Rappelons la conclusion de l’analyse que nous avions donnée du procès de travail, premier moment de l’analyse du procès de production.
Pour Marx, dans un premier temps, le procès de travail lui-même n’est pas modifié par le fait qu’il passe sous le contrôle du capitaliste. Il faudra pour cela du temps, le temps de passer de la soumission formelle à la soumission réelle du travail au capital. Les deux caractéristiques fondamentales :
Le travailleur travaille sous le contrôle du capitaliste à qui son travail appartient. Le capitaliste veille à ce que le travail avance comme il faut et à ce que les moyens de travail soient correctement utilisés, à ce que le matériau brut ne soit pas gaspillé, et à ce que l’on épargne l’instrument de travail, c’est-à-dire à ce qu’il ne soit détruit que dans la mesure où son usage pour le travail l’impose. (208)
Mais, deuxièmement : le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, le travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail. Son usage lui appartient pour la journée, comme celui de toute autre marchandise qu’il aurait louée pour un jour (un cheval, par exemple). L'usage de la marchandise appartient à son acheteur et le possesseur de la force travail, en fournissant son travail,ne fournit que la valeur d'usage qu'il a vendue. À partir du moment où il est entré dans les ateliers du capitaliste, la valeur d’usage de sa force de travail a appartenu au capitaliste, et donc aussi son usage, le travail. (208)Ces deux points sont importants. Le premier indique que le capitaliste a une fonction utile dans le procès de production : il en est l’organisateur et finalement, quel que soit le mode de production, il est nécessaire que ce genre de fonction soit accompli, que ce soit par le propriétaire des moyens de production, par un directeur salarié ou par un collectif élu par les travailleurs. Mais dans ces deux derniers cas, le capitaliste devient purement parasitaire – et d’ailleurs il tend à disparaître en tant qu’individu pour être remplacé par des institutions.
En ce qui concerne le deuxième point, il est capital. Il exprime la « réification » du travail vivant :
Le procès de travail est un procès qui met en jeu des choses que le capitaliste a achetées, des choses qui lui appartiennent. Le produit de ce procès lui appartient donc tout autant que le produit de la fermentation de son cellier. (208)
Le contrôle du procès de production par le capitaliste transforme le travailleur en chose et le procès de travail en un simple processus naturel (comme la fermentation). Il ne reste qu’à développer les implications de cette première analyse.
2. Le procès de valorisation
Après avoir vu le procès de travail, il faut maintenant voir comment le produit du travail se transforme en valeur.
Le point de départ est le suivant : le procès de travail produit des valeurs d’usage, mais le capitaliste ne produit pas les valeurs d’usage par amour des valeurs d’usage : « la valeur d’usage n’est pas une chose qu’on aime pour elle-même. » (209) Pour le capitaliste ce qui importe c’est :
-
que la valeur d’usage produite soit aussi une valeur d’échange, une marchandise ;
-
la valeur de cette marchandise doit être supérieure la somme des valeurs des marchandises englouties dans le procès de production.
Précisons : le but de la production, du point de vue du capitaliste, c’est non la production de la valeur d’usage, mais la production de valeur et plus précisément la production de survaleur. Nous retrouvons ici la formule du capital : valorisation de la valeur.
Il découle de cela que le procès de producteur est l’unité du procès de travail et du procès de formation de valeur.
Comment les choses se passent-elles ? On a vu que la valeur de la marchandise est « déterminée par la quantité de travail matérialisé dans sa valeur d’usage par le temps de travail socialement nécessaire à sa production. » (210) Calculons donc :
-
il faut disposer de matières premières (le capitaliste les achète à leur valeur) ;
-
il faut disposer de machines dont une part de la valeur est transmise à chaque marchandise produite. C’est un peu ce que les comptables calculent dans les amortissements.
-
Il faut encore du temps de travail pour mettre en œuvre la production.
Le temps de travail dont on parle ici est du « travail général », qu’il s’agisse de filer du coton ou de fondre des canons, c’est indifférent à ce point de l’analyse. La qualité du travail n’importe plus, ce qui compte, c’est sa quantité.
Ici Marx, au lieu de passer directement à la question de la transformation du surtravail en survaleur, nous propose de regarder les choses avec l’œil du capitaliste. Reprenons son raisonnement.
Pour filer le coton et produire des filés, il faut disons 10 livres de coton, achetées à leur valeur soit 10 shillings. Il faut aussi des broches à filer dont la masse consommée dans le procès de travail vaut 2 shillings. Si une masse d’or de 12 shillings correspond à 24 heures de travail (soit deux journées de 12 heures, la règle au moment où Marx écrit). Que les broches et le coton se combinent dans la production des filés, cela ne modifie aucunement leur valeur. Nous avons donc une première composante de la valeur des filés, soit 12 shillings soit encore la matérialisation de deux journées de travail.
« il s’agit maintenant de savoir quelle part de cette valeur est ajoutée au coton par le fileur proprement dit.
Mais il nous faut maintenant considérer ce travail d’un tout autre point de vue que dans l’analyse du procès de travail. » (212)
La nature du travail du fileur, en tant qu’activité finalisée particulière n’importe plus. Il s’agit du travail social moyen. Marx précise :
« Au cours du procès de travail, le travail passe continuellement de la forme de la mobilité à celle de l’être, de la forme du mouvement à celle de l’objectivité. » (212-213)
Ce qui importe, c’est que ne soit consommé que du travail socialement nécessaire. L’heure de travail, « c’est-à-dire la dépense de la force vitale du fileur pendant une heure » (213) ne vaut que comme dépense de la force de travail.
Résumons donc :
Au début de la journée, le capitaliste a avancé une somme correspond aux matières premières, au moyen de travail et au salaire1 et à la fin de la journée il se trouve en possession de produits dont la valeur est égale à la somme avancée augmentée de la part correspondant au travail gratis que procure la consommation de la force de travail. La matière elle-même ne vaut plus que comme « substance qui aspire une quantité de travail déterminée » (214).
Admettons maintenant que la valeur de la force de travail soit de 3 shillings – il s’agit de la valeur de marchandises nécessaires à la production et à l’entretien de cette force de travail pendant une journée. Supposons que le procès de filage de 10 livres de coton dure 6 heures soit une demi-journée. On a vu que deux journées pour produire de l’or valeur la même chose que nos 10 livres de filés et nos broches, soit 12 shillings. Il s’en déduit naturellement qu’une demi-journée de filage est l’équivalent de 3 shillings (3 × 4 = 12!). Si 10 livres de coton donnent 10 livres de filés, la valeur totale du produit s’élève donc à 15 shillings pour 10 livres de filés, soit 1 shilling et 6 pence la livre. Et alors, comme le dit Marx, notre capitaliste en reste bouche bée : le procès de travail n’a pas permis de créer un seul penny de survaleur. Et il n’y a pas moyen de s’en sortir.
« Jamais une survaleur ne peut ni ne pourra sortir d’une telle addition simple des valeurs préexistantes. » (214)
Comment justifier la nécessité d’une survaleur ? Marx énonce les arguments classiques :
-
la capitaliste n’a pas avancé son argent pour rien ! S’il n’en rien tirer, il le gardera pour lui – mais on ne se nourrit pas d’argent...
-
sans l’argent du capitaliste, le fileur n’aurait jamais pu filer (les capitalistes, c’est bien, connu « donnent du travail » au travailleur qui doit leur en savoir gré).
-
on devrait récompenser son abstinence puis qu’il aurait très bien pu dépenser cet argent au lieu de la jeter dans le procès de production.
-
On devrait payer son travail d’organisateur : « en entendant ainsi parler le capitaliste, son surveillant et son manager haussent les épaules » (217).
« Toute cette litanie n’est qu’une mauvaise plaisanterie » dit Marx et il faut abandonner ces formules creuses et ces faux-fuyants verreux « aux professeurs d’économie politique qui sont payés pour ça. » (217) Il faut donc regarder les choses de plus près.
« La valeur journalière de la force de travail s’élevait à 3 shillings, parce qu’une demi journée de travail était objectivée en elle, c’est-à-dire parce que les moyens de subsistance nécessaires pour produire chaque jour la force de travail coûtaient une demi-journée de travail. Mais le travail passé que contient la force de travail et le travail qu’elle peut fournir, autrement dit le coût journalier de son entretien et sa dépense journalière sont deux grandeurs tout à fait différentes. » (217)
ou encore
« La valeur de la force de travail et sa valorisation dans le procès de travail sont donc deux choses différentes. » (ibid.)
Nous cherchions comment la valeur peut-elle se valoriser et nous avons maintenant devant nous une valeur qui se valorise qui est la force de travail.
Rappelons ce qui a été dit dans la séance précédente. Cette propriété qu’à la force de travail de produire plus de valeur qu’il n’en a coûté n’a rien de mystérieux. Elle renvoie à une propriété anhistorique, à quelque chose d’aussi ancien que l’homme lui-même : en une journée un homme peut travailler plus qu’il n’est nécessaire et son entretien et peut donc produire un surplus.
Excursus sur la question des « forces productives »
C’est la question essentielle et bien la comprendre nous permettra de répondre aux objections que l’on fait souvent à Marx, dans le genre « les machines produisent de la valeur » et qui constitueraient ainsi un moyen radical de mettre à bas l’édifice théorique de Marx. Dès le Manifeste, Marx voit dans les crises commerciales la « révolte des forces productives modernes contre les rapports de production modernes »
L’étude du fonctionnement du mode de production capitaliste dans son ensemble met à nu la contradiction fondamentale : « la véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même » [K3,III/P2-1032]. Analysant les contradictions internes à la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, Marx écrit :
Formulée en termes tout à fait généraux, la contradiction consiste en ce que le mode de production capitaliste implique une tendance au développement absolu des forces productives, sans tenir compte de la valeur et de la plus-value qu’elle renferme et un indépendamment des conditions sociales dans lesquelles la production capitaliste s’effectue ; tandis que, d’autre part, il a pour but la conservation de la valeur-capital existante et son expansion maximum (c’est-à-dire l’accroissement accéléré de cette valeur). [K3,III/P2-1031]
Après avoir montré en quoi cette contradiction est la cause des crises de surproduction, il conclut :
(...) la contradiction inhérente à ce mode de production capitaliste consiste précisément dans sa tendance à un développement absolu des forces productives qui entrent constamment en contradiction avec les conditions spécifiques de la production où le capital peut seul se mouvoir. [K3,III/P2-1040]
En effet, le mode de production capitaliste développe les forces productives comme aucun autre mode de production ne l’a fait. De ce point de vue, d’ailleurs, le problème n’est pas qu’il repose sur le surtravail : toute société nécessite un surtravail, c’est-à-dire que la production aille au-delà des besoins immédiats. Et, sur ce plan, le mode de production capitaliste a représenté un progrès historique formidable :
C’est un des traits civilisateurs du capital que d’imposer et d’obtenir ce surtravail d’une manière et dans des conditions qui sont plus favorables au développement des forces productives et des relations sociales, plus avantageuses pour créer les éléments d’une formation nouvelle et supérieure que ne l’étaient les formes anciennes de l’esclavage et du servage, etc. [K3, Conclusion/P2-1486]
Pourtant, dans le système capitaliste comme dans le système esclavagiste, le surtravail reste du travail forcé. Et alors que la production est de plus en plus une production sociale, exigeant la coopération des producteurs à l’échelle du monde du tout entier, le surtravail est transformé en plus-value qui est accaparée uniquement par les capitalistes, sur une base exclusivement privée. Et c’est précisément pour sauvegarder cette appropriation privée de la plus-value que le capital doit périodiquement procéder à la destruction massive des richesses et des forces productives existantes. Les rapports de propriété capitalistes deviennent trop étroits pour contenir les forces productives qui se sont développées en leur sein.
On voit donc combien cette question est centrale dans la perspective ouverte par Marx. Reste qu’il est nécessaire de s’entendre sur que l’on nomme « forces productives ». Cette question si rebattue dans le marxisme traditionnel, a fait l’objet début homérique entre les petites barraques du trotskisme : d’un côté, avec Ernest Mandel, les « pablistes » (dont le NPA est l’ultime avatar) soutenait qu’après la seconde guerre mondiale le mode de production capitaliste avait connu un développement prodigieux des forces productives », celui du « troisième âge du capitalisme », rendant ainsi caduc le pronostic de Trotsky formulé dans le Programme de transition de la Quatrième internationale en 1938 : « les forces productives ont cessé de croître ». De l’autre côté, défenseurs jaloux du texte, les « lambertistes » par la voie de leurs théoriciens, Gérard Bloch et Stéphane Just, soutenaient la thèse de la « stagnation des forces productives » et passaient ainsi pour des talmudistes aveugles au réel.
Les forces productives, qui figurent traditionnellement parmi les concepts fondamentaux du marxisme2, subissent le même sort que l’histoire et sont elles-mêmes privées de toute indépendance. C’est seulement la représentation idéologique liée aux rapports capitalistes qui fait que
les forces productives semblent être totalement indépendantes et détachées des individus, comme un monde en soi, à côté des individus… (IA, P3-1119]
Les moyens matériels, le développement des techniques, la puissance du « travail mort », rien de tout cela ne suffit à caractériser les forces productives. Il semble pourtant que Marx tombe lui aussi dans le travers qu’il critique ici. Ainsi dans Misère de la philosophie, il écrit :
Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel. [P1-78]
Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives, soit. Mais cela signifie qu’il y a deux réalités distinctes, « rapports sociaux » d’un côté, « forces productives » de l’autre. Pourtant, quand Marx écrit que la coopération est la première force productive, une force productive qui ne coûte pas un liard au capitaliste, nous voilà au contraire avec un rapport social qui est une force productive. Nous y revenons. Ici, donc les forces productives sont réduites aux « forces productives matérielles », c’est-à-dire au moyens techniques dont disposent les hommes dans leur rapport avec la nature. En des formules qu’il n’emploiera plus par la suite, Marx fait même de ces moyens techniques ce qui détermine en dernière analyse les rapports sociaux de production. Une vision « techniciste » qui lui vaudra de nombreuses critiques, par exemple celle, souvent justifiée, de Castoriadis.3 Et, de fait, il y a une ambiguïté jamais vraiment dissipée sur ce point. Les bouleversements sociaux sont conçus comme le résultat de la contradiction grandissante entre le développement des forces productives et les rapports sociaux de production. Ainsi encore dans l’avant-propos de 1859 de Contribution à la critique de l’économie politique :
À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. [P1-273]
S’il reprend sans la moindre remarque cette formulation – censée, comme tout cet avant-propos faire le point sur les positions auxquelles il était parvenu entre 1845 et 1850 – c’est bien qu’il n’y trouve rien à redire. Et le livre I du Capital n’en est apparemment pas très éloigné. Parmi les principaux facteurs, corrélatifs à la centralisation et à la concentration du capital et qui préparent « l’expropriation des expropriateurs », figurent :
l’application consciente de la science à la technique, l’exploitation méthodique de la terre, la transformation des moyens de travail en moyens de travail qui ne peuvent être employés qu’en commun, l’économie de tous les moyens de production utilisés comme moyens de production d’un travail social (...) (856)
Ce qui vient ensuite dans cette énumération, « l’intrication de tous les peuples dans le réseau du marché mondial et, partant, le caractère international du capitalisme », par exemple, n’en est saisi que comme une conséquence. Il y a bien, chez Marx, un véritable enthousiasme pour le progrès technique, pour l’application de la science à la technique, pour le développement de la productivité technique du travail et de la terre, bref une apologie de ce qu’on appellerait aujourd’hui « productivisme ». C’est ce qui permet de comprendre cette extraordinaire apologie du capitalisme qu’on trouve dans le Manifeste Communiste. C’est aussi ce qui permet de comprendre la dimension utopique de la pensée de Marx. Libérée des entraves des rapports capitalistes, la production pourra être développée de manière illimitée : le communisme, tel que Marx le définit, n’est finalement pas autre chose que cette croissance illimitée des forces productives, croissance qui assurera aux hommes l’abondance et, ce faisant, permettra de se passer de l’État et du droit et d’instaurer entre les individus des relations transparentes. Cette dimension utopique de la pensée de Marx a partie liée avec ce « productivisme ». Il faut le reconnaître.
Il serait cependant erroné de réduire la pensée de Marx à ce matérialisme techniciste qu’on lui a si souvent reproché. Une interprétation plus cohérente de la pensée de Marx s’impose en partant de l’idée que les forces productives, en leur essence, sont d’abord la puissance des individus agissant. Il n’est pas secondaire que, dans le Capital, les machines soient classées comme des éléments du capital constant, c’est-à-dire de cette partie du capital qui ne produit aucune valeur nouvelle. Ce qui est productif, c’est donc d’abord la force du travail vivant, ce que Marx appelle encore la puissance personnelle ou la puissance subjective du travailleur.
Une des questions importantes pour la compréhension de notre époque est celle de la place de la science qui apparaît de plus en plus comme une force indépendante des hommes, une « force productive directe ». Si nous admettons que les forces productives ne sont pas autre chose que les forces productives des individus, la question de la science considérée comme « force productive directe » peut être réglée. Plusieurs auteurs, tels que Ernest Mandel4 ou Jürgen Habermas5, ont soutenu, en s’appuyant sur les manuscrits des Grundrisse, que la science est devenue une « force productive directe ». Il nous semble que cette lecture constitue un sérieux contresens.
Voyons d’abord le passage en cause.
La nature ne construit ni locomotives, ni chemins de fer, ni télégraphes électriques, ni machines automatiques, etc. Ce sont des produits de l’industrie humaine, des matériaux naturels transformés en organes de la volonté humaine, pour dominer la nature ou pour s’y réaliser. Ce sont des organes du cerveau humain créés par la main de l’homme ; c’est la puissance matérialisée du savoir. Le développement du capital montre à quel point l’ensemble des connaissances est devenu une puissance productive immédiate, à quel les conditions du processus vital de la société sont soumises à son contrôle ou transformées selon ses normes, à quel point les forces productives ont pris non seulement un aspect scientifique, mais aussi sont devenues des organes directs de la pratique sociale et du processus réel de l’existence. [P2-307]
On peut tout d’abord faire remarquer que les expressions qualifiant la science comme « puissance productive immédiate » appartiennent à un manuscrit préparatoire au Capital et qu’elles ont été abandonnées par la suite. On a donc le droit de penser que la science est une force productive directe mais sans doute pas de prêter cette position à Marx, sans plus de discussion. Ensuite, en anticipant sur les développements des prochains chapitre, remarquons que, dans le MPC, la science, le savoir, le génie social en général sont matérialisés dans le capital fixe et ainsi la machine apparaît comme une force autonome. Mais si les choses apparaissent ainsi, cette apparence ne coïncide pas nécessairement avec la réalité. Si l’individu est la seule puissance autonome6, il est bien, dans le sens étroit du terme la seule force productive, les machines, matérialisation de la science n’étant que des moyens de travail. Voici ce que Marx explique justement dans le chapitre du Capital consacré au machinisme et à la grande industrie :
Le moyen de travail acquiert dans la machinerie un mode d’existence matériel qui implique le remplacement de la force humaine par des forces naturelles et celui de la routine empirique par l’utilisation consciente des sciences de la nature. Dans la manufacture, l’articulation du procès social de travail est purement subjective : c'est une combinaison d'ouvriers partiels ; dans le système des machines, la grande industrie possède un organisme de production tout à fait objectif, que l'ouvrier trouve devant lui toute prête, comme condition matérielle de production. Dans la coopération simple et même dans la coopération spécifiée par la division du travail, la refoulement de l’ouvrier isolé par l’ouvrier socialisé apparaît toujours de façon plus ou moins accidentelle. Le machinerie au contraire, à quelques exceptions près que nous mentionnerons plus tard, ne fonctionne que grâce à un travail immédiatement socialisé ou commun. Le caractère coopératif du procès de travail devient maintenant une nécessité technique dictée par la nature même du moyen de travail lui-même. (433)
Le machinisme moderne exige le développement du caractère coopératif du travail. Avant le machinisme, ce n’était possible qu’accidentellement, dit Marx. Maintenant c’est une nécessité. Ce passage est donc sans ambiguïté : ce qui, seul, donne sa valeur au machinisme, c’est la transformation des rapports sociaux de production (la division du travail) que, tout à la fois, il rend possible et exige. Le machinisme n’a pas de productivité propre puisque qu’il « ne fonctionne qu’au moyen d’un travail socialisé. »
Il faut aussi préciser ce qu’on entend par forces productives. Tony Andréani7 donne des éclaircissements précieux. Il rappelle ce que l’économie classique appelle « forces productives ». Il s’agit :
-
d’attribuer à la terre et aux autres moyens de production la faculté de créer des utilités et par là d’engendrer de revenus.
-
d’identifier moyens de travail et moyens de production.
Comme le dit Andréani,
« Dès le début la théorie marxiste se sépare de l’économie vulgaire en ce qu’elle oppose rapports de production et forces productives et considère que le travail est la seule source des revenus. »8
Mais, ajoute-t-il, cela ne suffit pas – même si, ajouterai-je, cela suffit aux marxistes vulgaires. Il faut changer de terrain :
« Il faut cesser, même au niveau du procès de travail, de mettre sur un même plan, d’englober dans un même pluriel, les travailleurs et les moyens de production comme toute une tradition « marxiste » continue de la faire, lorsqu’elle définit les forces productives par une simple juxtaposition : les hommes, les moyens de production, les techniques, la science. On ne pourra se contenter de dire : les moyens de production ne créent aucune valeur. Il faut ajouter : ils ne créent aucune valeur d’usage.9»
Je cite le passage suivant qui éclaire parfaitement le propos :
« Mais, dira-t-on, la terre, la « nature » produisent bien des valeurs d’usage. Il faut relever ici toutes les confusions qu’implique le terme de nature, confusions que commet l’économie politique lorsqu’elle postule l’existence d’un facteur « terre » qui serait « naturel » ou encore « primaire » (par opposition au capital, « facteur secondaire »). La nature peut vouloir dire le monde extérieur en tant qu’il n’est pas un produit humain. Effectivement, un objet produit, quelle que soit la multitude des actions et transformations que le travail a effectuées, est bien une matière naturelle.(...) La nature peut vouloir dire un objet de travail qui n’est pas le produit d’un travail antérieur : c’est bien le cas des « matières brutes ». Mais tout cela ne signifie pas que la nature produit des valeurs d’usage. La plupart du temps, les produits naturels ne deviennent des valeurs d’usage que grâce à un travail humain. La cueillette par exemple suppose des gestes, une dépense de travail. En réalité les purs produits de la nature sont en nombre infime : l’air, le soleil, etc. (on sait qu’ils peuvent devenir aussi objets de travail). La nature peut enfin vouloir les processus naturels, comme la germination des graines, la pousse des végétaux, la fermentation du vin, ou telle ou telle synthèse chimique. Ce phénomène peut être spontané, et, dans ce cas, il restera à en récolter les résultats. Mais il est souvent provoqué par le travail humain qui en réunit les conditions. Dans les deux cas, la nature est objet de travail. »10
En poursuivant cette analyse, Andréani montre que l’on doit également considérer la force productive des machines comme nulle. Comme le dit Marx :
Une machine qui ne sert pas dans le procès de travail est une machine inutile. Par ailleurs elle se détériore sous l’effet des processus chimiques naturels. (...) Pour faire de ces choses des valeurs d’usage réelles actives et non pas simplement possibles, il faut que le travail vivant s’en empare, les réveille d’entre les morts ». (206)
Conclusion d’Andréani :
« Ainsi les moyens de travail ne sont pas des forces productives, mais des facteurs de la force productive du travail. »11
Et d’ailleurs, comme le note Andréani, Marx, dans Le Capital, n’emploie plus l’expression « forces productives » que comme un raccourci pour « la force productive du travail » ou « la force productive du travail social. »
Il serait aussi nécessaire de reprendre la discussion que mène Marx (et après lui les marxistes) sur la question du travail productif. Il règne malheureusement en ce domaine un certain flou. D’un côté, on peut ramener le travail productif en général à la production et à la reproduction de la vie matérielle des individus – c’est dans ce sens qu’on doit l’entendre à partir de la lecture de L’idéologie allemande. D’un autre côté, Marx s’intéresse au travail productif dans le MPC et alors la définition est toute autre : est productif le travail qui produit de la plus-value12 – quelle que soit la valeur d’usage des marchandises produites. De là naît une deuxième discussion, souvent sophistique, il faut bien le dire, pour distinguer le travail productif de plus-value directement et le travail qui est inclus dans les frais de production (par exemple: transport, magasinage, etc.) qui produit éventuellement du profit mais non de la plus-value.
Laissons pour l’instant cette discussion. Tenons-nous en à ce qui apparaît dans cette première formulation du matérialisme historique. Il semble clair qu’on ne peut pas séparer la définition des forces productives de leurs finalités générales, indépendantes des périodes historiques et des modes de production.
D’ailleurs les forces productives elles-mêmes ont une signification précise pour l’individu et ne sont pas des choses, des techniques « en soi ». Tout progrès technique n’est pas un développement des forces productives. Ainsi :
Sous le règne de la propriété privée, ces forces productives ne connaissent d’un développement partiel ; elles deviennent pour la plupart des forces destructrices ; [IA, P3-1103]
Certes, dans les textes ultérieurs, Marx n’emploie plus cette expression de « forces destructrices », mais il insiste en permanence sur le caractère destructeur du développement des forces productives dans le mode de production capitaliste Le capital détruit les deux sources de la richesse, la terre et le travail, fait remarquer Marx. C’est pourquoi le mode de production fondé sur le rapport capitaliste est condamné puisqu’il sape les bases de son propre développement. Certes, Marx n’a qu’esquissé cette question parce que, à son époque le développement des forces productives matérielles de la société restait la tendance fondamentale du mode de production capitaliste. Cependant, le XXe siècle a montré qu’une autre voie était possible, celle des destructions massives et d’un développement technique fondé sur l’industrie d’armement. La part de la production d’engins de mort dans l’économie d’un pays capitaliste avancé comme les États-Unis est un exemple parlant de cette transformation des forces productives en forces destructives. Évidemment, pour un économiste ordinaire, qu’on produise des tracteurs ou des chars d’assaut, c’est rigoureusement la même chose. Que la puissance de l’atome serve à produire de l’électricité ou à rayer de la surface de la Terre des villes ou des pays entiers, cela n’a pas grande importance. Mais l’entreprise de Marx ne vise pas une nouvelle économie plus scientifique que celle de ses concurrents, mais une critique de l’économie politique, ce qu’on ne devrait jamais oublier.13
Tout cela a une conséquence : un mode de production, ce n’est pas défini, comme le soutient le marxisme « orthodoxe », par des forces productives (à une certain niveau) et des rapports sociaux de production. Un mode de production, c’est uniquement un certain genre de rapports sociaux, sachant que l’établissement de tels ou tels rapports sociaux de production dépend d’un développement donné des forces productives antérieures. Le mode de production capitaliste n’était possible qu’avec un certain degré de développement des sciences et des techniques : il ne suffit pas d’avoir beaucoup d’argent pour devenir un capitaliste ; il ne suffit pas de mettre sous un même toit des centaines de travailleurs indépendants ruinés, il faut encore transformer complètement les conditions de la production, ce que permettront la machine à vapeur et les machines-outils. Mais il ne faut pas se méprendre sur le sens des rapports de causalité : ce n’est pas tant le développement des moyens techniques qui engendre le mode de production capitaliste que l’inverse. Pendant des millénaires, la science et la technique ont vécu des existences nettement séparées et c’est seulement avec le développement capitaliste que la science va devenir un auxiliaire de la production et qu’elle va être utilisée pour révolutionner les techniques. Pourquoi les Grecs étaient-ils si peu techniciens alors que si bons mathématiciens ? Parce que les rapports de production esclavagistes n’ont aucun besoin de progrès technique. Si les capitalistes n’ont pas méprisé les ressources de l’esclavage, bien au contraire14, le rapport capitaliste ne peut prendre son plein développement que dans l’industrie moderne fondée sur l’utilisation des applications techniques de la science qui permet une division poussée du travail et une rationalisation du travail immédiat qu’aucun autre mode de production n’avait pu atteindre : dans le mode de production capitaliste, il n’est pas vraiment besoin d’un garde-chiourme pour faire travailler les ouvriers, la machine s’en charge. Encore fois, les forces productives ne sont rien d’autre que les rapports de production compris dans toute leur extension.
Je reviendrai la prochaine fois sur ces questions en abordant plus directement le mécanisme de la production de la survaleur.
1En réalité, c’est le travailleur qui fait l’avance de sa force travail... et évidemment c’est une question importante.
2 Pour Lénine l'importance du matérialisme historique tient à ce qu'il a découvert « l'origine de toutes les idées et des différentes tendances sans exception , dans l'état des forces productives matérielles. » (Lénine : Karl Marx – Œuvres choisies, t. 1, Moscou 1968 p.31). Tony Andréani (De la société à l’histoire, I) a montré de la manière convaincante que le concept de « forces productives » était un concept confus.
3 Voir L’institution imaginaire de la société, notamment le premier article intitulé « Marxisme : Bilan provisoire ».
4 Ernest Mandel : Le troisième âge du capitalisme (UGE/10/18). Le titre original est Spätkapitalismus.
5 Jürgen Habermas : La science et la technique comme idéologie (Réédition Gallimard - collection Tel)
6 Marx montre ailleurs que si la production était entièrement automatisée dans toutes les branches de la production, le profit capitaliste tomberait à zéro, le travail vivant étant seul apte à valoriser le travail mort.
7Voir De la société à l’histoire. Tome 1 : « Les concepts communs à toute société », éditions Meridien-Klincksieck, 1989
8T. Andréani, op. cit. p. 228
9Ibid.
10Op.cit. p. 228-229
11Op.cit. p.230
12 Nous employons le terme consacré par les anciennes traductions françaises de Marx. Les traductions récentes lui préfèrent le terme de « survaleur » pour le distinguer de l’usage courant en français de plus-value qui s’applique à n’importe quel bénéfice. La « survaleur » désigne peut-être plus directement la production d’une valeur additionnelle. Le terme allemand est « Mehrwert ».
13 En dépit de ses qualités, le livre de Ernest Mandel, La formation de la pensée économique de Marx recèle en son titre un contresens terrible : la pensée de Marx n’est pas à proprement parler une pensée économique et les concepts qu’il utilise ne sont pas les concepts de la science économique.
14 Voir la description de « l’accumulation primitive » dans le livre I du Capital. Il est parfaitement clair que la traite des Noirs et l’esclavage sur les plantations ont joué un rôle décisif, bien qu’occulté pour des raisons politiques, dans le décollage des grands capitalismes coloniaux et dans celui des États-Unis d’Amérique.