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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Lecture du Capital de Marx (V)

vendredi 31 janvier 2014 - Le procès d’échange

 

Il faut en venir maintenant au processus de l’échange et de la transformation de l’argent en capital, c’est-à-dire à la logique même du fonctionnement du mode de production capitaliste. 

Là encore on ne suit pas l’ordre historique ; on part de la forme générale de l’échange dans tout échange marchand, un échange qui révèle ses secrets que précisément dans la forme développée qu’il atteint dans le mode de production capitaliste.

Si les marchandises apparaissent dans la fantasmagorie économique comme des êtres doués de leur propre vie (voir la séance précédente sur le fétichisme), elles n’en demeurent pas moins des choses : elles ne vont pas seules au marché ! Et ici Marx commence par montrer que le contenu de la valeur s’exprime dans une forme juridique bien spécifique : les possesseurs de marchandises se rencontrent comme deux personnes privées qui passent un contrat (quelle qu’en soit la forme précise).

Ce rapport juridique, qui a pour forme le contrat, développé ou non légalement, est un rapport de volontés dans lequel se reflète le rapport économique proprement dit. (96)

Le rapport économique se reflète dans le rapport des volontés. C’est qu’en effet, les agents qui échangent sur le marché n’agissent que comme représentants de la marchandise ! Et nous voyons encore cette inversion du monde de la vie qui se produit dans le monde économique. Le rapport juridique apparaît comme la forme qui réalise l’essence de l’échange, valeur contre valeur. Est-ce que le droit n’est qu’une « superstructure » qui s’édifierait sur le « rapport économique » ? Non, car la forme n’est pas quelque chose qui se situerait à la surface, une émanation inconsistante de la réalité, mais bien la réalité elle-même. La valeur n’existe qu’à travers cette forme. Bref, pour comprendre Marx il faut être un peu aristotélicien comme Marx lui-même nous y incite – et comme Michel Vadée l’a bien montrer dans son Marx, penseur du possible (2e édition, L’Harmattan, 2000).

Dans le rapport économique, les individus ne sont pas présents en tant qu’individus humains, dans toute la richesse de leurs rapports sociaux :

Les personnes n’existent ici l’une pour l’autre que comme représentants de la marchandise, et donc comme possesseurs de marchandises. (97)

Les personnes sont des masques, nous dit l’étymologie, voici qu’elles sont réduites dans l’échange marchand à n’être que les représentants des marchandises, à n’en être que les masques ! On voit comment ce chapitre II, loin de nous ramener à l’analyse économique classique, poursuit l’entreprise de renversement de l’économie, de renversement de ce renversement qu’est l’économie.

Nous verrons d’une manière générale dans le cours du développement que les masques économiques dont se couvrent les personnes ne sont pas autre chose que la personnification des rapports économiques et que c’est en tant que porteurs de ces rapports qu’elles se rencontrent. (97)

Le procès d’échange transforme les rapports entre les hommes en rapports entre marchandises représentées par leur propriétaire et tous les rapports juridiques sont des rapports contractuels entre personnes privées libres. Le contrat est le lien entre les individus et il n’y en pas d’autre qui puisse lui être supérieur. Et le contrat est la destruction de l’homme comme être communautaire (comme « animal politique » aurait dit Aristote, remplacé par le propriétaire représentant de la marchandise. d’où l’ambiguïté fondamentale des théories politiques du contrat social, de Hobbes à Rousseau. Le corps politique est conçu comme le résultat d’un contrat – ce qui suppose des volontés libres – mais le corps politique n’est que la généralisation du droit privé qui devient le seul « droit naturel ». Hobbes l’explique parfaitement à sa manière :

J'autorise cet homme, ou cette assemblée d'hommes, j'abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. (Léviathan, chapitre XVII).

Ce chapitre XVII vient d’ailleurs après un chapitre XVI qui a traité des « choses personnifiées ». C’est à un échange, équivalent contre équivalent, que procèdent les individus qui constituent ce grand corps artificiel qu’est le Léviathan.

L’atomisation de la communauté humaine est donc inscrite nécessairement dans le triomphe de l’échange marchand sur toutes les autres formes de relations sociales. Dès lors les idées de bien commun, de bien public, etc., deviennent des idées creuses, des idées qui n’ont plus aucun sens. S’étonner que, sous la domination absolue du mode de production capitaliste, tout soit privatisé, c’est ne pas comprendre ce qu’est le capital. Concilier intérêt public et intérêt privé, c’est non seulement vouloir concilier des principes contradictoires, c’est ne rien comprendre à la forme qu’a prise l’intérêt privé qui n’est plus celui d’un individu vivant, mais seulement celui du propriétaire de marchandise. C’est pourquoi il est insensé de penser que l’on puisse concilier Marx et Keynes, la critique de l’économie politique et la défense du libéralisme économique...

Mais il faut aller plus loin. La marchandise dans l’échange se réduit à sa valeur : « le corps de toute autre marchandise ne « vaut que comme forme phénoménale de sa propre valeur » et donc toute marchandise en vaut une autre de même valeur :

La marchandise est, de naissance, une grande égalisatrice cynique : elle est toujours sur le point d’échanger non seulement son âme mais son corps avec n’importe quelle autre, cette dernière serait-elle affublée de plus de disgrâces encore que Maritorne1. (97)

Retenons l’expression : la marchandise est égalisatrice. Le monde de la marchandise est bien un monde où règne l’égalité. L’égalité n’est pas le principe du « communisme » mais bien celui du mode de production capitaliste...

Il reste que la marchandise qui ne vaut pour son propriétaire que pour autant qu’elle ait une valeur doit trouver à s’échanger. Elle n’a pas de valeur d’usage pour son propriétaire mais elle doit en avoir une pour l’acheteur. Si la marchandise est une non-valeur d’usage pour son possesseur et une valeur d’usage pour son non-possesseur, il faut qu’elle change de mains, qu’elle passe de main en main. Pour se réaliser comme valeur d’usage, la marchandise doit donc s’abord se réaliser comme valeur. Autrement dit, la vie (qui suppose la production des valeurs d’usage) est ainsi subordonnée à la marche de l’économie. Ce que Michel Henry nommera « renversement de la téléologie vitale ». Ici Marx cite Aristote :

§ 11. Toute propriété a deux usages, qui tous deux lui appartiennent essentiellement, sans toutefois lui appartenir de la même façon : l'un est spécial à la chose, l'autre ne l'est pas. Une chaussure peut à la fois servir à chausser le pied ou à faire un échange. On peut du moins en tirer ce double usage. Celui qui, contre de l'argent ou contre des aliments, échange une chaussure dont un autre a besoin, emploie bien cette chaussure en tant que chaussure, maïs non pas cependant avec son utilité propre ; car elle n'avait point été faite pour l'échange. (Politique, Livre I, §11 – cité ici dans une autre traduction)

La référence à Aristote n’est pas du tout une coquetterie : elle reviendra bientôt, car Aristote en distinguant valeur d’usage et valeur d’échange donnera les linéaments qui permettent de comprendre non seulement la nature « bifide » de la marchandise mais aussi la dualité profonde de l’échange.

Quoi qu’il en soit, cette dualité nous fait toucher du doigt une contradiction :

  • d’un côté la marchandise doit se réaliser comme valeur pour devenir valeur d’usage ;

  • d’un autre côté elle doit être avérée comme valeur d’usage pour avoir une valeur. Or c’est seulement l’échange effectif qui permet de l’attester.

C’est cette contradiction qui menace toujours le cycle de l’échange et peut l’interrompre. Marx le redira un peu plus loin : c’est dans forme marchandise que réside la possibilité formelle des crises qui frappent régulièrement la marche du mode de production capitaliste.

Cette contradiction se redouble encore :

  • le possesseur de marchandises n’aliène sa marchandise que contre d’autres marchandises qui lui permettent de satisfaire ses besoins ; c’est donc un processus purement individuel ;

  • mais le possesseur de marchandises veut pouvoir échanger sa marchandise contre toute autre marchandise de même valeur et en ce sens il s’agit d’un processus social universel.

Pour sortir de cette contradiction il est nécessaire qu’existe un équivalent universel. Il faut une marchandise dans laquelle toutes les autres marchandises « exposent universellement leur valeur » (99), ce qui n’est possible que par un acte social. Cette marchandise qui devient équivalent universel, c’est précisément la monnaie. Compte tenu de ce qui a été dit dans la quatrième séance de cette lecture, on appréciera tout particulièrement la citation de l’Apocalypse de Jean qui suit.

13 Ils auront tous un même dessein, et ils donneront à la bête leur force et leur puissance. (XVII)
17 et que personne ne puisse ni acheter, ni vendre, que celui qui aura le caractère ou le nom de la bête, ou le nombre de son nom. (XIII)

Remarque incidente : on voit bien aussi où Hobbes est alors cherché les modèles théoriques de sa construction politique. Ce qui confirme que la religion est bien une des formes qui manifestent la vie réelle des hommes – bien qu’elle y apparaisse transfigurée et mise cul par-dessus tête (voir encore séance IV).

Arrêtons-nous sur la phrase suivante :

La monnaie est le cristal que produit nécessairement le processus d’échange dans lequel divers produits du travail sont posés comme effectivement identiques entre eux et donc effectivement transformés en marchandises. (99)

« Nécessairement » : la monnaie est la condition et le résultat, tout à la fois, de l’échange marchand, c’est-à-dire de cette identification des marchandises considérées comme du temps de travail coagulé. Marx renvoie à la critique qu’il fait de Proudhon qui voulait abolir l’argent sans abolir l’échange marchand, en remplaçant la monnaie par des bons d’équivalent-travail.

Dans Misère de la philosophie (1846), il pose ainsi le problème :

M. Proudhon a supposé la monnaie. La première question qu'il aurait dû se poser, c'est de savoir pourquoi, dans les échanges tels qu'ils sont constitués actuellement, on a dû individualiser pour ainsi dire la valeur échangeable en créant un agent spécial d'échange. La monnaie, ce n'est pas une chose, c'est un rapport social. Pourquoi le rapport de la monnaie est-il un rapport de la production, comme tout autre rapport économique, tel que la division du travail, etc. ? Si M. Proudhon s'était bien rendu compte de ce rapport, il n'aurait pas vu dans la monnaie une exception, un membre détaché d'une série inconnue ou à retrouver.
Il aurait reconnu, au contraire, que ce rapport est un anneau, et, comme tel, intimement lié à tout l'enchaînement des autres rapports économiques, et que ce rapport correspond à un mode de production déterminé, ni plus ni moins que l'échange individuel. Que fait-il, lui ? Il commence par détacher la monnaie de l’ensemble du mode de production actuel, pour en faire plus tard le premier membre d'une série imaginaire, d'une série à retrouver.

Dans la Contribution à la critique de l’économie politique, citée ici, il écrit :

De même que la séparation de l'achat et de la vente dans le procès de l'échange fait tomber les antiques barrières locales de l'échange social de substance qu'entourait d'une si aimable naïveté une piété ancestrale, cette séparation est également la forme générale sous laquelle les moments d'un seul tenant du procès se disloquent et s'opposent les uns aux autres; elle constitue en un mot la possibilité générale des crises commerciales, mais seulement parce que l'opposition de la marchandise et de la monnaie est la forme abstraite et générale de toutes les oppositions qu'implique le travail bourgeois. La circulation de la monnaie peut donc avoir lieu sans crises, mais les crises ne peuvent pas avoir lieu sans circulation de la monnaie. Cela revient toutefois seulement à dire que, là où le travail fondé sur l'échange privé n'a pas encore atteint le stade de la création de la monnaie, il lui est naturellement encore moins possible de donner naissance à des phénomènes qui supposent le plein développement du procès de production bourgeoise. On peut alors apprécier la profondeur d'une critique qui prétend, par l'abolition du « privilège » des métaux précieux et par un prétendu « système monétaire rationnel », supprimer les « anomalies » de la production bourgeoise.

La critique que Marx adresse à ces « finasseries du socialisme petit-bourgeois » peut être reprise mutatis mutandis à l’adresse des SEL, du « commerce équitable » et de toutes les élucubrations de ceux qui veulent éterniser le capitalisme en le rendant moralement plus supportable.

Marx montre ensuite que si l’échange marchand est inséparable de la monnaie, il n’est pas pour autant une donnée anhistorique, un fait de nature, comme le pensent les économistes « bourgeois ». Il distingue d’abord l’échange d’objets d’usage (le simple troc) de l’échange marchand proprement dit. Dans le simple troc, les objets d’usage ne deviennent des marchandises qu’après l’acte d’échange, alors que dans la production marchande, la marchandise est produite en vue de l’échange. Pour qu’un objet d’usage devienne une marchandise « en puissance », il faut que pour son producteur il ne soit plus un objet d’usage, et ceci exige tout d’abord qu’il ne lui soit plus nécessaire, qu’il ait été produit en « excédant les besoins immédiats de son possesseur ». Soit dit en passant, ceci n’apparaît que lorsque les forces productives sociales ont déjà un certain niveau. Pendant très longtemps d’ailleurs, l’échange marchand se limite au surplus – par exemple dans la plupart des communautés paysannes jusqu’au XIXe siècle. L’échange marchand présuppose que les individus se fassent face comme des étrangers possesseurs de choses aliénables. Une telle situation, nous dit Marx, n’existe ni dans la « communauté naturelle », quelles que soient ses formes. (100) Et donc :

L’échange des marchandises commence là où se terminent les communautés, à leur point de contact avec des communautés étrangères ou avec des membres de communautés étrangères. Mais une fois que certaines choses ont commencé d’être des marchandises à l’extérieur, elles le deviennent aussitôt par contre coup dans la vie intérieure des communautés. (100)

De cela, nous pouvons tirer une double conclusion :

  1. là où il y a communauté, il n’y a pas échange marchand et là où il y a échange marchand, il n’y a pas de communauté. Si le communisme est la communauté humaine réalisée, il suppose que l’échange marchand se soit éteint – car évidemment on ne peut l’abolir d’un seul coup, par décret. C’est au fond ce que Marx dit quand il s’en prend aux socialistes allemands dans la Critique du programme de Gotha : dans la première phase du communisme, on reste dans le principe « à travail égal, salaire égal », on reste dans le « droit bourgeois », parce qu’on ne peut pas faire autrement, mais cela ne peut être l’objectif des communistes ! À l’inverse la vision du socialisme ou du communisme comme salariat généralisé – celle que l’on trouve dans la plupart des prospectus du socialisme de la vieille social-démocratie2.

  2. l’échange marchand est le facteur le plus puissant de dissolution des communautés. Marx, qui ne chérit guère les communautés traditionnelles, parce que la liberté ne peut s’y déployer, ne se lamente pas. Il montre simplement comment se passe ce processus de dissolution et comment se généralise l’échange marchand. Mais en même temps, la communauté joue un double rôle stratégique dans la pensée de Marx :

    1. la « communauté naturelle » permet de réfuter l’idée d’une naturalité des catégories de l’économie politique, c’est-à-dire finalement du mode de production capitaliste ;

    2. la socialisation de la production à grande échelle, telle qu’elle s’effectue dans le cadre même du mode de production capitaliste permet de penser la possibilité d’une nouvelle communauté, d’une communauté libérée et des relations patriarcales antiques et de la soumission des hommes « à la puissance aveugle de leurs échanges ».

Ensuite, Marx montre que la forme-valeur n’apparaît comme forme indépendante que là où existe une marchandise qui puisse servir d’équivalent général. La généralisation du troc, de l’échange marchandise contre marchandise est tout simplement impossible et quand les propriétaires échangistes comparent les marchandises, c’est uniquement parce qu’ils peuvent les ramener à l’équivalent général.

La monnaie prend des formes très diverses. Mais Marx montre que la monnaie devait finir par se fixer sur les métaux précieux. L’or et l’argent ne sont pas monnaie par nature, mais la monnaie est par nature or et argent. La monnaie est une marchandise dont la forme phénoménale doit être adéquate à sa fonction : c’est en elle que se reflète la valeur de toutes les marchandises. Il faut donc que :

  • tous les échantillons de cette marchandise universelle « possèdent la même qualité uniforme » ;

  • elle doit pouvoir se différencier de manière purement quantitative ; être divisible à volonté et pouvoir se reconstituer.

Marx insiste sur le fait que la monnaie est une marchandise :

Ce que le procès d’échange confère à la marchandise qu’il transforme en monnaie n’est pas sa valeur mais sa forme-valeur spécifique. (103)

Il polémique donc contre tous ceux qui veulent réduire la monnaie à un pur signe. En un sens, ce n’est pas faux, mais alors cela vaudrait pour toutes les marchandises, tant est-il que la marchandise n’est que l’enveloppe du travail humain dépensé pour la produire. Mais la monnaie n’est pas un produit arbitraire de la réflexion des hommes !

Arrêtons-nous sur la fin du chapitre II :

Une marchandise ne semble pas d’abord devenir monnaie parce que de tous côtés les autres marchandises exposent en elle leurs valeurs, ce sont elles inversement qui semblent universellement exposer leurs valeurs en elle parce qu’elle est monnaie. Le mouvement qui opère la médiation disparaît dans son propre résultat et ne laisse aucune trace. Sans qu’elles y soient pour rien, les marchandises trouvent leur propre figure de valeur déjà prête, comme un denrée matérielle existant en dehors d’elles et à côté d’elles. Dans leur simple appareil de choses sortant des entrailles de la terre, l’or et l’argent sont en même temps l’incarnation de tout travail humain. D’où la magie de l’argent. Le comportement purement atomistique des hommes dans leur procès de production social et, par suite, la figure de chose matérielle, échappant à leur contrôle, indépendante de leur activité individuelle consciente, que prennent les rapports sociaux de production, se manifestent d’abord dans le fait que les produits de leur travail prennent universellement la forme marchandise. L’énigme du fétiche argent n’est donc que celle du fétiche marchandise, devenu visible, crevant les yeux. (105-106)

Nous voyons encore une fois qu’en faisant apparaître la production sociale comme l’échange de valeurs entre les possesseurs de marchandises indépendants, isolés et étrangers les uns aux autres, du même coup la forme valeur masque aux yeux des agents la réalité de ces rapports sociaux. La source de cette cécité est le « comportement atomistique » des hommes ! Du même coup on comprend que toute théorie qui part de ce « comportement atomistique » (par exemple toute l’économie politique et singulièrement l’économie néoclassique » ne peut qu’être aveugle à cette réalité, aveugle à la manière dont les hommes en produisant leurs conditions matérielles d’existence en sont venus à produire la « réalité économique ».

La dénonciation du fétichisme de l’argent est « monnaie courante », si l’on ose dire ! Elle est un des ressorts de l’antijudaïsme traditionnel. On la retrouve dans la dénonciation du capital financier source de tous les maux – à l’opposé du bon capital productif. Dans la dénonciation des « gnomes de Wall Street » ou dans les proclamations du genre « mon ennemi c’est la finance »... Ces dénonciations sont purement idéologiques en ceci qu’elles travestissent la réalité en coupant le fétichisme de l’argent du fétichisme de la marchandise. Elles ne servent que d’exutoire populiste en vue de protéger le mode de production capitaliste lui-même. Et contribuent à entretenir cette magie de l’argent qu’elles prétendent combattre.

Pour terminer ce chapitre, deux remarques :

  1. Une dernière précision avant de poursuivre. Georg Simmel dans la Philosophie de l’argent de penser la question de l’argent en montrant comme elle s’inscrit dans un ensemble de processus psychosociaux et culturels. Il serait intéressant de tenter une synthèse entre l’oeuvre de Simmel et celle de Marx.

  2. On fera remarquer que l’argent s’est « dématérialisé » et qu’il semble fonctionner comme pur signe abstrait – la monnaie électronique. On notera toutefois que rien de tout cela n’est vraiment : on échange des billets à ordre depuis le XIIIe siècle.

Annexe sur la démonétisation de l’or

La démonétisation de l’or, actée en 1971 par la déclaration de Nixon annonçant la fin du système de Bretton Wood et la fin de la convertibilité du dollar en or, a une grande importance. Keynes qui considérait l’or comme une « relique barbare » aurait sans doute été satisfait. Le dollar est devenu une monnaie internationale à cours forcé, appuyée sur la puissance militaire des États-Unis. La démonétisation de l’or est officielle aux accords de la Jamaïque, en 1976. Le système des taux flottants qui s’est mis en place à partir de là n’a jamais été un système stable. En fait, la monnaie fonctionne à cours forcé au plan international. Ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de la situation que le principe de base du libre marché n’existe plus... Mais on ne doit pas s’en tenir aux apparences.

Essayons de comprendre ce qu’il en est. Les « marxistes » contestent qu’il y ait une réelle démonétisation de l’or. Je vais essayer d’exposer leur point de vue. Voici la position de Jean-Guy Loranger, économiste à l’Université de Montréal (on trouvera le texte complet sur le site des « Classiques des Sciences Sociales »).

Pour JGL, « la régulation officielle a été abandonnée en faveur d'une régulation privée » parce que l'expansion des moyens de paiements internationaux nécessitait ce changement. Il faudrait évidemment revenir sur les raisons de cette expansion des moyens de paiement, bien au-delà de la croissance du commerce mondial des marchandises et des services. Mais laissons cela pour une autre fois. La thèse de JGL est la suivante :

la définition de la monnaie, lorsqu'analysée dans ses fonctions étalon de mesure et moyen de paiement international, n'a pas nécessairement la forme marchandise mais doit ultimement être mise en rapport à une vraie marchandise qui, malgré tout ce qui a pu être écrit, reste l'or.

Cette thèse est parfaitement cohérente avec la position de Marx : la monnaie doit être une marchandise. Il la répète d’ailleurs au début du chapitre III que nous verrons lors de la prochaine séance :

Ce n’est pas la monnaie qui rend les marchandises commensurables. C’est l’inverse. C’est parce que toutes les marchandises sont, en tant que valeurs, du travail humain objectivé, et qu’elles sont, pour cette raison, commensurables, qu’elles peuvent collectivement mesurer leurs valeurs dans une seule et même marchandise spécifique et, par là-même, transformer cette dernière en leur mesure de valeur collective, en monnaie. La monnaie en tant que mesure de la valeur est la forme phénoménale nécessaire de la mesure immanente de la valeur des marchandises, c’est-à-dire du temps de travail. (107)

JGL reprend cette position dans le contexte contemporain :

C'est ainsi, par exemple, que la masse des euro-devises, qui s'est développée aussi rapidement au cours des dix dernières années en fonction des besoins croissants des moyens de paiements internationaux, constitue de la monnaie car un pays ne peut pas payer ses dettes s'il ne dispose pas de réserves suffisantes de devises. La réserve de devises est donc une variable stratégique pour toute monnaie nationale qui doit être définie par rapport à une monnaie internationale. Mais l'unité monétaire internationale ne peut être définie vaguement par une fraction de PNB ou par une fraction de travail abstrait variable à chaque période. La nécessité théorique d'un étalon de mesure découle de la nécessité d'accrocher la monnaie au réel et non simplement de la concevoir comme une pure abstraction. L'élection de cette marchandise-étalon se fait à chaque instant par le marché libre de l'or.

La position de Jean-Guy Loranger est soutenue par Louis Gill (militant syndicaliste, trotskyste et jusqu’à sa retraite professeur d’économie à l’UQAM). Dans un petit livre paru en 20113, La crise financière et monétaire mondiale. Endettement, spéculation, austérité, Gill rappelle qu’à l’époque de Marx, l’or, monnaie universelle, était la monnaie-marchandise. Il pose la question : qu’en est-il aujourd’hui de la monnaie de crédit et de la non-convertibilité des monnaies ?

Gill répond que la monnaie de la banque centrale est aujourd’hui l’incarnation du travail social et seul moyen de paiement. Mais quel est le lien avec l’économie mondiale ? Les fondements théoriques [...] se trouvent dans la nécessaire articulation, au niveau mondial, entre les monnaies nationales et une monnaie internationale ou universelle, tout comme ils se trouvent, au niveau de chaque pays, dans l’articulation entre monnaies bancaires privées et monnaie centrale.

Le taux de change par rapport à la monnaie internationale est donc la référence ultime pour exprimer la validation sociale des travaux privés. Dans le régime d’étalon de change-or de Bretton Woods, la monnaie internationale était le dollar américain défini par rapport à une certaine quantité d’or. Le lien entre la monnaie et l’économie réelle passait par la marchandise or. L’abolition du lien officiel entre l’or et les monnaies fait-il du dollar la monnaie internationale ? [Je dis le dollar, mais d’autres monnaies s’essayent à ce rôle : l’euro, le yuan chinois...] Gill refuse cette position qui semble pourtant admise par la plupart des économistes « dominantes » :

En tant que monnaie nationale, la monnaie des États-Unis ne peut simultanément jouer le rôle d’une véritable monnaie internationale... Tout comme les soldes des opérations entre banques doivent s’effectuer en monnaie centrale à l’intérieur d’un pays, de la même manière les soldes des échanges entre pays doivent s’effectuer en une monnaie “centrale” qui ne soit aucune des monnaies nationales, c’est-à-dire en monnaie universelle. La validation sociale, à l’échelle internationale, des travaux privés s’exprime dans la conversion des marchandises en monnaie, dans le règlement ultime des soldes en cette monnaie universelle.

Gill reprend l’hypothèse de Loranger selon laquelle l’or est devenu un étalon variable de valeur. Le raisonnement est le suivant. L’abandon d’un lien fixe du dollar avec l’or a entraîné le passage d’un régime de taux de change fixes à un régime de taux de change variables. Il est donc logique que le lien entre dollar et or soit maintenant de facto dans un rapport variable.

L’or n’a jamais vraiment disparu du système monétaire international. Comme le souligne justement Gill, la démonétisation de l’or constitue un mythe soutenu par les États-Unis et entretenu par le FMI avec les Accords de Jamaïque en 1976. Il donne un bon exemple de l’échec de la démonétisation de l’or lorsque le Trésor américain a commencé à vendre de l’or en 1975.

Loin de chuter, le prix de l’or a connu une hausse systématique de 1976 à 1979, puis une flambée spectaculaire en 1980 qui devait le porter à 850 dollars l’once, soit 1900 dollars l’once en dollars de 2010... En somme, l’or n’a nullement été écarté de la scène. En tant qu’incarnation de la valeur, il demeure non seulement la valeur sûre ou valeur refuge vers laquelle les yeux se tournent en période d’incertitude, mais continue à être utilisé par les banques centrales et les organismes internationaux comme instrument international de réserve.

Dans un texte plus ancien (publié sur le site des Classiques des Sciences Sociales), Louis Gill notait :

Officiellement chassé en tant que référence officielle en 1971, l’or n’en a pas moins continué à jouer le rôle de valeur refuge, fluctuant en sens inverse du dollar au gré des crises économiques et de la situation politique. Moins de dix ans plus tard, en janvier 1980, son prix atteignait les 845 dollars l’once, soit l’équivalent de plus de 2 000 dollars l’once en prix d’aujourd’hui. Après avoir sensiblement diminué par la suite, il remontait à 1 030 dollars l’once en mars 2008, puis diminuait à 735 dollars à la fin d’octobre 2008.

Donc, en dépit du rouleau compresseur que les fabricants de l’idéologie dominante font passer pour écraser la pensée de Marx et au-delà toute pensée véritablement critique, il nous semble que la théorie marxienne de la monnaie demeure un acquis durable.


 

 

1« Large de face, plate du chignon, camuse du nez, borgne d'un œil et peu saine de l'autre », telle apparaît Maritorne (Don Quichotte, XVI, 1) dans une de ces auberges en tous points semblables à celles où Cervantès s'arrêta souvent lorsqu'il allait de Castille en Andalousie. Aussi vilaine de corps que de visage, mais peu farouche et remportant des succès auprès d'âniers moins sensibles à son dos voûté et à son haleine fleurant l'ail qu'aux caresses dont elle n'est pas avare, Maritorne a bon cœur. C'est elle qui donne à boire à Sancho Pança, après son « bernement », et du vin qu'elle paye de sa poche. (Encyclopedia Universalis)

2Voir : Marc Angenot, L’utopie collectiviste. Le grand récit socialiste sous la Deuxième Internationale. PUF, 1993, collection « Pratiques théoriques ».

3Je suis largement la recension que la revue « Carré Rouge » a faite de cet ouvrage.

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