacement du trou occipital) et la diminution de la taille de la machoire permettent le développement des organes du langage et le développement du néocortex. Une dialectique du geste et de la parole conduit ainsi homo sapiens. En même temps, l’usage des outils et l’innovation technique (par exemple la maîtrise du feu, le langage articulé, etc.), même même sous la forme la plus rudimentaire, transforment le rapport de l’homme à son milieu. Le rapport de l’homme à son milieu n’est plus simplement un rapport écologique – celui qu’ont tous les vivants avec leur milieu – mais prend une toute autre dimension, celle que le géographe Augustin Berque nomme « écouménale ». Le corps de l’homme n’est plus simplement son corps biologique, il est son « corps médial », c’est-à-dire l’ensemble des interactions possibles de l’homme avec un milieu qu’il a déjà transformé. Comment Berque définit-il l’écoumène ?

L’écoumène, c’est l’ensemble et la condition des milieux humains, en ce qu’ils ont de proprement humain, mais non moins d’écologique et de physique. C’est cela l’écoumène qui est pleinement la demeure (oikos) de l’être humain.

L’écoumène n’est ni purement naturel ni seulement culturel ; il est le produit de l’activité humaine, de ses artifices dans leur interaction à la fois technique et symbolique avec la nature. Il s’agit, chez Berque, d’un parti pris philosophique : ne pas séparer l’homme de la nature, contre les philosophies qui ont « sevré la culture de la nature »

L’écoumène est une relation: la relation à la fois écologique, technique et symbolique de l’humanité à l’étendue terrestre.

À la fois mesurable et incommensurable, « Notre être s’étend au-delà du bout de nos doigts […] jusqu’aux confins de l’univers. » (Écoumène, Belin, 2009, p.17) On voit ici clairement, par comparaison, la faiblesse insigne de la pensée écologiste qui réduit le milieu à l’environnement naturel et réduit le rapport de l’homme à son milieu à une question de sciences naturelles, alors que le « milieu » n’est justement pas que naturel : la nature autour de nous n’a plus rien naturel, elle est humanisée : planter un arbre n’est pas en soi naturel. De plus, une ville a toujours rapport à la nature, mais un rapport complexe : Venise est un artifice mais qui est à la fois tributaire de son rapport à l’eau, et, en même temps, l’utilise ; les noces de Venise avec la mer que les doges célébraient chaque année symbolisent parfaitement ce rapport et définissent l’écoumène vénitien. L’écologie convient parfaitement pour étudier la vie des grenouilles dans une mare, mais elle est complètement désarmée dès qu’il s’agit de penser les affaires humaines.

Revenons à Marx. La terre est non seulement le garde-manger de l’homme mais aussi le premier arsenal de ses moyens de travail. La terre est convertie en moyens de travail mais cela exige très vite le développement de moyens de travail élaborés.

En règle générale, dès que le procès de travail est un tant soit peu développé, il lui faut des moyens de travail déjà élaborés. (202)

Marx sait bien que l’utilisation d’outils n’est pas propre à l’homme. En bon lecteur de Darwin (dont il admirait beaucoup L’origine des espèces), il sait que l’usage et la création de moyens de travail sont « déjà en germe le propre de certaines espèces animales » (202), mais ils caractérisent cependant spécifiquement l’espèce humaine (le singe peut utiliser un bâton, mais une fois son objectif atteint, il l’abandonne. L’homme le garde, le perfectionne et le transmet). Reprenant la définition de Franklin, l’homme comme « toolmaking animal », Marx affirme, dans la terminologie de Bergson et Hannah Arendt, que l’homme est bien d’emblée homo faber et qu’il se pose lui-même comme « seigneur et maître de la nature ». La distinction entre travailler (l’activité elle-même, sans son lien avec la fin) et œuvrer (le résultat matériel, l’objet, le produit matériel durable) chère à Hannah Arendt est abolie dans le concept marxien de procès de travail. Si Arendt (voir Condition de l’homme moderne, retraduit récemment sous le titre L’humaine condition) pense comme pertinente cette différence entre l’activité destinée à pourvoir aux besoins de la vie – celle qui est le propre de l’animal laborans – et l’activité proprement humaine produisant des œuvres durables, celle de l’homo faber, c’est précisément parce que le procès de travail lui-même est éliminé de son horizon conceptuel. Elle s’intéresse à ce qu’on produit (de la , nourriture ou des meubles) et non à la manière dont on le produit. Pour Marx, c’est le contraire : La différence est que Marx ne sépare pas l’activité du résultat. Toute activité, qu’elle soit fabrication matérielle ou simple transformation et consommation constitue du travail : il englobe processus et résultat :

Ce qui distingue les époques économiques entre elles, ce n’est pas ce qu’on y fabrique, mais la manière dont on fabrique, les moyens de travail dont on se sert. (ibid.)

Ce n’est pas par hasard si Marx emploie ici le mot « fabrication » pour désigner l’activité correspondant au procès de travail. Fabriquer, c’est werken en allemand et le procès de travail (Arbeitsprozess) est non pas un « arbeiten » mais « werken ». La distinction arendtienne entre travailler et œuvrer, arbeiten et werken ou encore labour et work n’aurait rigoureusement aucun sens pour Marx précisément parce que le travail, quand il prend sa forme spécifiquement humaine, est fabrication. Les moyens de travail sont « l’indicateur des rapports sociaux dans lesquels le travail a lieu ». Et donc quand Arendt élimine l’analyse des moyens de travail parce qu’elle élimine le procès global de travail lui-même, elle est conduite à parler du travail sans la moindre analyse des rapports sociaux.

Il faut maintenant élargir la notion de « moyens de travail ». On ne peut s’en limiter aux choses (outils, machines), il faut y inclure « toutes les conditions objectives requises en général pour que ce procès ait lieu » (203) comme la division du travail, la coopération, la qualification requise ... Et il ajoute :

En ce sens, le moyen de travail universel est de nouveau la terre elle-même ; car c’est elle qui procure au travailleur son locus standi et le champ d’action (field of employment) de son procès de travail. Les bâtiments industriels, canaux, routes, etc. sont des exemples de ce genre de moyens de travail déjà fournis par la médiation du travail. (ibid.)

Après le moment de l’analyse, il faut donner une synthèse, un aperçu d’ensemble qui va permettre d’introduire un nouveau concept, celui de production. En voilà le résumé :

Dans le procès de travail, l’activité de l’homme provoque donc, grâce au moyen de travail, une modification de l’objet de travail qui dès le départ était le résultat visé. Le procès s’éteint dans son produit. Ce produit est une valeur d’usage, une matière naturelle appropriée à des besoins humains u par une modification de sa forme. Le travail s’est combiné avec son objet. Il a été objectivé, tandis que l’objet a été travaillé. Ce qui apparaissait du côté du travailleur sous la forme de la mobilité apparaît maintenant du côté du produit comme une propriété en repos, dans la forme de l’être. Le travailleur a filé et le produit est un fil. (ibid.)

À première vue, on saisit mal ce que ce passage apporte. « Le travailleur a filé et le produit est un fil », cela pourrait ressembler à un truisme. Mais il importe de comprendre le mouvement d’ensemble, mouvement dialectique.

  1. Le point de départ, c’est l’activité de l’homme, une activité qui, en modifiant la matière, lui donne forme (« l’informe » disait-on) et s’éteint dans un produit. Que la fabrication soit celle d’un bijou qui passera de génération en génération ou d’un éclair au chocolat qui sera englouti dans l’heure qui suit, cela ne change rien à l’affaire : le joaillier a fabriqué un bijou et le pâtissier un éclair au chocolat, et c’est bien de fabrication qu’il s’agit dans les deux cas, quoi qu’Hannah Arendt puisse en dire.

  2. « Le travail s’est combiné à son objet ». Le travail est l’activité de l’homme, il se définit subjectivement. L’objet se tient face à l’homme – c’est le propre d’un objet. Le travail est donc un rapport sujet/objet. Et ce rapport fait passer la subjectivité active (mobile) dans l’objet qui devient objectivation du travail. La réalité subjective vivante de l’individu devient réalité objective « en repos » du produit qui est, dit Marx, « dans la forme de l’être » – l’être s’oppose au devenir. Il est intéressant de noter que les catégories de la philosophie hégélienne se trouvent parfaitement adéquates pour penser le procès de travail. Le travailleur s’affirme par son activité en niant la nature donnée (« farouchement étrangère » dit Hegel) qui est modifiée, soumise à l’esprit, et enfin négation de l’activité du travailleur par la négation de la nature : le produit du travail est objectivé, n’appartient plus au travailleur, mais s’en est détaché. L’esprit humain acquiert dans la forme du produit une existence objective. Affirmation, négation, négation de la négation, c’est-à-dire identité de l’identité et de la différence : le mouvement de l’esprit hégélien est transféré par Marx dans le mouvement même de la vie sociale.

En considérant le procès de travail dans son ensemble, du point de vue du résultat :

le produit, moyen du travail et objet du travail apparaissent alors l’un et l’autre comme des moyens de production, et le travail proprement dit comme travail productif. (ibid.)

Marx ajoute que cette définition du travail productif est insuffisante quand il s’agit du mode de production capitaliste.

Dans le procès de production, entrent des valeurs d’usage dont la place peut changer. Le produit peut devenir un moyen de travail. Marx précise ceci :

le fait qu’une valeur d’usage apparaisse comme matériau brut, comme moyen de travail ou comme produit dépend entièrement de sa fonction déterminée dans le procès de travail, de la place qu’elle y occupe, et chaque fois qu’elle change de place, ces déterminations changent aussi. (206)

La broche est un produit du fabricant de broches, mais elle est un moyen de travail du fileur. C’est finalement le procès de travail lui-même qui donne aux choses leur fonction, non leur qualité physique proprement dite, leur qualité intrinsèque. Par exemple le chou que je donne à mes vaches est un moyen pour moi de produire du lait, mais si je le mange il devient un simple produit que je consomme. Le procès de travail distingue les divers éléments en quoi l’analyse le décompose ; cette distinction ne vient pas de quelque qualité des choses. La caractéristique essentielle du procès de travail réside en ceci : les valeurs d’usage y sont jetées et, mises en contact avec le travail vivant, sont conservées et utilisées. La quantité de travail qui y est cristallisée est incorporée au produit nouveau. Il en va de même pour la force de travail. Dans le procès de travail, elle est incorporée au produit final. Mais c’est là que s’accomplit le miracle ! C’est la force de travail qui donne vie aux produits du travail en tant qu’ils sont utilisés comme moyens de travail.

Pour faire de ces choses des valeurs d’usage réelles, actives, et non pas simplement possibles, il faut que le travail vivant s’en empare, les réveille d’entre les morts. Bien sûr, quand les langues de feu du travail les lèchent, quand il se les approprie comme ses organes vivants, quand il leur insuffle l’esprit pour qu’elles remplissent dans son procès la fonction adéquate à leur définition et à leur vocation, elles sont tout aussi bien détruites : mais elles le sont en vue d’une fin, comme éléments constitutifs de nouvelles valeurs d’usage, de nouveaux produits susceptibles d’entrer dans la consommation individuelle comme moyens de subsistance ou dans un nouveau procès de travail comme moyens de production. (206)

Ici, comme dans tout ce chapitre – voir la comparaison anatomiques des différents moyens de travail (202) – il y a toute une tonalité « vitaliste ». La philosophie de l’économie de Marx s’appuie bien sur une philosophie de la vie. Le procès de travail n’est que procès d’objectivation de la puissance subjective des individus vivants, ainsi qu’on a eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises. Du même coup, on comprend mieux en quoi « l’économie politique », c’est-à-dire la domination du mode de production capitaliste constitue un renversement radical. Le triomphe du capital, c’est le triomphe du « travail mort » sur ce travail qui « insuffle la vie ».

Arrivés à ce point, nous voyons comment production et consommation passent l’une dans l’autre. Ces deux termes opposés ne sont que deux moments du même processus, le procès de production. « Le travail consomme ses éléments matériels », « il les mange ». Donc le procès de production est aussi un procès de consommation.

Cette consommation productive se distingue de la consommation individuelle en ceci que cette dernière consomme les produits comme moyens de subsistance de l’individu vivant, tandis que l’autre les consomme comme moyens de subsistance de son travail, c’est-à-dire de sa force de travail en action. Le produit la consommation individuelle est donc le consommateur lui-même, tandis que le résultat de la consommation productive est un produit distinct du consommateur. (206)

Distinction importante que celle que nous trouvons ici : la consommation individuelle a pour finalité l’individu vivant lui-même. Si le procès de travail exprime la « téléologie vitale » (pour rependre l’expression de Michel Henry), on ne peut nullement confondre la consommation productive et la consommation individuelle. Au contraire, dans le mode de production capitaliste, la consommation individuelle n’a plus d’autre finalité que de fournir les moyens de subsistance du travail, c’est-à-dire la survie de la force de travail. Ce qui était la fin du processus en est maintenant un simple moyen. Nouvelle forme de l’aliénation.

Cette description générale du procès de travail fait abstraction des rapports entre les individus et au premier chef des rapports de coopération et, en seconde place, des rapports entre travailleurs et individus dirigeant le processus de production. Il s’agit donc bien d’une abstraction, mais d’une abstraction raisonnée qui nous permettra de comprendre la réalité du mode de production capitaliste. Et d’ailleurs :

Le fait que le travail l’accomplisse [le procès de travail] pour le compte du capitaliste et non pour lui-même ne change naturellement rien à la nature générale du procès de travail. (207)

Marx ajoute même que, dans un premier temps, le procès de travail lui-même n’est pas modifié par le fait qu’il passe sous le contrôle du capitaliste. Il faudra pour cela du temps, le temps de passer de la soumission formelle à la soumission réelle du travail au capital. Les deux caractéristiques fondamentales :

Le travailleur travaille sous le contrôle du capitaliste à qui son travail appartient. Le capitaliste veille à ce que le travail avance comme il faut et à ce que les moyens de travail soient correctement utilisés, à ce que le matériau brut ne soit pas gaspillé, et à ce que l’on épargne l’instrument de travail, c’est-à-dire à ce qu’il ne soit détruit que dans la mesure où son usage pour le travail l’impose. (208)
Mais, deuxièmement : le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, le travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail. Son usage lui appartient pour la journée, comme celui de toute autre marchandise qu’il aurait louée pour un jour (un cheval, par exemple). L'usage de la marchandise appartient à son acheteur et le possesseur de la force travail, en fournissant son travail,ne fournit que la valeur d'usage qu'il a vendue. À partir du moment où il est entré dans les ateliers du capitaliste, la valeur d’usage de sa force de travail a appartenu au capitaliste, et donc aussi son usage, le travail. (208)

Ces deux points sont importants. Le premier indique que le capitaliste a une fonction utile dans le procès de production : il en est l’organisateur et finalement, quel que soit le mode de production, il est nécessaire que ce genre de fonction soit accompli, que ce soit par le propriétaire des moyens de production, par un directeur salarié ou par un collectif élu par les travailleurs. Mais dans ces deux derniers cas, le capitaliste devient purement parasitaire – et d’ailleurs il tend à disparaître en tant qu’individu pour être remplacé par des institutions.

En ce qui concerne le deuxième point, il est capital. Il exprime la « réification » du travail vivant :

Le procès de travail est un procès qui met en jeu des choses que le capitaliste a achetées, des choses qui lui appartiennent. Le produit de ce procès lui appartient donc tout autant que le produit de la fermentation de son cellier. (208)

Le contrôle du procès de production par le capitaliste transforme le travailleur en chose et le procès de travail en un simple processus naturel (comme la fermentation). Il ne reste qu’à développer les implications de cette première analyse.

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