Les hommes « combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut » Spinoza, TTP[1]
Il s’agit de comprendre ici quels sont les fondements et les mécanismes qui entraînent les phénomènes de la soumission et de l’assujettissement, c’est-à-dire le renoncement à être un sujet libre, cela d’un point du vue psycho-affectif. Si dans une première approche, la soumission peut sembler venir de contraintes extérieures, on comprend mal alors pourquoi elle « fonctionne » si bien, pourquoi nous ne transgressons pas plus souvent les ordres imposés par « l’autorité ». Il semblerait plutôt que si nous obéissons aussi facilement, c’est parce que nous sommes persuadés intérieurement du bien-fondé de cette obéissance, sans d’ailleurs nécessairement l’identifier consciemment comme obéissance.
Au regard de l’Histoire, on constate que les hommes se révoltent quand ils n’en peuvent plus de la misère, mais ce n’est pas toujours le cas. Les paysans chinois du 19ème siècle ont mis beaucoup de temps à réagir et parce qu’ils avaient des leaders. Les paysans africains, déportés comme esclaves, colonisés, ont relativement peu réagi.
Cependant, quand les hommes réagissent, lorsqu’ils se révoltent, c’est bien souvent en suivant des chefs, ce qui les amène à mettre en place de nouvelles structures de domination, comme si celle-ci était inhérente à notre condition, comme si nous ne pouvions pas nous en passer. On peut alors invoquer l’immaturité des masses (« les masses inertes et bornées »[2] dont parle Freud dans L’avenir d’une illusion) ou la domination de l’idéologie des puissants. Mais affirmer que les dominés sont dominés et que les dominants dominent ne représente évidemment pas une explication. De même, on pourrait invoquer l’instinct de survie, se soumettre pour ne pas mourir, mais comment expliquer que les hommes obéissent quand on les envoie massivement à la mort comme au cours du 20ème siècle ?
Enfin, on peut évoquer la formation du Surmoi comme instrument d’intériorisation de la soumission à l’ordre social, qui permet l’adhésion à des valeurs qui nous sont extérieures. Ou encore, toujours dans une optique freudienne, on peut comprendre le phénomène de soumission comme désir d’appartenance et de reconnaissance. Il s’agirait peut-être alors d’une incapacité à rompre le lien maternel et du besoin « déguisé » du Père. On aurait ainsi affaire à une infantilisation, qui se perdrait dans l’illusion et l’esprit de sérieux (cf la cour de récréation dans laquelle s’ébattent nos hommes politiques).
Cependant, si certaines de ces explications peuvent avoir leur champ de pertinence, il nous semble qu’elles doivent à leur tour être éclairées par une analyse qui se situe à un niveau plus fondamental : Spinoza, en partant de la dynamique propre de la vie de l’individu, évite d’avoir recours à toutes les explications exogènes et peut fournir les bases d’une anthropologie à partir de laquelle pourront être réarticulées les explications freudiennes ou marxiennes par exemple.
Intervient ainsi la dimension politique de notre propos. Les théories politiques, qu’elles soient libérales ou d’inspiration marxiste, ratent leur but. En effet, elles nient ou méconnaissent la dimension anthropologique qui devrait se trouver à leur fondement. Or, la philosophie politique ne peut venir qu’après-coup, car si on la « plaque » immédiatement sur la matière sociale, elle n’explique rien, ne fonde rien. Même pire, elle aboutit au contraire de ce qu’elle recherchait. Ainsi, les théories politiques qui se voudraient émancipation de l’homme ne donnent lieu le plus souvent, sinon tout le temps, qu’à des idéologies où l’individu et sa liberté sont niés. De même, poser l’homme comme atome séparé des autres, comme le fait le Libéralisme, révèle une incompréhension totale de ce qu’est le sujet.
Face à la tentation que représente d’une certaine manière la thèse de la servitude volontaire, face au renoncement suscité par la désillusion des idéologies politiques, la revendication de la liberté, la volonté d’émancipation, qui sont pourtant à la source même de notre humanité, semblent bien peu attrayantes. Pourtant, renoncer à ce qui fait justement cette humanité, c’est réellement courir le risque de l’inhumanité, c’est-à-dire le risque de transformer les hommes en machines à exécuter : exécuter des ordres et exécuter ses semblables (voir le livre de Welzer : Les exécuteurs).
C’est pourquoi, à partir de la lecture de Spinoza, nous pourrons tenter de comprendre « de l’intérieur » le phénomène de soumission commun à la très grande majorité des hommes et de montrer que cette soumission ne relève pas d’une servitude volontaire, mais du fait même de la nature humaine lorsqu’elle ne fait pas l’effort de se comprendre elle-même. En effet, la servitude volontaire suppose un libre-arbitre. Or, selon Spinoza, si l’homme est conscient de ses actes, il ignore les causes qui le déterminent à agir (EIIIP2S). L’homme ne maîtrise pas ce que la nature (et sa nature) lui « dicte » de faire, il ne peut donc revendiquer un libre-arbitre, il ne peut donc se soumettre au gré d’une décision absolument déliée de tout, il ne peut se soumettre volontairement. Aussi parler de « servitude volontaire », en un certain sens est un oxymore, la servitude n’est jamais volontaire. Se soumettre pour ne pas mourir peut sembler un effort de la nature en nous, un peu comme un instinct. Cependant, lorsque nous comprenons que cette soumission, plutôt que de nous permettre de nous réaliser, d’ex-ister, nous ôte davantage de puissance, nécessairement nous la rejetons. Et tant que nous ne la rejetons pas, c’est que nous croyons qu’elle nous est plus profitable, que nous n’avons pas compris qu’elle nous est néfaste. On pourrait presque rapprocher ici cette idée, dans son fonctionnement, de celle développée par Platon dans le Gorgias et qui affirme que « nul n’est méchant volontairement. » En effet, lorsque l’on a compris ce qu’est l’injustice, on ne peut plus la commettre. Et tant qu’on la commet, c’est qu’on ne l’a pas comprise.
Ainsi, selon Spinoza, l’homme n’est pas un empire dans un empire[3] : il est une partie de la nature dont il suit le cours. Aussi penser que les « masses » se laissent manipuler, acceptent volontairement par lâcheté de se soumettre, relève d’un jugement moral, car méprisant : « les masses ne savent pas ce qu’elles font ». Or nous dit Spinoza, il n’y a, dans les comportements humains considérés absolument, ni vice, ni vertu, juste l’expression de la nature, voilà ce qu’il nous ici faut comprendre.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, c’est-à-dire les mécanismes de la soumission tels qu’explicités par Spinoza, nous ferons un sort, et c’est notre parti pris ici, à La Boétie et à son Discours de la servitude volontaire. Une fois ce point réglé, il nous faudra comprendre ce qu’est la nature humaine et son mode de fonctionnement d’après Spinoza. Ainsi verrons-nous le rôle de l’imagination et celui de nos affects qui nous asservissent et comment nous pouvons nous en libérer.
La question de La Boétie est la suivante : comment une multitude peut-elle se soumettre à un seul, alors que rassemblée, elle est bien plus forte que lui ? Nous venons de dire que nous ferions un sort à la Boétie, c’était évidemment un peu une boutade, car il a le mérite d’avoir posé la question de la soumission, et cela au 16ème siècle (date de l’écrit : 1549, 1ère publication 1574) alors qu’il n’était âgé que de 18 ans. Rapidement, le contexte dans lequel est rédigé cet ouvrage est celui de l’Humanisme, lequel s’interroge sur l’homme et affirme sa liberté (cf Pic de la Mirandole ? De la dignité humaine, « l’homme se fait lui-même ») comme pouvoir de décider. De plus, c’est l’époque de la Réforme à laquelle François 1er n’adhère pas ce qui le rend plus répressif mais qui occasionne également la contestation de son autorité.
Faut-il toutefois parler de « servitude volontaire » ? Pourquoi la majorité accepte-t-elle d’obéir à la minorité ? On peut arguer du fait comme l’énonce la Boétie que : « Pour être esclave, il faut que quelqu’un désire dominer et …. Qu’un autre accepte de servir. » Ainsi, il semblerait que les hommes aiment leur servitude, qu’ils ne se soumettent pas vraiment sous l’effet d’une contrainte extérieure, puisqu’il suffirait de ne pas obéir pour que la domination disparaisse. De plus, parler de « servitude volontaire », c’est affirmer que si nous nous soumettons c’est parce que nous le voulons bien, ou parce que nous manquons de courage, donc par lâcheté. La Boétie en conclut donc que le peuple s’asservit seul, donne le pouvoir au maître et a la volonté de servir. Spinoza fera le même constat, le puissant n’est riche que de la puissance des autres, mais donnera une signification différente à cette description.
La Boétie constate donc que la plupart des hommes sont soumis, alors qu’ils sont naturellement libres et qu’ils sont naturellement portés à défendre leur liberté, ce qu’il ne démontre d’ailleurs pas, si ce n’est en se référant à la « liberté » des animaux ! Ces derniers en effet se défendent contre toute domination « l’animal désire rester libre »[4]. Ce qui est à noter, en passant, c’est que la liberté consiste, pour La Boétie comme d’ailleurs pour Spinoza, en l’absence de domination, non en un quelconque libre-arbitre. Toutefois, les hommes se laissent berner, et d’abord par eux-mêmes, comme s’ils avaient « gagné leur servitude »[5]. L’explication qu’il nous fournit est que la liberté naturelle ne s’entretient pas facilement, qu’elle est vite corrompue par la coutume et l’éducation, qu’elle s’oublie au fil des générations.
Mais cela n’explique pas la lâcheté, cela n’explique pas le mécanisme d’assujettissement, cela n’explique pas pourquoi nous acceptons de servir, nous en restons à une description : « Mais ils veulent servir pour avoir des biens : comme s’ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu’ils ne peuvent pas dire de soi qu’ils sont à eux-mêmes »[6] et « Ils veulent faire que les biens soient à eux, et ne se souviennent pas que ce sont eux qui lui donnent (au tyran) la force pour ôter tout à tous, et ne laisser rien qu’on puisse dire être à personne. »[7] La Boétie met bien en évidence le ressort de l’illusion et le rôle de l’imagination, mais ne les explique pas, il ne fait que les constater. Par ailleurs, il ne voit pas que l’homme est d’abord assujetti à la nature en lui, c’est-à-dire à ses affects qu’il n’est pas en mesure de contrôler.
Aussi si Spinoza effectue le même constat : les hommes « combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut »[8], il en fera une analyse complétement différente. En effet, c’est la nature en nous – les interactions entre la nature et notre nature propre – qui nous pousse à cette soumission lorsque nous ne comprenons pas les mécanismes qui nous déterminent à agir, ou à subir, et que nous croyons faire ce qui nous est le plus utile. C’est ici qu’intervient le rôle de l’imagination.
Afin de poser les principes d’explication et de compréhension des mécanismes de la servitude exposés par Spinoza, il nous faut montrer le rôle de l’imagination, non pas comme simple source d’illusions, voire d’illusions délirantes (cf. « la folle du logis » dont parlait Montaigne), mais comme premier mode d’appréhension inévitable de la réalité et comme faculté de produire des images ou des représentations.
Tout d’abord, Spinoza met en évidence, dans les trois premières parties de l’Ethique, une suite d’enchaînements de causes et d’effets qui permettent d’expliquer et de comprendre ce que nous sommes. Ainsi, la nature, ou Dieu, est infinie et cause de soi, elle est donc libre et constituée d’une infinité d’attributs. De cette infinité d’attributs, nous ne pouvons, nous les hommes, avoir connaissance que de deux : l’étendue et la pensée, qui sont des attributs qui nous appartiennent également, et seulement ces deux-là. Les hommes expriment donc la nature sous la forme de ces deux attributs. Ils sont des modes finis, expression d’une nature infinie. Parce que nous sommes une expression de Dieu, ou de la nature, sous la forme des deux attributs que sont le corps et l’esprit, nous obéissons nécessairement à ses lois. Le corps et l’esprit sont donc une seule et même chose exprimée sous deux attributs différents.
Une fois ceci posé, les modes finis que sont les hommes, sont affectés par des choses extérieures à eux et s’affectent également entre eux : un mode fini pouvant être la cause extérieure d’un affect d’un autre mode fini (je dis quelque chose à quelqu’un). Ces affects correspondent à nos perceptions, c’est-à-dire à l’effet de la réalité sur nous (ce que je dis peut rendre triste la personne en question). Donc ce qui constitue en premier lieu l’esprit, c’est-à-dire chronologiquement, c’est les affects qu’il perçoit, aucune intériorité ne peut donc exister indépendamment des choses extérieures, car la première a besoin des secondes pour pouvoir se percevoir : il n’y a donc pas de solution à chercher du côté de la pure intériorité, exister c’est exister avec d’autres modes.
Ainsi, pour Spinoza, penser et percevoir sont une seule et même chose. En effet, penser c’est produire des idées. Or, les idées ne sont que des perceptions de l’esprit, perceptions qui ne sont possibles que parce que nous avons un corps, ou plus exactement parce que nous sommes corps. Aussi, lorsque nous percevons une certaine chose, l’idée que nous en avons n’est pas l’idée de la chose elle-même, mais seulement l’idée de l’effet de la chose sur nous et nous prenons cet effet de la chose sur nous pour la chose elle-même, nous nous en faisons une image, une représentation. Cela ne signifie en aucun cas que nous nous trompons lorsque nous croyons percevoir. Lorsque l’esprit perçoit un affect, il le perçoit réellement. S’il ne le percevait pas, cela signifierait ou que ce n’est pas un affect qui le concerne, ou que notre corps n’est pas affecté[9]. Seulement, nous confondons la chose et l’effet qu’elle a sur nous par l’intermédiaire des affects du corps et de l’image que nous nous faisons de ces affects.
Par ailleurs, participant de la nature, les hommes sont animés par un conatus : ils tendent, comme tous les autres êtres vivants, à persévérer dans leur être. Le conatus, pour l’être humain, est désir puisque l’homme a conscience de ses appétits. Ainsi, le désir est l’essence de l’homme, le constitue puisque c’est ce qui l’incite à persévérer dans son être et donc à suivre les lois de la nature. Le conatus représente donc une manifestation, une expression de la nature et ce sentiment qu’est le désir n’exprime rien d’autre. Aussi, l’homme n’est pas libre de désirer ou de ne pas désirer. De plus, il peut se tromper en croyant réaliser, satisfaire son désir de persévérer dans son être. En effet, le bien et le mal ne sont pas des valeurs objectives, les hommes appellent « bien » ce qu’ils jugent leur être favorable, ou ce qu’ils imaginent l’être. On peut comprendre alors que « quand nous voulons ou désirons une chose, ce n’est pas parce qu’elle est bonne, mais si nous trouvons qu’une chose est bonne, c’est parce que nous la désirons. » (EIIIP9S)[10]. Une fois de plus, ce passage de l’Ethique permet d’éclairer notre propos : dans le désir ne se trouve aucune place pour la morale, et nous ne pouvons désirer des choses mauvaises, la nature ne peut « désirer » de choses mauvaises, puisqu’elle est parfaite. Aussi, lorsque nous pâtissons, lorsque nous subissons, ce n’est pas par un manque de volonté, ni par une servitude volontaire, mais parce que nous souffrons d’un défaut de connaissance, nous nous trompons sur ce que nous croyons nous être utile.
Nous gagnons donc ici un premier point : avec Spinoza, on se dégage du jugement moral et des « vices » que ce jugement condamne. L’homme n’agit pas par faiblesse ou lâcheté lorsqu’il se soumet, mais il suit sa nature, son conatus, même s’il se trompe. Mais en aucun cas, selon Spinoza (EIIIP6D) aucune chose ne possède en elle quelque chose qui puisse la détruire, elle s’oppose au contraire à tout ce qui pourrait supprimer son existence. Donc les hommes ne peuvent vouloir leur servitude, ou en tout cas ils ne peuvent vouloir voir diminuer leur puissance d’exister. Et lorsque cela arrive, c’est parce qu’ils se trompent sur ce qui leur est utile.
C’est pourquoi, si nous confondons la réalité et son effet sur nous, nous pouvons comprendre pourquoi par exemple nous nous soumettons aux chiffres, à l’économie, comme s’il s’agissait d’une réalité en elle-même, alors qu’il ne s’agit que d’un effet, d’une image de cette réalité. On s’y soumet alors par défaut de connaissance et de compréhension, on croit que l’on n’a pas le choix. En l’occurrence, le désir se trompe de cible : croyant chercher son utile, c’est-à-dire croyant réaliser son conatus, d’où la soumission à la réalité économique, il ne fait que s’entraver lui-même et se donner moins d’être, c’est-à-dire qu’il diminue sa puissance d’exister (son conatus) en croyant abusivement l’augmenter. On retrouve ici Spinoza. Ce que l’Esprit perçoit, ce n’est pas l’idée de la chose elle-même, mais seulement l’idée de l’effet de la chose sur nous. En prenant l’effet de la chose sur nous pour la chose même, nous tombons dans une forme d’aliénation : au lieu de partir du sujet, nous partons de la chose, nous nous attachons à ses effets comme s’ils exprimaient le réel et nous contemplons « dans les choses le reflet objectivé de nos sentiments »[11] . Nous nous dépossédons alors de notre propre essence, car le réel ce n’est pas la chose, mais bien ce que nous ressentons. La connaissance par l’imagination me fait prendre la réalité pour ce qu’elle n’est pas, elle représente une connaissance spontanée et inadéquate. Je confonds alors l’effet que la réalité a sur moi et ce qu’elle est en elle-même. Mais je m’y soumets, car je ne comprends pas ce qui s’y passe. Pour Spinoza, la source de la confusion serait donc la connaissance par les sens et l’imagination, laquelle mêle toujours l’idée de la chose et l’affection que la chose produit sur notre corps. La compréhension de cette confusion, de cet « écrasement » entre l’idée de la chose et l’idée de son effet sur nous peut nous permettre d’expliquer en partie le phénomène de soumission et peut-être donc de nous en libérer.
Donc, chez Spinoza, la conscience ne constitue pas une réalité distincte, il n’y a pas de « Je » qui possèderait un corps et des idées ou qui serait une réalité dans laquelle il y a de la pensée. Cette conception cartésienne d’un « Je », d’un sujet qui possède le libre-arbitre, est peut-être d’ailleurs à l’origine de l’affirmation que la servitude est volontaire, comme s‘il y avait un « écart », une distance, entre ce « Je » et ce qu’il peut ressentir et penser, comme s’il pouvait en décider. Or, nous ne décidons pas des idées qui sont dans l’esprit : « les décrets de l’esprit ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes »[12] et « ces décrets de l’esprit naissent dans l’esprit avec la même nécessité que les idées des choses existant en acte. »[13], en bref il n’y a pas de « libre décret de l’esprit » (EIIIP2S).
Ainsi, la conception de Spinoza autorise à affirmer qu’il n’existe pas de servitude volontaire, ce que nous allons essayer de montrer maintenant.
Tout d’abord, Spinoza nous rappelle donc que l’homme suit la nature, qu’il est déterminé par elle et non par soi. Il ne peut donc avoir une action absolue sur ses actions et sur ses affects. La cause de l’impuissance et de l’inconstance de l’homme n’est pas due à un quelconque « vice » de la nature humaine. En effet, comme l’homme est soumis aux lois de la nature, on ne peut donc lui reprocher aucun vice, comme il est tout aussi inutile et impropre de voir un vice dans la nature. L’homme est soumis à la puissance de la nature, puisqu’il en est une expression, et cette puissance obéit à des règles et des lois qui sont constantes. Donc pour avoir une connaissance adéquate, il n’existe qu’une seule et même façon de comprendre les choses, c’est-à-dire par les lois et règles universelles de la nature. Voilà comment nous devons comprendre les hommes, leurs actions et leurs passions.
Ce postulat est essentiel, car il permet d’expliquer que le désir et les affects sont complètement naturels et se comprennent selon les lois de la nature. Celles-ci nous incitent nécessairement à chercher l’augmentation de notre puissance d’exister, mais elles ne nous indiquent pas toujours le meilleur chemin pour y parvenir et si la nature « leur a refusé la puissance actuelle de vivre selon la saine raison, en vertu de quoi ils ne sont pas plus tenus de vivre selon les lois d’une intelligence saine que le chat de vivre selon les lois de la nature du lion. »[14] Dans l’ignorance, nous sommes assujettis à ces passions et aussi à ceux qui savent les utiliser et s’en servir pour dominer, mais ici rappelons-le, il ne s’agit pas d’affirmer que nous avons affaire à une soumission volontaire, décidée consciemment, mais des simples lois de la nature desquelles nous dépendons d’autant plus que nous ne les avons pas comprises.
De même, « le Corps ne peut déterminer l’Esprit à penser, ni l’Esprit déterminer le corps au mouvement, ni au repos, ni à quelque chose d’autre (si ça existe). » (EIIIP2)[15]. Cette proposition a une importance primordiale pour notre réflexion. En effet, elle implique que le corps ne peut rien sur l’esprit, mais surtout que l’esprit ne peut rien sur le corps, car « ce que peut le corps, personne jusqu’à présent ne l’a déterminé » (EIIIP2S)[16], d’où ce fameux passage du scolie qui suit cette deuxième proposition : « les hommes se croient libres pour la seule raison qu’ils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées. »[17]. Le corps n’a pas plus de pouvoir sur l’esprit que celui-ci n’en a sur le corps et pour cause, ils vont de pair car « sont une seule et même chose »[18]. C’est pourtant cette ignorance qui va expliquer l’émergence de préjugés finalistes : nous sommes des êtres libres et la nature est faite pour nous. Or « l’homme n’est pas un empire dans un empire » (EIII, Préface)[19], comme tous les êtres de la nature, l’homme suit les lois de la nature. Mais ce préjugé l’entraîne à nier le réel et à croire par exemple qu’il est le résultat d’un créateur auquel il va se soumettre pour en obtenir les bienfaits. La religion, mais aussi toutes les formes de domination sociale et politique semblent s’appuyer sur ce mécanisme issu du désir et de l’imagination qui provoque l’illusion que nous agissons pour persévérer dans notre être. Ainsi, croyant nous libérer, nous nous soumettons et sommes prêts à adhérer à toutes les formes de domination, tout en croyant réaliser ce qui nous est utile, ce que Spinoza appelle « notre utile propre ».
Le concept d’aliénation peut alors apparaître clairement : l’individu est aliéné quand il ne procède pas de ses propres déterminations, quand il ne peut agir selon son utile propre mais sous l’empire absolu des causes extérieures, des passions tristes, de la crainte et des superstitions qui l’amènent à subir la domination et l’empêchent de vivre « de son plein consentement sous la conduite de la raison », pour parler encore comme Spinoza.
Plus précisément, comment Spinoza explique-t-il ce processus d’asservissement ? Il met tout d’abord en place un certain nombre de principes qui pourront nous permettre de comprendre davantage le mécanisme de la soumission (EIIIP14 à 16). Par conséquent, si nous le suivons, quand deux choses ont affecté l’Esprit en même temps, lorsque, plus tard, l’une des deux l’affectera, il sera aussi affecté par l’autre. Nous trouvons ici le principe de la mémoire associative.
Par ailleurs, un seul objet peut provoquer des affects nombreux et opposés, car comme le souligne Spinoza le corps est composé de multiples parties qui sont affectées différemment par une même chose. Ainsi, nous sommes en permanence soumis à des sentiments contradictoires, fluctuants. Par exemple, on peut à la fois être séduit par une personne car elle nous promet la sécurité, nous assure contre la crainte, nous dit ce que l’on a envie d’entendre. En même temps, il est possible de ressentir de l’aversion envers cette même personne, car nous pouvons avoir la pensée confuse qu’elle nous ment ou qu’elle nous manipule. Si une même personne peut provoquer deux sentiments contradictoires, c’est parce qu’elle nous renvoie à deux images différentes associées à deux moments différents : un moment où on a connu la crainte, et donc on veut s’en préserver, et un moment où on a connu l’espérance et on veut le retrouver. Face à ces deux affects opposés, nous allons faire un choix, ou, plus exactement nous pensons faire un choix et ce choix va suivre ce qui en nous est assez fort pour nous porter à croire qu’il est le meilleur pour nous. C’est pourquoi, on peut penser qu’il existe une servitude volontaire puisque nous avons en mains les deux éléments et que nous semblons choisir une des deux parties de l’alternative, et que si nous choisissons la « mauvaise », celle qui nous maintient dans la crainte, nous le faisons selon notre libre-arbitre. Or, et c’est là toute la puissance de la pensée de Spinoza, ce libre-arbitre n’est qu’apparent, car en croyant choisir, nous ne faisons que suivre ce que nous dicte à la fois notre mémoire et notre imagination qui sont déterminées par des rencontres contingentes qui nous affectent et laissent des traces en nous, dont nous n’avons pas conscience.
Spinoza va également mettre en place une classification des passions. Ainsi, le désir va se décliner en affects de Joie et en affects de Tristesse, qui à leur tour vont se décliner en d’autres affects (amour, admiration, … / haine, envie, …). Ces affects correspondent à des perceptions du corps venant de causes extérieures, qui vont donner lieu à des représentations, à des idées que se fait l’esprit de ces perceptions par l’intermédiaire de l’imagination, comme nous l’avons vu précédemment. Cependant, nous ne pouvons échapper à cette connaissance inadéquate, nous ne pouvons l’éviter, dans la mesure où le corps humain existe comme nous le sentons et nous devons donc bien passer par cette première étape obligée.
Si les affects sont joyeux, ils vont augmenter notre puissance d’agir et notre puissance de penser. Ils vont donc augmenter notre compréhension, donc notre liberté et notre puissance d’exister, c’est-à-dire notre conatus. On devient la cause unique de ses actes, sans plus dépendre de causes extérieures et du hasard de leur rencontre : « notre conduite se déduit donc bien des seules lois de notre nature, sans intervention extérieure. »[20]
Inversement, lorsque nous sommes tristes, parce qu’affectés par des choses tristes (comme la réalité économique, les conditions de travail, …), nous diminuons notre puissance d’agir et de penser, nous ne comprenons pas ou mal, nous acceptons et nous nous soumettons, comme s’il s’agissait de l’effet de la réalité même sur nous. Bien évidemment nous recherchons les premiers, les affects joyeux, et faisons en sorte d’éviter les seconds. Mais nous nous trompons parfois dans la compréhension de ce qui nous est vraiment utile, car l’image que nous nous faisons des affects peut être erronée.
Il est à noter que pour Spinoza, l’espoir n’est pas un sentiment souhaitable, car il est instable, fragile et peut se retourner facilement en son contraire : quand j’espère, je crains d’être déçu et je n’agis pas pour obtenir efficacement ce qui peut me procurer de la joie. Ce sentiment qu’est l’espoir peut également expliquer la soumission et se trouve sans doute aussi à l’origine de la superstition : je ne fais rien qui pourrait entraver la réalisation de cet espoir, au risque d’être désespéré … A ce propos, le raisonnement de Spinoza est édifiant et éclaire particulièrement notre propos. En effet, lorsque nous craignons une chose, nous espérons qu’elle n’arrive pas ou espérons qu’une chose meilleure arrivera. Nous sommes donc dans une situation désagréable d’attente face à ce qui nous est encore inconnu et dont nous espérons la non-venue lorsque nous la craignons et que nous la souhaitons remplacée par une autre qui nous paraît meilleure. Nous éprouvons donc des sentiments négatifs, qui nous tournent sur nous-mêmes et nous font imaginer un avenir sur lequel nous n’avons aucune prise. N’ayant aucune maîtrise et demeurant dans l’expectative, nous sommes donc dépendants et impuissants face à cette chose que nous craignons et dont nous espérons qu’elle n’arrivera pas ou qu’une autre arrive à la place. Cependant, dans l’attente et la crainte, nous sommes prêts plus volontiers à nous soumettre, à accepter ce que nous refuserions dans d’autres conditions – c’est ce qu’explique clairement la préface du TTP : si les hommes en sont si souvent réduits aux superstitions, c’est parce qu’ils désirent sans mesure les biens incertains de la fortune et ainsi « ils flottent misérablement entre l’espoir et la crainte ; c’est pourquoi ils ont l’âme si encline à croire n’importe quoi : lorsqu’elle est dans le doute la moindre impulsion la fait pencher facilement d’un côté ou de l’autre ; et cela arrive bien plus facilement encore lorsqu’elle se trouve en suspens par l’espoir et la crainte qui l’agitent – alors qu’à d’autres moments elle est gonflée d’orgueil et de vantardise. »[21]
Nous pouvons noter que les régimes politiques, mais aussi les organisations économiques comme les entreprises tendent justement à entretenir ces deux affects que sont la crainte et l’espérance, par exemple : crainte de perdre son emploi, espérance de le garder. Dans les deux cas, nous sommes bel et bien dans une situation d’impuissance et d’incapacité. Et cette crainte des sanctions ou cet espoir des récompenses (qui peut pousser à cet avilissement qu’est la flatterie) caractérisent bien une situation de domination, quand bien même il n’y aurait pas d’oppression directe visible. Nous sommes alors souvent amenés, car nous croyons ne pas avoir le choix et parce que nous pensons qu’il s’agit de la réalité elle-même, que nous oublions que ce n’est qu’un effet de la réalité sur nos affects, à accepter des compromis, voire à renoncer totalement à notre puissance d’exister. C’est donc par ignorance, par une connaissance inadéquate, que nous « acceptons » de nous soumettre. En croyant réaliser notre utile propre, nous nous trompons.
Ainsi, les différents affects vont inter-réagir, à la fois à l’intérieur d’un homme mais corollairement aussi entre hommes, et donner lieu à des situations « positives », gratifiantes et libératrices ou à des situations d’acceptation et de soumission. Et c’est toute notre vie sociale qui est soumise à ces relations entre sentiments. En effet, les sentiments mettent en œuvre les relations du sujet à autrui, lesquels sentiments ont pour objet les sentiments d’autrui. L’esprit peut ainsi être affecté par l’imagination des sentiments d’un autre, c’est-à-dire par l’imagination de l’imagination d’une chose. La complexité de cette combinatoire des sentiments peut expliquer peut-être alors les raisons qui nous font prendre ce qui nous est néfaste pour ce qui nous est utile. La « confusion » des sentiments, leur contagion peuvent nous donner une explication au mécanisme de l’assujettissement et nous fournir une ontologie du social.
C’est pourquoi on peut affirmer en s’appuyant sur Spinoza qu’il ne peut y avoir de servitude volontaire, décidée et que cette expression n’a aucun sens. La volonté n’intervient pas ici, à moins de croire que suivre les lois de la nature soit quelque chose de volontaire. Aussi, c’est en expliquant, en mettant en évidence, en déployant le mécanisme des affects que nous pouvons comprendre ce que nous sommes. Et de cette compréhension va dépendre ce que nous allons faire de ce que nous sommes.
La partie IV de l’Ethique s’intitule « De la Servitude Humaine, autrement dit, des FORCES des Affects ». D’emblée, le ton est donné : la servitude ce n’est pas d’abord la soumission aux autres, mais l’impuissance à s’opposer à ses propres affects.
Comme nous l’avons vu, si chaque passion correspond à un affect de joie ou de tristesse lié à l’idée d’un objet, selon l’idée qu’on se fait des affects de cet objet, se produisent de nouveaux affects qui se combinent aux affects primaires, et ainsi de suite. Ce qui fait l’objet d’une passion peut alors provoquer des intrications affectives extrêmement complexes. Et cette composition des affects se joue et se noue dès la naissance des individus et dans les relations qu’ils ont nécessairement avec les autres, bien avant qu’une quelconque représentation de ces affects ne soit consciente. Aussi, nous sommes d’abord assujettis à nos affects, à l’effet donc de la réalité sur nous et c’est de cela dont nous devons nous libérer. Nous ne sommes pas d’abord libres, comme l’affirmait La Boétie, car il ne peut y avoir de liberté sans représentation de cette liberté et lorsque cette représentation devient possible, nous sommes déjà pris dans la trame de nos affects et donc nos représentations sont d’emblée tronquées, mais nous l’ignorons, comme dans la caverne de Platon les prisonniers n’étaient pas conscients de leur ignorance n’ayant jamais rien connu d’autre.
C’est pourquoi, l’humanité commence par l’affect d’où sont dérivées nos habitudes de penser et de juger. Les hommes se connaissent d’abord à travers les affections de leur corps et les idées qu’ils s’en font. Mais ces habitudes sont des causes inadéquates, elles font que nous nous trompons sur nous-mêmes et que nous nous croyons libres. Cette illusion est produite par ce qui asservit l’homme, à savoir la physique des sentiments qui le fait « flotter » sans cesse.
Les affects de l’esprit ont ainsi leur puissance propre et la connaissance rationnelle ne suffit pas à les déjouer. Les passions sont des causes extérieures que l’homme subit nécessairement, auxquelles il ne peut échapper du fait même de sa nature. Il ne peut que suivre l’ordre de la nature et lui obéir.
Ainsi, les mécanismes mentaux d’identification et d’imitation des affects semblent se constituer de manière « automatique », c’est-à-dire sans aucun caractère de morale, mais suivant des lois naturelles d’association et de mimétisme, et que nous transformons en valeurs objectives, car poussés par la nature, nous recherchons ce qui, selon notre propre jugement, nous convient le mieux et ce qui nous convient le mieux, c’est d’être heureux. Ainsi nous dit Spinoza (EIIIP31)[22] si quelqu’un aime ce que nous aimons, nous aurons tendance à l’aimer aussi, et inversement pour la haine. De même, chacun s’efforce de faire en sorte que les autres aiment ce que lui-même aime et aient en haine ce que lui-même hait. Aussi, les ambitieux veulent que les autres agissent selon leur décret, ils veulent être chefs, ils veulent dominer. Mais en même temps, pour devenir chef, il faut aussi suivre les sentiments de ceux à qui on veut commander. Spinoza va encore plus loin, parce qu’au fond nous souhaitons tous que les autres vivent selon notre ordonnance naturelle (selon notre ingenium) : « chaque moi veut être le tyran de tous les autres »[23]. Tous nous voulons être reconnus, aimés de tous, si bien que désirant tous la même chose, nous nous haïssons les uns, les autres.
On peut noter ici l’originalité de Spinoza qui affirme que nous ne sommes pas à l’origine de nos passions, que pas même notre corps n’en est la source. Ce qui suscite la passion c’est d’abord l’effet des choses extérieures sur nous et que nous ne pouvons absolument pas maîtriser. Nous sommes aussi loin de la conception stoïcienne des passions comme erreur de jugement que de la conception cartésienne qui fait résider l’origine de la passion dans l’union de l’âme et du corps. Ce qu’il nous faut comprendre, c’est que la passion représente une cause extérieure, une puissance étrangère qui ne dépend pas de notre conatus ou plus précisément dont notre conatus n’est pas à l’origine. En effet, lorsque le corps fait l’objet d’un affect qui peut augmenter ou diminuer sa puissance d’agir, l’esprit augmente ou diminue sa puissance de penser Ce qui va permettre de modifier « l’impact » de l’affect, ce n’est pas l’esprit en tant que tel, mais c’est l’idée d’une affection du corps contraire et plus forte à celle que nous subissons présentement.
Nous sommes ainsi comme soumis à une force extérieure, qui pourtant est intérieure mais qui se constitue à partir du rapport que nous avons avec l’extériorité, et sans que notre volonté puisse quoi que ce soit sur le cours de nos actions. Mais nous avons déjà vu que pour Spinoza, il n’existe pas de faculté de l’esprit qui se nommerait volonté puisqu’il la confond avec l’intellect. L’homme n’est pas cause de ses actes, comme il n’est pas cause de lui-même. Il est donc balloté, impuissant, par les passions qui l’agitent tant qu’il ne vit pas sous le commandement de la raison.
C’est pourquoi, plus nous vivons sous la conduite de la raison, qui ne nie pas nos affects, mais qui essaie de les analyser et de les comprendre, plus nous nous éloignons de la dépendance que représentent par exemple la crainte et l’espoir. Et si je ne crains et n’espère plus, je n’ai plus besoin de rechercher une sécurité plus ou moins imaginaire et une satisfaction dépourvue d’objet[24]. On peut comprendre alors que ceux qui dominent, tant socialement qu’économiquement et politiquement, aient tout intérêt à entretenir ces affects négatifs en donnant une image de la réalité qui sert leurs intérêts. Encore faut-il préciser que les dominants n’imposent pas sciemment et seulement par calcul cette vision du monde qui leur semble finalement la plus naturelle. C’est la fonction même de l’idéologie qui s’insinue dans les esprits, tant des dominants que des dominés, sans que nous ne nous en rendions compte si bien que nous la confondons avec la réalité elle-même. Ainsi, les dominants sont autant aliénés que les dominés, à la différence près et non négligeable, qu’ils trouvent dans cette aliénation la source de leur puissance.
Il n’y a donc de la part de Spinoza aucun fatalisme, ni aucun pessimisme puisque : « A toutes les actions auxquelles nous détermine un affect qui est une passion, nous pouvons être déterminés sans lui par la raison. »[25] Pour cela, il nous faut agir en suivant la nécessité de notre nature, ce qui suppose de la connaître, et de comprendre d’abord rationnellement nos passions, ainsi que leur rôle. Il s’agit d’une libération par la connaissance. Toutefois, cette liberté dont nous parle Spinoza ne saurait se confondre avec celle des Stoïciens. Il ne s’agit pas d’être libre alors qu’on est le moyen d’un autre (libre dans les chaînes !), comme il ne s’agit pas d’être libre alors qu’on a faim ou qu’on est en mauvaise santé, parce que maltraité. La liberté de Spinoza est certes intellectuelle, puisqu’elle est compréhension de soi, mais elle exige certaines conditions, précisément parce que l’esprit et le corps ne sont qu’une seule et même chose. La liberté de Spinoza ne se conçoit pas sans une liberté avec l’autre, c’est-à-dire sans une société d’hommes libres, la philosophie de Spinoza est émancipatrice. Ainsi, Justice, Equité, Honnêteté, Charité et Droiture, qui sont les vertus fondamentales de l’homme libre, sont précisément des vertus sociales.
La soumission est constitutive de ce que nous sommes. Le sujet est d’abord assujetti à ses affects, aux conditions mêmes de sa propre existence. Ainsi la soumission est acceptée dans toutes ses dimensions parce que nous croyons y trouver les moyens de notre vie : on croit avoir la paix, la sécurité, etc. Mais nous savons maintenant que la compréhension du mécanisme des affects nous permet de mieux nous comprendre nous-mêmes. Ainsi, les hommes se connaissent d’abord à travers les affections de leur corps et les idées qu’ils s’en font, affections qui sont dues aux actions des choses extérieures et des autres. Comprendre ce mécanisme constitue le préalable à la compréhension de soi et à la libération de l’emprise des affects qui nous poussent à la soumission.
Par ailleurs, comme nous l’avons vu, les phénomènes de mimétisme et d’identification, par contagion des affects, représentent le point de départ du lien social – un lien qui à la fois nous est nécessaire et qui, en même temps nous assujettit. En effet, la base de notre connaissance des autres est d’abord l’imagination, laquelle nous fournit une image tronquée de la réalité sociale. C’est ce processus qui permet alors d’expliquer le phénomène de soumission. En restant au stade de l’imagination, nous croyons poursuivre notre utile propre, nous confondons effet de la réalité sur nous et réalité elle-même, d’autant plus facilement que tout est mis en place pour cela : développement de la société de consommation, développement des media, des mondes virtuels, … qui nous fournissent une illusion de bonheur. Noyés dans ces océans de marchandises, noyés dans le monde des choses, séparés les uns des autres, nous ne savons plus contre qui nous battre pour accéder à la liberté. Sans la compréhension de ce processus, toute théorie politique qui prétend à l’émancipation humaine rate son objectif et ne peut que reproduire les mécanismes de la domination.
« (Les philosophes) conçoivent les hommes en effet non tels qu’ils sont mais tels qu’ils voudraient qu’ils soient ; et ainsi le plus souvent ils ont écrit une Satire en guise d’Ethique, et n’ont jamais conçu de Politique qui puisse être en usage et être tenue pour autre chose qu’une Chimère, bonne à instituer en l’île d’Utopie ou à l’âge d’or des Poètes, c’est-à-dire précisément là où il n’y en avait nul besoin. » TP chap.I.
Alors servitude ou liberté, ignorance ou savoir ? Toutes les politiques gouvernementales concernant l’éducation ne cherchent pas à faire vivre l’homme sous la conduite de la raison. Les politiques et réformes éducatives vont toujours vers moins de savoir, moins de raison, donc moins de liberté. Moins de savoir, moins de compréhension entraînent plus de soumission. Soumission à la puissance de causes extérieures : peur, craintes, menaces … qui autorise alors toutes les manipulations par les autres. On élimine ainsi peu à peu de l’éducation les instruments qui permettent la compréhension du monde et de soi-même.
Enfin, nous ne pouvons pas terminer sans remarquer, qu’en partie, la psychanalyse ne dit pas autre chose que Spinoza. En effet, de la même manière que Spinoza dénonce la superstition, Freud dénonce l’illusion consolatrice et délirante. Selon ce dernier, les hommes pour se rassurer, pour se sentir protégés (on retrouve ici la crainte et l’espoir) ont inventé les Dieux ou Dieu et ont oublié ensuite que c’était eux qui les avaient inventés[26], comme Spinoza affirme que nous transformons nos affects en valeurs objectives : « Mais quand ils cherchèrent à montrer que la nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire qui ne soit à l’usage des hommes), ils ne montrèrent rien d’autre, semble-t-il, sinon que la nature et les Dieux délirent tout autant que les hommes. »[27] Cette question des superstitions, qui procèdent des mécanismes par lesquels se forment les illusions, a un enjeu politique fondamental : c’est par ignorance des causes qui nous animent et animent la nature que nous nous soumettons à de fausses autorités. D’autre part, cette idée que nous sommes d’abord les autres, sera reprise aussi bien par la psychanalyse que par Marx : « l’individu est la somme de ses relations sociales », et ses relations commencent d’abord par ses affects. Enfin, la psychanalyse n’a-t-elle pas aussi cette même vocation que celle décrite par Spinoza : se comprendre soi-même pour se libérer des illusions ? N’est-ce pas aussi ce qu’essaie de faire Freud à travers tous ses travaux, et dans ceux qui nous concernent particulièrement ici son essai Psychologie collective et analyse du Moi ? Je vous laisse les lire ou les relire.
Les abréviations utilisées concernant l’œuvre de Spinoza sont :
- Ethique : E
- Dans l’Ethique :
o propositions : P
o démonstrations : PD
o scolie : PS
o corollaire : PC
o définition : D
- Traité théologico-politique : TTP
[1] Spinoza, 1999, p. 63
[2] Freud, 2011, p.42
[3] Spinoza, 1988, EIIIPréface p.199
[4] La Boétie, 1983, p. 142
[5] Op. cit., p.145
[6] Op. cit., p.165
[11] Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, 1988, p.112
[19] Op. cit., p.199
[20] Matheron, 1988, p.249
[21] TTP, Préface, [1], op. cit. p.57
[22] Spinoza, 1988, p.253
[23] Matheron, 1988, p.168
[24] C’est précisément cette libération affective qui conduit l’homme libre à décliner autant qu’il le peut les bienfaits des ignorants (voir E4P70), comme Spinoza lui-même l’a fait en refusant poliment les offres de l’Électeur Palatin ou du Grand Condé.