Peu d’auteurs ont une réputation aussi exécrable que Nicollò Machiavelli. Une intelligence « machiavélique » est une intelligence perverse, tournée vers le mal, la perfidie et la mauvaise foi en sont les armes essentielles. Le machiavélisme en politique s’identifie avec l’apologie de la raison d’État, autorisant le mensonge et le crime pour la défense des intérêts du pouvoir, c’est-à-dire, au fond, de tout ce que nous avons appris à détester, nous les démocrates modernes… Une réputation qui déteint sur sa ville : un homme politique français de tout premier plan était qualifié de « florentin » pour signifier poliment son « machiavélisme » et non pour noter la ressemblance possible de son profil avec celle du duc d’Urbino, Federigo da Montefeltro, dans un célèbre tableau de Piero della Francesca[1]. Rien de nouveau sous le soleil : on ne faisait que renouveler une vieille tradition française d’anti-machiavélisme, remontant au XVIe siècle et aux libelles contre la florentine Catherine de Médicis, régente du royaume de France, entourée de conseillers italiens.
Cette mauvaise réputation n’a pas empêché que de nombreux grands penseurs politiques modernes reconnaissent en lui leur maître. Hobbes y puise d’abondance, sans le dire. Spinoza parle du « très pénétrant Florentin » (acutissimus)et place explicitement son Traité Politique sous son patronage. Montesquieu semble souvent en suivre la méthode et l’usage de l’histoire romaine, et Jean-Jacques Rousseau fait cette remarque en marge du Contrat Social : « … il est naturel que les princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est la plus immédiatement utile. C’est ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux ; c'est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux rois il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains. »[2] Que l’interprétation de Rousseau soit pertinente et que sa lecture du Prince soit toujours clairvoyante, c’est une autre affaire. En tout cas, Machiavel est un des rares auteurs cités sur le mode laudatif par le citoyen genevois et on trouvera un singulier « machiavélisme » chez celui à qui on attribue l’idée d’un homme « naturellement bon ». Hegel, par sa critique de la moralité abstraite, prend volontiers des accents machiavéliens. Marx le place en tête de la liste des penseurs qui se mirent à « considérer l’État avec des yeux humains et à en exposer les lois naturelles, non d’après la théologie mais d’après la raison et l’expérience ».
Machiavel donc, un maître qui sent le soufre ! Comme Spinoza et quelques autres, tous ceux dont l’esprit critique acéré ne laisse pas pierre sur pierre des consolantes constructions de la bonne conscience morale et moralisante, ce manteau de Noé jeté sur l’éternelle oppression étatique.
Machiavel est un penseur difficile à cerner complètement. Défenseur de la sagesse du peuple, il sait aussi combien une foule déchaînée, une foule qui a perdu toute mesure, peut être destructrice et donc, il invite quiconque veut penser en matière politique à considérer toujours les hommes comme foncièrement méchants. Républicain constant, il admet la nécessité de la dictature (au sens romain du terme) et n’hésite pas à rechercher un « homme providentiel », un prince qui pourrait libérer l’Italie – un prince instituant une monarchie qui deviendrait républicaine...
Et ainsi de suite. Machiavel n’est pas un, il n’est pas l’auteur d’un système. Comme il serait simple de ne retenir que le Machiavel républicain des Discours sur la première décade de Tite-Live ou de tenir le Prince pour un livre à lire au second degré, une « satire » ! Mais c’est précisément ce qui est impossible si on veut comprendre Machiavel. Le Prince et les Discours soutiennent des thèses finalement en accord profond en dépit des lectures superficielles qui opposent un Machiavel-Dr Jekill défenseur de la liberté et un Machiavel-Mister Hyde cynique apologiste de la force et de la ruse.
Machiavel invite à penser une rupture qui attend un monde nouveau, des formes d’organisation politique nouvelles qu’il est encore impossible de nommer. Et surtout, pour ces temps nouveaux il cherche la force politique encore presque impossible à dessiner, sauf dans les abstractions du Prince, qui aurait l’intelligence de la situation et le courage – la virtù en un mot – pour hisser l’Italie à la hauteur de la situation historique.
Mais c’est précisément en cela, dans son insertion dans son contexte historique qu’il est notre contemporain. Machiavel ne propose pas une théorie politique aussi sympathique qu’arbitraire et illusoire soit-elle, comme le font généralement les utopistes : il définit une politique pour temps de crise, quand l’ancien est mort mais se refuse à mourir et quand le nouveau est urgent mais semble ne pas pouvoir advenir.
La vie de Machiavel
Niccolò Machiavelli naît en 1469 à Florence. Il est le fils de Bernardo Machiavelli, propriétaire foncier qui réside le plus souvent à Sant Andreà in Percussina, sur le territoire de la commune de San Casciano, près de Florence. La famille Machiavelli est une vieille famille de Florence, qui fait partie du « popolo grasso », cette partie de la bourgeoisie florentine organisée dans les sept « Arts majeurs ». Depuis le milieu du XIIIe siècle, elle a perdu une bonne partie de sa fortune, mais elle continue de donner à la République ces honnêtes fonctionnaires, scribes et comptables, qui maintiennent la continuité de la république par-delà les à-coups de la vie publique souvent agitée, tirée dans tous les sens par la lutte des partis.
Machiavel commence à apprendre le latin à l’âge de sept ans et reçoit certainement une solide éducation classique – même si nous n’avons que peu de renseignements sur ces importantes années de formation. Nous savons, par exemple, qu’il a réalisé une transcription de Lucrèce et on verra que ce contact sérieux avec un des grands maîtres de l’atomisme antique ne sera pas sans influence sur la pensée de l’homme mûr. Quoiqu’il en soit, les œuvres de la maturité témoignent de nombreux emprunts faits à cette culture classique, qu’il s’agisse d’Aristote (peu cité cependant) ou des historiens romains comme Polybe et bien sûr Tite-Live auquel un ouvrage majeur est consacré.
En 1492 meurt Laurent de Médicis, dit Laurent le Magnifique. Son fils Pierre lui succède. En 1494, c’est la première descente des armées françaises en Italie. Toute la Toscane est prise dans la tourmente. Quand les armées de Charles VIII atteignent Florence, l’insurrection populaire chasse les Médicis, qui sous l’apparence des institutions républicaines gouvernaient la ville depuis 1434. Un moine prédicateur, Girolamo Savonarola devient le porte-parole du mouvement populaire et dirige de fait, la république pendant six années. Sous sa conduite, une réforme des institutions est entreprise avec la création du « grand conseil » qui permet une plus large participation populaire au gouvernement. Soutenu d’abord par le peuple, Savonarole prône une réforme morale qui le conduit à la rupture avec la papauté. Il est excommunié en 1497 par Alexandre VI Borgia. Au début de la 1498, l’opinion commence à se retourner et bientôt il est poursuivi, arrêté, jugé puis condamné au bûcher.
Machiavel se tient à l’écart. L’attitude de Machiavel à l’égard de Savonarole est cependant plus ironique que franchement hostile. Il n’avait pas les moyens de sa politique, telle est la critique qui revient le plus souvent : Savonarole appartient à la catégorie des « prophètes désarmés » [P, 6, 123/16]. Son pouvoir ne reposait que sur la croyance. Exit frère Jérôme.
En 1498, donc, le « parti républicain » reprend le dessus. Le nouveau gonfalonier de justice, Piero Soderini est un représentant de ce « parti » profondément hostile à la tyrannie et au pouvoir aristocratique des Médicis. Il appartient au même mouvement que la famille Machiavelli et tout naturellement se fait le protecteur de Nicollò qui est nommé secrétaire de la seconde Chancellerie de la république de Florence le 25 mai 1498 (cinq jours après l’exécution de Savonarole). Le 14 juillet de la même année, il est mis à la disposition des Dix de balià.
Machiavel devient très vite un diplomate officieux. Dès 1499, il est occupé avec les affaires de la reconquête de Pise. En 1500, il est chargé d’une mission auprès de Louis XII, roi de France pour lui demander d’aider Florence à reconquérir Pise. Le roi de France manifeste assez ouvertement le peu de cas qu’il fait des envoyés de Florence. La mission échouera et laissera à Machiavel une certaine rancune contre la France qu’on retrouve dans un court texte Sur la nature des Français.
En 1501, le secrétaire est envoyé à Pistoia pour tenter de mettre fin aux désordres dans cette cité. En 1502, en compagnie de Francesco Soderini, le frère du gonfalonier, il est en mission auprès de César Borgia, le duc de Valentinois, une rencontre importante puisque le Valentinois est un personnage central du Prince. Machiavel adresse à la seigneurie de Florence une Description de la manière employée par le duc de Valentinois pour faire tuer Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, le seigneur Pagolo et le duc de Gravina-Orsini.
En 1503, il écrit les Paroles à prononcer sur le projet de loi de finance, un discours que Soderini prononcera devant la Seigneurie en vue de la levée d’un impôt spécial pour financer la défense de Florence. À la fin de cette année, il est à Rome pour assister à l’élection du nouveau pape Jules II qui succède à Alexandre Borgia. Privé de son illustre soutien paternel, le Valentinois va commencer sa lente chute.
En 1504, Machiavel retourne en France. En ces années de pleine activité, il ne cesse de voyager. Il s’occupe de très près des affaires militaires et tente de mettre en œuvre une réforme profonde de la défense de Florence en instituant une milice populaire dont il croit qu’elle serait bien plus sûre et vaillante au combat que les armées de mercenaires. En 1506, il en fait adopter le principe dont on trouve l’exposé dans les Raisons de l’ordonnance sur l’institution de la milice.
Négociant des accords ou une condotta avec tel ou tel seigneur, par exemple Giovanpagolo, seigneur de Pérouse, renseignant la Seigneurie sur la situation dans les régions de Toscane qui échappent au contrôle de Florence, inspectant l’avancée du siège de Pise, il est toujours par monts et par vaux. On le retrouve en mission auprès de Jules II (1506). De l’évolution de la pensée de Machiavel à cette époque on a un témoignage dans les Ghiribizzi scripti in Perugia al Soderino. À propos du coup d’éclat par lequel Jules II s’est emparé de Pérouse, Machiavel s’étonne que ce pape ait réussi sans arme et presque par hasard là où « avec de l’ordre et des armes, il aurait difficilement réussi » [Ghiribizzi..., 899].
En 1507, il est envoyé auprès de l’Empereur Maximilien de Habsbourg, dont il suit la cour pendant cinq mois au cours de l’année 1508.Il écrit un Rapport sur les choses d’Allemagne, dans lequel il loue la « très belle organisation » des villes d’Allemagne très économes de leur argent.
En février 1509, il est à nouveau à Pise, pour préparer l’assaut final contre la ville rebelle à l’autorité des Florentins. Les Pisans se rendent. Dans cette victoire florentine, le rôle de la milice (essentiellement rurale) est décisif, ce qui confirme la valeur des thèses de Machiavel.
En 1510, après avoir réglé un conflit frontalier entre Florence et Sienne, Machiavel est envoyé à nouveau en France pour tenter de s’interposer dans le conflit qui oppose le Pape et le roi de France ; il conclut un accord de non-belligérance en faveur de la république. C’est au retour de ce voyage qu’il écrit le Portrait des choses de France. L’année suivante, il accomplit entre une mission de bons offices entre le pape et le roi de France qui vient de convoquer un concile pour tenter de renverser Jules II. Celui-ci constitue une Ligue pour s’opposer aux ambitions de Louis XII.
En 1512, des troupes espagnoles, vénitiennes, suisses et celles du pape envahissent la plaine de l’Arno, les habitants de Prato sont massacrés (29 août). Alors que la seigneurie sous la direction de Soderini était nettement francophile et avait refusé d’adhérer à la ligue de Jules II, un soulèvement, habilement fomenté par les Médicis, renverse le parti républicain. Piero Soderini s’enfuit en exil. Les troupes médicéennes font leur entrée dans Florence. Le grand conseil et le conseil des Quatre-Vingt sont supprimés. Les pouvoirs législatifs et exécutifs sont confiés à une balià qui regroupe soixante-cinq représentants des principales familles de l’aristocratie de Florence. Les dirigeants et collaborateurs du pouvoir renversé sont mis en accusation. Machiavel goûte de la prison.
En 1513, Jean de Médicis est élu pape sous le nom de Léon XIII. Julien de Médicis devient gonfalonier de l’Église et part lui aussi pour Rome. Le gouvernement de Florence est confié à Laurent de Médicis sous le contrôle de Jules qui en est l’évêque. Une amnistie générale sort Machiavel de prison, mais il est écarté de toutes les fonctions publiques et doit se résoudre à mener la vie d’un gentilhomme campagnard, partageant le vin de Chianti et les plaisanteries un peu lourdes avec les paysans et les artisans qui fréquentent l’auberge proche de son domicile, l’Albergaccio de Sant Andreà in Percussina.
C’est là qu’il entreprend d’écrire un petit traité, un « opuscule De principatibus » écrit-il à Francesco Vettori le 10 décembre 1513. L’ouvrage qui sera célèbre sous le titre que lui donneront d’abord ses premiers lecteurs puis ses éditeurs romains (1532), après la mort de son auteur, Le Prince, est dédié d’abord à Julien de Médicis puis au jeune Lorenzo Médicis pour tenter, sans succès, de revenir dans la politique active : ce brûlot, si souvent cité, si souvent voué aux gémonies et finalement si peu lu réellement, devait « être agréable à un prince, surtout un prince nouveau ». Elle pourrait être une sorte de « CV » pour retrouver un emploi et revenir dans la politique active.
Il participe à quelques salons d’humanistes plus ou moins contestataires, principalement les « Orti Oricellari », où il fait figure de maître à penser et donne les premières lectures de ses Discorsi sur Tite-Live. Faute de pouvoir mener une carrière politique, il s’essaie à une carrière littéraire. Il écrit quelques pièces qui le font enfin connaître du public, en particulier La Mandragore, une comédie grinçante dont la portée est peut-être beaucoup plus politique qu’elle ne le semble au premier abord.
Progressivement, toutefois, il va se voir confier quelques missions, d’ordre privé d’abord, puis officieuses, dont la moindre ne sera pas d’écrire, à partir de 1520, une Histoire de Florence, à la demande des Médicis : cette œuvre de commande va devenir une des œuvres majeures de Machiavel mais aussi de l’histoire politique italienne.
Machiavel tente encore de jouer un rôle lorsque les armées de Charles Quint menacent l’Italie. Avec Guicciardini, il fait tout pour convaincre le Pape d’organiser la résistance. Mais le pusillanime Clément VII ne prend aucune décision et se laisser berner par les promesses mensongères du Habsbourg. À Florence, on nomme Machiavel « provéditeur aux enceintes », à la tête d’un nouvel office chargé de la réfection des murailles de la ville.
L’invasion étrangère précipite la crise politique. Les Médicis sont à nouveau chassés et Machiavel privé d’emploi – le républicain Machiavel est à nouveau exclu des emplois publics, cette fois pour avoir servi sa patrie sous un gouvernement Médicis. Il meurt en juin 1527, alors que l’Italie est déchirée par les guerres, dévastées par les troupes allemandes et suisses de Charles Quint, plus éloignée que jamais de l’unité et de la liberté qui ont été les lignes directrices de son action et de sa pensée. Au moment où disparaît le secrétaire florentin, les troupes impériales de Charles Quint mettent Rome à sac, comme l’avaient fait une première fois les Wisigoths d’Alaric en 410. La République de Florence ne survivra guère à son fidèle serviteur. En 1529, le pape signe un traité avec Charles Quint (le traité de Barcelone) qui se propose, entre autres choses, la reconquête de Florence où le gouvernement républicain s’est radicalisé contre les aristocrates. Les troupes impériales assiègent la ville qui capitule le 12 août 1530. Les Médicis reprennent le pouvoir. Les républicains sont tués ou emprisonnés, les institutions sont détruites. Encore quelques années de troubles et Côme de Médicis transforme Florence en duché. La république à laquelle Machiavel a consacré sa vie n’existe plus, définitivement. Et l’Italie, « la pauvre Italie » restera divisée et en proie à toutes les interventions étrangères jusqu’au « Risorgimento ».
Vision historique et vision politique
La vision historique de Machiavel s’articule à une philosophie politique, c’est-à-dire à une étude des régimes politiques et à la recherche du meilleur régime. Si on a bien compris sa « philosophie de l’histoire », il est clair qu’il ne peut pas y avoir dans l’absolu de « meilleur régime » au sens où, premièrement, tous les gouvernements finalement sont voués à entrer dans une phase de décadence et où, deuxièmement, le meilleur des gouvernements s’apprécie en fonction de la conjoncture, ainsi que l’exige le réalisme historique, celui qu’on voit à l’œuvre dans Le Prince. Pour autant, l’idée de liberté, la vieille liberté des Florentins, celle de l’humanisme civique, constitue le fil directeur de la pensée de Machiavel. Il faut parfois user de moyens dictatoriaux pour établir ou sauver la liberté – à la manière dont la République romaine en danger confiait provisoirement son sort à un dictateur – mais c’est toujours en fonction de cette fin que s’apprécie, au total, la véritable sagesse du prince. La virtù et la fortune gouvernent les événements – et d’ailleurs peut-être plus la fortune que la virtù – mais Machiavel n’oublie jamais quel genre de gouvernement est le meilleur, même quand les circonstances ne le rendent pas possible effectivement.
Pourtant, Machiavel ne se contente pas de reprendre les figures du républicanisme traditionnel. Il leur fait subir un traitement de choc si bien que son républicanisme fut longtemps assez difficile à comprendre. L’ouvrage majeur de ce point de vue est les Discorsi, Discours sur la première décade de Tite-Live, ce livre ou Machiavel a « exprimé en cet ouvrage tout ce qu’[il] sait et tout ce qu’[il a] a pu apprendre des choses du monde par une longue pratique et par une lecture assidue » (D, Dédicace, 375). L’ouvrage se présente comme méditation de l’histoire romaine à partir de l’œuvre d’un des plus grands historiens romains, Tite-Live, qui a vu l’effondrement de la république (né en 59 avant notre ère, il est mort en 17. Tite-Live fait l’histoire de Rome « ab Urbe condita », depuis la naissance de la Ville. Machiavel, à la différence, par exemple, de Marsile de Padoue, Machiavel ne part donc pas d’une théorie politique – celle d’Aristote ou celle de Cicéron – mais de l’expérience. Le but est pratique.
La raison en est dans les « vices de l’éducation » et la « paresse orgueilleuse » qui règne dans les États chrétiens. Or, la politique est avant tout expérimentale, tout comme la médecine qui n’est que « l’expérience des médecins anciens prise pour guide par leur successeur. » L’histoire n’est pas un divertissement présentant la variété des événements ; elle fournit précisément cette expérience qui est la seule base sérieuse de la politique. Puisque les caractères humains sont, globalement, toujours les mêmes, l’histoire seule peut nous procurer des leçons pour la conduite des États et la conservation de la liberté. Car si Machiavel se moque des doctrinaires et n’omet jamais de lancer ses sarcasmes contre les politiciens moralistes, il n’en donne pas moins au savoir historique une visée normative, celle de la recherche de l’organisation politique la plus favorable à la liberté, et cette forme d’organisation est la forme républicaine. Les dix premiers livres de l’histoire romaine de Tite-Live contant la naissance et l’établissement de la république romaine, il s’agira donc, en changeant ce qui doit être changé, d’en tirer les leçons pour la patrie de Machiavel, Florence, et plus largement pour le « regnum italicum » tout entier.
Pour comprendre le républicanisme machiavélien, il est donc nécessaire de partir de ce qui en fait le centre, savoir la liberté que procure le « vivere civile », la vie politique. Machiavel est le philosophe de la liberté, dit Quentin Skinner, car la liberté de la communauté politique et la liberté des citoyens forment une seule et même réalité.Origine de la liberté politique
L’origine des villes – mais il faut ici entendre « ville » dans le sens de la polis grecque autant que dans le sens des communes italiennes – est déjà un premier indicateur. Soit la ville est fondée par « des hommes natifs du lieu », soit par des étrangers. Dans le premier cas, c’est, le plus souvent, la dispersion et l’insécurité des habitants qui explique la formation de la ville. L’exemple typique est celui de Venise fondée par les habitants de la terre ferme qui trouvent refuge sur les iles de la lagune pour échapper à l’avancée des « barbares ». Ce genre de cités est libre par origine. Ce sont les habitants qui trouvent d’eux-mêmes les meilleures lois pour se gouverner. Au contraire les villes fondées par des princes ou des pouvoirs étrangers sont, de nature, privées de cette liberté, à laquelle il arrive, rarement cependant, qu’elles accèdent comme ce fut le cas pour Florence. Car :
Comme toutes ces villes sont, à leur origine, privées de leur liberté, rarement parviennent-elles à faire de grands progrès et à compter au rang des grandes puissances. (D, I,I, 380)
Mais il est aussi des villes ou des États fondés par des étrangers indépendants, quand des peuples fuient la guerre, la famine ou la peste et doivent quitter leur pays pour en trouver un autre. Mais comme dans le cas des villes fondées par les natifs du lieu, ce qui est la marque principale est l’indépendance.
Nous avons sans doute là le premier sens de la liberté : un État est libre s’il ne dépend pas à l’origine d’une puissance étrangère. C’est seulement dans cette indépendance que le peuple peut être libre. Il n’y a pas liberté possible si une puissance étrangère exerce sa tutelle sur l’État. Or un peuple habitué à la servitude prend tous les défauts qu’engendre cette situation et par conséquent il lui est très difficile de se libérer. Voilà pourquoi la condition de la liberté, bien que n’étant pas une condition absolue, réside dans les origines, dans le fondement même de la communauté politique. Une cité a de bonnes chances d’être libre si sa constitution originaire procède de la liberté du peuple. Au contraire, un peuple habitué à la servitude aura beaucoup de mal à se libérer. Cette origine qui prédispose un peuple à la liberté n’est cependant pas à renvoyer à on ne sait quelle essence. La fortune joue ici le rôle décisif. Rome doit être reconnue, quel que soit son fondateur, Énée ou Romulus, « dès le commencement libre et indépendante » (D,I,I, 382). Mais elle a d’abord une constitution monarchique. Elle est même, un temps, dominée par des rois étrangers, les rois étrusques, mais les circonstances vont contraindre Rome à devenir une république et le peuple romain à être un peuple libre. Pour autant, cette heureuse naissance de Rome ne l’a pas dispensée de rencontrer de très nombreuses difficultés pour conserver cette liberté. A fortiori, devenir libre est une tâche presque impossible quand la ville, comme Florence a été longtemps soumise à un pouvoir étranger – Machiavel dit que Florence a été, pour cette raison, longtemps « abietta », soumise, vile, vivant dans « l’abjection » (D,I, xlix, 485).
Cette définition première de la liberté contient encore autre chose qu’il faut souligner. Être libre, c’est être éloigné de toute servitude. La liberté est donc posée ici dans l’antagonisme liber/servus, c’est-à-dire autour du rapport de domination au sens le plus strict du terme. Si être libre, c’est ne pas être « servus », esclave, c’est encore ne pas dépendre d’un « dominus », d’un maître de maisonnée, d’un patron, au sens latin du terme. La liberté est donc bien, comme le répètent les lecteurs « néo-romains » de Machiavel, la « non-domination ». À ce stade, cependant, demeurent de nombreuses ambiguïtés : le maître n’est-il pas libre puisqu’il n’est lui-même soumis à aucune domination ? Il faudrait donc admettre finalement que la liberté peut être à la fois la non-domination (par un autre) et la domination (d’un autre). L’analyse des conditions politiques précises de la liberté permet de sortir de cette difficulté. Ce qu’on va voir à l’instant. La question que nous posons ici n’est cependant pas purement terminologique ou sophistique. L’idée que la liberté des hommes libres s’accompagne de l’esclavage des hommes « nés pour être esclaves » est à la fois très ancienne (Aristote la trouve naturelle) et assez moderne : les analyses de Domenico Losurdo montrent avec une grande érudition et une argumentation solide comment le libéralisme moderne s’est dressé d’autant plus violemment contre la domination politique monarchique qu’il était le fait d’une classe de possédants qui réclamaient pour eux-mêmes un droit de domination sans partage sur les classes inférieures, que ce soit à l’intérieur de chaque pays ou dans le partage du monde colonial.
Le conflit nécessaire à la liberté
C’est ici qu’interviennent l’originalité et le caractère proprement « scandaleux » de la pensée de Machiavel : alors que la discorde est considérée par tous les auteurs de la tradition comme le mal absolu contre lequel il faut prémunir la cité – et on l’a encore vu avec ce manifeste de l’humanisme civique qu’est la fresque du « bon gouvernement » à Sienne – Machiavel soutient que c’est précisément l’antagonisme entre « les grands » (le Sénat) et le « peuple » qui a « rendu la République romaine puissante et libre ». Ni avant, ni après Machiavel, on ne soutiendra pareille position, du moins jusqu’à Marx et à l’anarchisme.
Je soutiens à ceux qui condamnent les querelles du Sénat et du peuple qu’ils condamnent ce qui fut le principe de la liberté et qu’ils sont beaucoup plus frappés des cris et du bruits qu’elles occasionnent sur la place publique que des bons effets qu’elles produisaient. (D,I,IV, 390)
Ce conflit de classe non seulement produit des bons effets – ce que l’on pourrait admettre en invoquant quelque ruse de la raison – mais surtout il est « le principe de la liberté ». C’est si peu discutable pour Machiavel qu’un rapide rappel de l’histoire suffit pour convaincre les moins convaincus. Les moralistes et tous ceux qui jugent des affaires politiques d’après leurs idées préconçues refuseront de toutes leurs forces la thèse machiavélienne. Mais il n’est pas nécessaire d’user d’arguments sophistiques. L’expérience tranche et a valeur générale :
Dans toute république, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté naissent de leur opposition. (ibid.)
Toute l’histoire romaine, de la chute des Tarquins jusqu’aux Gracques, l’atteste : le coût des troubles est faible (peu de sang versé, quelques citoyens exilés) et les avantages immenses puisque ces troubles ont produit des « règlements à l’avantage de la liberté » et sans jamais porter préjudice au « bien public » (D,I,IV, 301). Les « bonnes lois sont le fruit de ces agitations », dit-il encore (390), ce que ne semblent pas comprendre ceux qui « les condamnent si inconsidérément ». À ceux qui ne voudraient pas entendre « les cris d’un peuple effréné », Machiavel répond en se moquant de ceux qu’effraie la populace parcourant les rues.
Je dis que chaque État libre doit fournir au peuple un débouché normal à son ambition et surtout les républiques, qui, dans les occasions importantes n’ont de force que par ce même peuple. Or tel était le débouché à Rome : quand celui-ci voulait obtenir une loi, il se portait à quelques-unes de ces extrémités dont nous venons de parler, ou il refusait de s’enrôler pour aller à la guerre, de telle sorte que le Sénat était obligé de le satisfaire. (D,I,IV, 391)
Les tumultes populaires, on le sait, ont été à l’origine de l’instauration des tribuns de la plèbe et, ne serait-ce que pour cette raison, il faudrait s’en féliciter. Or si ces mouvements produisent de bons effets, c’est que la cause elle-même est louable ! Il est donc clair que « les soulèvements d’un peuple libre sont rarement pernicieux pour sa liberté. »
La supériorité de Rome découle précisément de cette vitalité que lui insufflent les conflits. Ainsi Sparte a eu, certes, une bonne constitution, fort stable, mais d’une part cela ne fut possible qu’en raison d’une population très limitée et en imposant aux citoyens un nivellement drastique. Autrement dit, il existe des alternatives à la manière romaine d’instituer une république, mais celles-ci entraînent une moindre population et une moindre liberté. Encore une fois, un simple calcul coûts/avantages suffit pour trancher : le coût des manifestations populaires est faible comparé à la force qu’a eue la république romaine.
Le peuple, gardien de la liberté
Cette exaltation du caractère créateur du conflit a une présupposition : le peuple est le meilleur gardien possible pour la liberté. C’est là un thème qui court dans tous les Discorsi mais qu’on peut aussi retrouver dans d’autres œuvres.
Là encore, Machiavel ne nous demande pas d’accepter des présuppositions fortes, et encore moins quelque mystique du peuple comme ne manqueront pas d’en inventer les théoriciens plus contemporains de la république – qu’on songe ici au romantisme de Michelet. Il suffit de considérer, comme toujours, le calcul des avantages. Partons de l’opposition entre les grands et le peuple. Cette opposition s’exprime dans deux attitudes radicalement opposées à l’égard de la liberté :
Sans doute à ne considérer que le caractère de ces deux ordres de citoyens, on est obligé de convenir qu’il y a, dans le premier, un grand désir de dominer ; et dans le second seulement de ne pas être dominé, par conséquent, plus de volonté de vivre libre. (D,I,v, 392)
Comprenons bien ce qui est en cause. Premièrement, il ne s’agit pas de savoir si telle classe sociale est plus ou moins favorable à la liberté en raison de sa « nature ». En réalité, c’est tout simplement autour de ce rapport à la domination que se constituent les deux grands « ordres de citoyens » dont parle Machiavel. Être « grand », c’est seulement consacrer ses forces et son intelligence à la volonté de dominer et être « peuple » c’est se fixer seulement l’objectif de vivre libre et de n’être pas dominé. Deuxièmement, Machiavel oppose ici comme propre à chaque ordre, et finalement de manière exclusive les deux attitudes : le désir de domination et le désir de liberté s’excluent mutuellement ou du moins sont en conflit et en combat permanent. On peut admettre que dans le peuple, il existe certains individus qui espèrent, par la liberté, pouvoir commander. Mais c’est toujours une petite minorité, ceux qui peuvent raisonnablement espérer avoir accès aux postes de commandement. Pour la grande masse, la liberté s’identifie à la sûreté ou la sécurité.
La liberté ne s’oppose pas à la loi. C’est au contraire la loi, qui en liant le pouvoir souverain, garantit le sûreté des citoyens et donc leur liberté. Si la sûreté consiste à pouvoir vivre en paix, elle est d’abord le fait de ne pas craindre le pouvoir politique. Notons, ici encore, la différence importante avec ce qui sera la conception hobbesienne du pouvoir souverain.
1) Le prince ou le pouvoir d’État chez Machiavel ne peuvent que difficilement être qualifiés de souverains. Ils sont souverains seulement en ce qu’ils ne dépendent pas d’une puissance étrangère. Mais ils sont liés aux lois de la cité : la république est le gouvernement des lois.
2) Chez Hobbes, liberté et loi s’opposent. Il n’y a de liberté qu’en dehors de ce qui est du ressort de la loi. Au contraire chez Machiavel, la liberté n’existe réellement que par l’existence des lois qui garantissent la sûreté des citoyens, y compris contre l’autorité politique.
3) Pour les mêmes raisons, il faut, chez Hobbes renoncer à une part de sa liberté pour vivre en sûreté alors que pour Machiavel la sûreté et la liberté sont tellement liées qu’on pourrait pratiquement les confondre.
À qui maintenant faut-il confier la garde de la liberté ? La réponse est très simple : à ceux dont l’intérêt majeur réside dans la liberté !
Le peuple préposé à la garde de la liberté, moins en état de l’usurper que les grands, doit en avoir nécessairement plus de soin, et, ne pouvant s’en emparer, doit se borner à empêcher que d’autres s’en emparent. (ibid.)
La discussion que mène Machiavel pour défendre sa position contre les tenants des républiques aristocratiques – c’est-à-dire les républiques telles Sparte ou Venise qui confient aux nobles la défense de la liberté – est du plus grand intérêt puisqu’on la retrouvera tout au long des temps modernes.
De la même manière, les libéraux modernes soutiennent que le peuple est toujours conduit à abuser de la liberté et à la transformer en tyrannie, à la fois par ses exigences égalitaires et par l’aspiration à l’ordre qui naît nécessairement de la multiplication des désordres et des violations des droits individuels qui en découlent.
À ces arguments, il n’est pas de réponse dogmatique à faire : « on ne saurait peser exactement toutes ces raisons sans tomber dans une indécision embarrassante », reconnaît Machiavel, qui sait combien le parti populaire (les démocrates) a contribué à ruiner la république romaine. Rappelons également que l’analyse du « tumulte des ciompi » dans les Histoires florentines est très critique vis-à-vis de cette irruption des couches les plus misérables du peuple.
La réponse de Machiavel consiste à changer de terrain. Les « grands » sont surtout occupés à conserver ce qu’ils ont alors que le peuple qui a peu est surtout occupé à obtenir ce qu’il n’a pas. Des rapports politiques, on est ramené sur le terrain de positions matérielles, économiques, sociales, autant que politiques. Si on donne le plus grand pouvoir à ceux qui sont intéressés à conserver ce qu’ils ont, alors on aura une république aristocratique conservatrice, alors que si on donne le pouvoir au peuple on aura une république portée à la conquête. Et là, Machiavel nous pose, à nous, citoyens du xxie siècle, pétris de droits de l’homme et de fortes convictions démocratiques, une question redoutable : le goût de la conquête, l’expansion illimitée de la puissance des États, l’impérialisme moderne, ne sont-ils pas, comme ce fut le cas de « l’impérialisme » romain, le complément naturel, quoique inaperçu, de l’irruption politique du peuple avec les grandes révolutions des xviie (Angleterre, Pays-Bas) et xviiie siècles (Amérique du Nord, France). Nous aimerions penser que la proclamation solennelle des droits et libertés d’une part, la soumission du monde entier à la rapacité des grandes puissances européennes d’autre part, sont deux phénomènes entièrement indépendants, liés uniquement par la contingence historique. Mais Machiavel dit explicitement le contraire : si le peuple est libre et puisque le conflit avec les « grands » est inévitable, alors la guerre de conquête est la bonne solution pour maintenir et la liberté et la vitalité de la république ! De fait, la liberté politique moderne est d’abord le fait de grandes nations conquérantes qui conçoivent les conquêtes non pas seulement comme un moyen de s’enrichir et d’augmenter la puissance des puissants mais aussi comme un moyen de règlement de la question sociale en transformant la plèbe des métropoles riches en colons des pays soumis.
Il reste que le peuple peut facilement errer. Il se trompe rarement dans les choses particulières, par exemple, la désignation des magistrats, mais plus fréquemment dans les questions générales (cf. D, I, xlvii). En outre, il est assez facile de l’égarer en lui proposant de brillantes aventures. Donc le peuple a besoin d’être instruit – d’où l’importance, encore une fois du législateur, celui qui inculque ce qui est bien et ce qui est mal.
Obstacles à l’établissement de la liberté
Comme, chez Machiavel, la liberté n’est pas une propriété naturelle de l’homme, mais une propriété politique, tous les peuples ne sont pas également aptes à la liberté. Les peuples doivent être habitués à la liberté pour en pouvoir jouir. Un peuple accoutumé à obéir est peu apte à la liberté :
Incapable de discerner ce qui lèse sa liberté et ses moyens de défense, ne connaissant point les princes, n’étant point connu d’eux, il retombe bientôt sous un joug souvent plus pesant et plus rude que celui qu’il avait secoué peu de temps auparavant ; (D,I, xvi, 423)
C’est encore pire quand le peuple est corrompu. Ce qui était le cas du peuple romain corrompu par la faction de Marius.
César qui en était le chef, parvint à aveugler cette multitude au point qu’elle ne vit pas le joug que d’elle-même elle s’imposait. (D,I, xvii, 427)
Le peuple corrompu n’est pas asservi par une puissance étrangère, il s’asservit lui-même, comme par une sorte de « servitude volontaire ». On peut, cependant, se demander si ce n’est pas le destin de tous les peuples, car la corruption, chez Machiavel, n’apparaît pas comme quelque chose d’accidentel qu’on pourrait vraiment éviter :
En effet, il n’y a ni lois, ni Constitution qui puisse mettre un frein à la corruption universelle ; (D,I, xviii, 429)
C’est que respect des lois dépend de la pureté des mœurs.
Il y a un deuxième obstacle à l’établissement d’un régime de liberté, c’est que la jouissance de la liberté n’est en quelque sorte que négative à la différence de la jouissance des richesses ou des privilèges qui se distribuent dans des États corrompus.
La politique est donc un art subtil qui doit composer avec les mouvements complexes de l’esprit humain. Il faut à la fois savoir adapter toujours l’action à la conjoncture précise du moment et, en même temps, éviter les ruptures. Ainsi quand une Constitution est caduque et qu’elle doit être changée, il faut que ce changement soit le plus imperceptible qu’il est possible. « afin que le peuple s’aperçoive à peine du changement » (D,I, xxv, 440)
Garder les noms, les rites, les formes extérieures de l’organisation politique pour en changer radicalement le contenu : voilà la règle de l’action politique efficace. Évidemment, nos gouvernements modernes procèdent à l’inverse, appliquant le précepte du prince Salina dans le roman de Lampedusa : tout changer pour que tout reste comme avant !
Égalité et liberté
Entre la liberté et l’égalité des conditions, et de celle-ci à l’austérité des mœurs, il y a un lien étroit que souligne Machiavel. Tous les citoyens doivent être appelés à contribuer aux dépenses publiques en proportion de leurs moyens. Les républiques qui subsistent libres sont les « ennemies irréconciliables des seigneurs », c’est-à-dire « tous ceux qui vivent sans rien faire du produit de leurs possessions, et qui ne s’adonnent ni à l’agriculture ni à aucun autre métier ou profession. » (D, I, lv, 497). Il ajoute :
De tels hommes sont dangereux dans toute république et dans tout État.
Il ne s’agit évidemment pas d’une égalité des fortunes et des revenus mais d’une égalité des statuts : seuls méritent le nom de citoyens, ceux qui vivent de leur activité et non se comportent en parasites. Les individus les plus dangereux pour la liberté des citoyens sont ces seigneurs qui possèdent des châteaux et des hommes d’armes à eux. Machiavel, farouche opposant au régime féodal, établit une sorte de loi, à partir de l’exemple italien. Là où existe un système hiérarchique féodal, aucune république ne peut s’établir. En Toscane, au contraire, où il existe très peu de châteaux, trois républiques (Sienne, Florence et Lucques) ont pu coexister.
Cette généralisation, qui relie les conditions générales des structures sociales à la forme politique républicaine, suffirait, s’il en était besoin, à montrer que Machiavel n’est pas le penseur nostalgique des communes libres en voie de disparition, mais bien au contraire celui qui annonce une transformation radicale dont les conditions sont en train de se réunir.
La liberté du peuple contre la « populace »
La liberté n’est pas la licence qui n’est que le revers de la servitude.
Les cités qui se gouvernent sous le nom de républiques, surtout lorsqu’elles sont mal constituées, varient souvent leurs institutions et leurs frontières, mais ce n’est pas, comme bien des gens le croient, la liberté qui les conduit à la servitude, c’est la licence. Car ni les pourvoyeurs de la licence — les popolani — ni ceux de la servitude — les magnats — ne se réclament d’autre chose que du nom de liberté ; ce qu’ils veulent tous également, c’est d’éviter d’obéir, tant aux lois qu’aux hommes. (HF, IV,i,1119)
Comparant les vertus des princes et celles des peuples, en vue de soutenir la supériorité du principe républicain, Machiavel distingue le peuple de la populace. Un peuple sans loi peut être aussi méchant qu’un prince ! Mais en général, soutient Machiavel, le peuple est plus constant et plus prudent que les princes. Son jugement est plus sûr et il est plus perspicace quand il s’agit de choisir les magistrats.
La stabilité de la République
La question centrale, depuis Platon finalement, est celle de la stabilité de l’ordre politique. L’ordonnancement juste de la cité (commandent ceux qui sont aptes à commander) est censé garantir la paix intérieure de la cité platonicienne. Chez Aristote, la justice dans toutes ses dimensions a cette fonction, mais cette justice générale, celle de la loi, ne peut se suffire : il faut des citoyens vertueux, c’est-à-dire éduqués par l’habitude d’obéir aux lois et entre ces citoyens doit exister une forme de philia, c’est-à-dire d’amitié. Rousseau invoquera l’amour de la patrie qui est l’amour des autres citoyens. La question de la paix et de la concorde est au centre de l’humanisme civique. Mais poser le problème en ces termes, cela demande d’une manière ou d’une autre, quelque chose qui s’apparente une réforme morale : il faut transformer moralement les individus si on veut que la république puisse durer. L’idéal politique d’Aristote, comme celui de Cicéron d’ailleurs, unit en en tout indissoluble l’éthique et la vie publique, la vertu morale et la vertu politique. Or cette manière de voir est radicalement étrangère à l’esprit de Machiavel.
Rivalités et conflits politiques
Chez Machiavel, le réalisme invite d’abord à considérer que la suppression de rivalités entre les citoyens est une chimère. Bien au contraire ces rivalités peuvent être bonnes pour la stabilité de l’ensemble.
Passion du bien public contre passions particulières, voilà le dilemme. Mais il est impossible de chasser les passions. Il faut seulement trouver les moyens constitutionnels de donner à la première l’espace pour qu’elle se manifeste et réprimer férocement les secondes.
Organiser les passions humaines
Une république doit donc organiser les passions. En effet, « les hommes ne font le bien que forcément », c'est-à-dire sous la contrainte. Seules les lois les font « gens de bien », soutient encore Machiavel. Évidemment, il existe des hommes bons et vertueux, mais la supposition que les hommes sont méchants est la meilleure si on veut déterminer avec sûreté le moyen d’établir une République stable.
Une fois ceci admis, on peut doit agir en donnant forme à cette matière historique que sont les passions, et dès lors, loin d’être nuisibles à l’État, elle deviennent ce qui lui permet d’exister. L’intelligence des institutions romaines est non de juguler les passions mais de les canaliser d’une manière propre à renforcer la puissance commune. De toutes façons, pour Machiavel, il est impossible de gouverner en faisant seulement appel à la raison des citoyens : « la nécessité dirige souvent vers un but où la raison était loin de conduire. » (D. I, vi, 398)
Machiavel en vient ainsi à faire l’apologie d’une de ces institutions romaines qui nous semblerait aujourd’hui des plus contestable, celle de l’accusation publique. Cette institution illustre comment les passions, judicieusement utilisées, peuvent contribuer au bien public. Tout d’abord l’accusation est une menace placée en permanence au-dessus de la tête de ceux qui seraient tentés d’enfreindre la loi ou de conspirer contre la liberté. Elle est donc l’un des moyens d’inspirer de la crainte. La crainte est une passion – liée à l’imagination d’un avenir triste et cette passion est un des ressorts traditionnels de tout pouvoir politique.
Mais il y a plus curieux : Machiavel crédite l’accusation de ce qu’elle permet la manifestation de « ces humeurs qui, de toute façon, se développent dans les cités contre un citoyen ou un autre. » (D,I, vii, 399) L’explication en est simple : les « humeurs », c’est-à-dire les mauvaises humeurs de haine, de ressentiment, sont naturelles, c'est-à-dire qu’il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement de les supprimer. Cela découle du fait qu’on doit considérer que les hommes sont méchants, c'est-à-dire « ingrats, changeants, dissimulés, ennemis du danger, avides de gagner » (P., xvii, 339). Dès lors il est préférable de trouver un moyen régulier par lequel ces humeurs peuvent trouver à s’exhaler, faute de quoi ils s’exhaleront par des moyens dangereux pour l’ordre public. Il faut donc considérer l’organisation du pouvoir politique comme un système de régulation des humeurs, un peu à la manière la médecine hippocratique. Bien que Machiavel n’en parle pas à cette occasion, on aurait pu aussi évoquer l’institution de l’ostracisme qui permettait aux Athéniens de mettre en accusation et d’exclure de la cité pour une période déterminée celui des citoyens dont la puissance et la richesse paraissaient menacer l’égalité démocratique.
Cette institution n’est pas sans danger. La méchanceté des hommes peut se transformer en injustice.
Que dans ces occasions un individu soit lésé, qu’on commette même à son égard une injustice, l’État n’éprouve que peu ou point de désordre. En effet, cette injustice n’est le fait ni d’une violence privée ni d’une intervention étrangère, deux causes puissantes de la ruine de la liberté, mais uniquement de la force publique et des lois, contenues dans des bornes qu’elles ne dépassent pas au point de renverser la république. (D,I, vii, 400)
Cette injustice est évidemment un mal, mais c’est un moindre mal puisqu’il reste dans les bornes de lois qui garantissent la liberté. L’alternative réelle n’est pas entre la justice et l’injustice, mais entre une justice imparfaite, susceptible d’errer, mais une justice publique et, d’autre part, la tyrannie, soit celle qu’imposent les factions, soit celle qu’imposent les puissances étrangères. Par opposition à cette sage institution romaine, Florence, qui n’en disposait point, a été régulièrement secouée par des crises violentes.
De cette nécessité de disposer de lois qui fournissent à « l’universalité des moyens d’exhaler la fureur qu’elle conçoit contre un citoyen », l’histoire donne de nombreux exemples. On peut même estimer que tous les rites sacrificiels ont cette fonction : mettre un terme la fureur et à la rage de tuer qui se répand dans la société (voir à ce sujet les travaux de René Girard, notamment La violence et le sacré). L’historien américain Herbert Lottman étudiant « l’épuration » qui suivit la libération de la France en 1945 rapporte un exemple intéressant : Raymond Aubrac consentit à l’exécution d’un des chefs de la milice à la suite d’un procès excessivement sommaire afin d’éviter le lynchage de cinquante collaborateurs déjà sous les verrous[3]. Autrement dit, le grand résistant accepte que le droit soit malmené en vue d’éviter une plus grande injustice. En faisant exécuter ce chef de la milice, il permet l’exhalaison des fureurs populaires dans un sens qui reste compatible avec l’ordre public, dans le contexte d’une situation d’effondrement de l’État.
Une république n’est donc pas, ou pas seulement, le fruit de l’accord entre des êtres raisonnables ou à tout le moins capables d’un calcul rationnel utilitaire. Elle exige aussi une mise en scène des passions les plus destructrices, un canalisation de la haine dont la force est mise au service de la stabilité de l’État. C’est là une vérité fort déplaisante que notre époque cherche à dissimuler dernière les apparats de la « communication » et l’idéologie des « droits de l’homme ». Une dissimulation que nous payons cher : car l’idéologie des droits de l’homme peut être aussi meurtrière, aussi cruelle et peut-être même plus que l’austérité brutale des mœurs romaines.
Le gouvernement
Machiavel, comme tous les penseurs politiques, se pose la question de l’organisation précise du gouvernement. Il semble d’abord reprendre à son compte la tripartition classique : Principauté (gouvernement d’un seul), Optimates (gouvernement du petit nombre), gouvernement populaire (le gouvernement du grand nombre). À ces trois formes, il faut ajouter leurs formes dégénérées : le pouvoir du Prince se mue en tyrannie, « le gouvernement des meilleurs dégénère en oppression de quelques-uns » et la liberté du peuple dans le gouvernement populaire devient licence. Ainsi le choix de l’une des ces formes de gouvernement entraînera promptement sa dégénérescence, son remplacement par une autre forme qui dégénérera à son tour, jusqu’à ce qu’un cycle complet ait été achevé.
Le modèle du gouvernement mixte
Machiavel esquisse une sorte de schéma historique : au commencement, les hommes vivaient comme des bêtes, dispersés, mais s’accroissant en nombre le besoin de sécurité les fit se choisir un chef auquel ils promirent d’obéir. C’est là le premier pas à partir duquel sont instaurées les règles de la vie civile résumées dans la justice. Mais les qualités des pères passent rarement aux fils et les héritiers du premier chef vont devenir des tyrans. La révolte contre le tyran est conduite par les meilleurs institue un gouvernement collégial aristocratique qui ne tarde pas à dégénérer en oligarchie. Le peuple se révoltant contre cette dernière institue le gouvernement populaire. Mais à la génération suivante, il se transforme le plus souvent en licence, un état où « chaque individu ne consultant que ses passions, il se commettait chaque jour mille injustices ». Ce qui généralement conduit à la restauration du pouvoir d’un seul qui recommence un nouveau cycle.
Évidemment, ce cycle des gouvernements n’est pas sans rappeler Platon, à ceci près que le gouvernement d’un seul apparaît d’abord comme une forme primitive de gouvernement, reposant sur l’inexpérience du peuple alors que le gouvernement populaire vient à la fin d’une longue expérience politique de lutte pour la liberté et la justice. Loin du thomisme, mais fidèle à l’esprit de l’humanisme civique, Machiavel n’accorde donc aucun privilège particulier au gouvernement monarchique, et, en tout cas, pas celui de pouvoir arrêter le cycle des passages d’un type de gouvernement en un autre. Mais quoi qu’il en soit, les bons gouvernements durent trop peu et les mauvais préparent la décadence de la cité et son asservissement à une puissance étrangère. C’est au fond un résumé de l’histoire d’Athènes, à laquelle Machiavel oppose Sparte dont les lois de Lycurgue ont garanti une très longue stabilité, quoiqu’il prête une longévité à cette constitution (huit siècles !) fort exagérée. Cette constitution est le modèle du gouvernement mixte, comportant un élément princier, un élément aristocratique et un élément populaire.
La force du principe électif
La faiblesse majeure des monarchies tient au principe de succession. Un État peut survivre à un prince faible mais rarement à deux princes faibles consécutifs. Or la succession des générations ne permet pas de s’assurer de la virtù des princes. Au contraire, le principe électif permet de discerner les hommes les plus vertueux. « L’universalité » – c’est-à-dire l’ensemble des citoyens – permet de déterminer qui sont véritablement les « ottimati », les plus aptes à gouverner.
Tous les citoyens ne peuvent pas gouverner – il faut pour cela des qualités qui ne se trouvent que dans le petit nombre. Mais, reprenant ainsi un tradition qui remonte à Aristote, Machiavel fait du suffrage du grand nombre le meilleur moyen de déterminer qui composera le petit nombre des meilleurs. Sous cet angle, il n’y a donc pas de contradiction entre le principe aristocratique et le principe populaire, puisque le premier procède finalement du second.
C’est encore le principe électif qui permet de comprendre les vertus de la dictature, cette institution typique de la république romaine dont nous pouvons trouver des traces fort nombreuses dans l’histoire républicaine moderne. Machiavel distingue cette dictature, une sorte de royauté temporaire, créée par la loi qui n’abolit par les institutions populaires du pouvoir que s’arrogent quelques citoyens dans les périodes de décadence de l’esprit républicain. Entre la dictature républicaine et la dictature de Sylla ou de César, il n’y a de commun que le nom : le dictateur à l’ancienne manière ne peut, en effet, prendre trop d’ascendant sur l’État, car sa mission est limitée, encadrée institutionnellement et le dernier mot revient toujours au suffrage libre. Ce n’est donc pas l’institution de la dictature qui met en danger la république, mais bien plutôt l’absence d’une institution de ce genre permettant de faire face aux situations exceptionnelles. En effet, si on ne dispose pas de moyens constitutionnels dans ces situations, nécessité fait loi et l’on doit violer la constitution pour sauver l’État.
Même les cas où le principe électif semble avoir conduit à la perte de la liberté en confirment la validité. Si les décemvirs nommés par le peuple sont devenus des tyrans, c’est précisément parce que le peuple leur confié une trop grande autorité pendant trop longtemps.
La Constitution doit s’adapter à l’état du peuple
Nous avons vu plus haut les comparaisons que fait Machiavel entre médecine et politique. On peut considérer la constitution comme le régime qu’il faut prescrire au patient. On ne peut pas avoir le même régime pour un homme bien portant et pour un homme malade. Une bonne constitution peut se trouver inadaptée parce que les mœurs du peuple ont changé. C’est ce qui est arrivé aux Romains, dont les mœurs ont été altérées en raison même des succès qu’ils ont rencontrés dans leur lutte pour l’expansion de leur pouvoir. C’est à ce processus de corruption, pratiquement inévitable et universel, que le penseur politique doit faire face. Il ne peut pas se contenter – sauf à retomber dans les rêveries moralistes et philosophiques – de penser la cité pour temps sereins. C’est à la crise qu’est confrontée Machiavel, que nous sommes confrontés. Comment un peuple corrompu peut-il rester libre ?
C’est qu’en effet les institutions de la liberté qui sont de bonnes institutions quand le peuple n’est pas corrompu se transforment en leur contraire.
La délibération démocratique directe qui exprime au plus haut degré la vie civique à Athènes comme à Rome devient ainsi un moyen de domination. On pourrait sans peine trouver dans le monde contemporain des processus analogues par lesquels des institutions démocratiques deviennent les instruments de domination de l’oligarchie (« les riches seuls et les puissants »).
Dans ces conditions, il est presque impossible de sauver la liberté. C’est pourquoi, une république corrompue tendra toujours plus ou moins à l’état monarchique, plutôt que vers l’état populaire. Seul un pouvoir fort, concentré en un seul homme pourrait imposer des lois qui permettent au « malade » de guérir.
Si on admet cette thèse, on voit bien qu’il n’y a pas contradiction entre le Prince, portrait-robot de l’homme qui pourrait sauver l’Italie, et le républicanisme des Discorsi. C’est du reste une tradition républicaine bien établie : quand la république est malade, il serait anti-républicain de la laisser mourir au nom de la pureté des principes républicains. S’il faut un traitement de choc pour la sauver, le républicain vertueux non seulement y consentira mais encore oeuvrera pour en accélérer l’ouvrage. Ainsi la première république française avait-elle adopté une constitution inapplicable dans les circonstances tragiques de l’époque, si bien qu’elle fut obligée, alors qu’elle était une constitution populaire, de céder la place à un gouvernement presque absolu du petit nombre (le comité de salut public) et même de son chef, Robespierre. Comment distinguer ce « monarchisme » pour la bonne cause du « césarisme », cette usurpation de la République, violemment condamnée par Machiavel et par tous les républicains après lui ? La réponse à cette question est loin d’être simple.
Contre l’empire
Les monarchies peuvent être de bons commencements de la république. Machiavel estime même, conformément à une toute une tradition, que pour établir une république et lui donner sa constitution, il faut un homme seul. Les disputes au sein d’une assemblée interdirait qu’on réussisse à se mettre d’accord. Ici que peuvent encore se nouer Le Prince et les Discorsi. Pour sauver la « povera Italia » ruinée par les guerres intestines et les invasions étrangères, il faut un Prince qui ait la fortune et la virtù nécessaires. Mais le Prince n’accomplit véritablement sa mission que s’il fonde un régime durable et celui-ci ne peut être que républicain. Romulus a été roi, mais les institutions qu’il avait donnée à Rome étaient républicaines. Inversement, ceux qui renversent la république au profit d’un pouvoir personnel tyrannique méritent l’opprobre générale. Dans les Discorsi, Machiavel établit une coupure nette entre la république romaine et l’Empire qui suit César. Loin de la monarchie universelle de Dante, il voit dans l’Empire le résultat d’une usurpation dépourvue de toute légitimité.
Tous les empereurs ne sont pas mauvais. Mais seuls échappent à l’infamie ceux qui ont su respecter, même sous une forme méconnaissable, les institutions de la république : attachement au prérogatives du sénat, austérité des mœurs, assentiment du peuple. Et si l’élection (par le principe de l’adoption) a permis d’avoir des empereurs sages, pratiquement tous les héritiers furent de mauvais empereurs. Machiavel ajoute : « l’empire tomba en ruine au moment où il revint régulièrement à des héritiers. Autrement dit, la monarchie n’est pas un bon régime – même s’il peut y avoir de bons monarques – et la monarchie héréditaire conduit la nation à la ruine.
Machiavel, en ce chapitre x, dresse de l’empire romain après Marc-Aurèle un tableau apocalyptique. Ce n’est évidemment pas par hasard. À la différence de Dante qui en appelle à l’empire « romain germanique » contre le pouvoir du pape, Machiavel refuse la politique impériale sous quelque forme que ce soit. La liberté des citoyens ne peut pas être garantie par un empereur. La liberté des citoyens suppose une république libre, et donc une république qui ne serait pas soumise à une tutelle étrangère, fût-elle bienveillante.
Machiavel considère également que la tutelle de l’Église a été une calamité pour l’Italie. Ni le Pape, ni l’Empereur, ni les Guelfes, ni les Gibelins : Machiavel affirme avec force les principes d’une république souveraine.
Conclusion
Machiavel n’est pas le penseur du machiavélisme, ni le théoricien de la raison d’État. C’est un réaliste, un adversaire de la pensée utopique, non parce qu’il réduirait les ambitions de la politique mais au contraire parce qu’il n’a cessé de lutter pour une conception de la liberté républicaine qui reste pour nous un idéal.
[1] Federico Chabod voit dans Montefeltro une de ces figures à partir desquelles Machiavel composa l’idée du « prince nouveau ». Federigo da Montefeltro « renard et loup en même temps » dont la « figure vive nous été laissée par Piero della Francesca – ce visage large à la mâchoire prononcée à la manière de celle d’un chien et au regard vitreux, impassible ». (F. Chabod, 1993, p.62
[2] Rousseau, Contrat social, OC, III, p.409
[3] Cité par Jean-Pierre Dupuy in Libéralisme et justice sociale, Hachette Pluriel, 1992