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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Les affects - Lecture de l'Ethique III

Séminaire Spinoza - Marie-PIerre Frondziak

 

Nous publions ici les textes des interventions faites au séminaire Spinoza tenu en 2012-2013.
 
1.                Unité du corps et de l’esprit

Si le désir est l’essence de l’homme, on peut comprendre alors que « quand nous voulons ou désirons une chose, ce n’est pas parce qu’elle est bonne, mais si nous trouvons qu’une chose est bonne, c’est parce que nous la désirons. » (EIIIP9S)[1]. Ce passage de l’Ethique permet de montrer que dans la volonté ne se trouve aucune place pour la morale, et que nous ne pouvons désirer des choses mauvaises. En effet, la cause de l’impuissance et de l’inconstance de l’homme relève de la puissance de la nature, non d’un vice naturel de l’homme. Or, la nature ne peut « désirer » de choses mauvaises, puisqu’elle suit les lois de sa perfection. Comme Spinoza le dit dans EIIIP il n’y a pas de vice dans la nature, elle a toujours la même puissance d’agir, ses lois sont toujours les mêmes. Il ne peut donc y avoir qu’une seule et même façon de comprendre les choses = par les lois de la nature. Ainsi, la nature n’a pas de finalité, elle ne « veut » ni bien, ni mal d’ailleurs.

De même, en affirmant que l’esprit est l’idée du corps (EIIP13) (et le corps est l’objet de l’esprit) : ce qui fait l’objet de l’esprit, c’est le corps ou plus exactement les affects du corps (moi = la pensée de mon rapport au corps et de ses rapports au monde), il refuse le dualisme qui sépare ces deux attributs. « Une idée qui exclut l’existence de notre Corps ne peut se trouver dans notre Esprit, mais lui est contraire. » (EIIIP10)[2], une nouvelle fois, il n’est pas ici question de volonté et de morale, l’esprit est l’idée du corps existant en acte et une idée qui nie le Corps, nie l’Esprit lui-même : sans corps, pas d’esprit, car c’est à travers les idées des affections du corps que l’esprit prend nécessairement conscience de soi.  Aussi, lorsque nous pâtissons, lorsque nous subissons, ce n’est pas par un manque de volonté, ni par une servitude volontaire, mais parce que nous souffrons d’un défaut de connaissance et confondons connaissance adéquate et connaissance inadéquate. La connaissance inadéquate est issue de notre imagination, comme connaissance de 1er genre nécessaire, qui correspond au fait que nous nous faisons une image des effets de la réalité sur nous et confondons les effets de ces images avec la réalité elle-même, mais cette image, en même temps, a sa propre efficacité, elle agit sur nous comme une puissance extérieure.

Néanmoins, en restant au stade de l’imagination, nous croyons poursuivre notre utile propre, nous confondons effet de la réalité sur nous et réalité elle-même.

De fait, même quand l’esprit humain se trompe quant à la réalité de sa conduite, l’être humain cherche toujours à persévérer dans son être, seulement autant il peut former des idées adéquates qui augmentent sa puissance d’agir, autant il peut en former d’inadéquates qui sont source alors de passions. Sans doute d’ailleurs, avons-nous plutôt tendance à la passivité et donc à l’asservissement aux causes extérieures et au conflit avec les autres, lequel provoque des affects tristes qui diminuent notre puissance d’exister. Lorsque nous sommes la cause adéquate de nos actions, nos affects sont joyeux, car nous comprenons ce que nous faisons et nous en avons la maîtrise.

Comme nous l’avons noté, la puissance d’exister est constituée à la fois par la puissance d’agir et par la puissance de penser. En effet, une chose qui augmente ou diminue notre puissance d’agir a pour conséquence d’augmenter ou de diminuer notre puissance de penser, puisque ce qui affecte le corps devient l’idée de l’esprit (EIIIP11). Aussi : « L’Esprit, autant qu’il peut, s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du Corps. » (EIIIP12)[3]. Quand la puissance d’agir du Corps augmente, la puissance de penser de l’Esprit augmente également, ce qui corollairement fait augmenter la puissance d’exister. Inversement,  ce qui fait diminuer la puissance d’agir, fait diminuer la puissance de penser, donc fait diminuer la puissance d’exister. Or, selon Spinoza, ce qui augmente notre puissance d’exister, c’est la Joie et tous ses dérivés. Ce qui diminue la puissance d’exister, c’est la Tristesse et ses déclinaisons. C’est pourquoi on peut comprendre  que l’esprit puisse chercher à éviter d’imaginer des choses qui diminuent sa puissance de penser et la puissance d’agir du corps. La difficulté est que le Désir se fixe de manière contingente, non voulue et que l’imagination enveloppe les idées inadéquates provoquées par les affections de l’esprit, elles-mêmes liées à la perception des effets des choses extérieures sur le corps. Comme le dit Macherey dans Introduction à l’Ethique de Spinoza : « ce qui dans tous les cas nous donne de l’agrément, ce ne sont pas les choses elles-mêmes, mais les représentations que nous en avons, telles qu’elles sont naturellement élaborées par les mécanismes de l’imagination. » Réfutant l’idée qu’on pourrait voir là un choix intentionnel de l’esprit (ou de l’âme, pour prendre la traduction de Macherey), « il s’agit de mettre en évidence le caractère fondamentalement pulsionnel et non intentionnel, du moins au départ, de la démarche qui oriente préférentiellement l’âme vers la considération de certaines choses au détriment de celle d’autres choses, caractère pulsionnel qui la rattache précisément à l’élan primordial du conatus. » Mais en même temps, l’imagination fait partie intégrante de l’esprit et se trouve au service du conatus. En ce sens, l’imagination intervient nécessairement dans la vie affective.

A partir de ces deux passions primaires que sont la Joie et la Tristesse, Spinoza va procéder à une classification de toutes les autres passions qui se comprennent comme une combinatoire.

Ainsi, si chaque passion correspond à un affect de joie ou de tristesse lié à l’idée d’un objet, selon l’idée qu’on se fait des affects de cet objet se produisent de nouveaux affects qui se combinent aux affects primaires, et ainsi de suite. Par exemple si j’aime une personne, l’amour pour cette personne peut provoquer de l’admiration, de la sympathie, le désir de sa présence, etc. Tout ceci va venir renforcer mon sentiment de joie. Ce qui fait l’objet d’une passion peut alors provoquer des intrications affectives extrêmement complexes (à la fois des sentiments joyeux, mais aussi parfois des sentiments tristes : jalousie). A partir de EIIIP13, Spinoza va donc passer en revue toutes les passions et mettre en évidence les liens qu’elles peuvent avoir entre elles. L’Amour correspond à la Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. Inversement, la Haine provient de la Tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. C’est pourquoi lorsqu’on aime une personne, on aspire à sa présence, lorsqu’on la hait on s’efforce de l’éloigner, voire de la détruire.

Avant d’aller plus loin dans la description des autres passions, Spinoza met en place un certain nombre de principes (EIIIP14 à 16). Par conséquent, si nous le suivons, quand deux affects ont affecté l’Esprit en même temps, lorsque l’un des deux l’affectera, il sera aussi affecté par l’autre. Nous retrouvons ici le principe de la mémoire associative énoncé en EIIP18[4] à propos de l’imagination. C’est sans doute aussi pourquoi, puisque c’est le Corps qui garde la mémoire des affects, que lorsqu’une chose provoque en nous de la Joie ou de la Tristesse, même de manière accidentelle, on ne sait pas toujours pourquoi on l’aime ou on la hait. Enfin, lorsque nous imaginons qu’une chose ressemble à une autre qui a provoqué en nous Joie ou Tristesse, même si en elle-même elle ne provoque rien, nous ressentirons, du fait de sa ressemblance avec une autre qui a provoqué en nous un de ces affects, le même sentiment.

Par ailleurs, un seul objet peut provoquer des affects nombreux et opposés, car comme le souligne Spinoza le corps est composé de multiples parties (voir postulat 1 EIIP13 et EIIIP17). Ainsi, nous sommes en permanence soumis à la contradiction des sentiments et qui provoque ce que Spinoza appelle un flottement de l’âme, c’est-à-dire le tiraillement ou les errements. Par exemple, on peut à la fois être séduit par une personne car elle nous promet la sécurité, nous assure contre la crainte, nous dit ce que l’on a envie d’entendre. En même temps, il est possible de ressentir de l’aversion envers cette même personne, car nous pouvons avoir la pensée confuse qu’elle nous ment ou qu’elle nous manipule. Si une même personne peut provoquer deux sentiments contradictoires, c’est parce qu’elle nous renvoie à deux images différentes associées à deux moments différents : un moment où on a connu la crainte, et donc on veut s’en préserver, et un moment où on a connu l’espérance et on veut le retrouver. Face à ces deux affects opposés, nous allons faire un choix, ou, plus exactement nous pensons faire un choix et ce choix va suivre ce qui en nous nous fait croire qu’il est le meilleur pour nous. Cela peut alors expliquer la soumission au travers de la docilité, de l’assentiment, du consentement … qui pourraient expliquer comment des millions de personnes peuvent être moins puissantes qu’une seule et accepter la servitude. C’est pourquoi, on peut penser qu’il existe une servitude volontaire puisque nous avons en mains les deux éléments et que nous semblons choisir une des deux parties de l’alternative, et que si nous choisissons la « mauvaise », celle qui nous maintient dans la crainte, nous le faisons selon notre libre-arbitre. Or, et c’est là toute la puissance de la pensée de Spinoza, ce libre-arbitre n’est qu’apparent, car en croyant choisir, nous ne faisons que suivre ce que nous dicte à la fois notre mémoire et notre imagination qui sont déterminées par des rencontres contingentes qui nous affectent et laissent des traces en nous, dont nous n’avons pas conscience. Ainsi, la domination serait quelque chose qui se joue dans le lien, lequel est premier, avant la constitution même du sujet. Donc la soumission ne constitue pas un phénomène extrinsèque à l’individu (adhésion à une idéologie, lâcheté ou facilité …), mais elle participe de la constitution même du sujet. C’est pourquoi elle se révèle extrêmement difficile à cerner et à extirper.

Il est à noter que pour Spinoza, l’espoir, ou l’espérance, (EIIIP18) n’est pas un sentiment souhaitable, car il est instable, fragile et peut se retourner facilement en son contraire : quand j’espère, je crains d’être déçu et je n’agis pas pour obtenir efficacement ce qui peut me procurer de la joie. Ce sentiment qu’est l’espoir explique donc la soumission et se trouve sans doute aussi à l’origine de la superstition : je ne fais rien qui pourrait entraver la réalisation de cet espoir, au risque d’être désespéré … Selon Matheron, dans Individu et communauté chez Spinoza, la fluctuation entre l’espoir et la crainte sur le plan individuel, transposée sur le plan social peut permettre de comprendre l’évolution cyclique qui mène à la barbarie, puis à la civilisation, ensuite à la décadence, enfin à la servitude pour revenir à la barbarie. Faire intervenir Denis sur Vico. Cette analyse peut tout à fait s’appliquer à ce que nous vivons. Ce que nous appelons les incivilités ou le manque de respect, par exemple vis-à-vis des personnels soignants, enseignants et même police qui est garante de notre sécurité, peuvent peut-être s’expliquer par un repli sur soi, par la crainte du monde extérieur, des autres, de l’existence et de son sens. Ce qui est à la base des sociétés humaines selon Marcel Mauss : donner, recevoir et rendre, est transformé selon Jean-Claude Michea dans Les mystères de la gauche, de l’idéal des Lumières au triomphe absolu du capitalisme, en demander, recevoir et prendre. L’avidité exacerbée pour combler l’essentiel : la puissance d’exister, c’est-à-dire la capacité à connaître et surtout à comprendre. A noter que Rousseau avait entrevu cette évolution vers la barbarie en décrivant l’homme civilisé, par opposition à l’homme sauvage, comme être développant toujours davantage de désirs liés à des causes extérieures (l’envie, la gloire, la domination, la richesse) pensant ainsi augmenter illusoirement sa puissance d’exister, mais qui en niant l’autre, en le supprimant, devient infrahumain puisqu’il supprime ce qui lui donne cette humanité, c’est-à-dire la vie sociale. En effet, comme le dit Spinoza : « car le plus utile à l’homme, c’est ce qui convient le plus avec sa nature, c’est-à-dire l’homme. » EIVP35C1.

Enfin, dans les propositions EIIIP19 et EIIIP20[5], Spinoza explicite comment les images que nous nous faisons de nos affects peuvent entraîner Joie ou Tristesse, donc augmenter ou diminuer notre puissance d’exister. Ainsi, si j’imagine qu’une chose que j’aime est détruite, je serai triste. Inversement, si j’imagine qu’elle perdure, je serai joyeux. On a donc affaire à un transfert des sentiments : mon effort pour persévérer dans mon être m’amène à imaginer avec joie l’effort d’un autre à persévérer dans son être. De la même manière, si j’imagine qu’une chose que j’ai en haine est détruite, je serai joyeux et si j’imagine qu’elle persiste, je serai triste. Ici la combinaison est plus complexe puisque c’est l’idée de la destruction d’un objet haï qui peut rendre joyeux. Donc pour augmenter la puissance d’agir du corps, l’esprit tend à imaginer que les choses qu’il déteste soient détruites et les choses qu’il aime préservées.

Si nous résumons : les affects qui touchent notre corps sont des causes extérieures, dont nous nous faisons des représentations. Or, ces affects vont être ou joyeux ou tristes, puisque le Corps et l’Esprit sont une seule et même chose sous deux attributs différents (en vertu de EID2, EIIIP2 et EIIIP2S, et EIIIP3). S’ils sont joyeux, ils vont augmenter notre puissance d’agir et notre puissance de penser. Ils vont donc augmenter notre compréhension, donc notre liberté et notre puissance d’exister. Inversement, lorsque nous sommes tristes, parce qu’affectés par des choses tristes (comme la réalité économique, les conditions de travail, …), nous diminuons notre puissance d’agir et de penser, nous ne comprenons pas ou mal, nous acceptons et nous nous soumettons, comme s’il s’agissait de l’effet de la réalité même sur nous. Pour la même raison, nous nous efforçons souvent d’aimer ceux qui nous dominent, ce que Freud a développé à propos de la détresse du petit enfant dont l’adulte conserve des traces ineffaçables.

Une fois tous ces éléments posés, il s’agit pour nous de comprendre et d’expliquer comment les différents affects vont inter-réagir, à la fois à l’intérieur d’un homme mais corollairement aussi entre hommes, et donner lieu à des situations « positives », gratifiantes et libératrices ou à des situations d’acceptation et de soumission. C’est toute notre vie sociale, ou plutôt interpersonnelle, si on admet que pour Spinoza les relations sociales sont des relations interpersonnelles stabilisées, qui est soumise à ces relations entre sentiments. En effet, les sentiments mettent en œuvre les relations du sujet à autrui, lesquels sentiments ont pour objet les sentiments d’autrui. L’esprit peut ainsi être affecté par l’imagination des sentiments d’un autre, c’est-à-dire par l’imagination de l’imagination d’une chose. La complexité de cette combinatoire des sentiments peut expliquer peut-être alors les raisons qui nous font prendre ce qui nous est néfaste pour ce qui nous est utile. La « confusion » des sentiments, leur contagion peuvent nous donner une explication au mécanisme de l’assujettissement et nous fournir une ontologie du social.

3.                Récapitulatif de la démarche de Spinoza

Spinoza met donc en évidence, dans les trois premières parties de l’Ethique (en tout cas jusqu’à la proposition 20), une suite d’enchaînements de causes et d’effets qui permettent d’expliquer et de comprendre ce que nous sommes. Ainsi, la nature, ou Dieu, est infinie et cause de soi, elle est donc libre. De cette infinité d’attributs, nous ne pouvons, nous les hommes, avoir connaissance que de deux : l’étendue et la pensée, qui sont des attributs qui nous appartiennent également. Les hommes expriment donc la nature sous la forme de ces deux attributs. Ils sont des modes finis, expression d’une nature infinie. Du fait qu’ils sont à la fois étendue et pensée, ou Corps et Esprit, les modes finis que sont les hommes, sont affectés par des choses extérieures à eux et s’affectent également entre eux : un mode fini pouvant être la cause extérieure d’un affect d’un autre mode fini.

Participant de la nature, les hommes sont animés par un conatus : ils tendent, comme tous les autres êtres vivants, à persévérer dans leur être. Le conatus, pour l’être humain, est désir puisque l’homme a conscience de ses appétits. Ainsi, le désir est l’essence de l’homme, le constitue puisque c’est ce qui l’incite à persévérer dans son être et donc à suivre les lois de la nature.  Le désir va se décliner en affects de Joie et en affects de Tristesse, qui à leur tour vont se décliner en d’autres affects (amour, admiration, … / haine, envie, …). Ces affects correspondent à des perceptions du corps venant de causes extérieures, qui vont donner lieu à des représentations, à des idées que se fait l’esprit de ces perceptions par l’intermédiaire de l’imagination, qui est justement la capacité de produire des images. L’imagination nous donne une connaissance spontanée et inadéquate, car elle ne tient compte que des effets des choses sur nous et confond ces effets avec la réalité elle-même. Cela permet d’expliquer pourquoi lorsque nous croyons réaliser notre conatus, c’est-à-dire lorsque nous croyons augmenter notre puissance d’exister, nous nous trompons et la diminuons en nous soumettant à d’autres modes finis.

Cependant, nous ne pouvons échapper à cette connaissance inadéquate, nous ne pouvons l’éviter, dans la mesure où le corps humain existe comme nous le sentons (EIIP13C) et nous devons donc bien passer par cette première étape obligée. Les affects qui augmentent notre puissance d’exister sont des affects de joie et ceux qui la diminuent sont des affects de tristesse. Bien évidemment nous recherchons les premiers et faisons en sorte d’éviter les seconds. Mais nous nous trompons parfois dans la compréhension de ce qui nous est vraiment utile, car l’image que nous nous faisons des affects peut être erronée. Nous avons conscience de désirer, mais nous ne savons pas pourquoi nous désirons telle ou telle chose. De plus, la perception relève d’un mécanisme psycho-physiologique dans lequel n’intervient pas le jugement et l’imagination va exprimer la persistance de perceptions dans le corps. Cela va expliquer l’émergence de préjugés finalistes : nous sommes des êtres libres et la nature est faite pour nous. Or « l’homme n’est pas un empire dans un empire » (EIII, Préface)[6], comme tous les êtres de la nature, l’homme suit les lois de la nature. Mais ce préjugé l’entraîne à nier le réel et à croire qu’il est le résultat d’un créateur auquel il va se soumettre pour en obtenir les bienfaits. La religion, mais aussi toutes les formes de domination sociale et politique semblent s’appuyer sur ce mécanisme issu du désir et de l’imagination. Ainsi, croyant nous libérer, nous nous soumettons et sommes prêts à adhérer à toutes les formes de domination, tout en croyant réaliser notre utile propre.

C’est pourquoi on peut affirmer en nous appuyant sur Spinoza qu’il ne peut y avoir de servitude volontaire, décidée et que cette expression n’a aucun sens. La volonté n’intervient pas ici, à moins de croire que suivre les lois de la nature soit quelque chose de volontaire. La volonté, pour Spinoza, est synonyme d’intellect et il n’y a de volonté qu’autant qu’il y a des idées adéquates (EIIP48C et P48S)[7]. Aussi, c’est en expliquant, en mettant en évidence, en déployant le mécanisme des affects que nous pouvons comprendre ce que nous sommes. Et de cette compréhension va dépendre ce que nous allons faire de ce que nous sommes.

4.                La contagion des affects

Les individus, originairement, sont noués les uns aux autres par des liens, des connexions interpersonnelles, dont les premiers sont ceux avec la mère ou son substitut. Sans vouloir faire d’anachronisme, puisque Spinoza n’a pas les éléments que nous donnera la psychanalyse, il met tout de même en évidence que la véritable base du lien social, ce ne sont pas les calculs raisonnés, mais que c’est l’enchaînement spontané des passions soumises aux seules règles de l’imagination. De plus, nous nous faisons une image des sentiments des autres que nous intégrons dans les nôtres : l’imaginaire de l’autre est donc impliqué dans la constitution de nos sentiments par une forme de mimétisme.

Spinoza avait commencé par mettre en évidence cette combinaison des affects dès les propositions 12 et 13 de EIII[8]. A partir de EIIIP21[9], il évoque la « contagion » des affects, c’est-à-dire comment nous sommes amenés à ressentir de la Joie ou de la Tristesse en fonction de ce que nous imaginons que l’autre ressent.

Ainsi, si j’imagine que la personne que j’aime éprouve de la joie, j’en éprouverai à mon tour. De même, si je me représente que la personne que j’aime est triste, je serai également triste (EIIIP21). Spinoza part de la simple constatation empirique et procède par élargissement. Ainsi, par l’effet du même mécanisme, si j’imagine que quelqu’un rend heureuse une personne que j’aime, j’en éprouverai de la joie sous forme d’amour. C’est la même chose si j’imagine que quelqu’un rend malheureuse la personne que j’aime, j’en serai triste sous forme de haine (EIIIP22). De proche en proche et par l’imagination,  on peut comprendre les sentiments de pitié et d’indignation qui naissent du malheur d’autrui ou du mal qu’on lui fait, et cela parce que nous l’aimons, l’avons aimé, ou tout simplement parce que nous comprenons qu’il est notre semblable, ce qu’on peut aussi appeler sympathie. Selon que nous ressentons de la joie ou de la tristesse, ou que nous croyons que ce que nous aimons en est affecté, notre puissance d’agir sera augmentée ou diminuée. Ainsi, si quelqu’un imagine que celui qu’il a en haine est heureux, il en sera doublement malheureux et son conatus en sera affecté négativement EIIIP23 à 26).

Plus généralement, nous sommes touchés de la même manière par les affects qui touchent nos semblables quand nous imaginons que ces affects nous touchent de la même façon (EIIIP27)[10]. En effet, les images des choses affectent notre corps quand les idées qui sont liées à ces affects nous représentent les corps extérieurs comme présents à notre propre corps. Cela permet d’expliquer cette imitation des affects que nous rencontrons entre nous. Reprenons simplement le commentaire de Pierre Macherey : « Il apparaît ainsi que les rapports que les individus établissent réciproquement sur la base de ce mimétisme affectif, au lieu de passer simplement entre des individus maintenus définitivement extérieurs les uns aux autres, comme des cellules isolées, se nouent originairement [souligné par nous MPF] à partir des complexes affectifs tels que ceux-ci se forment mentalement sur le plan des constitutions individuelles, en faisant intervenir les principes d’une véritable économie affective, dont les règles concernent simultanément une pluralité d’individus que le mécanismes de leurs représentations imaginaires engage réciproquement les uns par rapport aux autres. »[11] Et c’est pourquoi, ajoute Pierre Macherey, la véritable base du lien social « a sa source, non dans les calculs de la raison, mais dans le déchaînement spontané des passions soumises aux seules règles de l’imagination. »[12]

L’imitation des affects, selon Spinoza, représente le désir d’un certain objet qu’engendre en nous le fait que  nous croyons, ou imaginons, que nos semblables le désirent également. L’émulation (EIIIP27) serait l’imitation du désir d’un autre, du désir des autres hommes. Aussi, si nous imaginons qu’une chose affecte de tristesse un être qui nous fait pitié, nous en aurons de la tristesse et nous essaierons d’imaginer ce qui pourrait détruire cette chose pour délivrer de son malheur cet être. Ainsi s’explique l’engendrement de la bienveillance. De même, si nous croyons qu’une chose peut susciter de la joie, nous nous efforcerons de la rendre présente, puisqu’elle augmentera notre puissance d’exister.

Dans EIIIP29S[13], Spinoza étend ce mécanisme à ce qu’il appelle l’Humanité (humanitas) : celle-ci représente l’effort pour faire quelque chose ou pour s’en abstenir en fonction de ce que les autres hommes considèrent. Nous pouvons comprendre qu’agir avec humanité, c’est agir en prenant en compte le genre humain et surtout en se considérant comme appartenant à ce genre. Cela peut expliquer l’engouement pour les grandes causes, l’engagement pour des idées. Spinoza n’utilise pas ici le terme de « reconnaissance », mais au fond on pourrait arguer qu’il s’agit quand même de cela : j’agis par humanité pour obtenir la reconnaissance du genre auquel j’appartiens et auquel je veux appartenir. Il ne s’agit pas ici d’une quelconque complaisance à quoi que ce soit, il s’agit juste d’exister.

Cependant, cela peut expliquer également l’enrôlement ou les mouvements de masses soit vers la révolution : si les hommes s’imaginent qu’elle les rendra heureux et qu’elle leur accordera cette « reconnaissance », soit vers la soumission à un chef ou à une idéologie pour les mêmes raisons. Sauf que dans le second cas, les hommes se tromperont sur l’imagination de ce que sera leur bonheur et leur « réalisation » d’eux-mêmes. Ainsi, les mécanismes mentaux d’identification et d’imitation des affects semblent se constituer de manière « automatique », c’est-à-dire sans aucun caractère de morale, mais suivant des lois naturelles d’association et de mimétisme,  et que nous transformons en valeurs objectives, car poussés par la nature, nous recherchons ce qui, selon notre propre jugement, nous convient le mieux et ce qui nous convient le mieux, c’est d’être heureux. Ainsi nous dit Spinoza (EIIIP31)[14] si quelqu’un aime ce que nous aimons, nous aurons tendance à l’aimer aussi, et inversement pour la haine. On peut rapprocher cette analyse de celle faite par Freud qui affirme « qu’autrui joue toujours dans la vie de l’individu le rôle d’un modèle, d’un objet, d’un associé ou d’un adversaire »[15] et que finalement la psychologie individuelle est toujours en même temps par certains aspects une psychologie sociale. Ainsi, dans le groupe, l’individu se « fond », perd sa délimitation individuelle par une sorte de « contagion affective »[16] et par l’interaction réciproque des individus les uns sur les autres : « c’est ainsi que la charge affective des individus s’intensifie par induction réciproque. On se trouve comme poussé et contraint à imiter les autres, à se mettre à l’unisson avec les autres »[17]. Comme Freud l’affirme : « pour qu’une foule humaine forme une masse au sens psychologique du mot, il faut qu’il y ait entre les individus quelque chose de commun, il faut qu’ils s’intéressent tous au même objet, qu’ils éprouvent les mêmes sentiments en présence d’une situation donnée »[18].

De même, chacun s’efforce de faire en sorte que les autres aiment ce que lui-même aime et aient en haine ce que lui-même hait (EIIIP31C). Dans l’ambition, chacun s’efforce d’agir pour que les autres l’approuvent, mais en même temps chacun a tendance à vouloir ordonner les choses selon son propre tempérament. Aussi, les ambitieux veulent que les autres agissent selon leur décret, ils veulent être chefs, ils veulent dominer. Mais en même temps, pour devenir chef, il faut aussi suivre les sentiments de ceux à qui on veut commander. Spinoza va encore plus loin, parce qu’au fond nous souhaitons tous que les autres vivent selon notre ordonnance naturelle (selon notre ingenium) : « chaque moi veut être le tyran de tous les autres »[19]. Tous nous voulons être reconnus, aimés de tous, si bien que désirant tous la même chose, nous nous haïssons les uns, les autres (EIIIP31S).

Cette lutte pour la reconnaissance pourrait préfigurer en quelque sorte la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Notre existence est une lutte pour la reconnaissance et nous rendons grâce à ceux qui nous aiment et s’efforcent de nous faire du bien (EIIIP41S)[20]. La reconnaissance, chez Spinoza, n’a pas une visée utilitariste, mais est souci d’obtenir l’approbation des autres et d’y trouver plaisir.  C’est pourquoi lorsque nous imaginons que l’un d’entre nous jouit d’une chose dont il est seul à être le maître, nous faisons en sorte qu’il n’en soit plus le maître (EIIIP32).

On peut voir ici une explication de la « coalition des faibles » qui se mettent sous la domination d’un ou de quelques-uns afin que l’un d’entre eux ne jouisse plus de ce que les autres n’ont pas et pour qu’il ne soit plus le maître, imaginaire ou pas. Il en va ainsi peut-être de certaines formes de racisme et de fascisme : lorsque les européens, plus largement que les Allemands, s’imaginaient que les juifs étaient plus riches, la haine s’est tournée contre eux et il s’est agi de leur enlever ce qu’on les croyait posséder (ce qui s’est passé sous le IIIème Reich est évidemment bien plus complexe que notre simplification). Au fond, c’est toujours le même principe du bouc émissaire qui focalise les envies et la violence : pour être ou avoir ce qu’on n’est pas ou  ce qu’on n’a pas, on est parfois prêt à tuer l’autre pour prendre, toujours imaginairement, sa place.

De fait, comme le dit Spinoza dans EIIIP32S : les hommes « ont pitié de ceux pour qui les choses vont mal, mais envient ceux pour qui elles vont bien »[21]. Il ne s’agit pas ici d’une position morale, comme nous l’avons souligné plus haut, mais de la description de la nature humaine. Il ne s’agit pas d’un classement des sentiments entre vices et vertus, mais d’un ordre « neutre » qui découle de l’enchaînement des causes et des effets. En vertu du principe que chacun cherche son utile propre et que chacun ne peut désirer que ce qu’il croit être bon pour lui, on peut comprendre que pour l’avare le meilleur est « l’abondance d’argent » EIIIP39S. Tous les sentiments prennent racine dans le même processus mental et sont facilement réversibles. Par les phénomènes de contagion des affects et d’identification, par l’imitation des affects augmentés encore si on « imagine qu’un autre désire pour soi la même chose. » EIIID35[22], on peut comprendre ce désir que nous pouvons avoir de posséder ce que l’autre a ou d’être ce qu’il est.

Pourtant, comme la tristesse diminue notre conatus, nous faisons tout pour l’éviter. A l’inverse, comme la joie l’augmente, nous la recherchons (EIIIP37D). Mais en désirant ce que les autres désirent, et c’est notre nature, nous nous trompons souvent et cela explique pourquoi nous demeurons dans la tristesse ou nous la rencontrons, alors même que nous cherchons à la fuir. 

On peut résumer la combinatoire mise en place par Spinoza de cette façon : il existe d’abord des sentiments primaires (désir, joie et tristesse). Ces sentiments vont se lier à l’idée d’une chose en général (par exemple j’aime telle personne), puis à l’idée d’un individu capable de sentiments (je peux imaginer les sentiments de cette personne : joie ou tristesse), lesquels à leur tour peuvent provoquer en moi joie ou tristesse : si elle est heureuse, je suis heureux et inversement. Mais si je m’aperçois que l’idée du sentiment de la personne que j’aime est tournée vers une tierce personne que je déteste, j’en ressentirai de la tristesse. De la même façon, la jalousie est issue d’abord d’un sentiment joyeux, l’amour, mais qui se transforme en tristesse quand il y a haine du rival. Les affects se propagent ainsi à la fois de manière aléatoire, mais aussi transitive : si une autre personne aime cette personne que j’aime, je vais l’aimer aussi ou si j’imagine que la personne que j’aime en aime une autre, je vais haïr cette dernière.

Cette combinatoire et cette imitation des sentiments  jouent un rôle décisif dans le fonctionnement de notre psychisme, ainsi que dans notre vie sociale.

En effet, on peut considérer que la constitution des faits sociaux procède de ces liens affectifs interpersonnels qui se nouent dans le mimétisme. Ces mécanismes répétitifs et réguliers forment des complexes stables de relations interpersonnelles qui sont précisément des faits sociaux.  C’est ce qu’affirme d’ailleurs Spinoza lorsqu’il élargit son propos dans EIIIP46 : « Si quelqu’un a été affecté, par quelqu’un d’une certaine classe ou nation différente de la sienne, d’une joie ou d’une tristesse accompagnée, comme cause, de l’idée de celui-ci, sous le nom universel de sa classe ou de sa nation : il aimera ou aura en haine, non seulement celui-ci, mais tous ceux de la même classe ou nation. »[23]

Par ce mécanisme, on peut comprendre que notre connaissance de l’autre n’est jamais d’abord rationnelle, que cette connaissance-là demande un effort important, car nous connaissons d’abord par ressemblance et imagination et que nous avons tendance à nous projeter, c’est-à-dire à prêter aux autres les sentiments que nous éprouvons nous-mêmes. Cela permet d’expliquer également la formation de l’opinion commune et son caractère foncièrement irrationnel. Cette opinion peut se généraliser à tout un groupe sur la simple base d’une ressemblance extérieure ou accidentelle. On retrouve ici les processus psychiques qui forment la trame du nationalisme, du racisme … de cette soumission à l’irrationnel.

Dans les propositions 47 à 50, Spinoza montre que les hommes sont assez inconstants et surtout la plupart du temps dans l’illusion. Ainsi, quand nous ne craignons plus un danger, nous sommes contents d’en parler, comme si le raconter nous en mettait à distance. De la même façon, nous avons tendance à aimer ou haïr plus nos semblables, que les choses nécessaires, car nous nous croyons libres quand il s’agit des hommes. En réalité, nous nous comportons comme des enfants, nous avons une pensée magique de ce que nous sommes (d’où d’ailleurs toutes les superstitions : nous croyons facilement, par notre nature et parce que nous recherchons la joie et fuyons la tristesse, à ce que nous espérons et difficilement à ce que nous craignons EIIIP50S), nous sommes dans l’illusion, car nous ne  sommes pas plus libres que le reste de la nature, nous ne sommes pas cause de nous-mêmes, nous rappelle une fois de plus Spinoza. Tout ce que nous pouvons faire, et ce n’est pas si mal, c’est nous libérer de nos illusions par la compréhension de notre nature.

Enfin, dans la fin de la troisième partie (EIIIP51 à P59), Spinoza va insister sur l’inconstance de l’homme qui peut nous permettre ici d’expliquer le phénomène de soumission. Spinoza nous dit que face à un même objet, nous n’allons pas tous ressentir la même chose. Même plus, le même homme face à un même objet mais en des moments différents, peut ressentir cet objet différemment (EIIIP51). Cela s’explique par la fluctuation des affects, par le « flottement de l’âme » et parce que ce qu’il croit faire pour augmenter sa joie ou pour diminuer sa tristesse n’est bien souvent qu’imaginaire. En cela, l’homme est à lui-même la cause de sa joie ou de sa tristesse. Certes les hommes ne sont pas libres, comme nous venons de le souligner, car ils ne sont pas cause d’eux-mêmes. Néanmoins, ils ont conscience qu’ils produisent eux-mêmes cette joie ou cette tristesse, et c’est pour cela qu’ils se croient libres. Ainsi, l’humanité commence par l’affect d’où sont dérivées nos habitudes de penser et de juger. Les hommes se connaissent d’abord à travers les affections de leur corps et les idées qu’ils s’en font (EIIIP53D). Mais ces habitudes sont des causes inadéquates, elles font que nous nous trompons sur nous-mêmes et que nous nous croyons libres.  Cette illusion est produite par ce qui asservit l’homme, à savoir la physique des sentiments qui le fait « flotter » sans cesse. De fait, comme le souligne Matheron[24], nous prenons des causes extérieures pour des réalités et des qualités intrinsèques qui appartiendraient à ceux qui nous entourent. Lorsque nous formons des idées inadéquates, nous pâtissons car nous imaginons (EIIIP56D)

Cependant, lorsque l’esprit se contemple, quand il réfléchit, il passe à une plus grande perfection, car il est joyeux du fait de sa plus grande compréhension. Et plus il est joyeux, d’autant que les autres le louent, plus il imagine que sa propre joie irradie ceux qui le louent, et plus il aura envie d’agir.  En effet, toujours en s’appuyant sur le même ressort affectif, on peut comprendre que les hommes aiment contempler leur propre puissance d’agir (EIII54), car c’est l’essence même de l’esprit que sa puissance. Aussi, l’esprit est-il joyeux lorsqu’il agit, c’est-à-dire lorsqu’il conçoit des idées adéquates, lorsqu’il comprend. Et plus il comprend, plus il affirme donc sa puissance et donc plus il persiste dans son être. A l’inverse, lorsque nous avons des idées inadéquates, lorsque nous pâtissons car nous imaginons, nous diminuons notre puissance d’exister et augmentons donc notre tristesse. On peut ainsi comprendre que si je suis méprisé, je suis triste, et d’autant plus j’imagine que les autres sont tristes à ma vue, je n’ai donc aucune envie d’agir, je me replie sur moi-même et j’éprouve des passions tristes telles que l’envie (EIIIP55). Certes, nous pouvons aussi éprouver de la joie en ayant des idées inadéquates (je peux être joyeux à l’idée d’une personne dont j’imagine qu’elle m’aime, alors qu’en réalité elle ne m’aime pas du tout !), mais cette joie est inconstante, elle est passion, et sous le régime de l’imagination tous nos affects nous plongent dans l’état que Spinoza nomme « fluctuations de l’âme ». Au contraire la joie née de l’exercice de la raison est une joie constante qui correspond à une augmentation durable de notre puissance d’exister : quand nous comprenons, nous agissons. Aussi nous faut-il faire preuve de fermeté (EIIIP58 et 59), nous efforcer de suivre la seule raison et d’aider tous les autres hommes et se lier d’amitié avec eux[25], puisque « rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme »[26]. Il n’est pas question ici de renoncer à la joie et au désir, mais au contraire de leur donner une extension maximale, de ne laisser aucune place à la tristesse. Cela est possible par une meilleure compréhension de notre nature, qui peut alors, par cette compréhension, déjouer les pièges « naturels » de la soumission liés à notre imagination. En passant de l’idée confuse à l’idée adéquate, l’esprit affirme sa force d’exister, affirme l’essence actuelle de son corps dont il a formé une idée vraie. Ainsi pour Spinoza, nous avons besoin d’imiter les autres, d’imiter leurs affects, de les prendre comme modèles, d’être liés à eux car ce sont les plus proches dans la nature, car « chacun désire vivre, autant que faire se peut, en sécurité et à l’abri de la crainte »[27]. Or, avant que l’homme n’ait trouvé le chemin de la raison, qui prend d’ailleurs beaucoup de temps et n’est peut-être pas accessible à tous, il est soumis à ses passions et réagit en fonction d’elles. N’étant justement pas encore éclairé par la raison, qui ne concerne que notre nature, il suit les lois de la nature universelle et se soumet à elles : « car la nature n’est pas bornée par les lois de la raison humaine qui ne visent que ce qui est vraiment utile aux hommes et à leur conservation, mais elle est régie par une infinité d’autres lois qui concernent l’ordre éternel de la nature entière dont l’homme est une petite partie. »[28] EVP19S. Celles-ci nous incitent nécessairement à chercher l’augmentation de notre puissance d’exister, mais elles ne nous indiquent pas toujours le meilleur chemin pour y parvenir et si la nature « leur a refusé la puissance actuelle de vivre selon la saine raison, en vertu de quoi ils ne sont pas plus tenus de vivre selon les lois d’une intelligence saine que le chat de vivre selon les lois de la nature du lion. »[29] Dans l’ignorance, nous sommes assujettis à ces passions et aussi à ceux qui savent les utiliser et s’en servir pour dominer, mais ici rappelons-le, il ne s’agit pas d’affirmer que nous avons affaire à une soumission volontaire, décidée consciemment, mais des simples lois de la nature desquelles nous dépendons d’autant plus que nous ne les avons pas comprises.

A noter que dans EIIIP59S, Spinoza nous donne une explication de la variation de nos désirs : un désir satisfait n’en est plus un. Or, ce qui nous pousse à vivre, c’est justement le désir, ce qui explique que nous désirions toujours. Un homme qui ne désire plus est un homme qui ne vit plus.

Spinoza donne ensuite les définitions des affects, qui reprennent ce qui a été dit dans cette partie III, mais de manière synthétique.

Forts de tout ceci, il s’agit maintenant de comprendre les processus de servitude et de passer à la partie IV.



[1] Op. cit., p.221
[2] Ibid.
[3] Op. cit., p.225

[4] Op. cit., p.233

[5] Op. cit., p.235 et 237

[6] Op. cit., p.199

[7] Op. cit., p.187, EIIP48C et P48S

[8] Op.cit., p.223 et 225. EIIIP12 affirme que « l’Esprit, autant qu’il le peut, s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du Corps » et EIIIP13 indique que « quand l’Esprit imagine ce qui diminue la puissance d’agir du Corps, il s’efforce autant qu’il peut de se souvenir des choses qui en excluent l’existence. » Pierre Macherey (Macherey, 1995)commente ainsi la proposition 12 : (Op. cit. p.137)

[9] Op. cit., p.237
[10] Op. cit., p.245
[11] Macherey, 1995, p. 187
[12] Ibid.
[13] Spinoza, 1988., p.251
[14] Spinoza, 1988, p.253

[15] Essais de psychanalyse

[16] Op. cit., p. 130

[17] Op. cit., p. 102
[18] Freud, 1972, p. 101
[19] Matheron, 1988, p.168
[20] Spinoza, 1988, p.269
[21] Op. cit., p.255
[22] Op. cit., p. 259
[23] Op. cit., p.275
[24] Matheron, 1988, p.192
[25] Spinoza, 1988, p.301, EIII59S
[26] Op. cit., p.371, EIVP18S
[27] Spinoza, 1999, p. 511
[28] Op. cit., p. 509
[29] Ibid.

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