Pourquoi aborder les théories du contrat social dans le cadre d’un cycle de conférences consacré aux Lumières ? Comme on va le voir, le siècle des Lumières va constituer un peu comme l’aboutissement de ces théories, qui permettront l’énonciation des droits de l’homme et du citoyen.
Tout d’abord, qu’est-ce qu’un contrat ? Un contrat consiste en l’engagement mutuel des deux volontés en présence. Il suppose ainsi le consentement en échange d’un bien espéré. Le contrat résulte donc d’une convention, il n’est pas naturel. La notion de contrat est très ancienne. Dès l’Antiquité, les particuliers passent des contrats entre eux, notamment commerciaux. Mais, dans ce cadre, le contrat ne concerne que des particuliers, non la mise en place de la société civile. C’est pourquoi, l’époque moderne va constituer un virage. Jusqu’alors, et notamment dans l’Antiquité, on ne pense l’homme qu’à partir de la société : celle-ci est naturelle à l’homme, et notamment pour Aristote, l’homme est un animal politique, c’est-à-dire animal fait naturellement pour vivre en société, et doué de raison. Pour Cicéron, dans la tradition stoïcienne, le monde forme un tout où chaque être vivant a sa place, l’être humain au même titre que les autres, et qui tend à l’harmonie universelle. Pourvus de la raison, la finalité des hommes est d’appliquer à la société humaine le même ordre rationnel que celui qui régit l’ordre du monde. Le droit naturel ancien repose ainsi sur l’idée d’une finalité naturelle, qui dépasse les simples individus, et qui est guidée par la droite raison présente en chaque homme. La société humaine n’est pas issue de la volonté des hommes, mais représente une nécessité. Parallèlement, de St Paul à Bossuet, il est affirmé que l’autorité politique est de droit divin.
A l’inverse, pour les contractualistes, l’institution de la société trouve son origine dans la volonté humaine. Le monde ne résulte pas d’une harmonie universelle orientée par une finalité, mais constitue un univers physique, reposant sur le principe de causalité. Ainsi, comme la révolution scientifique (cf Galilée, Newton, …) qui pense la nature à partir de ses éléments et l’explique à l’aide de lois, l’analyse politique va partir des individus (= des éléments) et affirmer que l’ordre politique est artificiel, construit (comme d’ailleurs la science), c’est-à-dire issu d’une convention entre les hommes. La question fondamentale qui est alors posée est la suivante : à quelles conditions une autorité politique est-elle légitime ? Une autre question en découle : à quelles conditions est-il légitime d’obéir à une puissance politique ? C’est pour tenter de répondre à ces questions que vont naître les théories du contrat social. La notion de contrat social, en tant que telle, apparaît vers la fin du16ème , avec notamment Théodore de Bèze (théologien français), qui est protestant, et qui élabore cette notion dans un contexte de guerres de religions (il montre qu’entre le roi et ses sujets réside un engagement mutuel et réclame un droit de résistance). Puis elle se développe au 17ème siècle avec Grotius (Du droit de la guerre et de la paix – 1625) et Pufendorf (du droit de la nature et des gens – 1672), respectivement hollandais et allemand, tous deux juristes. A l’état de nature les hommes sont indépendants et égaux, donc nul n ‘a droit de commander aux autres. Ils mettent alors en évidence que le passage de l’état de nature à l’état civil repose sur des accords et des règles (donc du droit) et sur une soumission volontaire à l’autorité politique. Ils remettent ainsi en cause l’autorité de droit divin. Toutefois, s’ils affranchissent l’autorité politique de l’Eglise, ils défendent l’Absolutisme.
La notion de contrat social va être également analysée par des philosophes politiques, tels que Hobbes, Locke ou Rousseau, qui vont affirmer que l’individu, en tant que tel, possède un certain nombre de droits. Ainsi, le droit naturel est attaché aux individus, il ne les transcende pas et concerne la puissance naturelle de l’individu de se préserver. Le contrat social a alors pour objectif de garantir ce droit naturel.Nous nous appuierons ici essentiellement sur deux analyses radicalement distinctes : celle de Hobbes avec l’idée d’un renoncement de chacun à son droit naturel, entendu comme puissance de se préserver, et transféré à un souverain au-dessus des lois (cf Léviathan 1651), et celle de Rousseau, réfutant ce despotisme, refusant de légitimer le fait par le droit, et affirmant l’ordre politique comme seul garant de la liberté comprise comme autonomie (cf Du contrat social 1762). Toutefois, tous les deux effectuent la même démarche : ils émettent l’hypothèse d’un homme à l’état de nature, à partir de l’homme vivant en société. Pour qu’un contrat soit possible, il est nécessaire qu’un « avant-contrat » ait existé, c’est-à-dire un état sans société. Ainsi, ils affirment tous deux un état d’égalité des hommes à l’état de nature. Leur opposition viendra de l’interprétation de cette égalité et des conséquences qu’ils en tireront, quant à l’ordre politique tel qu’il est et tel qu’il doit être.
I. LE CONTRAT SOCIAL SELON HOBBES
Hobbes = philosophe anglais (1588-1679). Du Citoyen a été écrit en 1642, le Leviathan en 1651. Il faut savoir que la réflexion politique de Hobbes est liée au contexte politique de son époque, à savoir la guerre civile anglaise en 1642, qu’il a détestée (Charles 1er est jugé et exécuté en 1649, République de 1649 à 1660, sous Cromwell). C’est pourquoi, il s’agit pour lui d’éclairer les hommes sur la nécessité de l’Etat, afin d’éviter la discorde et la guerre. Ainsi, il cherche à expliquer et légitimer l’ordre politique existant. Sa démarche est descriptive et explicative.
1) L’homme à l’état de nature
• Hobbes procède par l’analyse de l’homme à l’état de nature, et non de l’homme socialisé. L’état de nature est un état d’indépendance, que l’on appelle aussi liberté naturelle.• Hobbes commence par un constat : naturellement (= sur le plan de la nature), les hommes disposent des mêmes facultés corporelles et donc aussi de la même force.
• De même, ils disposent pratiquement des mêmes capacités intellectuelles, la preuve = chacun croit être plus sage que les autres. Donc, tous les hommes sont égaux naturellement, car ils sont constitués de la même façon. Cela signifie que, dans cet état, il n’existe pas de subordination à une quelconque autorité (on retrouve l’idée qu’il n’existe pas d’autorité d’origine divine, ni celle d’une autorité d’un autre homme). Chacun est fondamentalement libre et puissant , possède le droit de se préserver par tous les moyens.
• Le droit naturel se définit alors comme « la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre pour la préservation de sa propre nature, autrement dit de sa propre vie et, par conséquent, de faire, (…), tout ce qu’il considèrera comme le moyen le mieux adapté à cette fin » Léviathan, chp XIV => cqs = tous les individus désirent les mêmes choses. Désirant les mêmes choses, et essentiellement la conservation de leur vie, ils entrent en concurrence et deviennent ennemis : c’est la guerre de chacun contre chacun, d’où cette affirmation : « A l’état de nature, l’homme est un loup pour l’homme », Léviathan.
• Donc, tant qu’il n’existe pas de lois, pas de souverain, pas de structures d’obéissance et donc pas d’objectif mis en commun, c’est l’état de guerre permanent.
• De cette incapacité à s’entendre, Hobbes tire les cqs : pas de savoir, pas de progrès, pas de société, pas d’évolution, seulement une vie solitaire (puisque tous les autres sont de potentiels ennemis) et animale (liée au seul instinct de survie).
• Enfin, Hobbes tire des conclusions sur des notions plus générales comme celles de la justice et de la propriété. Pour qu’il y ait une justice, il faut des normes, des repères, ce qu’en droit on appelle des lois. Or, pour qu’il y ait des lois, il faut que les hommes s’entendent dessus. De même, pour qu’il y ait propriété, il faut que les autres hommes la reconnaissent comme telle. Donc, à l’état de nature ce que je possède, je le possède par la force et je tente de le préserver de la même manière. Comment sortir alors de cet état d’insécurité permanent ?
2) Le Léviathan
• Selon Hobbes, l’être humain est à même de sortir de cet état de nature grâce à deux facultés : les passions et la raison. Ces passions sont la peur de la mort et le désir de confort, passions capables de contrecarrer l’agressivité inhérente à l’homme. De même, il possède la raison, qui lui dicte la loi naturelle, laquelle exige la conservation de soi et qui va entraîner la recherche de la paix, car la guerre nuit à cette conservation (on pourrait presque parler d’une loi de l’espèce par opposition au droit de l’individu).• Ainsi, pour vivre en paix, et donc assumer l’obligation de la loi naturelle, qui consiste à persévérer dans son être, un pouvoir commun doit être mis en place par un pacte, c’est-à-dire une convention. C’est donc la loi naturelle, reconnue par la raison, qui fait le passage entre l’état de nature et l’état civil, entendu comme organisation politique. Autant, le droit naturel, affirmé comme puissance, ne concerne que l’individu, la loi naturelle présuppose la réciprocité d’où « que l’on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure où l’on pensera que c’est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit qu’on a sur toute chose ; et qu’on se contente d’autant de liberté à l’égard des autres qu’on en concèderait aux autres à l’égard de soi-même. » Ibid. Cela signifie que je renonce à mon droit naturel (qui ne disparaît pas puisqu’il est au fondement de la loi naturelle, et qui peut donc resurgir et même se présenter comme un droit à la résistance -> cf droit US à l’auto-défense + si Constitution non respectée) et reconnais un droit propre à l’autre qui délimite le mien. Ma liberté est conservée, à condition qu’elle ne nuise pas à autrui et réciproquement, c’est ce qu’on appelle la « règle d’or » (qu’on retrouve notamment chez Confucius au Vème siècle avant J.C. : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse à vous-même »).
• L’Etat est donc le résultat d’une création des hommes, institué par un contrat, sous la forme d’un pacte d’association. C’est un ordre rationnel que les hommes mettent en place, afin de se préserver de chacun et de se défendre contre l’ennemi.
• Pour que ce but soit atteint, il faut une unité réelle de tous en une seule et même personne, d’où cet acte d’autorisation qui donne le pouvoir à un souverain : « J’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. » Léviathan, chp XVII, qui en retour leur garantit la sécurité. Chez Hobbes, le souverain est un souverain absolu. Il fait les lois et est au-dessus des lois (c’est donc un despote). Son pouvoir est indivisible, et il doit posséder une puissance de contrainte (d’où le terme de Léviathan = monstre biblique dont la particularité est d’être le plus grand et le plus puissant, et de former un cercle entre sa tête et sa queue, cercle entourant le monde = symbole de l’Etat tout puissant, source du droit et des lois).
• Ces conditions sont les garants de son efficacité. Le souverain n’est certes pas soumis aux lois, mais selon Hobbes, un souverain qui nuit à ses sujets, se nuit en fait à lui-même. De plus, si le souverain, malgré tout, exerce une forme d’oppression , cette dernière représente un moindre mal en comparaison de l’état de nature. Tout pouvoir politique doit donc être absolu, afin d’être efficace.
3) La légitimation du fait par le droit
• La théorie de Hobbes peut sembler vouloir justifier l’ordre politique existant, soit l’Absolutisme (rappel : Hobbes a connu la révolution) = la souveraineté revient à un monarque. Ce qu’elle fait effectivement, mais sans prétendre à un Absolutisme de droit divin, ce qui change quand même les choses. De plus, Hobbes affirme que l’Etat doit garantir la liberté d’entreprise et le commerce. Son absolutisme est essentiellement politique.• C’est une toute autre perspective, que l’on trouve avec Rousseau. Sa démarche est normative, elle nous indique ce qui doit être. Le contrat social de Rousseau est en quelque sorte une « refondation ». Pour cela, il s’appuie sur une idée essentielle, qu’il a démontrée dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755). Cette idée est la suivante : il n’existe pas d’inégalité naturelle (comme également chez Hobbes d’ailleurs). L’inégalité est toujours une inégalité sociale, liée à la mise en place de l’état civil. Or, celui-ci est issu d’une convention entre les hommes. Ce que les hommes ont fait, ils peuvent donc le défaire. C’est pourquoi, le contrat social de Rousseau ne cherche pas à légitimer ce qui existe, comme il reproche à Hobbes de le faire. Pour lui, l’état de nature terrible décrit par Hobbes n’est qu’un moyen de justifier le despotisme (Tout est préférable à l’état de nature) . Déjà dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau va montrer que ce contrat social analysé par Hobbes est un véritable marché de dupes : « Unissons-nous (…) pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer (…). En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l’association (…). » Discours sur l’inégalité, seconde partie. En effet, Rousseau réaffirme que ce qui est naturel, c’est la possession. La propriété suppose une reconnaissance comme telle. Or, selon lui, ceux qui possédaient ont imaginé un accord qui viserait à garantir leur possession. En remettant tous leur droit à un souverain, les possédants gagnaient par là-même la perpétuation de leur possession transformée en propriété et donc garantie par l’ordre public. C’est dans la société que règne la loi du plus fort, les faibles ont été dupés : croyant être protégés par les lois, celles-ci ne font que légaliser la violence. Ainsi, par leur pauvreté, ils deviennent dépendants. Or, si les peuples se sont donné des chefs, c’est pour défendre leur liberté, non pour la supprimer. Rousseau dénonce cette légitimation du fait par le droit, qui ne profite qu’aux plus puissants et propose une autre théorie du contrat social.
II. LE CONTRAT SOCIAL SELON ROUSSEAU
Sous des aspects parfois lyriques, il nous faut souligner ici à nouveau que la pensée politique de Rousseau est particulièrement rigoureuse et conséquente. Tout d’abord, comme nous l’avons souligné, Rousseau refuse de légitimer le fait par le droit.1) Pas de fondement naturel au droit
• Rousseau émet lui aussi l’hypothèse d’un état de nature, dans lequel les hommes sont naturellement égaux (mêmes capacités, mêmes facultés). Même affirmation aussi que chez Hobbes : à l’état de nature, il n’y a pas d’évolution, pas de progrès. Cependant, dans cet état de nature, les hommes sont bons, pacifiques, car la possession n’est pas assez stable pour entraîner la convoitise, et les besoins sont très limités. De plus, les passions, comme l’orgueil ou l’amour-propre, ne sont pas développées, car les hommes vivent isolés. Les hommes n’ont donc pas à se comparer, ni à s’agresser. Ils sont aussi stupides et bornés (C.S,1762, L.I., chp VIII.) (on n’insiste pas sur le fait que Rousseau ne veut absolument pas revenir à un hypothétique état de nature …).• Comme chez Hobbes encore, on retrouve la loi naturelle comme idée de la conservation de soi, que Rousseau appelle amour de soi et à laquelle il ajoute la pitié pour autrui. C’est pour ces deux raisons (se protéger et limiter les souffrances) que les hommes ont établi des règles de droit.
• Mais, là où diverge essentiellement Rousseau, c’est qu’il réfute le fondement du droit politique sur la force. Son analyse est alors la suivante (cf texte : Du droit du plus fort C.S., L.I chp III) : la force relève du fait, elle est changeante, aléatoire. De plus, le plus fort essaie toujours de justifier son pouvoir, il essaie de donner la forme du devoir à sa puissance. Mais là où il y a soumission à la force, il ne peut y avoir de liberté. Le droit , lui est un jugement, il demande à être reconnu, il dit ce qui doit être. On y obéit par devoir et obligation et suppose l’adhésion, on n’y obéit pas par la contrainte, qui elle, ne nous laisse pas le choix. De la force ne peut donc naître le droit.
• De même, l’autorité politique ne peut avoir comme fondement l’autorité paternelle, comme le défendaient les partisans de l’absolutisme de droit divin. Pour Rousseau, cette autorité naturelle est temporaire et bienveillante, elle ne dure que tant qu’il est besoin et ne perdure que par un accord.
• Enfin, les jurisconsultes affirmaient que l’autorité politique pouvait être issue du droit d’esclavage, d’où l’idée d’un contrat comme pacte de soumission. Or, pour Rousseau, un contrat suppose des obligations mutuelles, non pas un engagement unilatéral, comme c’est le cas dans la soumission. De plus, les termes droit et esclavage sont antinomiques.
• Pour Rousseau donc, il ne peut y avoir de fondement naturel au droit politique. Le droit est toujours issu d’une convention : « Puisqu’aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes. » C.S. LI, chp IV. Le droit naturel ne peut régir l’ordre politique, c’est de l’ordre civil qu’il faut tirer les principes du droit politique. Aussi, la liberté n’est-t-elle possible qu’à travers l’ordre politique, à travers le pacte d’association, qui fait que chacun se donnant à tous ne se donne à personne.
2) Le pacte d’association
• Selon Rousseau, le but de l’Etat est de résoudre le problème de la coexistence des libertés. Mais dans l’Etat, la réciprocité entre individus ne suffit pas, la loi doit valoir pour tous. Le pacte social est un engagement envers un tout dont on fait partie, chacun s’engage vis-à-vis de tous, y compris de soi-même. C’est pourquoi, l’ordre politique doit être le résultat d’un accord de tous les sujets. Il s’agit alors de « trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune, la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». C.S. L.I., chp.VI. De plus : « Chacun se donnant tout entier, la condition est la même pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt à la rendre onéreuse aux autres. » C.S. L.I., chp.VI. Ainsi, l’égalité et la réciprocité éliminent toute dépendance particulière et arbitraire. En se mettant au service de tous, on ne se soumet à aucun individu particulier, et c’est la même chose pour tout le monde : « Chacun se donnant à tous ne se donne à personne » Ibid.• Dans Le Discours sur l’inégalité, Rousseau avait montré que l’homme possédait deux caractéristiques spécifiques : la perfectibilité et la liberté. C’est pourquoi, la seule forme de gouvernement légitime, pour Rousseau, est la démocratie qui affirme deux principes : la souveraineté du peuple et un homme ne peut obéir à un autre homme, mais seulement à des lois qu’il se prescrit par l’intermédiaire de ses représentants. Ainsi, pour Rousseau, la liberté constitue la raison essentielle de l’Etat et l’égalité est condition de la liberté. En cela, il s’oppose à l’Etat de Hobbes qui, au fond, repose sur la force et l’arbitraire du despote, qui ne garantit pas la liberté, mais reproduit plutôt, en tout cas d’après Rousseau, l’état de nature.
• Aussi, renonçant à une liberté illimitée illusoire (la liberté naturelle, ou indépendance), chacun gagne une liberté (la liberté civile, guidée par la raison), certes limitée, mais réelle (qui constitue d’ailleurs la seule liberté possible), à savoir l’autonomie = le fait de n’obéir qu’à soi-même, en agissant conformément à la raison. Pour Rousseau, la garantie de la sécurité par le C.S. n’est pas suffisante, si elle n’est pas accompagnée de la liberté. Comme il le dit (C.S. LI, chp IV), on vit tranquille aussi dans les cachots. De plus, renoncer à sa liberté, comme le préconise Hobbes, puisqu’il s’agit de la remettre à un souverain absolu, c’est renoncer à sa qualité d’homme.
• Etre libre dans l’Etat reviendra alors à obéir aux lois, énoncées par la volonté générale.
3) Le problème de la volonté générale
• Mais qu’est-ce que cette V.G. ? Ce n’est pas l’unanimité (même si Rousseau la préconise pour les lois constitutionnelles), ce n’est même pas celle de la majorité, c’est celle qui est éclairée par la raison, ce que toute volonté raisonnable devrait vouloir, c’est celle qui veut le bien commun, le bien de tous, contre tous les intérêts particuliers (ma volonté particulière peut être en opposition avec la V.G. : payer des impôts va à l’encontre de mon intérêt immédiat, je peux penser que ce n’est pas très grave si je fraude. Dans ce cas, au fond je ne veux que des droits, sans les devoirs. Mais la raison peut m’éclairer et me permettre de dépasser mon intérêt particulier et comprendre l’intérêt général, qui est aussi mon intérêt à plus long terme, certes moins immédiat, mais plus durable, plus certain).• Dans le C.S. de Rousseau, c’est le peuple qui est souverain et qui énonce la V.G. sous forme de lois, c’est-à-dire qui fait les lois. Rousseau est le 1er à refuser la souveraineté aux rois.
• Les lois sont raisonnables lorsqu’elles sont valables pour toute raison, et elles sont justes si elles s’appliquent à tous. Chacun doit se soumettre nécessairement aux conditions qu’il impose aux autres, c’est ce qui permet l’équité (thèse reprise par John Rawls).
• Le pacte social est ainsi le garant de la liberté, de l’autonomie de chacun et nous protège de l’arbitraire. C’est l’émergence de l’Etat de droit. Les lois étant le fruit de la souveraineté, donc de ma volonté (éclairée par la raison et qui se comprend comme V.G.), en obéissant aux lois, je ne fais qu’obéir à moi-même : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » C.S. L.I, chpVI. Obéir volontairement aux lois, qui sont l’expression de la liberté conduite par la raison, c’est être libre dans l’Etat, car la V.G. est la volonté du peuple qui vote ces lois. D’où cette fameuse expression : « il n’y a pas de liberté sans lois » Ibid, de liberté civile s’entend, qui ne consiste pas à suivre son caprice (par exemple, si je m’arrête au feu rouge, je peux considérer que ma liberté immédiate est entravée, en tout cas mon désir de puissance, mais si je réfléchis un peu, je peux comprendre que l’accord pris vis-à-vis du feu rouge, me préserve du hasard et l’arbitraire). De plus, quelqu’un qui agit sans loi, n’agit pas vraiment lui-même, mais c’est la nature qui, en lui, agit. De même, quelqu’un qui agit sous la loi d’un autre est esclave. Seul est libre celui qui agit sous sa propre loi.
• L’Etat rousseauiste est une république. Cela suppose, et on est en plein dans les Lumières, l’Education, qui permet de comprendre que l’intérêt privé dépend forcément de l’intérêt commun. La pensée de Rousseau n’est compréhensible qu’à partir de ce postulat. On peut ainsi comprendre l’expression « on le forcera à être libre » C.S. L.I, chpVII , car « on veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours » C.S. LII, chp III. La recherche du savoir apparaît comme une obligation. L’erreur est dans la connaissance, non dans la volonté. En tant qu’homme, je me dois de vouloir connaître, c’est ma « finalité » d’être humain, ce qui fait ma dignité (on retrouve Kant avec son idée de majorité, dont chacun est en premier lieu responsable). Ou alors, je ne peux que me taire et accepter. Aussi, contraindre un homme à obéir à la V.G., c’est finalement le soumettre à sa propre raison. Il s’agit bien entendu ici de liberté politique (on peut voir cela avec les lois et les sanctions : si je commets un acte délictueux, la loi m’oblige à l’assumer , à être responsable, donc libre. La justice ne peut fonctionner que si elle reconnaît notre liberté).
• Rousseau va plus loin encore, en montrant que de l’obéissance aux lois civiles résulte la liberté morale. En effet, la liberté civile peut faire de l’homme un être moral, juste et maître de lui-même, en lui permettant de reconnaître l’intérêt général, c’est-à-dire en étant capable de penser l’universalisation de son action. C’est donc au sein de la société civile que l’être humain peut développer toutes les facultés qui le font homme (raison, morale, conscience, …)
III. ACTUALITE DES THEORIES DU CONTRAT SOCIAL
Les théories du contrat social représentent les 1ères théories modernes du fondement de l’Etat en affirmant que les sociétés civiles ont pour origine un contrat (même si ce contrat en tant que tel est une fiction) et en affirmant que l’autorité politique est issue d’une convention, donc dégagée d’une autorité divine. Les théoriciens du contrat ont cherché à élucider le passage à la société civile et tous ont montré que c’est l’utilité commune qui a assuré ce passage. Les hommes ayant de plus en plus de relations entre eux, donc plus de sources de conflits, dues au développement des différentes passions, ils ont dû instaurer par convention une autorité qui les départagerait, afin d’assurer une paix relative. De plus, c’est le pacte social qui donne une légitimité à cette autorité et à l’obligation de lui obéir. L’obéissance à l’autorité politique est donc le fruit d’une décision volontaire, non le résultat d’une quelconque « condition » naturelle. Cela implique que le fondement de l’autorité se trouve dans l’individu, d’où le développement des droits de l’individu et la Déclaration des droits de l’homme, dont le 1er article affirme que les hommes naissent libres et égaux en droits. Cela signifie aussi que cette DDH repose sur une convention, puisque liberté et égalité ne peuvent être garanties que dans l’Etat.Cependant, ces théories ne vont pas sans implications :
• Avec Hobbes et Rousseau, si le contrat social est œuvre de la raison, nous avons affaire à deux conceptions différentes de l’ordre politique. La théorie rousseauiste est séduisante, car elle nous donne le statut d’homme digne et libre, par le biais de l’usage de la raison, et donc de l’exercice de la liberté. Toutefois, avec Rousseau, nous sommes dans un ordre de ce qui doit être. La réflexion de Rousseau est normative. On peut lui reprocher ainsi d’être trop abstrait, de ne pas prendre en compte suffisamment la réalité de ce que nous sommes.
• De son côté, Hobbes part des faits, de ce qui est. Son analyse est descriptive. Comment le contredire lorsqu’il nous décrit (méfiants, vaniteux, susceptibles, etc …) ? De plus, ce droit naturel, compris comme le droit sans conditions de se préserver et duquel se réclament les libéraux (tant politiques qu’économiques d’ailleurs) n’est-il pas ce sur quoi reposent aujourd’hui les démocraties ? Au fond, ne constituons-nous pas une somme d’individus mus par leur intérêt particulier et qui se rassemblent pour justement préserver ces intérêts particuliers ? Certes avec la démocratie, l’individu est reconnu comme sujet (au sens de la philosophie du sujet amorcée avec Descartes) capable de construire l’ordre politique, puisqu’il est pensé comme autonome. Mais en parallèle, c’est la possibilité offerte de développer l’individualisme au sens péjoratif du terme. L’Etat garantit mes droits, je lui délègue ce pouvoir. Mais cette délégation, à terme provoque un désintérêt pour la chose publique. Or, l’individuation est justement ce qui va mener à la perte de l’autonomie : je suis indépendant sur le plan privé et pris en charge sur le plan public. Aussi, le contrat social nous délivre d’une autorité divine ou naturelle, mais ne contient-il pas en germes ce développement de l’individualisme qui retourne en son contraire le but recherché ? Ainsi, n’a-t-on pas l’impression (comme l’affirmait déjà Rousseau) de vivre à l’état social cet état de nature de Hobbes, où chacun cherche à l’emporter sur les autres, uniquement par l’usage de sa puissance ?
• Pouvons-nous nous satisfaire de tout cela ? D’autant moins, avec ce que nous pouvons constater aujourd’hui. Qu’est-ce que cette jungle où le cynisme l’emporte sur toute autre valeur ? Le risque n’est-il pas alors de voir, au nom du libre-échange, l’autorité politique se durcir (cf E. Todd Après la démocratie)? Car enfin, nous savons tous que nous sommes sur un volcan. Les élites politiques n’entendent plus les électeurs, qui semblent ne rien comprendre à rien. Si le peuple n’est pas en mesure de comprendre et d’adhérer aux propositions politiques, on lui imposera. On sent déjà les prémisses de cet autoritarisme : quand le peuple vote mal, on le fait revoter (ex de l’Europe). On inverse l’effet et la cause et l’on prend complètement le contre-pied de Rousseau : comme le peuple vote « mal », on l’empêche de voter. Alors qu’il faut éduquer le peuple pour qu’il puisse avoir un vote éclairé (qui ne va d’ailleurs pas nécessairement dans le sens de nos élites).
CONCLUSION
Alors, certes Rousseau est un idéaliste. Mais, c’est un idéaliste que j’aime bien parce qu’il nous élève au-dessus de nous-mêmes. Certes, être libre, obéir à la raison ne nous est pas naturellement donné. Mais c’est un possible qui nous est ouvert, et qui ne peut passer que par l’Education : transmission des savoirs, exercice de l’esprit critique, donc par les Lumières. Nous cantonner dans l’ignorance, c’est nous contraindre à la servitude. Il n’est pas utile pour la loi du marché que nous soyons éclairés, il suffit que nous puissions consommer. Pour que la démocratie soit effective, et non pas uniquement une parodie, une réelle connaissance est nécessaire, sinon c’est la porte ouverte à toutes les manipulations possibles.BIBLIOGRAPHIE
• Hobbes, Léviathan, Du citoyen.• Rousseau, Du contrat social, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
• Derathé, J.J. Rousseau et la science politique de son temps.
• C. Lasch, La révolte des élites.
• E. Todd , Après la démocratie.