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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Les représentations de la nature

 

 

Au-delà des liens matériels et vitaux qu’il noue par la force des choses avec la nature, l’homme n’a cessé de se les représenter, de les concevoir, d’en produire des images. Ces représentations, diverses au cours de l’histoire et selon les civilisations, sont trop nombreuses pour qu’on puisse en dresser un panorama, même sommaire. Elles se présentent aussi bien dans les mythes que sur le mode scientifique, à travers la spéculation philosophique et sur le mode religieux. L’art lui-même y a largement contribué.

Il s’agira ici d’interroger quelques-unes de ces représentations, choisies parce qu’elles posent des problèmes qui ne sont pas sans rapports avec les nôtres.

Pour la commodité de l’exposé, l’ordre adopté est quasi chronologique : il ne s’agit pourtant ni de proposer une « philosophie de l’histoire », ni une « histoire de la philosophie naturelle. » Il s’agit de souligner qu’il y a, de façon schématique, deux façons de concevoir les rapports qui unissent et/ou opposent l’homme et la nature. L’une comme l’autre posent de nombreux problèmes. Notre propos vise à en souligner quelques-uns.

La nature dans les civilisations archaïques et antiques.

    1. Dans les civilisations dites « archaïques », telles que l’histoire et l’ethnologie ont pu nous les révéler, le rapport entre l’homme et la nature est fusionnel, « holistique », organique : l’homme n’est qu’un élément de la nature parmi d’autres. Il n’y a pas de séparation clairement définie entre le minéral, le végétal, l’animal, l’humain et les puissances que nous ne nommerons pas « surnaturelles », puisque, justement, la nature est le Tout.

Une telle conception se révèle, par exemple, dans le système totémique que l’on trouve aussi bien dans les Amériques qu’en Mélanésie, en Polynésie ou en Afrique. Le « totem »1 est l’ancêtre animal d’une lignée d’humains. Une société est divisée en plusieurs totems (quatre le plus souvent) qui sont autant de « familles » et qui ne recoupent pas forcément ce que nous appelons les liens du sang. Ce mode d’organisation sociale impose des obligations (interdiction de tuer et de manger l’ancêtre animal) et des règles matrimoniales strictes (exogamie en général : interdiction des rapports sexuels entre descendants d’un même totem).

L’homme dans de telles sociétés n’est pas séparable de la nature, comme le confirment de nombreux contes, récits, mythes recueillis par les ethnologues. Chez les Sioux Lakotas, par exemple, la transformation d’un homme en bison (et vice-versa) ou le mariage d’un humain et d’une ourse ne sont pas regardés comme impossibles, relèvent même du pensable. On retrouve ceci dans le rituel de la chasse au bison : au cours d’une cérémonie, religieuse au sens propre (il s’agit bien de relier l’homme et sa future proie), les chasseurs imitent l’animal en dansant et le prient : « Wakantanka, j’ai besoin de ta chair pour me nourrir, de ta peau pour me couvrir, etc. » Cette attitude explique d’ailleurs que la prédation soit limitée à des besoins strictement – et SOCIALEMENT – définis.

    1. Cette empathie, cette capacité de l’homme à s’identifier aux êtres qui l’entourent, débouche nécessairement sur un anthropomorphisme : une tendance à figurer la nature ou les forces naturelles sous une forme humaine. Ce sont les premières « Vénus » préhistoriques, ces sculptures représentant une femme enceinte et incarnant le mystère de la fécondité ( on a pu constater, dans nombre de cultures archaïques, l’absence de corrélation mentale entre l’acte sexuel et la naissance subséquente de l’enfant). Ce sont aussi les peintures pariétales où, parmi les représentations animales (chevaux, aurochs…) figurent des traces de mains humaines et des représentations stylisées de vulves : jamais de pénis ! C’est la fécondité de la nature qui est ainsi honorée et évoquée, pas la sexualité en elle-même.

La voie est alors ouverte à la représentation de la nature sous la forme de dieux et de déesses plus ou moins humanoïdes et qui font preuve de sentiments humains. Ainsi en va-t-il du panthéon2 égyptien, avec ses dieux assimilés à des animaux dont ils ont souvent la tête (Horus le faucon, Anubis le chacal, Thot l’ibis…). Des animaux comme le chat, le bœuf Apis, voire le crocodile peuvent d’ailleurs être vénérés en eux-mêmes. C’est encore le cas de la mythologie grecque : les dieux immortels incarnent tous des forces naturelles mais sous des formes humanisées. Ils sont tantôt bons ou gratuitement méchants, amoureux ou pleins de haine, jaloux ou bienveillants. Rien ne les distingue des hommes, si ce n’est leur immortalité. Cette vision des choses marque pourtant un changement assez radical : l’homme n’est plus regardé comme une partie de la nature mais se retrouve face à elle. De ce fait, la nature est figurée, d’un point de vue humain sous une forme duelle : à la fois bienveillante et menaçante, amie et ennemie. Le dieu grec chargé de l’incarner, c’est le Grand Pan (dont le nom signifie : le TOUT) : il peut être parfaitement charmeur et charmant quand il joue de sa flûte, la syrinx, mais son horrible apparition déclenche une terreur qu’on appelle justement la « panique. »

    1. En Grèce, dès le VIe siècle avant J.C., ces mythes commencent à être considérés comme des fables, des mensonges. Une telle attitude n’est pas générale : seuls ceux qu’on n’appelle pas encore des « philosophes » l’adoptent. C’est pourtant un tournant important dans la pensée occidentale de la nature.

Chez les penseurs qu’on nomme improprement « pré-socratiques »3, la nature n’est plus vue sur le mode mythique ou anthropomorphique : il s’agit d’en dégager le principe agissant et donc d’en faire un objet de connaissance. C’est pourquoi la quasi totalité des philosophies grecques qui nous sont parvenues se fondent sur une « physique » (physis : la nature), une conception de la nature d’où dérive tout le reste : la bonne façon de penser, de mener sa vie en société, d’accéder au bonheur. Dans tous les cas, ou presque, la nature est regardée comme « ce qui naît et se développe. » Qu’est-ce qui cause ce processus ? Thalès dira que c’est l’eau ; Empédocle, le feu (et il ira vérifier la justesse de sa théorie en se jetant dans l’Etna4). Les réponses les plus cohérentes seront celles des « atomistes » : Leucippe, Démocrite puis Épicure. L’expression la plus claire que nous en possédions se trouve dans le poème De Natura rerum (De la nature des choses) de Lucrèce (98 ? – 55 av. J.C.). Le monde (dont l’homme n’est pas dissocié), est constitué de petites particules matérielles, les atomes, qui tombent comme une pluie incessante et s’accrochent5 au hasard et selon leurs affinités. Ainsi se constituent les corps que la séparation des atomes finit par dissoudre.

Dans de telles théories, l’homme reste partie intégrante de la nature (il est né de l’eau, du feu ou bien constitue un agglomérat provisoire d’atomes). Néanmoins, il s’en sépare, dans la mesure où il lui est possible de poser le Tout auquel il appartient comme un objet de connaissance, voire de l’instrumenter, de l’utiliser, d’agir sur lui.

    1. Sur une base pratiquement identique, en-dehors de la civilisation européenne, d’autres cultures ont abordé la nature de façon différente. Faute de temps et de place, nous n’aborderons que le cas de la civilisation chinoise et, plus précisément du Taoïsme, strictement contemporain de l’éclosion de la philosophie grecque.

L’Univers, la nature et donc l’homme, y sont conçus (sans qu’il y ait d’ailleurs la moindre différenciation entre les trois mots) comme un processus sans commencement ni fin, commandé par un principe : le Tao (la Voie, la Route). Il n’y a rien à dire sur ce principe, sinon qu’il est indicible, inintelligible, impensable. On peut savoir ou sentir, dans la pratique, dans l’instant, que l’on est « dans le Tao » ; on ne peut pas le penser, sauf à se séparer (mentalement) du Tao. Cependant, si le Tao est impensable, la façon dont il agit (ou dont il agit la réalité) est, elle, tout à fait claire. La nature fonctionne selon deux principes contraires qui se détruisent et s’engendrent mutuellement : le Yin et le Yang. Le premier (passif, obscur, humide, féminin, vide…) contient en lui-même le second (actif, lumineux, sec, masculin, plein…) et inversement. Ainsi s’expliquent aussi bien les mouvements du cœur (diastole et systole), ceux des poumons (inspiration et expiration), comme la succession des jours et des nuits, le mouvement des marées ou le rythme des saisons.

Dans une telle perspective, la nature n’est donc pas considérée comme un objet extérieur à l’homme. Aucun savoir théorique (mental) ne peut prétendre l’appréhender. Seule la pratique (aussi bien celle de l’agriculture que celle des arts martiaux) y donne un accès. Certes, l’antique pensée chinoise a développé une sorte de physique, de description de la nature selon cinq éléments : le bois, l’eau, le feu, le métal et la terre. Elle n’est pas cependant allé au-delà et n’a jamais tenté, à l’inverse de ce qui va se passer en Occident, une analyse mathématique de la nature. Ce n’était ni faute d’intelligence, ni manque d’outils mathématiques : Les Chinois ont inventé le « ZÉRO. » Sur cette base, il n’ont pas édifié la moindre théorie mathématique : des marchands persans ont rapporté de leurs voyages en Chine, ce concept du « ZÉRO »… De là, à Bagdad, la naissance d’Al Djâbr (l’Algèbre) au IX e siècle de notre ère.6 On glosera, si l’on veut, sur le « retard » des Chinois. Ce qui se passe alors est pourtant tout autre : un Persan musulman croit en un Dieu législateur du monde et qui a donc conçu la nature selon des lois compréhensibles pour l’homme. Ces lois sont pour lui « mathématiques » (le mot grec mathésis signifie : choses admirables et divines –théos : dieu – à comprendre). Un pareil législateur divin est impensable dans le cadre du Taoïsme : si le Tao présentent des attributs divins (éternité, infinité), il est impersonnel et ne légifère pas.

Il est probable qu’un penseur grec du VI e siècle aurait pu se retrouver dans la démarche taoïste. Cependant, la pensée grecque a rapidement entamé une révolution qui allait aboutir à la séparation radicale, voire au divorce, de l’homme et de la nature.

La révolution judéo-chrétienne et ses conséquenses.

    1. La brèche dans la vision holistique de la nature est ouverte par Platon : le monde physique n’est qu’un simulacre ; il n’est de réalité que dans l’esprit, dans les « Idées ». C’est ce que signifie le célèbre « mythe de la Caverne. » La pensée de Socrate, telle que nous l’a transmise Platon, ne comporte aucune réflexion sur la nature. C’est la première et la dernière pensée grecque antique7 à ne pas se fonder sur une Physique. Le monde de Platon est strictement humain : il ne porte que sur le langage et tous ses usages, notamment politique et « géométrique » (mathématique). Le monde de Platon est pure abstraction : la nature en est exclue.

    2. Dès le II e siècle, la théologie de l’Église chrétienne naissante reprendra à son compte cette dévalorisation platonicienne de la nature. Si, pour les Pères de l’Église, cette dernière n’est pas un simple simulacre, un pur mensonge au sens de Platon, elle n’a de sens que par rapport à l’homme et sous sa domination. La Bible, dans son livre le plus ancien, La Genèse, reconnu aussi bien par les Juifs que par les Chrétiens, est claire : il y a d’un côté l’Homme, de l’autre la nature. Celle-ci est totalement assujettie à Adam et à ses descendants. Les deux textes qui traitent de l’Origine du Monde sont très parlants :

Premier récit de la création :

Alors Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance. Qu’il règne sur les poissons de la mer, sur les oiseaux des cieux, sur le bétail et sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur le sol. »

Ce règne absolu de l’homme sur les animaux et la terre ne cesse d’être répété tout au long de ce texte. Le second texte est plus subtil mais va dans le même sens :

Second récit de la création :

Alors le Seigneur Dieu qui avait façonné de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux des cieux, les amena vers l’homme, pour voir comment il les appellerait ; tout être vivant devrait ainsi porter le nom que l’homme lui donnerait.8

Ces deux textes appellent quelques remarques :

  1. L’homme est bien présenté, dans les deux textes, comme de nature essentiellement différente du reste de la création. Son apparition même n’est pas conçue sur le mode de celui de la terre ou des autres créatures.

  2. Le seul lien de l’homme avec la nature est celui du Pouvoir : l’homme règne ; il nomme et les dénominations qu’il octroie sont la vérité.

  3. La séparation radicale entre l’homme et la nature se concentre sur un point essentiel : l’homme n’est pas un animal ! Il faudra de nombreux débats théologiques pour parvenir à distinguer l’homme de l’animal9. Mais avec un peu de dialectique et l’aide du Saint-Esprit, on y arrive : l’homme jouit d’une âme immortelle ; l’animal pas du tout. A-t-il une âme mortelle ? Est-il seulement un être doué (ou non) de sensibilité ? La question est longuement débattue et le sera par la suite. La question du rapport entre l’animal et l’homme est néanmoins déjà là.

Une ultime remarque sur ces questions théologiques : certains pourraient s’interroger sur le fait que la nature, création divine et donc parfaite, soit parfois bien cruelle pour l’homme, indépendamment du mal qu’il occasionne lui-même : maladies, séismes, tsunamis, éruptions volcaniques, etc. C’est qu’ils n’ont pas lu assez attentivement saint Thomas d’Aquin (1225-1274) : le péché (originel) d’Eve et d’Adam les a précipités dans la chute mais y a aussi précipité la nature toute entière puisqu’ils en étaient les seigneurs et maîtres.

    1. L’idée, au départ religieuse, d’une séparation radicale de l’homme et de la nature, va se laïciser, du moins en Occident. Porté par l’humanisme de la Renaissance, un courant rationaliste va se faire jour. Il est clairement exprimé par Descartes, notamment dans le Discours de la Méthode (1637) : l’homme doit se faire « maître et possesseur de la nature. »10 Notre « modernité » naît là, en même temps que la physique mathématique. La nature, c’est Galilée qui le dit, est un livre écrit par Dieu dans un langage forcément universel et intelligible : les mathématiques. Dès lors, il est possible de réduire les phénomènes naturels à des équations et même de les dominer.

Le siècle des Lumières, et plus encore le XIX e siècle, abonderont dans ce sens. L’abondance des découvertes dans tous les domaines, les progrès techniques fulgurants (de la locomotive au téléphone) semblent bien mettre à portée de la main l’assujettissement total de la nature à l’humanité. Une première philosophie apparaît : le scientisme. Ernest Renan (1823-1892) assure que la science, dans un avenir très proche, aura répondu à toutes les questions que peuvent se poser les hommes, que la nature sera entièrement dominée et que la félicité et la justice régneront. Il appelle à « organiser scientifiquement l’humanité. » Le positivisme d’Auguste Comte franchira un degré supplémentaire en affirmant que la science sera : « la Religion du futur. »

De telles perspectives n’ont pas tenu leurs promesses. Il est facile aujourd’hui de s’en gausser en oubliant ce qu’elles comportaient, aussi et d’abord, de confiance dans le destin de l’humanité. De nos jours, il est clair que l’homme n’est pas complètement, ne sera jamais totalement, « maître et possesseur de la nature. » Il suffit, par exemple, de constater les effets d’une tempête comme celle de décembre 1999 en France, de voir une ville comme Évreux déstabilisée par une simple crue de l’Iton, pour s’en rendre compte. Pour autant, on constatera que le scientisme n’est pas mort. Aujourd’hui, il s’appelle technocratie. La notion de Pouvoir est toujours là (cratein, en grec). La mathématique y est abondamment utilisée, mais sous ses formes les moins fiables : la statistique et le calcul de probabilité : sondages, indicateurs de productivité…Ah, oui ! le fameux PIB ! Un mythe obscur et nettement moins attirant que l’Aphrodite des Grecs ! le PIB11, chef d’œuvre d’une illusoire maîtrise de la nature (et des hommes) ! Le scientisme n’est pas mort : il est simplement devenu fou.

Devant cette folie, dès le départ, dès Descartes, une réaction s’est faite jour.

Le retour de la nature 

    1. Par un curieux paradoxe, plus la main mise de l’homme sur la nature s’affirme, plus il dénature le monde et plus, dans son discours, le concept de « Nature » prend de la place. En somme, moins la nature vierge existe, plus on en parle.

Dès le XVI e siècle, on voit fleurir les discours célébrant la nature inviolée et déplorant son inexorable disparition. Un célèbre poème de Ronsard en témoigne : A la forêt de Gastine (1584). C’est le temps, dans le Val de Loire, où l’on fait de grands essartages, où l’on détruit la forêt pour cultiver la terre. Ronsard s’exprime en ces termes :

Ecoute, bûcheron, arrête un peu le bras !
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force,
Des nymphes qui vivaient dessous la rude écorce ?
Sacrilège meurtrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts et de détresses,
Mérites-tu, méchant, pour tuer nos déesses ?12

Peut-on imaginer message plus écologique et, malgré la référence aux nymphes, plus actuel ?13

Le Siècle des Lumières14, celui de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, ce siècle qui affirme, avec un joyeux optimisme, que le progrès scientifique et technique assurera le bonheur de l’humanité, ne cesse de se référer à la Nature : droit naturel15, morale naturelle, religion naturelle16, art naturel17… Une œuvre, cependant, met plus que tout autre l’accent sur la nature : celle de Jean-Jacques Rousseau. Elle oppose clairement, du Discours sur l’Origine de l’inégalité parmi les hommes (1755) au Contrat social (1762), la Nature et la Société : il n’y a pas de droit naturel. En revanche, il y a une religion naturelle (Profession de foi du vicaire savoyard, 1762) et, bien que l’Art (et les sciences) soit en tant que tel condamnable (Discours sur les sciences et les arts, 1750), il doit s’efforcer d’imiter la nature. Ce n’est pas forcément sur ce plan strictement philosophique que la marque de Rousseau se fera le plus longuement ressentir. Le versant romanesque de son œuvre (La Nouvelle Héloïse, 17) et ses écrits autobiographiques (les Confessions, publiées de 1782 à 1789, et Les Rêveries du promeneur solitaire, publiées en1782) proposent une nouvelle sensibilité à la nature. Cette nouvelle sensibilité s’épanouira, au début du XIX e siècle et dans toute l’Europe occidentale, dans le Romantisme. Toutefois, elle est déjà présente dans la seconde moitié du XVIII e siècle et donne lieu à des débats nombreux. Nous n’en retiendrons que deux.

  1. Qu’est-ce qu’un animal ? La thèse dominante est celle de Descartes : l’animal est une machine sans âme, sans intelligence et même dénuée de toute sensibilité. Si l’Église se défie (à juste titre) des idées de Descartes, elle ne peut, sur ce point, qu’abonder en son sens. C’est pourtant un ecclésiastique, l’abbé de Condillac (1715-1780), qui s’y oppose  dans son Traité des animaux (1755) : non seulement l’animal est un être sensible qui connaît la douleur et le plaisir, mais il est doué d’une forme d’intelligence qui lui permet de comparer et d’apprendre, de réagir à des situations concrètes qu’il connaît déjà. A la fin de son Traité, Condillac ne manque pas de souligner ce qui sépare l’homme de la bête18. Néanmoins, il a surtout montré ce qui les relie et, ce faisant, a rappelé que l’homme est une partie de la Nature.

  2. Le second point que nous aborderons peut paraître plus anodin sur le plan théorique. Il est pourtant révélateur d’une nouvelle sensibilité. Il s’agit, dans la seconde moitié du XVIII e siècle de ce qu’on pourrait appeler : la mode des ruines qui va de pair avec celle du jardin à l’anglaise. L’une et l’autre se déploient à partir des années 1760, en Angleterre d’abord. Fini le jardin à la française avec sa stricte symétrie, ses allées rectilignes, ses bassins géométriquement conformes : bien avant 1789, Versailles est déjà mort dans la sensibilité des classes dirigeantes (voir le Petit Trianon et le Hameau de la Reine) ; allées sinueuses, bosquets épars, ruisseaux, visent à recomposer un paysage conforme à l’idée qu’on se fait alors d’une nature qui n’aurait pas connu la domination de l’homme. Le paradoxe tient en ce que ce « paysage naturel », où une Marie-Antoinette câline ses « blancs moutons » sur l’air d’Il pleut, il pleut bergère19, a entièrement été dessiné, arboré, planté, semé, animé en vertu d’une idée de la nature qui est déjà celle d’une nature marquée par la main de l’homme.

La mode des ruines est également apparue en Angleterre et doit sa naissance à un seul esprit génial et excentrique, Horace Walpole ( 1717-1797). Ce richissime anglais avait un hobby : l’architecture et l’art que l’on appelait « gothiques » parce qu’aux yeux des « gens de goût », c’était laid et, pour tout dire « barbare. » Walpole envoya des dizaines de dessinateurs à travers toute l’Europe pour disposer de reproductions de chapiteaux, de gargouilles, et d’autres sculptures gothiques. Il en a fait orner son manoir de Strawberry Hill (dont l’aménagement ne fut jamais achevé). C’est ce goût du « gothique » qui lui fit écrire Le Château d’Otrante (1764), le premier des « romans noirs » (« gothic novel », en anglais). Ce fut, pour rester dans la note, un « best-seller » ! Dans toute la classe dirigeante anglaise puis continentale, se développa le goût des ruines : certains gentlemen en vinrent même à se faire construire des ruines dans un coin caché de leur parc. La mode se répandit dans le reste de l’Europe occidentale. On peut bien sûr sourire de ce snobisme réservé aux classes privilégiées. Néanmoins, il manifeste un changement dans la sensibilité dont témoigne, par exemple, ce texte de Diderot :

Les idées que les ruines évoquent en moi sont grandes. Tout s’anéantit, tout périt, tout passe. Il n’y a que le monde qui reste. Il n’y a que le temps qui dure. Qu’il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets m’annoncent une fin et me résignent à celle qui m’attend. Qu’est-ce que mon existence éphémère, en comparaison de ce rocher qui s’affaisse, de ce vallon qui se creuse, de cette forêt qui chancelle, de ces masses suspendues au-dessus de ma tête et qui s’ébranlent ?Je vois le marbre des tombeaux tomber en poussière, et je ne veux pas mourir ! et j’envie un faible tissu de fibres et de chair à une loi générale qui s’exécute sur le bronze ! Un torrent entraîne les nations les unes sur les autres au fond d’un abîme commun ; moi, moi seul, je prétends m’arrêter sur le bord et fendre le flot qui coule à mes côtés !20

La ruine souligne la fugacité de l’existence humaine, l’inanité de l’histoire, le caractère mortel de toute civilisation face à la Nature qui se transforme certes mais qui est éternelle. Ceci sera développé dans un livre important et oublié : Les Ruines ou Méditation sur les révolutions des empires, de Constantin Volney (1757-1820), député à la Constituante. Cet ouvrage, paru en 1791, amplifie les intuitions de Diderot : la fragilité des choses humaines y est opposée à la pérennité de la Nature.

Il convient ici de relever un curieux paradoxe : Diderot, l’homme de l’Encyclopédie, celui qui croit fermement à la valeur du progrès scientifique et technique, montre la supériorité de la Nature sur toutes les constructions humaines. Le livre de Volney est contemporain des débuts de la révolution industrielle en France, c’est-à-dire d’une entreprise inédite de domination et de destruction de la Nature.

    1. Ce paradoxe atteint une acuité particulière avec le transcendantalisme américain. Cette école philosophique s’est épanouie, dans la seconde moitié du XIX e siècle, dans la petite ville de Concord (Massachusetts). Ses deux principaux représentants sont Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et Henry David Thoreau (1817-1862). Leurs réflexions et, dans le cas particulier de Thoreau, leur pratique ne prennent toute leur valeur que si l’on veut bien se figurer les Etats-Unis de l’époque : l’industrialisation massive de l’Est ; la « Conquête de l’Ouest » et le génocide des Amérindiens ; l’avancée du chemin de fer et… la première « guerre moderne », la guerre de Sécession (1861-1865)21… Autant dire qu’on ne s’est jamais si peu soucié de la Nature, tenue (y compris dans ses manifestations vivantes22) pour un grand corps inerte soumis à la seule volonté de puissance des hommes.

C’est dans ce contexte que les transcendantalistes, non seulement magnifient la nature, mais en font une quasi divinité. Elle est, selon Emerson23, le « NON-MOI » de l’homme, c’est-à-dire tout ce qui est extérieur à l’esprit de chacun, y compris les autres humains. Définition extensive, on le voit. Le bonheur et la vérité ne peuvent se trouver que dans une « extase », une sortie de soi (de son propre esprit) qui fasse entrer dans la plénitude d’une réconciliation avec le grand Tout. Emerson a d’abord été pasteur et sa pensée est marquée par un certain mysticisme.

Thoreau, sans être athée, est plus éloigné de toute religion24. Libre de toute attache envers les pouvoirs humains : collectivités, Églises, Etat25, il ne se borne pas à proclamer la suprématie de la nature : il la vit. Du 4 juillet 1845 au 6 septembre 1847, il s’installe dans la forêt, près de l’étang de Walden, y construit sa cabane. Il y vit 26 mois. Naturaliste passionné et compétent, il observe les animaux et les plantes. Ses rencontres avec des hommes sont limitées à de rares Indiens, bûcherons ou voyageurs, et aux quelques excursions qu’il fait à Concord pour s’y procurer les matériaux dont il a besoin. De cette expérience, demeurent son Journal (1837-1861) et surtout son grand livre : Walden ou la Vie dans les bois (1854).

A tort ou à raison, certains font aujourd’hui de Thoreau le précurseur de l’Écologie politique.

Écologie et écologisme

    1. Au-delà d’une nouvelle sensibilité et des spéculations philosophiques ou mystiques qu’on vient de voir, c’est la science qui va ramener la Nature à l’horizon de la pensée contemporaine.

Le premier pas (et il est gigantesque) est accompli par Charles Darwin dans son œuvre : L’Origine des espèces (1859). La théorie de l’Évolution restitue la continuité et la contiguïté entre l’animal (donc la Nature) et l’homme. La paléontologie animale et humaine, la découverte de la génétique vont conforter la thèse centrale de Darwin. Les débats très âpres auxquels elle a donné lieu, notamment du fait de différentes Églises, montre bien ce que cette théorie met en jeu : rien moins que la place de l’homme dans la Nature !26

Le second pas important est l’œuvre d’un disciple allemand de Darwin, le biologiste Ernst Haeckel (1834-1919). C’est lui qui, dans les années 1860, invente une nouvelle discipline scientifique et la nomme : Écologie. Le mot signifie au sens étymologique : discours, connaissance, science de la maison (comme « économie » désigne : les lois de la maison). Il s’agit pour Haeckel d’examiner les rapports qui unissent une espèce donnée (mettons le pin sylvestre) à son milieu (nature du sol, climat, etc.) et à d’autres espèces (végétales et animales). Les analyses sur le terrain vont déterminer qu’il ne s’agit plus d’examiner un individu donné (le pin sylvestre) mais d’étudier un biotope, un écosystème, c’est-à-dire des relations entre le minéral (l’air, le climat, la nature de la terre), le végétal et l’animal. L’écologie scientifique est née.

    1. La question qui se pose est : comment et pourquoi le nom d’une discipline scientifique, très étroite quant à son objet d’étude, a-t-il pu devenir un mot si commun qu’on ne distingue guère dans l’opinion le savant qui étudie l’écologie des îles Kerguelen de la personne qui se dit « écologiste » ?

La réponse est : il y a effectivement une « crise écologique » avérée. Une certaine façon de produire et de consommer (à partir des ressources, en partie limitées, de la planète) détruit des équilibres dont certains sont vitaux pour l’humanité et pour d’autres formes de vie. Il n’est pas utile ici d’en préciser les détails : pollutions partielles de l’air, de la terre et des eaux ; catastrophes à répétition  (Three Miles Island, Bhopal, Seveso, Tchernobyl…) ; réchauffement climatique, etc.

Dans les années 1970 du précédent siècle, certains esprits s’en sont alarmés, appelant à lutter pour éviter cette crise à l’humanité et à la planète : l’Écologie politique était née. Elle s’est, depuis, développée au point qu’il n’est plus de parti politique qui n’ait son propre « programme écologique. » C’est sans doute (et, peut-être) tant mieux. Cela signifie aussi que la crise est d’un tel ordre qu’il n’est plus possible de la dissimuler parce qu’elle a commencé à mettre en cause des existences humaines27. On ne peut que se féliciter de cette prise de conscience. Toutefois elle peut paraître incomplète et susciter même certains doutes. C’est pourquoi nous allons interroger quelques aspects du discours « écologiste » actuellement en vogue.28

  1. Préserver les équilibres naturels passerait par la « défense de l’environnement. » Voilà une idée acquise, que personne ne songerait sérieusement à remettre en cause. Cependant, cette idée repose toujours sur l’affirmation de la position centrale de l’homme en ce monde. De plus, elle n’est apparue qu’à un moment (seconde moitié du XX e siècle) où il n’existe plus, à l’échelle planétaire aucun endroit qui n’ait été modelé, transformé par l’homme (des forêts des Cévennes à celles d’Amazonie et du Sahara au désert de Gobi).

Du point de vue de l’écologie scientifique des notions comme celles de biotope ou d’écosystème ont un sens, pas celle d’environnement. Si on le veut, on peut, d’un point de vue strictement pratique, celui de la pérennité de l’espèce humaine, utiliser un tel concept. Toutefois il atteint très vite ses limites. Il faut, semble-t-il, faire un choix rigoureux : soit on considère la nature comme le décor (l’environnement) d’un théâtre où se déploie l’activité humaine ; soit il faut considérer la Nature comme un tout dont l’humanité n’est qu’une infime partie, non nécessaire à la planète. La première de ces positions aboutit au sommet de Copenhague : la situation est grave, la fin du monde se profile, mais on continue comme avant29. La position inverse, c’est celle de L’Hypothèse Gaïa, de James Lovelock : l’humanité n’est qu’un parasite transitoire d’un vaste organisme qui s’appelle la Terre (Gaïa, en grec). La terre peut fort bien se passer de l’homme. Aux États-Unis, cette thèse s’est illustrée dans ce qu’on appelle la Deep Ecology (L’Écologie profonde) : les arbres, les sites, les espèces animales doivent être considérés comme des sujets de droit, au même titre que les êtres humains et parfois contre eux. L’opposition entre le point de vue « environnementaliste » et le point de vue « holistique » relève de la seule théorie. On ne peut cependant ignorer que l’un comme l’autre ont des conséquences pratiques quasi immédiates.

  1. L’écologie scientifique comme l’exploitation technique de la Terre nous ont au moins appris une chose : les ressources de la planète sont limitées mais en partie (grâce à des échanges physico-chimiques) renouvelables. Qu’en faire ? Le discours ambiant et universellement à l’honneur (sinon partagé) met en avant un mot d’ordre magique : le « développement durable. » Qu’entend-on par là ? L’expression présente dès l’abord une difficulté : les deux termes sont contradictoires. Un développement suppose un accroissement au fil du temps ; n’est durable que ce qui reste identique dans le même fil. La contradiction est rigoureusement la même que celle que nous avons soulignée précédemment : où l’on continue « comme avant » (avec une pensée pour « l’environnement ») ; ou l’on arrête tout et l’on maintient « au mieux » l’humanité au stade actuel de son évolution (et il importe peu à « Gaïa » que l’homme disparaisse). Certains on cru trouver une solution à cette contradiction. Dès 1970, réunis au sein du « Club de Rome », des technocrates européens prônaient la « Croissance Zéro » comme solution unique à la raréfaction des ressources. Aujourd’hui, aux antipodes politiques, certains prônent la « Décroissance. » Dans les deux cas, manque toujours la définition de ce qu’est la « Croissance » et une vision précise de ce qui permet de la mesurer, dans tous les sens que l’on voudra. Les solutions proposées à l’actuelle crise écologique en portent la marque.

  2. Le problème, semble-t-il, le plus pressant est celui du réchauffement planétaire. D’après ce que j’en ai pu lire, personne ne conteste sa réalité : quant à la nature de ses causes (multiples) et à ses conséquences éventuelles, mes lectures ne m’ont pas permis de m’en faire une idée exacte. Toujours est-il que les États du globe paraissent avoir voulu affronter ce problème. Ce fut le fameux protocole de Kyoto, passé dans les faits, bien que les principaux États pollueurs (USA, Chine…) ne l’aient pas ratifié. Voyons le résultat. Pour limiter la pollution par le gaz carbonique, on a édicté un « droit à polluer », dans de certaines limites ; ce droit à polluer étant échangeable à l’échelle mondiale, sur le modèle des titres en bourse. Que se passe-t-il dans les faits ? Une entreprise comme Mittal-Arcelor (sidérurgie) qui ferme massivement ses sites industriels et licencie abondamment, pollue nécessairement beaucoup moins et revend (avec une remarquable plus-value) ses titres à polluer sur le marché mondial. La pollution carbonique en est-elle diminuée ? A qui profite le crime ? Le réchauffement climatique et les autres menaces écologiques sont aujourd’hui des valeurs cotées dans une bourse parallèle où les profits financiers font florès.

Où est passée la « Nature » là-dedans ? Elle devrait être, pour tous les humains, pour chacun, une simple valeur d’usage, satisfaire à des besoins. Le fait que les ressources naturelles sont limitées devrait inciter à définir ces besoins sur un plan social et, pourquoi pas planétaire, à limiter leur consommation, là et s’il le faut, à l’accroître là et où il le faut. Or la Nature est aujourd’hui un bien que l’on exténue, que l’on tue, à la seule fin d’accroître du capital, de transformer ses richesses vivantes en une abstraction : un compte en banque. Tant que les ressources naturelles ne seront ainsi considérées que comme valeur d’échange, moyen d’accumuler sans cesse du capital, la crise écologique ne peut que s’aggraver. S’il y a une chose que « l’échec » la Conférence de Copenhague a prouvé, c’est que la recherche continue du profit est incompatible avec le maintien des équilibres vitaux de la planète.

  1. Pourtant c’était, tous les media le disaient, la Conférence de la dernière chance ! Tous les discours que nous avons pu lire ou entendre avant que se tienne la Conférence (foireuse et foirée) allaient dans un seul sens : le succès de Copenhague ou le cataclysme! Pour le moment, nous n’avons eu ni l’un ni l’autre. Des films comme ceux d’Al Gore ou de Nicolas Hulot nous annonçait un même naufrage collectif. Il y a vingt ans de cela, une autre apocalypse pesait déjà sur l’avenir de la pauvre humanité : le trou de la couche d’ozone au-dessus de l’Antarctique qui s’agrandissait désespérément menaçant de tous nous laisser griller. Je ne sais pas, d’un point de vue scientifique, où en est le fameux trou30. Je remarque quand même qu’aucun media n’en parle plus ! Curieux, non ?

Je ne sais absolument pas si une catastrophe écologique menace l’humanité. Je suis tout de même surpris d’entendre, y compris de la part de responsables politiques qui viennent de démontrer leur incapacité, des discours catastrophistes, voire apocalyptiques. Pourquoi nourrir tant d’anxiété quand visiblement on prend soi-même la question à la légère ?

Conclusion

A l’orée de cette conférence, j’ai annoncé que je poserai quelques problèmes : c’est fait ! J’ai dit également que je n’y répondrai pas : c’est d’abord parce que ce sont des questions que je me pose et pour lesquelles je n’ai pas forcément de solutions. Si j’ai enfin un regret à formuler, c’est de n’avoir pu développer certains points : une conférence a ses limites. D’autres diront, dans la suite de notre programme, ce que je n’ai eu ni le temps ni le loisir de préciser.
 


Appendice 1

L’HIVER DE 1709

 

Les historiens du climat appellent « petit âge glaciaire » une longue période (à l’échelle d’une vie individuelle) qui débute vers 1350 et s’achève vers 1850. Cinq siècles, tout de même.

L’épisode le plus crucial est celui de l’hiver de 1709.

Le 5 janvier 1709, un vent glacial s’abat sur Paris, comme il s’est déjà abattu sur tout le nord-ouest de la France. En quelques minutes (autant qu’on puisse évaluer les différences de températures avec les moyens techniques de l’époque et ceux d’aujourd’hui), la température tombe de 20° Celsius. A la fin du mois, environ 30 000 Parisiens sont morts de froid et/ou de faim.

L’hiver de 1709 sera le pire que la France et l’Europe occidentale aient connu. Des températures que l’on peut chiffrer autour de moins cinquante degrés dans l’est de la France (notamment sur le plateau de Langres).

Dans ses Mémoires, le duc de Saint-Simon rapporte qu’à Versailles, le vin gèle dans les barriques : on le débite à la hache et on le fait chauffer de sorte que le Roi puisse en boire. Le froid et la faim sévissent dans tout le pays. On note de nombreux cas d’anthropophagie et même des cas d’autophagie. Un énorme tronc d’arbre, dûment coupé, témoigne de ce rude hiver, à Paris, à l’entrée du Jardin des Plantes : l’aubier est noir. C’est l’aubier que l’hiver de 1709 a calciné. Le seul, sur deux siècles.

Pourquoi rappeler cet exemple historique ? Imagine-t-on une seconde que ce qui s’est produit déjà, a été dûment relevé, signalé, raconté, ne puisse plus jamais se reproduire ?

L’hiver de 1709 ne devait rien à l’action des hommes.

Je ne suis pas du tout certain que le « réchauffement climatique » ( qui me paraît être déjà une réalité indéniable) soit seulement dû à l’action humaine. Il est là : ceux qui comptaient sur lui pour planter des palmeraies en Normandie en seront pour leurs frais (si l’on ose dire en ce mois de janvier 2010). La plupart des analyses qu’on peut lire prévoient la transformation du climat pour la France et l’Europe de l’ouest dans le sens suivant : fin du « climat océanique », comme disent les géographes1, début d’un « climat continental » (c’est-à-dire : hivers rigoureux, voire sibériens, et étés caniculaires).

Faut-il ajouter foi à ce genre de prévisions ou de prédictions ? Je ne sais. En tout cas, il faut être doté d’un culot phénoménal et d’une absence totale de réflexion et de mesure pour oser dire, comme Sarkozy et d’autres chefs d’Etat l’ont fait : nous allons limiter la hausse globale de la température mondiale à 2 degrés. Le comique de l’histoire tient à ce qu’ils n’ont pas trouvé la formule pour y parvenir… et l’on ose se moquer des « primitifs » qui pensent faire tomber la pluie en dansant2 !

Le « réchauffement climatique » semble être un fait avéré. Il menace des vies humaines. Pourquoi le problème est-il ramené à un échange, sur le mode boursier, de droits à polluer ? Pourquoi la question de la finalité des productions humaines (agricoles, industrielles, intellectuelles) n’est-elle jamais posée ? Pourquoi le discours dominant ne met-il jamais en cause que le mode de consommation, sans jamais dire que ce mode de consommation dépend uniquement du mode de production et de sa propre finalité (l’accumulation du capital)?

Posons-nous ces questions.


 

1 Il est très surprenant (pas pour moi !) qu’on ne fasse jamais appel aux géographes pour aborder cette question de la transformation du climat. N’auraient-ils rien à dire d’intéressant ? … Ou bien ce qu’ils pourraient dire serait-il gênant ? L’ombre de l’immense Elisée Reclus pèserait-elle encore sur la géographie française ? Le silence sur l’œuvre scientifique de Reclus (La Terre et l’Homme) ne tiendrait-il pas à ses convictions anarchistes ? J’ai mauvais esprit, cela va sans dire. Les « géographes du temps présent s’appellent Nicolas Hulot ou Yann-Arthus Machin. Loin de Reclus, de Kropotkine ou de Vidal-Lablache. Ils ne foulent plus le terrain : ils le survolent.

2 Mes chers Indiens Hopis (Nouveau-Mexique) évidemment.

 

1 Le mot est originaire de Colombie britannique (Canada). Le phénomène est universel.

2 Panthéon : littéralement, l’ensemble de tous les dieux.

3 L’un d’eux, Démocrite, est né vers 460 av. J.C. et mort vers 370. Socrate est né vers 470 et mort en 399. On pourrait aussi bien dire que Socrate est un penseur « pré-démocritien. »

4 En ce temps-là, les philosophes étaient sérieux et prouvaient leurs théories par leur propre pratique.

5 Origine de l’expression : avoir des atomes crochus avec quelqu’un.

6 Ce court développement doit tout au livre inégalable, en son domaine, de Joseph Needham : La Science chinoise et l’Occident.

7 Et la dernière, car Aristote, élève de Platon, accordera une extrême importance à la Physique et plus généralement au concept même de Nature..

8 La traduction retenue ici est celle qui a reçue l’Imprimatur (le droit d’être imprimée) de L’Église catholique le 01/10/1952.

9 La question de la femme (a-t-elle une âme ?) occasionnant des débats tout aussi passionnés, pour les protagonistes, que bizarres pour nous.

10 Pour plus de détail nous renvoyons à la conférence prononcée par Denis Collin, l’année dernière (consultable sur le site de l’UP).

11 On notera simplement, pour signifier que le PIB est un mythe que si, grâce aux forces de police et à une prise de conscience des conducteurs, le nombre de morts sur la route atteignait zéro, le PIB de la France baisserait de 3%. Moins de travail pour le secteur de la santé, des pompes funèbres, des casses automobiles, etc. De même, une annulation des pollutions de la terre, de l’eau et de l’air seraient une catastrophe pour le PIB.

12 Ronsard, Élégies, XXIV.

13 Au moment où j’écris ces lignes (15/12/2009), diverses associations se rebellent contre la décision d’abattre quelques centaines d’arbres le long de la nationale 13… Ronsard, reviens ! Ils sont devenus fous !

14 Voir, sur le site de l’UP, les dix conférences de l’an passé.

15 Nous attendons tous, avec impatience, ce qu’en dira Denis Collin.

16 Voir la conférence de Didier Carsin sur : la Religion naturelle de David Hume.

17 A titre d’exemple, la « Querelle des bouffons » qui oppose, dans les années 1750, les partisans de l’opéra italien (plus proche de la nature) à ceux de l’opéra français. On ne s’étonnera pas que Rousseau, auteur de l’opéra : Le Devin de village, se situe du côté « italien. »

18 Le fait-il par conviction ou par prudence, en ces temps où la faculté de théologie de la Sorbonne est toute puissante, où elle peut faire brûler des livres et incarcérer leur auteur ? Faute de pouvoir faire tourner un guéridon pour invoquer les mânes de Condillac, nous ne le saurons pas.

19 Chanson composée par Fabre d’Eglantine (1750-1794), futur révolutionnaire. On ne peut se fier à personne !

20 Extrait du Salon de 1767, ce passage est une méditation sur un tableau d’Hubert Robert (1733-1808) intitulé Grande galerie éclairée du fond.

21 La Guerre de Sécession ouvre une nouvelle ère (pas terminée) où la technique devient une force majeure dans le conflit ; où les populations civiles deviennent un « enjeu » déterminant ; où l’on invente les « camps de concentration » (pour les militaires et dans les deux camps)…

22 Ce que prouvera, dans les années 1880, le massacre systématique (et politique) des immenses troupeaux de bisons.

23 Ralph Waldo Emerson : La Nature (1836), Editions Allia (2004).

24 Sur son lit de mort, à sa tante qui l’incite à se réconcilier avec Dieu, il répond : « Je ne savais pas que nous étions fâchés. » Puis, comme elle insiste et l’appelle à penser à l’au-delà, il ajoute : « Un seul monde à la fois. »

25 En 1846, il est arrêté et jeté en prion : depuis des années, il refuse de payer ses impôts à un Etat qui soutient l’esclavage. Il théorisera son refus dans un bref livre : La Désobéissance civile (1849).

26 Nous parlons ici des débats contemporains de la publication du livre de Darwin. Pour ce qui est des débats actuels autour du « Créationnisme » à l’américaine ou du « dessein intelligent », il n’est pas utile de s’y arrêter : l’état des recherches scientifiques est suffisant. On notera cependant que le Vatican accepte la Théorie de l’Évolution comme une hypothèse. C’est exact : c’est une théorie scientifique qui fonctionne donc sur le mode de l’hypothèse, sans cesse vérifiée et rectifiée. C’est l’inverse d’un dogme, pure affirmation qui ne requiert ni le doute ni la vérification.

27 Etant bien entendu qu’elle en déjà supprimé (catastrophes diverses, maladies de l’amiante, effets de rayonnements ionisants…). Ceci restant acceptable par les « opinions publiques » jusqu’à un certain seuil.

28 L’auteur de ces lignes a été l’un des pionniers de l’écologie politique dans l’Eure et a milité dans un parti écologiste de 1986 à 1993. Il ne renie aucunement cet engagement et pense toujours qu’une véritable menace pèse sur la vie (notamment humaine) à l’échelle planétaire. Cela n’interdit pas de poser des questions… Celles-là même qui, faute de réponses l’ont conduit à s’éloigner du militantisme écologiste.

29 On sourit volontiers en notre siècle « scientifique » (nous dirons « scientiste » ou plutôt bêtement technicien) des Indiens Hopis (Nouveau-Mexique) qui par des danses et des rites religieux prétendaient influer sur la pluie et le climat. On ne sourit pas, on prend même (dans les media) un air grave quand une brochette de chefs d’Etat garantit qu’elle interdira, d’ici 2050, une hausse de la température globale de la planète supérieure à 2 degrés Celsius. Superman serait-il de retour ? Les « conclusions » du Sommet de Copenhague répondent à cette question.

30 D’après ce que j’ai pu comprendre à mes lectures, il se ravaude, se déchire, se rapetasse à nouveau. Pourvu que ça dure !

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