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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Les Philosophes et la révolution

Conférence proposée par Stéphanie ROZA - Vendredi 12 juin 2015

 

Introduction :

 

Les Lumières n'ont décidément pas la cote dans une partie de la gauche intellectuelle ces temps-ci. Petit florilège :

Louis Sala-Molins (professeur de philosophie politique) :

« là où nous lisons « homme », « humanité », « citoyenneté », c’est de l’humanité blanche et européenne que nous parlent les Lumières. Certes, dans les Lumières pourtant les premières lueurs de nos valeurs. À condition d’ignorer la traite, la négritude, l’esclavage. »1 

Saïd Bouamama (Sociologue)

« Au cœur de la pensée des Lumières puis du discours colonial se trouve une approche culturaliste clivant le monde en civilisations hiérarchisées, expliquant l’histoire et ses conflits en éliminant les facteurs économiques et justifiant les interventions militaires « pour le bien » des peuples ainsi agressés. Il s’agit ainsi d’émanciper l’autre malgré lui et si nécessaire par la violence. C’est ce que nous avons appelés dans d’autres écrits le « racisme respectable » c’est-à-dire un racisme ne se justifiant pas « contre » le racisé mais s’argumentant de grandes valeurs censées l’émanciper. »2

Les révolutionnaires de 1793, Robespierre et Saint-Just, ne sont pas épargnés : Esther Benbassa (professeur d'histoire à l'EHESS, sénatrice EELV)3 :

« La France n’a jamais cessé d’être nationaliste, d’un nationalisme lié directement à l’essence même du jacobinisme qui, s’il se présente sous le label d’un universalisme, entend d’abord assurer la domination d’une couleur, d’une religion et d’un genre. Un « universalisme » donc blanc, masculin et catholique. Et qui se ressource, le cas échéant, dans la laïcité, laquelle, à son tour, peut à certains moments tourner au dogmatisme laïciste. »

Dans cette offensive anti-Lumières et anti-jacobine, ces intellectuels de la gauche radicale retrouvent, paradoxalement, une ligne argumentative développée en son temps par les conservateurs hostiles à la Révolution puis par l'extrême droite française. Des gens comme Burke ou de Maistre, suivis un siècle plus tard par le monarchiste Charles Maurras, puis aujourd'hui par Alain de Benoist, rejettent l'universalisme des Lumières au nom des particularités des peuples, supposés irréductibles à une communauté de valeurs et de droits. Bien sûr, les uns entendent défendre les peuples européens, les autres les peuples « non-blancs » de cet affreux universalisme ; mais on ne peut qu'être troublé de la proximité de certains de leurs arguments, et surtout de la violence d'un rejet identique. Il ne s'agit pas, comme Marx pouvait le faire, d'opposer à un « faux » universalisme bourgeois un autre qui serait « vraiment » émancipateur ; il s'agit de renvoyer purement et simplement chaque peuple, en définitive, à ses traditions et à son archaïsme national.

Pour ma part, je ne me livrerai pas à une célébration a-critique des Lumières. On parle là d'un courant large, très divers, et qui a comporté, c'est vrai, des « colonialistes » (personne ne songe à le nier), des misogynes, des penseurs qui refusaient tout droit politique au peuple, etc. Certes. Mais s'en tenir à cela, c'est négliger un aspect essentiel des Lumières : son extraordinaire potentiel émancipateur, absolument évident pour celui qui jette un regard honnête sur les deux siècles qui viennent de s'écouler. Le mouvement des Lumières et la Révolution française ont produit une onde de choc sans précédent qui, gagnant de proche en proche les pays du monde les uns après les autres, a suscité la création de mouvements de libération de tous ordres. Au XIXe siècle, les peuples d'Europe opprimés par les monarchies ou les grandes puissances prussienne, autrichienne et russe ont brandi l'étendard des Lumières ; au XXe siècle, en Afrique, en Asie, en Amérique latine, les peuples opprimés par ces fameux colonialistes ont eu deux inspirateurs « mâles, blancs et occidentaux » : Robespierre, d'abord, et puis un certain Karl Marx, fils des Lumières à bien des égards.

J'essaierai donc de montrer d'où vient ce potentiel émancipateur, qui n'est pas le produit d'une usurpation, même s'il n'est pas exempt de malentendus. Je laisserai de côté les aspects maintes fois critiqués, non pour les nier, mais parce qu'aujourd'hui, dans des temps marqués par le retour des racismes et des obscurantismes de toute sorte, on a sans doute mieux à faire que d'accuser les Lumières de tous les maux de ce XXIe siècle qui commence mal.

 

A/ Tout d'abord rappeler quelques fondamentaux :

 

  • Le mvt des Lumières, globalement, se développe en France au XVIIIe siècle dans le sillage de la Révolution anglaise et porte certains principes décisifs et fédérateurs au-delà des divergences : critique de l'absolutisme de droit divin, du fanatisme religieux (thème de la tolérance), droits naturels de l'individu face à toutes les oppressions (vers DDH), revendication de l'autonomie de la raison humaine contre toute forme de tutelle idéologique (Kant). Evidemment, pour certains, les femmes, les non-propriétaires, les Noirs sont exclus de ces revendications élémentaires mais qu'importe, d'une certaine manière : l'idée est lancée, elle fera son chemin partout dans le monde. En attendant, les fondements théoriques de l'absolutisme, du cléricalisme, des inégalités « naturelles » entre les hommes sont sapés à la base. Ce qui est révolutionnaire dans les Lumières, ce n'est pas seulement cette laïcisation des questions politiques, ni cette affirmation des droits de la raison humaine ; c'est également, et on l'a peut-être oublié, l'extraordinaire confiance dans l'humanité qui en découle. Si Dieu et le Roi sont destitués de leur pouvoir absolu sur la destinée des hommes, alors seulement on peut commencer à forger soi-même l'avenir. Et il ne fait aucun doute pour les penseurs des Lumières que les hommes ayant atteint le stade de l'autonomie ne se décident à le faire pour le plus grand bien de tous.

  • Au sein de ce courant large, on peut repérer des « radicaux ». Etre radical en soi ça ne veut pas dire grand-chose mais deux types de radicalité nous intéresseront ici :

    1/ la radicalité philosophique : négation de toute transcendance divine (athéisme) et matérialisme : conception de l'homme sans âme immatérielle (la matière peut penser).

    2/ la radicalité politique et surtout sociale : vouloir inclure le peuple, y compris le petit peuple, dans les instances de décision politique (chose à laquelle un Voltaire était foncièrement hostile), et vouloir limiter, voire abolir les inégalités de richesse et de condition. Là, on parle d'un courant minoritaire des Lumières, très « français » par ailleurs, mais qui a connu ses heures de gloire au moment de la Révolution et qui a fécondé le mouvement socialiste et communiste naissant. Il a trois sources majeures (en plus de celles auxquelles tout le monde s'abreuve au XVIIIe siècle) : d'abord le républicanisme classique (ou humanisme civique : dialogue avec les Anciens, langage de la vertu, implication civique, gouvernement mixte, limitation des inégalités cf Sparte), ensuite l'utopisme classique (critique radicale des inégalités sociales, communauté des biens, démocratie totale), et enfin les pratiques réelles de l'époque : de la citoyenneté genevoise pour Rousseau, malgré ses limites, aux émeutes taxatrices de 1774-76.

 

On braquera le projecteur sur cette radicalité politique qui prend la forme dominante d'un « républicanisme social » au XVIIIe siècle.

A tout seigneur, tout honneur, on commencera par Rousseau et par la place centrale de la notion de souveraineté populaire dans le CS. Considérée comme un « populisme » par certains jusqu'à aujourd'hui,  la souveraineté populaire est, comme on sait, au cœur des analyses de Rousseau. Elle rejette les représentants mêmes ; elle affirme, de façon plus décisive que tous les contractualistes précédents, que la totalité du peuple doit non seulement consentir à l'établissement d'un pouvoir politique, mais également donner son aval à la totalité des lois décidées. En cela elle met la volonté du peuple tout entier au centre du dispositif politique, de façon inédite : c'est une révolution théorique.

On peut montrer cependant, en plus, comment cette conception de la souveraineté populaire est liée à celle d’un « domaine du souverain sur les biens des particuliers », c'est-à-dire à un droit supérieur qui permet à la puissance souveraine, cad au peuple, de subordonner le droit de propriété à l’intérêt général. Considéré comme un dogme incontestable par des penseurs comme Locke mais jamais remis en cause en tant que telle par la majeure partie des Républicains anglais ou américains, le caractère sacré du droit de propriété est ainsi profondément contesté par Rousseau. Rousseau tire donc les conséquences ultimes de la souveraineté populaire : la limitation du droit de propriété individuelle par des considérations d’intérêt collectif. Dans l'Emile, il ira jusqu'à dire que le souverain a le droit de décider l'abolition radicale de la ppté privée, comme à Sparte.

Le plus souvent cependant Rousseau recule devant les conséquences radicales de son raisonnement. Il récuse que la loi puisse avoir un effet rétroactif et priver un citoyen d’un bien acquis. Il n’en reste pas moins que le citoyen de Genève pose en principe la légitimité de la collectivité à porter atteinte aux propriétés individuelles quand le bien commun, les besoins élémentaires du grand nombre l’exige. « L’état social n’est avantageux aux hommes qu’en tant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop » : cette phrase célèbre du Contrat social, écrite dans une note en marge du texte, deviendra un cri de ralliement pour les sans-culottes de la Révolution, quelques décennies plus tard.

Chez Rousseau, la modération des inégalités est la condition de l’effectivité de la souveraineté populaire ; dans d’autres textes que le Contrat social, on le voit chercher les moyens concrets, sinon de l’Etat social, du moins des moyens de prévenir la trop grande croissance des inégalités matérielles. C’est un type de réflexion inédit, inexistant chez les Républicains de la « tradition atlantique » (Machiavel, Guichardin, Harrington, etc.). On y trouve ainsi l’idée que l’impôt ne doit pas uniquement servir à financer les fonctions régaliennes de l’Etat, mais également avoir une fonction sociale. Il ne s’agit pas de redistribution ou de droits-créances, mais plutôt de limiter l’enrichissement des plus aisés, pour ne pas aggraver les inégalités, et, à l’autre pôle, de favoriser à tous l’accès aux moyens de gagner sa propre subsistance par son travail.

Les projets de Rousseau reposent bien sur une conception républicaine de la liberté comme absence de domination : les citoyens sont libres à partir du moment où ils sont protégés de l’intervention arbitraire d’un tiers (un puissant) dans leur vie ; contrairement à la liberté libérale, qui considère toute interférence comme liberticide, le républicanisme rousseauiste considère les limitations prescrites par la loi commune comme productrices de liberté. Mais contrairement à celle de ses prédécesseurs, la pensée du Genevois présente la caractéristique de penser sérieusement les moyens concrets par lesquels un Etat légitime va limiter les fortunes des particuliers, et permettre à chacun d’accéder aux moyens matériels de l’autonomie politique et de la citoyenneté.

 

Mais Rousseau n'est pas le seul, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, à critiquer le droit de propriété, et il n'est pas non plus le plus radical. Dans la même constellation idéologique des « républicains sociaux », on peut citer Mably. Bien plus marqué que lui par la tradition utopique, Mably admire les sociétés du passé organisées autour du principe de la communauté des biens. Il fait la synthèse la plus aboutie avant la RF entre les deux traditions. Même s'il pense que l'idéal collectiviste est irrémédiablement dépassé, que le degré de corruption de ses contemporains ne permet plus son retour, il continue d'en exalter les bienfaits pour l'épanouissement des qualités de l'homme, et surtout de s'en inspirer pour proposer des programmes de réforme. Elle l'amène aussi, audace dont Rousseau s'est bien gardé, à se solidariser (bien que dans un texte non publié!) des émeutiers de 1774 : dans Du commerce des Grains, dialogue écrit en 1775, le représentant de Mably commente l'actualité (les émeutes frumentaires) face à un Physiocrate qui défend la politique du ministère au nom du droit naturel de propriété. Mably lui oppose le droit naturel à la subsistance. Dans cette perspective, il se montre même solidaire des émeutes frumentaires. Loin d’être condamnables, elles pourraient constituer « la cause et le principe d'une heureuse révolution » (Du commerce des grains, p. 249).

L’auteur fustige la politique de liberté des prix comme une menace directe sur la vie des pauvres : « Notre subsistance journalière est une chose trop précieuse et trop importante, pour l’abandonner aux entreprises, aux spéculations, aux espérances et à l’avidité des commerçants » (Du commerce des grains, p. 263). C’est pourquoi « le commerce des grains doit être soumis à de toutes autres règles que le commerce des autres marchandises » (Du commerce des grains, p. 262) : l'Etat doit en assurer le prix modique, par la suppression de la classe des marchands de grains comme intermédiaires inutiles et parasites, et par la constitution de greniers publics qui permettent de subvenir aux besoins de la multitude en cas de pénurie. Autrement dit, il semble bien que la polémique ne se limite pas à une opposition philosophique entre le principe de propriété et le principe de communauté, mais qu’elle débouche sur des orientations politiques concurrentes.

Enfin, dans un dialogue de 1776, De la législation, Mably dévoile une stratégie d’écriture et un positionnement désormais pleinement aboutis : le modèle social de la communauté des biens constitue une « boussole » (DL 159) dans les mains du législateur pour orienter ses projets réformateurs. Le porte parole de Mably y défend ainsi le partage des terres ou loi agraire, une loi sur les héritages, et des lois somptuaires qui toutes doivent maintenir « une certaine égalité qui est nécessaire pour unir les citoyens » (De la législation, p. 145). L’égalité matérielle entre tous doit se doubler d’une absence de privilèges symboliques qui ne seraient pas dus au mérite, et qui ne seraient pas limités à une légitime estime publique : ainsi, le Philosophe imagine des « lois dignitaires » qui contraignent les magistrats dans leurs ambitions politiques : soumission au principe d’élection, obligation d’assumer des charges humbles dans un premier temps, simplification des fonctions pour qu’elles puissent être assumées par un nombre croissant de citoyens : là comme ailleurs, « les lois seront plus ou moins parfaites, suivant qu’elles établiront une égalité plus ou moins entière entre les différents ordres » (De la législation, p. 227).

            Enfin, la république ne peut se contenter d’égaliser les conditions ni de partager les pouvoirs, mais doit aussi se charger d’unir les citoyens par les mœurs, de créer pour cela des valeurs et des repères communs : c’est le but d’une une éducation « publique et générale » propre à donner des « principes communs d’union, de paix et de concorde » qui confère à tous les enfants d’une génération « un même esprit », dépourvu des « préjugés domestiques » (De la législation, p. 371). Ce sera, finalement, l’objet de l’affirmation de la nécessité pour le corps social de pratiquer un culte religieux : sans religion, pas de morale commune et partant pas de vertu dans la cité.


 

B/ On ne peut pas passer en revue l'ensemble des auteurs, parfois moins connus, qui participent de l'un ou l'autre aspect de cette radicalité. Citons en passant Restif de la Bretonne, et son utopisme agraire communautaire, Brissot de Warville, qui avant de devenir le leader girondin que l'on sait, écrivit de belles pages sur le droit à la subsistance des pauvres, et beaucoup d'autres. C'est tout cet ensemble idéologique qui a fourni des armes théoriques aux masses sans-culottes de la Révolution, après qu'elles eurent fait irruption avec fracas sur la scène politique. On rappellera tout d'abord l’extraordinaire fortune du rousseauisme sous la Révolution française. C'est armés du CS que les sans-culottes, à travers leurs mobilisations incessantes ont porté leurs revendications propres, des revendications égalitaristes, sur le devant de la scène et imposé leur satisfaction immédiate aux dirigeants de la Révolution. Parmi ces sans-culottes parisiens, jusqu’à la chute de Robespierre, un certain Gracchus Babeuf.

Je ne reviendrai pas en détail sur le communisme/communautisme de Babeuf, sinon pour rappeler ce qu'il doit à ses lectures des Lumières : Rousseau, Mably, Morelly aussi (CN). Babeuf croyait dans le progrès des connaissances, dans le pouvoir de la raison, comme tout homme éclairé de son siècle, du moins avant que la Révolution ne lui apprenne, comme à d'autres, les vertus du rapport de forces. Dans mes propres recherches, j’ai notamment essayé de montrer comment celui-ci, dans des écrits publics mais également des manuscrits, c’est-à-dire pour lui-même, s’efforçait de « digérer » théoriquement le principe rousseauiste  de souveraineté populaire, c’est-à-dire, au sens très littéral, de l’assimiler, de le faire sien, quitte à en gauchir franchement le sens.

L’intérêt du républicanisme de Babeuf, en effet, c’est qu’il n’est pas littéraire ou théorique. C’est un républicanisme d’autodidacte, acquis sur le tard et à la faveur des événements révolutionnaires, au contact des milieux sans-culottes de la capitale où Babeuf fait des séjours successifs à partir de 1789 avant de s’y installer en 1792. C’est également un républicanisme motivé par la question essentielle, obsessionnelle et angoissante des subsistances, une préoccupation que Babeuf partage directement, et pas seulement par solidarité, avec le petit peuple de la Révolution.

C’est la raison pour laquelle il est particulièrement intéressant de suivre l’évolution qui le conduit d’une conception délégataire de la souveraineté, filtrée par l’élection de représentants censés éclairer le peuple (1790-1791), à une conception dans laquelle le peuple et ses représentants doivent s’éclairer mutuellement et progressivement dans la marche conjointe des débats parlementaires, sous surveillance populaire, et de la mobilisation directe du peuple mandataire (fin 1791). Par où Babeuf souligne combien l’éducation égalitaire, républicaine, et l’assurance sociale contre la maladie, le chômage et la misère sont des conditions intrinsèques de l’égalité politique. Encore cette position n’est-elle pas le dernier mot de Babeuf, puisqu’au soir de sa vie et à l’issue de son parcours, il sera parvenu à la conclusion selon laquelle la souveraineté populaire n’est accessible qu’à la condition que la communauté des biens ait succédé au règne de la propriété.

Le tableau ne serait pas complet, évidemment, si on ne disait pas un mot du républicanisme égalitaire des Jacobins, ces Jacobins insultés par Esther Benbassa. Il faut pourtant rappeler le caractère inédit et vraiment extraordinaire pour l'époque de « la politique sociale de l’An II », celle du gouvernement des Jacobins. On peut défendre l'idée selon laquelle les mesures sociales de la Terreur ne relevèrent pas d’un choix purement tactique de dirigeants soucieux d’amadouer les masses sans-culottes, mais bien de l’embryon d’un véritable projet de société, lié à une certaine idée de la République. L’instauration du « maximum » sur les prix des grains et de la farine, la distribution du « milliard » des émigrés royalistes aux familles des patriotes engagés dans l’armée républicaine, peuvent paraître des mesures de circonstance, visant à empêcher la disette de s’étendre et à s’assurer du soutien d’engagés volontaires dont on a plus que jamais besoin. Certaines mesures ou projets de bien plus grande portée et de plus long terme, comme le projet de transformation radicale des lois successorales de Billaud-Varenne, visaient selon ses propres termes à « diviser les fortunes sans secousse et sans bouleversement », dans le prolongement des visées rousseauistes semble t il. C’est ce qui fera dire à Jean Jaurès dans son Histoire socialiste de la RF que « [Billaud] formule donc pour les hommes le droit à la vie, le droit au travail, le droit à la propriété […]. S’il n’y avait toujours quelque chose de factice à appliquer à une période de l’évolution intellectuelle et sociale des termes qui n’ont apparu que plus tard, je dirais que le système de Billaud-Varenne est une sorte de collectivisme individualiste » (sic) .

On peut ainsi récuser l’idée de l’opportunisme de politiciens foncièrement « bourgeois » portée par un marxisme trop dogmatique. Le mot d’ordre de « bienfaisance nationale » fait de l’assistance aux pauvres une priorité collective. Dès le début du gouvernement jacobin les décrets du 19 mars 1793 et surtout celui du 28 juin 1793, adopté sur la proposition du Montagnard Maignet, définissent les grands principes de l’action sociale montagnarde, assistance aux non-valides et vieillards, soins médicaux à domicile, mais surtout « à l’enfance et la famille », « propositions particulièrement novatrices » : les « filles-mères » sont traitées, pour les secours versés, comme les mères et veuves allaitant, ou chargées d’ enfants en bas âge (jusqu’à trois ans)...

 

On conclura sur les leçons que le siècle des Lumières et la Révolution peuvent encore receler pour les temps que nous vivons. Il me semble qu'en des temps où les particularismes de tous poils resurgissent, où le mépris pour la politique est général, où règne cette apathie morne et ces passions mesquines par laquelle Montesquieu caractérisait les victimes du despotisme, il n'est peut-être pas inutile de rappeler l'énergie iconoclaste et confiante dans l'avenir des penseurs que j'ai évoqués, malgré leurs doutes, leurs moments d'abattement. Je rappellerai donc une dernière fois ici que ces auteurs n'eurent pas peur d'aller jusqu'au bout de la critique politique et sociale ; qu'ils produisirent d'ambitieux plans de réforme incluant l'éducation publique, la prise en charge de la maladie, de la vieillesse, du chômage, que la modernité a repris à son compte ; et qu'ils seraient sans doute bien étonnés de nous voir aujourd'hui dédaigner la sphère publique, laisser croître les inégalités et péricliter les valeurs communes pour lesquelles ils ont si courageusement combattu.

 

1

2 « Les fondements historiques et idéologiques du « racisme respectable » de la gauche française, http://quefaire.lautre.net/Les-fondements-historiques-et#nh4.

3 introduction dossier de la revue Mouvements.

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