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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Séminaire Freud. De Freud à Freud en passant par Spinoza

Septième séance - 3 juin 2016

 

5ème leçon : Nature et signification des névroses. La fuite hors de la réalité. Le refuge dans la maladie. La régression. Relations entre les phénomènes pathologiques et diverses manifestations de la vie normale. L’art. Le transfert. La sublimation.

« La découverte ... de la vie sexuelle. » (p.59-60).

Freud commence par rappeler que les névroses ont une origine sexuelle infantile. Plus précisément, elles sont dues au refoulement des pulsions sexuelles, pulsions qui elles-mêmes émergent avec l’existence de l’individu. Les pulsions relèvent du corps et ne dépendent absolument pas de la volonté de l’individu, ni de sa conscience. Pour rappel : elles parviennent au psychisme sous la forme de représentations, représentations que l’on appelle désirs. En effet, le désir suppose la conscience, ou en tout cas la faculté de se représenter, consciemment ou inconsciemment, l’objet du désir. Les névroses apparaissent alors lorsque ces désirs ne peuvent être satisfaits, ou n'ont pu être satisfaits. Freud évoque deux raisons qui font que les désirs peuvent ne pas être pas satisfaits : soit parce que nous n’en avons pas les moyens ou la capacité, ou encore l’opportunité : par exemple un désir qui ne rencontre pas le désir de l’autre, soit parce qu’ils sont socialement réprouvés (exemple : l’inceste) et ne peuvent donc trouver satisfaction. En fait, les névrosés sont malades du refoulement. Ne pouvant trouver d'issue satisfaisante à leurs désirs, ils tombent malades. Freud dit même « qu’ils se réfugient dans la maladie. » (p.59), comme s’ils pouvaient trouver une solution satisfaisante dans la maladie, comme une sorte de protection, voire d’écoute bienveillante qui leur permettrait de trouver quand même une solution pour les satisfaire. La réalité, c’est-à-dire la vie sociale, ne leur offre pas les moyens de cette satisfaction, donc les désirs vont tenter de trouver une solution de substitution, mais cette solution, et même cette satisfaction, est imaginaire, ou pour le moins indirecte. Cela signifie aussi que les pulsions n'ont pas renoncé à leur satisfaction, mais qu'elles ont pris des chemins détournés, que l'on appelle les symptômes, qui sont des satisfactions de remplacement, des substituts, c'est-à-dire des compromis qui conviennent à la fois à l'Inconscient (libido = principe de plaisir) et à la conscience (Moi = principe de réalité). Cela peut tout à fait convenir à l’individu, tant que sa vie réelle n’est pas empêchée, tant qu’il peut mener une vie « normale » avec les autres. Cela devient problématique lorsque les symptômes deviennent véritablement morbides. Freud insiste sur l’idée que les symptômes névrotiques sont tous d’origine érotique, amoureuse, et la vie amoureuse de l’individu peut même parfois être réduite à ces symptômes névrotiques (on peut penser par exemple au fétichisme). Comme tels, ils ne peuvent pas toujours s’exprimer clairement, d’où le risque de la maladie, c’est-à-dire de quelque chose qui va mal, en tout cas quelque chose qui ne va pas bien. Par ailleurs, lorsque le psychanalyste rencontre la résistance du malade à la guérison, ce n'est pas une résistance uniquement consciente, par laquelle le Moi refuse de laisser advenir à la conscience des désirs qu’il désavoue. En effet, les pulsions elles-mêmes résistent. Par le biais des symptômes, elles ont réussi à obtenir une satisfaction de substitution, dérivée et imaginaire, à laquelle elles ne veulent pas renoncer. Cependant, refouler, c'est rendre inconscient, mais c'est aussi se condamner au retour inéluctable du refoulé. La crainte de ce retour peut être la source de l'angoisse. Cette dernière apparaît quand la libido ne trouve pas de débouché. Elle représente la projection à l'extérieur (sous forme par exemple de peur de prendre le train, peur de la foule ...) du danger représenté par la libido inemployée, qui menace l'existence du Moi, car elle risque à tout instant de faire "sauter" le verrou de la censure. Les symptômes vont alors avoir pour fonction de masquer l'angoisse par la réalisation illusoire des désirs de la libido. Ils vont éviter l'apparition de l'état anxieux. Le Moi, en déclenchant le signal d’angoisse (=symptômes) cherche à éviter d'être débordé par le surgissement de cette angoisse, qui définit la situation traumatique dans laquelle le Moi est sans recours. Aussi, si la maladie est pénible, par les conséquences qu'elle provoque (phobies, actes compulsionnels, etc...), l'existence du malade le serait encore plus sans cette maladie, puisque les pulsions ne trouveraient pas de voies de satisfaction et provoqueraient alors des tensions, chez l'individu, bien plus terribles. Freud rapporte ces symptômes à des satisfactions qui trouvent leur origine dans des comportements sexuels de type infantile. Ainsi, la névrose aurait deux origines. Soit, des événements de la vie sexuelle infantile ont provoqué un traumatisme suffisant pour stopper l'évolution normale de la libido et ont provoqué une fixation (on peut se demander par exemple l’effet des images pornographiques sur les enfants), ce qui déclencherait plus tard une névrose. Soit, l'origine de la névrose se trouve dans des conflits postérieurs à l'enfance, mais qui provoquerait une « régression » à une situation infantile. Des hommes sont parfois incapables de passer à « l’acte » en ne pouvant pas pénétrer une femme et en restent au stade de l’onanisme (il paraît que c’était le cas de Salvador Dali …). Ainsi, ceux dont les désirs ont rencontré des obstacles, reviennent à des satisfactions de type infantile (auto­érotisme, stades oral et anal, retour à la situation œdipienne). La névrose serait ainsi la conséquence de conflits infantiles non résolus et représenterait un échec du refoulement. Il nous faut insister sur ce point : ce n’est pas le refoulement en lui-même qui provoque la névrose (grandir c’est refouler, renoncer au désir impossible), mais c’est son inaccomplissement, ou accomplissement insatisfaisant. C'est pourquoi, les symptômes névrotiques sont en général des comportements absurdes, dont la signification est cachée (gestes compulsionnels, phobies). Ils ne peuvent effectivement exprimer les désirs tels quels, à cause de la censure présente dans notre psychisme. Ils ont cependant un sens à décrypter et qui relève le plus souvent d'événements de la vie infantile.

Ainsi, la névrose représente un refus de la réalité, un refus de s'adapter à ses contraintes. Elle est donc une façon de s’en accommoder en niant ses obstacles, mais sans en prendre conscience. En effet, nous vivons une situation qui est d'abord faite du désir des autres (1er désir = envers la mère). Or, certains aspects de cette situation sont insupportables pour notre Moi, en fonction des interdits de la société, d'abord de nos parents, puis de notre Surmoi. Cette affectivité, que nous refoulons, est la manière dont nous vivons les zones de désirs que nous n'avons pas la force de regarder en face. Cette affectivité refoulée crée donc des charges émotionnelles qui, lorsqu'elles provoquent de l'angoisse, s'exprime dans les névroses, lesquelles empêchant le surgissement de celle-là. Ainsi surgit un conflit entre le Moi et le Ça, conflit qui provoque la névrose.

Trois erreurs sont à éviter pour comprendre ce que veut dire Freud :

1) il ne s’agit pas pour lui d’adapter l’individu à la société, de le « réajuster », il n’entre pas du tout dans une démarche de normalisation. Au contraire, il trouve que la socialisation, essentielle et inévitable pour la survie de l’espèce, représente un coût très élevé pour l’individu.

2) La névrose est le fruit d’une frustration, mais cela ne veut pas dire que celui qui ne souffre pas, ou n’a souffert d’aucune frustration, est sain. J’ai envie de dire que c’est même le contraire : l’éducation, l’humanisation, c’est l’apprentissage de la frustration. La solution n’est donc pas dans la totale désinhibition (voir Denis lorsqu’il nous parlera de Marcuse).

3) Par ailleurs, si la névrose a pour origine une frustration sexuelle, cela ne veut pas dire pour autant qu’une « bonne » activité sexuelle (d’abord que serait une « bonne » activité sexuelle?) permettrait d’éviter la névrose. La névrose n’est pas le résultat d’une privation sexuelle, mais plutôt d’une sexualité impossible (voir mère comme 1er objet d’amour ou le complexe d’œdipe).

« Plus on approfondit... productions surnormales de compensation. » (p.60-61).

De toute cette analyse, Freud tire la conséquence suivante : l’apparition de la névrose n’est pas indépendante du reste de notre psychisme. Elle n’est pas comme un abcès dû à une bactérie, abcès qui serait localisé, circonscrit à un endroit précis du corps, qui ne serait pas issu du corps lui-même mais dont un élément extérieur aurait contaminé une petite partie, indépendamment de son fonctionnement et qui nécessiterait un antibiotique ciblé (donc un élément extérieur) pour le guérir. Tout le processus est alors extérieur. Au contraire, la névrose en quelque sorte fait partie intégrante du psychisme, elle représente même un chaînon de sa constitution, au même titre par exemple que les valeurs morales que nous élaborons au fur et à mesure du développement de notre être. C’est le sujet qui s’affecte (s’infecte ?) lui-même. L’élément probant pour Freud est que, même sans nous sentir « malades », nous devons bien tous reconnaître que effectivement « la réalité nous satisfait peu », elle est même extrêmement frustrante, même si nous faisons semblant de nous en satisfaire. Au fond, un simple examen sincère de quelques minutes, à propos de l’existence que nous menons, nous révèle que nous renonçons à beaucoup de nos désirs, ambitions, souhaits, … C’est pourquoi, Freud affirme que nous avons tous un univers intérieur, pas nécessairement conscient, dans lequel nous « compensons » cette réalité si peu satisfaisante. Cet univers est « fantaisiste », car totalement imaginaire. Qui n’a pas refait une conversation décevante, voire humiliante, après-coup, dans sa tête, en se donnant un meilleur rôle et en trouvant des répliques plus percutantes ? Chez certains d’entre nous, cela tourne parfois à une rumination de plusieurs jours. Notre psychisme n’accepte qu’en apparence les frustrations, il fait « bonne figure », mais en lui-même il rebat les cartes, redistribue la donne, bien évidemment toujours à son avantage. Cela signifie donc que tous, certes sans pour autant manifester des symptômes importants, nous souffrons du refoulement. Cela signifie clairement que devenir humain, réaliser le processus d’humanisation qui consiste à devenir un sujet conscient, libre et autonome, inclut dans son processus le phénomène du refoulement. Même plus, celui qui ne refoule pas, ou trop peu, ne réalise pas complètement cette humanisation. Ce qui pouvait apparaître dans un premier temps comme une faiblesse, un dysfonctionnement, une inadaptation devient une étape essentielle de notre accès à la culture. Dans le même temps, pour éviter la névrose importante, il faut trouver une issue aux désirs. Pour rappel, les désirs refoulés ne disparaissent, mais continuent à nous animer tout au long de notre vie et cherchent toujours à s’exprimer, car « à vrai dire, nous ne savons renoncer à rien, nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre ; ce qui paraît être renoncement n’est en réalité que formation substitutive. » Introduction à la psychanalyse. On l’a vu, ils peuvent trouver un exutoire dans les rêves et les actes manqués, dans les névroses par leur transformation en symptômes (rêves et névroses sont pour Freud des formes de régression correspondant à une volonté infantile de réaliser ces désirs), mais aussi dans ce que Freud appelle la sublimation. Cette dernière consiste à utiliser l’énergie des pulsions de vie, mais en les détournant vers des buts socialement valorisés : travail intellectuel, culture, actes de dévouement ... relèvent de la sublimation. Ainsi « l’homme énergique » est celui qui va être capable d’utiliser l’énergie des pulsions, si je puis dire, à son profit. Nous reviendrons plus loin sur cette notion de sublimation. Freud fait ensuite référence à une autre possibilité d’exprimer ces désirs. Cette possibilité est pour Freud une forme de sublimation (sublimer en chimie c’est atteindre une forme de quintessence, en littérature, c’est transposer, dépasser en quelque chose de pur), car c’est une expression noble des désirs refoulés, il s’agit de l’expression artistique. En effet, la création esthétique demande premièrement de l’énergie, mais elle est aussi l’expression d’un artiste. Freud pense que dans l’œuvre d’art s’expriment, de manière travestie, les désirs de celui-ci. Mais quand le spectateur ou l’auditeur la reçoit, il l’interprète aussi en fonction de ses propres désirs. Ainsi, l’œuvre d’art permet aux inconscients des hommes de communiquer, car les artistes sont capables d’exprimer ce que tous les hommes ressentent inconsciemment et c’est en partie pour cela que nous leur en sommes reconnaissants. Kant disait déjà que l’œuvre d’art n’apporte pas une connaissance, car elle ne relève pas du concept, mais elle donne à penser, elle donne lieu à un jugement réfléchissant (aux deux sens du terme : elle fait réfléchir et elle se réfléchit, comme une image dans un miroir). De même Kant a essayé d’expliquer ce « don artistique, psychologiquement si mystérieux ». En effet, il explique que le génie est un don inné (donc donné par la nature), par lequel la nature donne à l’art ses règles. Ainsi l’artiste n’obéit qu’aux règles qu’il se donne, mais règles qu’il ne connaît pas. C’est pourquoi le génie ne se transmet pas, ne s’apprend pas. Ceci est en effet très mystérieux. Freud a développé cette idée que l’œuvre d’art est expression de désirs refoulés notamment dans deux livres : Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci et Délire et rêves dans la Gradiva de W. Jensen. Mais l’art n’est pas la névrose. Celle-ci représente une formation asociale, dans laquelle l’individu souffre de l’irréalité de son mode de satisfaction, elle est un refuge. En revanche, l’art est certes comme un jeu, mais qui ne perd pas le sens du réel. Ainsi l’art représente un autre regard jeté sur le monde. En créant un monde nouveau, l’artiste se crée lui-même et révèle son univers intérieur, mais l’art est aussi le lieu de rencontre entre l’homme et le monde. L’artiste n’est pas fou, il n’est pas dépossédé de lui-même et ses œuvres ont du sens, car elles utilisent les symboles existants. L’artiste transpose la réalité, il nous la donne à voir d’une autre manière, sous un autre jour, il nous arrache au réel en lui opposant un autre monde qu’il refait. Cependant, très peu d’entre nous ont ce don, hélas … Aussi, quand l’énergie des pulsions ne trouve pas de voie d’expression satisfaisante, elles donnent lieu à des symptômes névrotiques, expression, incarnation de nos désirs inconscients. Freud nous dit qu’avant les frustrations, ou les hommes frustrés, trouvaient refuge dans les cloîtres où leur libido ne pouvait et ne devait pas s’exprimer. Cela dit, il n’est pas certain que d’une part elle ne s’exprimait pas, d’autre part cette libido refoulée devait donner lieu aussi à un certain nombre de symptômes névrotiques (psalmodies, prières à répétition, sévices auto-administrées …). De plus, la religion comme la névrose détourne du réel, elle est une illusion qui se donne pour vérité. Et surtout elle ne crée rien, elle n’est pas œuvre, elle peut même être au contraire destructrice. Mais nous reviendrons sur ce dernier point lorsque nous aborderons L’avenir d’une illusion.

Tout ceci nous amène à la conclusion suivante : la névrose n’est pas due à une configuration particulière du psychisme. Tous nous devons refouler et nous le faisons plus ou moins bien, cela dépendant aussi de la quantité de libido que nous avons à satisfaire. Tous nous sommes livrés à un combat interne que nous menons avec plus ou moins de succès, en fonction de notre histoire singulière, de nos rencontres ... Personne n’est à l’abri de la névrose, c’est une possibilité inscrite en chacun de nous. Aussi santé et névrose s’apparentent-elles, elles ne sont pas étrangères l’une à l’autre, mais représentent des possibilités égales dans chaque sujet, comme la vertu et le vice.

« Je dois encore ... les effets du « transfert ». » (p.61-63).

Nous sommes toujours dans l’explication des névroses, explication en particulier par la théorie sexuelle infantile. Aussi, pour asseoir de façon encore plus certaine sa théorie de la sexualité comme formant l'origine des névroses, Freud énonce un nouveau fait. Il s'agit du transfert. Ce dernier a un rôle essentiel dans la guérison de la névrose. En quoi consiste-t-il ? Il s'agit d'un report affectif que le malade opère sur le psychanalyste. Lors des séances de psychanalyse, le patient, à travers ses paroles, est amené à actualiser ses états émotionnels, ses désirs refoulés, dont par définition il ne se souvient pas. Il ne s’agit pas uniquement de s’en souvenir, mais de les revivre. Comme il ne peut les revivre directement sur ses objets de désir, puisque ces derniers remontent à la période de son enfance, il va les reporter sur le psychanalyste. Cela signifie qu’il va croire que ce dernier représente l’objet de son désir et il va reporter toute son affectivité sur lui. C’est pourquoi les séances peuvent parfois être un peu houleuses, car le patient à la fois se dévoile, mais en veut au psychanalyste de ce dévoilement, tout en sachant, même inconsciemment, qu’il s’agit là d’un passage obligé. Ainsi, le patient se trouve dans une situation qui à ses propres yeux est fortement chargée d’ambiguïté : il croit être amoureux de son psychanalyste, lui en veut d’être amoureux et de ne pas avoir de retour de sa part, d’où la manifestation d’une certaine agressivité. En effet, cette situation est relativement inconfortable : le patient se confie au psychanalyste, en se confiant il développe donc de la confiance, qu’il finit par prendre pour de l’amour qui ne peut être payé de retour ! Pourtant, ce passage par le transfert est nécessaire pour espérer pouvoir dépasser la névrose. Comme nous l’avons déjà dit, pour se mettre à distance des symptômes, le patient doit revivre les événements traumatiques, et il les revit en les transférant sur le psychanalyste. Mais en réalité, il ne s’agit que d’un « déplacement » des affects, le patient n’est pas amoureux de son psychanalyste, mais seulement croit l’être, puisque ce dernier va l’écouter, va s’intéresser à lui. Le psychanalyste va donc servir de médiateur, de catalyseur, c’est-à-dire de moyen terme qui rend possible l'expression des désirs inconscients et ignorés du malade. Celui-ci peut ainsi se libérer des représentations de ses pulsions en les exprimant. Cela suppose donc une sincérité totale de la part du malade. Au départ, celui-ci a tendance à résister, comme nous l'avons vu. Il affirme n'avoir rien à dire, ou trop, pour éviter de parler. Il peut également manifester une certaine hostilité, dans la mesure où il sait inconsciemment qu'il va devoir finalement faire face à lui-même. Puis, peu à peu, il va entreprendre comme une entreprise de séduction vis-à-vis du psychanalyste, pour que celui-ci s'intéresse à lui, non en tant que malade, mais en tant qu'individu. Nous sommes alors sur la voie de la guérison. Cependant, pour plaire, le malade va passer également par une phase de dénégation, il va taire certaines choses qui lui semblent gênantes. En « vivant » ce transfert, car c’est bien de cela dont il s’agit, et pas d’une simple narration, le patient se voit contraint en quelque sorte de reconnaître, ou de retrouver, ses désirs sexuels inconscients, car ils sont pris là sur le vif. Il faudra alors dépasser ce transfert pour aboutir à une véritable guérison. Pour cela, le psychanalyste devra mettre en évidence que ce transfert n'est en fait que la réédition de ce qui s'est déjà passé, et qu’il ne porte pas sur la personne du psychanalyste, qui n'est que ce catalyseur pour remémorer des transferts antérieurs, notamment liés à l'enfance. C'est pourquoi, Freud insiste sur l'idée que ce n'est pas la psychanalyse qui crée le transfert, mais qu'elle ne fait que le mettre en évidence, pour que la mise à distance soit ensuite possible. Ainsi, pour justifier cette dernière idée, il revient sur la méthode hypnotique. Si nous nous rappelons, l’hypnose a été employée au tout début de la psychanalyse par Breuer et par Freud lui-même. Toutefois, ce dernier a abandonné assez vite cette méthode d’investigation psychique, car au lieu d’aider à passer la résistance du malade, elle ne faisait que la renforcer dans la mesure où celui-ci n’était pas conscient de ce qu’il révélait, ne pouvait pas se l’approprier, ni le dépasser. Mais dans l’hypnose, il se passe le même phénomène de transfert. Le patient revit ses désirs inconscients comme s’il les actualisait du fait de la confiance suggérée par le psychanalyste. Plus généralement, nous dit Freud, dans toutes nos relations s’opère ce phénomène du transfert. On peut en trouver de nombreux exemples : l’élève qui, par inadvertance, appelle son professeur féminin « maman » (même en terminale, cela arrive encore …), ou lorsque l’on appelle quelqu’un par un autre prénom. Ces « erreurs » traduisent justement la portée affective de nos relations. Donc ce n’est pas la psychanalyse qui crée le transfert, celui-ci est inhérent à nos relations. Simplement, la psychanalyse s’en sert pour soigner les malades. Nous ne pouvons éviter ici d’évoquer les cas, souvent illustrés dans les films de Woody Allen, où le psychanalyste finit par avoir une véritable relation avec son patient. J’ai envie de dire qu’alors tout est raté : l’analyse et la relation. Le psychanalyste doit être capable de faire la part des choses, de reconnaître le transfert comme transfert et il doit opérer le dépassement de ce que l’on appelle le contre-transfert. Le contre-transfert représente l’ensemble des réactions affectives inconscientes du psychanalyste tant qu’elles n’ont pas été analysées vis-à-vis de son patient et qui sont pour lui la reviviscence, comme le transfert, d’affects infantiles que le thérapeute doit analyser. En quelque sorte, la psychanalyse serait un processus double : le psychanalyste faisant sa propre analyse à l’aune de l’analysant (le patient). Lorsque Anna O. est arrivée à la fin de sa cure, elle a ressenti de violentes douleurs abdominales. Breuer n’a pas su réagir, a pris peur et a abandonné sa patiente à un autre collègue. Freud a analysé ces douleurs d’Anna O. comme un fantasme d’accouchement d’un enfant de Breuer. Or, visiblement celui-ci n’était pas très au clair vis-à-vis de ses sentiments envers Anna O. et n’a pas dépassé son contre-transfert. Le film, et le livre, Et Nietzsche a pleuré, met très bien en évidence ce phénomène. On peut comprendre ici qu’avant d’analyser d’autres personnes, le psychanalyste soit obligé de procéder à sa propre analyse, afin d’être bien au clair et au fait de ses propres désirs inconscients.

« J'estime ... de la vie intellectuelle et morale. » (p. 63-64).

Freud continue sur les critiques qui peuvent être faites à la psychanalyse et en distingue deux d’ordre intellectuel. La première renvoie à l’idée que les faits relevant du psychisme sont spontanés et se refusent à l’analyse, d’autant plus qu’ils varient d’un sujet à l’autre. Freud ne s’attarde pas sur cette première critique, il en a déjà montré les limites plus haut. En effet, pour lui existe un déterminisme psychique qui permet d’expliquer l’enchaînement de ces faits psychiques et l’apparition des symptômes, lesquels ont un sens et n’apparaissent pas sans raison. Cette première critique est donc à rejeter. La seconde critique porte sur le fait qu’il est difficile de faire distinctement la part des choses entre normalité et pathologie en matière de psychisme et que d’une certaine façon la psychanalyse pourrait « faire pire que mieux » en réveillant les désirs inconscients qui, s’ils devenaient conscients, pourraient peut-être prendre le pas sur nos attitudes morales, élaborées de haute lutte (éducation, frustration, …). Ainsi, préfère-t-on parfois laisser la souffrance en l’état, plutôt que de prendre le risque d’en provoquer une plus grande encore. Certes, le phénomène du transfert nécessite du temps et a pour but de ranimer les conflits infantiles, ce qui ne se passe pas sans souffrance. Aussi, on peut préférer ne pas réactiver ces souvenirs douloureux. Pourtant, nous dit Freud, s'il y a effectivement souffrance, celle-ci peut être salutaire et représente une phase obligée dans la guérison. Prendre conscience de ses désirs inconscients peut être traumatisant, car dégradant. Mais ce passage obligé peut permettre, par la mise à distance qu'il suppose, de s'en libérer. Le névrosé, pour « supporter » la souffrance de ses désirs refoulés, va mettre en place une autre souffrance, en leur substituant des symptômes. Mais il n’en continuera pas moins de souffrir et d’être malheureux, peut-être plus et plus longtemps. Freud prend alors, pour faire une comparaison, l'image du chirurgien. Son intervention peut provoquer des souffrances secondaires, mais si elle permet la guérison d'une maladie, elle vaut certainement le coup. Ainsi, quand on se fait opérer de l'appendice, le réveil peut être douloureux, mais passager, tandis que la souffrance liée à l'inflammation de l'appendice a définitivement disparu. Il en est de même de la névrose. En guérir est sans doute douloureux, mais quel soulagement à long terme quand elle a disparu, elle et tous ses symptômes ! En effet, les actes symptomatiques sont souvent accomplis avec aversion, car le patient sait qu'ils sont profondément inutiles, mais il ne peut s'empêcher de les exécuter. Par ailleurs, l'exécution de ces symptômes nécessite une grande énergie, qui ne peut plus alors être employée pour mener une vie ordinaire, quotidienne. Il faut bien entendu que la psychanalyse soit « exercée selon toutes les règles de l’art. ». Cela signifie bien entendu qu’elle doit suivre les préconisations affirmées par Freud : libre association, écoute « neutre » du psychanalyste, contre-transfert de celui-ci dépassé, respect de la liberté du sujet, etc. Pour rappel, il ne s’agit pas de formater ou d’adapter les individus, mais de leur rendre leur autonomie en se libérant d’eux-mêmes.

Freud insiste ensuite sur une autre idée. Le fait de libérer l'Inconscient ne risque-t-il pas de permettre aux pulsions de s’exprimer sans plus aucune retenue ? Non, nous dit Freud. Les désirs parvenus à la conscience sont bien plus maîtrisables que lorsqu'ils demeurent dans l’Inconscient, où nous n'avons aucune prise sur eux. La vie avec les autres, notre éducation, nous permettent de les canaliser et de les orienter vers des buts plus acceptables, mais pour cela, il faut d’abord les faire accéder à notre conscience. En ce sens la psychanalyse joue un rôle hautement moral, contrairement à ce que tous ses détracteurs ont pu dire d’elle. Comment expliquer ce rôle moral ? La morale, nous a enseigné Kant, relève d’une obligation c’est-à-dire de notre volonté propre de nous conformer à ce qui est bien. Cette obligation, puisqu’elle vient de nous, suppose la volonté mais aussi la liberté. Pour que la morale soit possible, elle doit relever d’un sujet libre : il ne viendrait à l’idée de personne de condamner moralement le lion qui attaque la biche, car il n’est justement pas libre mais conduit par son instinct. Aussi, la morale n’est possible que parce que nous sommes libres et que nous sommes capables d’obéir à une loi dictée par notre propre raison, c’est exactement ce que l’on appelle l’autonomie (du grec auto : à soi-même et nomos : loi). Or, c’est bien à l’autonomie du sujet, capable de décider par lui-même et d’assumer sa liberté que veut mener la psychanalyse. Ceci nous amène doucement à la conclusion de ce livre.

« Voyons maintenant... acquisitions de l'esprit humain. » (p.64-65).

En approfondissant ce que Freud appelle la pathogenèse des névroses (=apparition de la maladie), on s'aperçoit que tous les hommes sont sujets au refoulement, mais qu'ils ne manifestent pas nécessairement des névroses. En effet, les représentations des pulsions peuvent trouver d'autres voies de satisfaction. Comme nous pouvons le constater, et le rappeler, il ne s’agit pas d’éliminer les pulsions et leurs représentants : cela est impossible. Il s’agit, pour éviter la névrose et la fixation de la libido à un stade infantile, de « libérer » ces désirs ou d’orienter leur énergie vers d’autres objets. Supprimer les désirs inconscients, c’est supprimer l’énergie vitale, c’est supprimer la vie. Comme le disait déjà Spinoza, l’homme qui ne désire plus est un homme mort. Le désir est l’énergie (le conatus) qui nous pousse à exister. Donc comment orienter cette énergie, à quoi l’utiliser ? Comment rendre les désirs refoulés inoffensifs ?

Freud explique qu’en premier lieu, et c’est le cas le plus simple, le sujet peut « reconnaître » ses désirs, peut décider de les assumer ou les dépasser parce qu’il les a compris. Et comme ils remontent à une période de l’enfance, ils peuvent ne plus être d’actualité. Ils peuvent donc être supprimés grâce à la réflexion. Mais pour s’en rendre compte, il faut bien qu’ils accèdent à la conscience. En second lieu, certains désirs peuvent être ramenés « à la fonction normale qui eût été la leur, si le développement de l’individu n’avait pas été perturbé. ». Par exemple, les désirs amoureux infantiles doivent être reconnus et intégrés afin que l’énergie psychique n’en soit pas perdue aux dépens de l’individu et de sa capacité à investir d’autres activités et objets. Ainsi, reconnaître un désir incestueux, c’est l’intégrer, c’est comprendre qu’il correspond à la demande d’amour que ressent tout enfant vis-à-vis de ses parents. C’est alors pouvoir renoncer à ce premier désir et tourner son désir vers l’autre, reconnu lui aussi dans son désir. C’est pouvoir instaurer une relation amoureuse adulte.

En troisième lieu, Freud évoque la sublimation, que nous avons rapidement évoquée plus haut. Celle-ci permet à l'individu d'exprimer ses pulsions (ou ses désirs) de façon licite, c’est-à-dire permise par la société. Pour Freud, c’est peut-être même le meilleur moyen d’utiliser cette énergie des pulsions sexuelles, qui sont alors capables de réalisations éloignées des actions imposées par les buts originaires, qui sont ceux du Ça et qui cherchent une satisfaction immédiate. Plus précisément, en quoi consiste la sublimation ? En fait, il s'agit du travail du Moi qui agit contre les intentions d’Éros et qui tend à désexualiser la libido en en sublimant l'énergie, c’est-à-dire en l'élevant. On a bien ici une notion de valeur, et même de valeur morale. L’énergie sublimée, c’est-à-dire déviée mais élevée, permet une forme de réalisation de soi dans laquelle le sujet est heureux de se reconnaître, car il y est valorisé : il fait des choses qu’il peut reconnaître, mais qui sont aussi reconnues par les autres comme étant bonnes, ou justes, ou vraies, ou belles … Ainsi, la sublimation remplace la recherche du plaisir, que procure l'acte sexuel, par une quête plus idéalisée, qui s’opère par un détournement du but sexuel vers des buts idéaux ou socialement valorisés, et qui donne donc lieu à des réalisations dans le domaine social, culturel ou artistique. On est bien alors obligé de constater que l'énergie sublimée est alors la source du travail intellectuel et de l'art, ce qui évidemment a beaucoup dérangé à l’époque de Freud et dérange encore beaucoup aujourd’hui. En effet, cela a pour conséquence de reconnaître que les buts les plus élevés de l'humanité dérivent de buts sexuels sublimés. Ainsi, dans la sublimation, certaines pulsions sont « détournées de leurs buts sexuels et orientées vers des buts socialement supérieurs et qui n'ont plus rien de sexuel. » Introduction à la psychanalyse. Ce qui suppose une connaissance de ces buts socialement valorisés et une mise en place du Surmoi. La sublimation n'est donc possible qu'à partir d'une certaine maturité.

Cela a pour conséquence aussi que l'origine de la « pulsion du savoir » est sexuelle : celui qui a envie de connaître et de comprendre est en réalité animé par sa libido. De la même façon, celui qui crée trouve son énergie dans ces mêmes pulsions. Une figure assez emblématique, qui conjugue à la fois désir de savoir et désir de créer, est celle de Léonard de Vinci. Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, Freud a étudié plus précisément cette personnalité dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, dans lequel il met en évidence l'homosexualité passive de celui-ci à partir de l’analyse de l’un de ses tableaux : la Sainte Anne. Freud part d’un rêve de Léonard de Vinci, que celui-ci raconte alors qu’il est en train d’étudier le vol du vautour. Le voici : « Il semble qu'il m'était déjà assigné auparavant de m'intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l'esprit comme tout premier souvenir qu'étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu'à moi, m'a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue. ». A partir de ce rêve, Freud va élaborer une interprétation du tableau réalisé par Léonard de Vinci et voir dans celui-ci ce fameux vautour (qui correspond dans l’écriture hiéroglyphique à la mère) dans les plis de la robe de Marie, et la queue du vautour dans la bouche de l’enfant Jésus (je fais passer l’image du tableau). Il y a eu une controverse à propos de cette interprétation, due à une mauvaise traduction des carnets de Léonard de Vinci, et plutôt que d’un vautour, il se serait agi d’un milan, mais peu importe ici. Revenons à l’interprétation de Freud. Selon ce dernier, une des explications de l’homosexualité masculine est due à l’impossibilité de renoncer à la mère. Et donc, pour éviter de « tromper » celle-ci avec d’autres femmes, le sujet préfère avoir des relations avec des hommes. Or, dans ce tableau où l’on voit à la fois Anne et Marie, la figure de la femme et de la mère, qui est même ici redoublée (Anne, mère de Marie et Marie mère de Jésus) fait dire à Freud que Léonard de Vinci était un homosexuel inhibé. De fait, on ne lui connaît aucune relation féminine et on sait qu’il s’entourait de jeunes apprentis, mais sans pouvoir affirmer qu’il avait des relations sexuelles avec eux. Bref, cela pour donner une illustration de la théorie freudienne de la sublimation. Léonard était à la fois un grand artiste et un grand inventeur, ce qui signifie sans doute qu’il disposait d’une grande énergie ! …

Il est à préciser que la sublimation, pour Freud, ne représente pas un concept moral, mais un concept économique qui met en évidence toujours ce même phénomène de substitution (les symptômes dans les névroses). Toutefois, dans la sublimation, le sujet peut connaître également des plaisirs intenses : la pulsion sexuelle «met à la disposition du travail culturel une quantité extraordinaire de forces et cela, sans doute, par suite de la propriété particulièrement prononcée qui est sienne de déplacer son but sans perdre essentiellement en intensité. On appelle capacité de sublimation cette capacité d’échanger le but qui est à l’origine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel mais qui est psychiquement parent avec le premier. » La vie sexuelle. La sublimation ne provoque pas une frustration sexuelle, et inversement ce n’est pas la frustration sexuelle qui entraîne la sublimation. Les deux sont concomitantes en énergie, si je puis dire.

La sublimation et le refoulement ont la même fonction : éviter de subir l'assaut des pulsions sexuelles, mais ont des conséquences différentes sur l'individu. Le refoulement, quand il est partiellement réussi ou raté, provoque la névrose, la sublimation un épanouissement intellectuel et le développement de la civilisation. Mais, parfois, on rencontre les deux au sein d'un même individu, c’est le cas notamment parfois chez les artistes, dont nous connaissons tous des exemples.

Ainsi, la cure psychanalytique peut permettre de prendre conscience de ce refoulement. Soit les désirs devenus conscients sont dépassés, soit ils sont assumés, soit ils sont sublimés, c’est-à-dire utilisés à des productions plus enrichissantes.

« Voici enfin ... sa ration d'avoine. » (p.65-66).

Nous l'avons vu, c'est la vie avec les autres qui nous contraint à refouler nos pulsions. C'est parce que nous vivons avec les autres que nous ne pouvons pas nous soumettre uniquement au principe de plaisir, qui est parfaitement égoïste. Aussi, la civilisation, ou la culture, repose sur la sublimation des pulsions, et donc dans une certaine mesure à leur renoncement. En effet, l'agressivité représente l'entrave la plus redoutable pour la survie d'une civilisation. Aussi, d'abord par l'éducation, puis par l'instauration du Surmoi, l'individu s’auto-surveille. Cependant, si son Surmoi est trop important, il provoque un sentiment de culpabilité, qui à son tour entraîne la névrose. C'est pourquoi, les interdits de la société, s’ils doivent exister, ne doivent pas être excessifs, et doivent permettre l'expression, certes amoindrie, des pulsions sexuelles. Il s'agit pour « la civilisation (de) tout mettre en œuvre pour limiter l'agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l'aide de réactions psychiques d'ordre éthique. » Malaise dans la civilisation. Cependant, il ne s'agit pas de prescrire des règles impossibles à tenir, mais de trouver un équilibre entre les revendications de l'individu et les exigences culturelles de la collectivité.

Pour cela, il ne suffit pas d'instaurer un ordre moral rigide, niant l'activité sexuelle des hommes. Il s'agit plutôt de développer la morale, c'est-à-dire tout simplement le respect de l'autre. Lorsque les interdits sont trop durs, on n'a qu'une envie, c'est de les contourner. Il s'agit d'une critique à peine voilée des religions monothéistes. Ce qui explique sans doute aussi le rejet de la psychanalyse.

L’exemple du cheval de Schilda est suffisamment clair et édifiant pour que nous n’ayons pas besoin de nous attarder dessus. Si ce n’est à souligner qu’à trop refouler et à trop nier le corps, en quelque sorte on empêche la sublimation et donc la civilisation. N’est-ce pas ce que nous sommes bien obligés de constater avec le retour des fanatismes et des intégrismes ? Au nom d’une soi-disant morale des corps, on développe des névroses absolument mortifères.

A son époque, et parfois encore aujourd'hui, Freud a beaucoup scandalisé et on lui a reproché d’attribuer l'essentiel de nos conduites aux tendances sexuelles (=libido) et ainsi de nous priver de toute moralité. Or, justement Freud n'a pas affirmé que la morale était impossible. Au contraire, pour lui, elle représente une sublimation nécessaire, lui-même était très moral. Mais il a montré que la sublimation morale était une illusion bienfaisante, mais dont seulement une minorité d'êtres humains est capable. Ainsi, ce n'est pas parce que nous ne maîtrisons pas entièrement notre psychisme que nous devons rejeter la raison. En effet, si la raison n'est pas un bien inné, c’est à nous de la conquérir constamment sur les ténèbres qui la menacent. L'intérêt d'être des êtres incomplets et de le savoir, permet à ceux qui se savent coupés d'eux-mêmes de parvenir à mieux se connaître et à se méfier des préjugés, des passions, des émotions et des motifs intéressés. C'est ce que l'on appelle la lucidité. Enfin, c'est par la prise de conscience et la connaissance de ce que nous sommes réellement, que la sublimation peut être issue d'un choix libre, puisque conscient.


Traité Théologico-politique de Spinoza: extraits de la préface

 Premier extrait:  [5] De la cause que je viens d’assigner à la superstition, il suit clairement que tous les hommes y sont sujets de nature (et ce n’est pas, quoi qu’en disent d’autres, parce que tous les mortels ont une certaine idée confuse de la divinité). On voit en outre qu’elle doit être extrêmement diverse et inconstante, comme sont diverses et inconstantes les illusions qui flattent l’âme humaine et les folies où elle se laisse entraîner ; qu’enfin l’espoir, la haine, la colère et la fraude peuvent seuls en assurer le maintien, attendu qu’elle ne tire pas son origine de la Raison, mais de la Passion seule et de la plus agissante de toutes. Autant par suite les hommes se laissent facilement prendre par tout genre de superstition, autant il est difficile de faire qu’ils persistent dans la même ; bien plus, le vulgaire demeurant toujours également misérable, il ne peut jamais trouver d’apaisement, et cela seul lui plaît qui est nouveau et ne l’a pas encore trompé ; c’est cette inconstance qui a été cause de beaucoup de troubles et de guerres atroces ; car, cela est évident par ce qui précède, et Quinte-Curce en a fait très justement la remarque (liv. IV, chap. X) nul moyen de gouverner la multitude n’est plus efficace que la superstition. Par où il arrive qu’on l’induit aisément, sous couleur de religion, tantôt à adorer les rois comme des dieux, tantôt à les exécrer et à les détester comme un fléau commun du genre humain.

[6] Pour éviter ce mal, on s’est appliqué avec le plus grand soin à entourer la religion, vraie ou fausse, d’un culte et d’un appareil propre à lui donner dans l’opinion plus de poids qu’à tout autre mobile et à en faire pour toutes les âmes l’objet du plus scrupuleux et plus constant respect. Ces mesures n’ont eu nulle part plus d’effet que chez les Turcs où la discussion même passe pour sacrilège et où tant de préjugés pèsent sur le jugement que la droite Raison n’a plus de place dans l’âme et que le doute même est rendu impossible.

[7] Mais si le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur est de tromper les hommes et de colorer du nom de religion la crainte qui doit les maîtriser, afin qu’ils combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut, et croient non pas honteux, mais honorable au plus haut point de répandre leur sang et leur vie pour satisfaire la vanité d’un seul homme, on ne peut, en revanche, rien concevoir ni tenter de plus fâcheux dans une libre république, puisqu’il est entièrement contraire à la liberté commune que le libre jugement propre soit asservi aux préjugés ou subisse aucune contrainte. Quant aux séditions excitées sous couleur de religion, elles naissent uniquement de ce que des lois sont établies concernant les objets de spéculation et de ce que les opinions sont tenues pour coupables et condamnées comme si elles étaient des crimes ; leurs défenseurs et partisans sont immolés non au salut de l’État, mais à la haine et à la cruauté de leurs adversaires. Si tel était le droit public que seuls les actes pussent être poursuivis, les paroles n’étant jamais punies, de semblables séditions ne pourraient se parer d’une apparence de droit, et les controverses ne se tourneraient pas en séditions.
Deuxième extrait:  [9] J’ai vu maintes fois avec étonnement des hommes fiers de professer la religion chrétienne, c’est-à-dire l’amour, la joie, la paix, la continence et la bonne foi envers tous, se combattre avec une incroyable ardeur malveillante et se donner des marques de la haine la plus âpre, si bien qu’à ces sentiments plus qu’aux précédents leur foi se faisait connaître. Voilà longtemps déjà, les choses en sont venues au point qu’il est presque impossible de savoir ce qu’est un homme : Chrétien, Turc, Juif ou Idolâtre, sinon à sa tenue extérieure et à son vêtement, ou à ce qu’il fréquente telle ou telle Église ou enfin à ce qu’il est attaché à telle ou telle opinion et jure sur la parole de tel ou tel maître. Pour le reste leur vie à tous est la même.

Cherchant donc la cause de ce mal, je n’ai pas hésité à reconnaître que l’origine en était que les charges d’administrateur d’une Église tenues pour des dignités, les fonctions de ministre du culte devenues des prébendes, la religion a consisté pour le vulgaire à rendre aux pasteurs les plus grands honneurs. Dès que cet abus a commencé dans l’Église en effet, un appétit sans mesure d’exercer les fonctions sacerdotales a pénétré dans le cœur des plus méchants, l’amour de propager la foi en Dieu a fait place à une ambition et à une avidité sordides, le Temple même a dégénéré en un théâtre où l’on entendit non des Docteurs, mais des Orateurs d’Église dont aucun n’avait le désir d’instruire le peuple, mais celui de le ravir d’admiration, de reprendre publiquement les dissidents, de n’enseigner que des choses nouvelles, inaccoutumées, propres à frapper le vulgaire d’étonnement. De là en vérité ont dû naître de grandes luttes, de l’envie et une haine que les années écoulées furent impuissantes à apaiser.

Il n’y a donc pas à s’étonner si rien n’est demeuré de la Religion même, sauf le culte extérieur, plus semblable à une adulation qu’à une adoration de Dieu par le vulgaire, et si la foi ne consiste plus qu’en crédulité et préjugés. Et quels préjugés ? Des préjugés qui réduisent des hommes raisonnables à l’état de bêtes brutes, puisqu’ils empêchent tout libre usage du jugement, toute distinction du vrai et du faux, et semblent inventés tout exprès pour éteindre toute la lumière de l’entendement. La piété, grand Dieu ! et la religion consistent en absurdes mystères, et c’est à leur complet mépris de la raison, à leur dédain, à leur aversion de l’entendement dont ils disent la nature corrompue, que, par la pire injustice, on reconnaît les détenteurs de la lumière divine. Certes, s’ils possédaient seulement une étincelle de la lumière divine, ils ne seraient pas si orgueilleux dans leur déraison, mais apprendraient à honorer Dieu de plus sage façon et, comme aujourd’hui par la haine, l’emporteraient sur les autres par l’amour ; ils ne poursuivraient pas d’une si âpre hostilité ceux qui ne partagent pas leurs opinions, mais plutôt auraient pitié d’eux - si du moins c’est pour le salut d’autrui et non pour leur propre fortune qu’ils ont peur. En outre, s’ils avaient quelque lumière divine, cela se connaîtrait à leur doctrine. J’avoue que leur admiration des mystères de l’Écriture est sans bornes, mais je ne vois pas qu’ils aient jamais exposé aucune doctrine en dehors des spéculations aristotéliciennes et platoniciennes ; et, pour ne point paraître des païens, ils y ont accommodé l’Écriture. Il ne leur a pas suffi de déraisonner avec les Grecs, ils ont voulu faire déraisonner les Prophètes avec eux. Ce qui prouve bien clairement qu’ils n’ont pas vu, fût-ce en rêve, la divinité de l’Écriture. Plus bas leur admiration les incline devant ses mystères, plus ils montrent qu’en eux la soumission à l’Écriture l’emporte sur la foi, et cela se voit encore à ce que la plupart posent en principe (pour l’entendre clairement et en deviner le vrai sens) que l’Écriture est partout vraie et divine, alors que ce devrait être la conclusion d’un examen sévère ne laissant subsister en elle aucune obscurité ; ce que son étude directe nous démontrerait bien mieux, sans le secours d’aucune fiction humaine, ils le posent d’abord comme règle d’interprétation.

Présentation de l'auteur et explication

Pourquoi évoquer Spinoza après Les cinq leçons sur la psychanalyse ? En fait, on peut avancer plusieurs raisons. Tout d’abord, il s’agit ici de montrer l’actualité de Spinoza, de mettre en évidence le fait que la philosophie est éternelle car elle nous éclaire continuellement sur notre présent, même si parfois justement on aimerait qu’elle soit moins éternelle, ce qui serait le signe que nous progressons … Ensuite, il s’agit de remarquer que Spinoza aborde, de la même façon que Freud, l’explication de ce que nous sommes et de ce que nous faisons, c’est-à-dire que l’origine de nos actes et de nos pensées s’enracine dans les affects. Enfin, par Spinoza, nous irons de Freud à Freud pour une fois de plus faire le lien entre la philosophie et la psychanalyse et avec L’avenir d’une illusion.

En préparant cette séance, je me suis demandé si les textes de Spinoza étaient encore lisibles aujourd’hui, la réponse évidemment est oui. Ces textes sont-ils audibles à tous ? N’apparaissent-ils pas plus provocateurs aujourd’hui qu’à l’époque de leur publication ? Se poser la question est déjà l’indice d’une profonde régression, d’un retour en arrière fondamental, comme si aujourd’hui il n’était plus possible de tout dire. Il s’agit pourtant ici de rappeler des évidences, dont on a oublié qu’elles le sont : « nul suivant le droit de la Nature n’étant tenu de vivre selon la complexion d’autrui, chacun étant le défenseur de sa liberté propre. » TTP, préface &13

Biographie rapide

Spinoza est né en 1632 à Amsterdam de parents juifs d’origine portugaise. Il fait ses études dans une école religieuse juive célèbre, où il apprendra l’hébreu. Il se destinait à devenir rabbin. Il fréquente aussi les milieux intellectuels chrétiens apprend le latin, la physique, la géométrie. Il prend également connaissance de l’œuvre de Descartes.

Il se détache très vite de l’orthodoxie juive, met en doute les dogmes de la religion et il prendra ses distances avec la communauté juive, qu’il juge intolérante. En 1656 il est excommunié et contraint par les autorités de la ville à quitter Amsterdam. Il s’installe à La Haye où il vit de son métier de polisseur de lunettes.

Le Traité théologico-politique

Spinoza s’est toujours caractérisé par sa liberté de penser et son refus de l’intolérance, ce qui est l’objet ici du TTP. Il faut resituer cet ouvrage dans son contexte. En 1579 naissent les Provinces Unies, administrées par des régents désignés parmi la riche bourgeoisie. Elles prendront ce nom en 1588. Les Provinces Unies font alors figure de modèle en matière de liberté et de tolérance : protestantisme, catholicisme et judaïsme cohabitent. Cependant, en 1672, la Hollande fut envahie par les armées de Louis XIV et de l’Angleterre. Sous la crainte, la république hollandaise, tombera sous le joug de la monarchie. De fait, depuis 1660, deux partis s’opposaient en Hollande (Provinces Unies) : un parti pro-monarchique et protestant (les Orangistes -> Guillaume d’Orange) et celui des « régents », favorables à une direction politique libérale. Mais, en 1672, les Orangistes seront les vainqueurs. C’est pourquoi, dans son TTP, Spinoza, qui est favorable aux « régents », montrera qu’il faut interpréter les Ecritures, non comme un savoir dogmatique, mais comme une foi pratique en des impératifs de justice et de charité. Par ailleurs, Spinoza doit se défendre de l’accusation d’athéisme dont il fait l’objet. Mais cet ouvrage le fera traiter de « juif hérétique et de diable »

Dans le TTP, Spinoza va élaborer une théorie politique, indépendante des dogmes religieux. La politique est affaire de raison, mais surtout affaire des hommes, qui ne doit pas se résumer à une simple domination. C’est pourquoi, au terme du TTP, Spinoza pourra montrer que la liberté de penser est non seulement sans danger pour l’Etat, mais qu’au contraire elle en est la condition de stabilité.

Avant cela, dans la préface au TTP, Spinoza va examiner les raisons de la superstition, causes de notre soumission à des dogmes. Délivrés de ces superstitions, par leur explication, les hommes pourront se gouverner librement et dans la tolérance.

Préface TTP

La thèse que Spinoza va défendre dans cet ouvrage est : la liberté de penser est inoffensive pour la religion et la politique, au contraire même permet-elle de les asseoir plus solidement.

Dans cet ouvrage, Spinoza défend une position qui va totalement à l’encontre de l’opinion dominante qui affirme que la pensée est dangereuse, car subversive. Or, Spinoza en fait au contraire un allié de la religion et de l’Etat. Il est à noter que la religion pour Spinoza consiste en fait en une morale civique appuyée sur deux valeurs essentielles : la Justice et la Charité. Il ne s’agit pas pour lui de pratiquer des rites et de rendre un culte à un Dieu transcendant.

Mais pour cela, Spinoza va se livrer à la dénonciation de la superstition. Il commence par une affirmation : les hommes ne sont pas omniscients et sont incapables de prévoir sûrement l’avenir. De plus, ils sont soumis au hasard : ils ne dirigent pas tous les événements, loin s’en faut -> une explication : comme ils ne peuvent prévoir l’avenir, et qu’en plus ils sont animés d’importants désirs, qu’ils sont dans l’impossibilité de satisfaire facilement, les hommes, pour échapper à l’incertitude et à l’insatisfaction, mais aussi à l’angoisse, ont tendance à adhérer facilement, non pas à la réalité, mais à ce qu’ils ont envie de croire. Spinoza le redira : l’homme est un être de désir, c’est ce qui le caractérise, c’est son essence. Il s’agit du conatus : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » Ethique III. Mais par son imagination, connaissance du 1er genre, l’homme se fourvoie. En effet, cette connaissance est la moins certaine, car elle se base uniquement sur la perception et sur les passions, c’est-à-dire ce qui nous vient du corps et que nous subissons complètement dans la confusion, même si elle a un côté positif, qui est celui de rendre concrètes les idées de la raison. L’imagination est donc source d’illusion : elle nous fait croire que les choses sont comme elles nous affectent, nous fait confondre la réalité et l’effet de la réalité sur nous. Ainsi, la superstition est une conséquence de notre psychologie : nous préférons l’illusion qui nous réconforte, plutôt que la vérité qui peut nous rendre malheureux. Cela dit, ce n’est que reporter le problème et plus gravement : la désillusion est bien souvent plus douloureuse que la confrontation à la vérité. Cependant, cette dernière est bien plus exigeante, c’est pourquoi nous nous en détournons si facilement -> une conséquence : l’incertitude et l’angoisse prédisposent à croire n’importe quoi. Inversement, la certitude nous ferme à tout questionnement et nous enferme dans l’arrogance. Celui qui est sûr de lui, par définition, ne doute pas.

L’origine et la perpétuation de la superstition se trouvent dans la peur, dans l’angoisse. La superstition est une fausse religion, elle est même contraire à la véritable religion, qui suppose le respect de Dieu, si on y croit, et non son dévouement à nos désirs. Elle n’est qu’ignorance et en tant que telle, elle nous emprisonne dans l’illusion et peut nous soumettre à des pouvoirs tyranniques, qui se jouent de nos craintes et en profitent pour nous dominer.

1er extrait : nous sommes tous susceptibles d’être animés par la superstition : « De la cause … pas en séditions. »

De ce constat, Spinoza tire une généralité : la superstition est issue de la peur, or tous les hommes par leur nature peuvent être soumis à la peur, donc tous les hommes peuvent faire preuve de superstition. Ce que veut montrer ici Spinoza, c’est que le mouvement 1er, naturel, que nous avons pour nous protéger, est de nous illusionner. Cette réponse à la peur est la plus rapide et celle qui demande le moins de réflexion et de connaissance, elle ne nécessite que l’imagination (connaissance du 1er genre). Spinoza récuse l’idée que la superstition serait le fruit d’une religion mal comprise. En effet, il n’y a pas mécompréhension de la religion, mais mécompréhension de soi et du réel.

C’est pourquoi, Spinoza explique que la superstition, si elle est inhérente à l’être humain, elle est changeante, instable et est suscitée par la passion qu’est la peur. Dans la passion, on subit ce qui nous anime. Inversement, la raison est ce qui permet de comprendre et de connaître, et donc de nous donner une certaine stabilité, de mieux appréhender les événements de l’existence, car au lieu de nous aveugler, elle nous éclaire et nous permet de davantage dominer nos angoisses. Cependant, elle demande effort et patience, alors que nous sommes si souvent enclins à vouloir obtenir des réponses immédiates, cause de nos inquiétudes et de nos attitudes versatiles. Mais, comme naturellement nous tendons à la facilité, il est très difficile de ramener les hommes à la raison. De cette passion peuvent naître des atrocités comme les sacrifices, les phénomènes du bouc émissaire, etc.

Spinoza énonce ensuite une idée importante : comme les hommes sont malléables, influençables, et d’autant plus qu’ils vivent dans la crainte et l’incertitude, la superstition va permettre de les manipuler et de mettre en oeuvre de fausses croyances. Ainsi, grâce à l’inclination à croire ce qu’ils ont envie de croire, il suffira aux hommes de pouvoir de déguiser leurs intentions derrière de faux présages ou de fausses vérités, et ainsi d’obtenir l’adhésion des foules. Qui plus est, pour être davantage crédibles, ils entoureront ces fausses croyances d’atours pompeux et impressionnants, maintenant ainsi les hommes dans la crainte et mettant les décrets religieux au-dessus de toutes les décisions humaines.

La superstition est donc très dangereuse pour l’ordre politique, qu’elle rend instable et fragile, car elle est versatile et manipulable à loisir, selon les visées des hommes de pouvoir. De même, elle est dangereuse pour la véritable religion (Charité et Justice), puisqu’elle devient, par la superstition, idolâtrie.

Spinoza évoque l’Islam tel qu’il est répandu à son époque. Celui-ci est complètement dogmatique, refuse la discussion et veut s’imposer comme tel, comme croyance et comme soumission sans condition, au prix du renoncement à la raison. On ne peut s’empêcher de penser que les choses n’ont pas beaucoup changé …

Ainsi, en quelque sorte, dans une monarchie, c’est la religion qui gouverne. On peut donc ainsi, au nom de la religion, que l’on ne doit absolument pas mettre en question puisqu’elle est sacrée (Le Sacré représente une puissance surhumaine de vie ou de mort. Il affirme l’expérience de forces présentes dans le monde et qui nous dépassent. Il renvoie donc à une entité extérieure aux hommes et c’est pourquoi il requiert un acte de foi et doit être respecté.

Ainsi, la religion représente un ensemble d’actes rituels liés à la conception d’une sphère sacrée distincte du profane, actes destinés à mettre en relation l’âme humaine avec Dieu et le Sacré, cela permet de maintenir les gens sous domination en leur expliquant que c’est pour leur bien, pour leur « salut ». De même, on peut leur faire croire qu’il est de leur honneur d’aller donner leur vie pour leur roi. Or, dans une république, cela n’est pas possible, car il s’agit justement d’une « chose publique », il n’y a pas de monarque au-dessus. De plus, la liberté de penser et la tolérance religieuse y règnent. On peut donc réfléchir, on peut aussi accepter de donner sa vie pour la république, ce qui n’est pas la même chose que de la donner pour le roi, puisqu’il s’agit de soi. Dans une république libre, il ne doit pas y avoir manipulation.

Ainsi, si la religion n’était que superstition, elle serait inoffensive. Mais les pouvoirs politiques et religieux s’en servent pour manipuler et dominer le peuple. D’où la réflexion de Marx dans ses Manuscrits de 1844 : la religion « est l’opium du peuple ».

Les pouvoirs politiques et religieux, par leur manipulation et leur utilisation de la crainte des hommes, édictent des lois, qui n’ont rien à voir avec la religion. Et c’est au nom de ces lois, que les hommes s’entretuent. En effet, ceux qui s’autorisent à penser librement sont désignés du doigt, sont stigmatisés et doivent être supprimés, car ils dérangent. Ce n’est pas au nom de principes religieux qu’ils doivent être éliminés, mais pour des motifs politiques, dans la mesure où ils mettent en question le pouvoir. Spinoza lui-même a vécu cela. Il a été banni de la communauté juive, car il osait penser différemment. C’est donc la haine, souvent fille de la crainte, qui est à l’origine de ces révoltes, non une raison objective de danger. C’est pourquoi, ce qui devrait être condamnable ce sont les actes, non la liberté de penser qui autorise la discussion. Si la liberté de penser était effective, personne ne pourrait se réclamer des lois pour la réprimer.

2ème extrait : Présentation des raisons de la rédaction de cet ouvrage : « J’ai vu maintes fois … comme règle de son interprétation. »

Spinoza commence par souligner l’opposition entre les valeurs prônées par la religion et la pratique réelle de ceux qui s’en réclament : opposition entre ce qui est dit et ce qui est pratiqué : on prône la paix, mais on fait la guerre. On peut penser qu’ici Spinoza fait référence aux guerres de religion, qui ont opposé au XVIème siècle les catholiques espagnols aux Hollandais protestants, ainsi qu’au conflit qui opposait Remontrants et contre-remontrants à son époque (Remontrants = en 1610 disciples d’Arminius, qui ont fait une remontrance à l’Etat contre les thèses calvinistes = contre-remontrants = orangistes). De plus, ce constat justifie l’écriture du TTP.

Selon Spinoza, et il n’y va pas de main morte, ce qui distingue les croyances religieuses, c’est uniquement l’apparence extérieure, le lieu de culte et les références. Ce n’est donc qu’une religion « extérieure », superficielle, que de convention, peut-être même de hasard. Ainsi, ce n’est pas le comportement des hommes et leur obéissance à des valeurs, qui les distinguent les uns des autres, mais uniquement la « pratique » du culte, uniquement l’étiquette, non le fond.

La religion ne serait alors qu’un moyen d’obtenir du pouvoir et de la reconnaissance. Ce ne serait qu’une marque extérieure, hypocrite, sans aucune sincérité. La religion ne servirait qu’à jouer un rôle au sein de la société. Spinoza critique ici âprement le Clergé et ce que l’on appelle la religion révélée. Celle-ci se réclame de la révélation d’un message divin (cf : judaïsme, christianisme, islam).

Revenons quelques instants sur l’idée même de religion. La religion est apparue il y a plusieurs dizaines de milliers d’années, avec l’idée d’une survie au-delà de la mort, avec le geste d’enterrer les morts. Elle est donc antérieure à la science et apparaît comme une réponse aux questions que les hommes se posent et elle indique des normes. En effet, les mythes et les rites forment une présentation religieuse des règles culturelles. On retrouve très fort ce type de pratiques notamment dans les sociétés archaïques, dans lesquelles la religion représente le ciment social. Elles reposent sur un mythe qui retrace un récit que l’on se transmet oralement de génération en génération. Ce mythe raconte comment tout s’est passé la première fois. Il représente le fondement des règles, qui a permis le triomphe de l’ordre sur le chaos. Il ne faut rien changer à ces règles, sinon le chaos risque de recommencer. Les rites vont alors avoir pour rôle de tout refaire comme cela s’est passé la première fois. Ils représentent la répétition des gestes fondateurs, ainsi que la commémoration du passé. Ils assurent la communication entre le temps des origines et le temps actuel.

La religion donne des sociétés traditionnalistes, car il ne faut rien changer à l’ordre des choses, il faut répéter indéfiniment les mêmes gestes. Ce qui pour Spinoza ne relève que de la superstition. Certes, l’intérêt de la religion est de souder une culture, de renforcer la solidarité d’un groupe, mais surtout sans poser de questions. Etymologie : religare = relier + religere = relire + relegere = rassembler.

Dans les religions monothéistes l’on retrouve également des rites, par exemple dans le Christianisme, lors de l’Eucharistie, on boit “le sang du christ” et l’on mange “le corps du christ”. De manière générale, toutes les cérémonies religieuses pratiquent des rites. La religion répond à notre crainte face au monde qui nous dépasse et qui semble incompréhensible. Elle a pour fonction d’apporter des réponses à toutes les questions que nous nous posons sur la vie (origine, but ...), mais aussi de nous assurer contre le chaos, la solitude et l’exclusion. L’homme a soif de liberté, mais peut-être encore plus de sécurité.

Ceci a pour conséquence que tout ce qui s’est fait naturellement doit se refaire culturellement. Par exemple, dans la religion chrétienne, un homme doit naître deux fois. D’abord naturellement, puis doit être baptisé, sinon il n’appartient pas à l’humanité. Pour être un être humain, il faut appliquer les rites. De même, la mort est entourée d’un rite funéraire dans la plupart des religions.

Ainsi, la religion assure la reconnaissance de notre appartenance à l’humanité. Elle assure également contre le doute, elle dit la vérité et élimine toute question. La religion est fondée sur l’idée d’un absolu ordonnant le réel empirique, elle se veut explication du monde. Par ailleurs, la religion nous assure contre le temps et la mort. En effet, l’immortalité assure notre continuité dans le temps et l’éternité nous permet de sortir de ses chaînes. La religion se veut gestion de la vie, mais surtout de la mort. Nous pouvons remarquer ici, et Spinoza le redira dans l’Ethique, que notre imagination tend à faire le monde à notre image et à l’adapter à nos désirs.

Cependant, certains hommes, plus malins ou plus cyniques que d’autres, ont pensé, selon Spinoza, à détourner ces pratiques à leur profit. Et au lieu de nous libérer, ils ont fait de la religion un instrument d’oppression, au service de leurs luttes de pouvoir. C’est pourquoi, plutôt que de transmettre et de faire partager des idées véritablement religieuses, c’est-à-dire des idées morales, ils ont surtout essayé de flatter les foules, de leur donner à voir et à entendre ce qu’elles avaient envie d’entendre, sans avoir à user de leur examen critique. Ils ont utilisé la crédulité des hommes, encouragée par leur crainte. En fait, les religions monothéistes, selon Spinoza, ne diffèrent pas des polythéismes. Elles s’appuient sur les mêmes ressorts et donnent naissance aux mêmes comportements et aux mêmes superstitions.

Ceux qui font profession de religion entretiennent volontairement l’ignorance et refusent aux hommes leur humanité, définie par la raison et la liberté. Ils dénoncent au contraire l’intelligence et la réflexion, sous couvert de parole divine, qui ne supporterait pas la contradiction, ni le questionnement. Or, la véritable lumière divine devrait leur montrer que la raison est justement ce qui fait les hommes. Ces « détenteurs » de la foi sont des imposteurs, ils détournent la véritable foi à leur profit.

La véritable foi n’enseigne pas la haine, qui va à l’encontre de notre humanité, mais aussi à l’encontre de notre conatus. La véritable foi est amour, attention, écoute et charité. Il s’agit du salut de tous, non d’un égoïsme appuyé uniquement sur mon intérêt personnel. Il s’agit également de nous permettre d’être heureux grâce à la compréhension que nous pouvons avoir du monde.

Spinoza leur conteste l’interprétation des Ecritures. Pour rappel, Spinoza lit l’hébreu et connaît très bien la bible. De plus, grâce à sa fréquentation des Collégiants ( qui sont contre l’Eglise calviniste officielle, se rattachent aux Remontrants.) il connaît bien aussi les Evangiles. Selon lui, les théologiens ont interprété les Ecritures en étant influencés par les penseurs grecs de l’Antiquité. De fait, chez les Anciens, Dieu est défini comme un principe qui organise le monde, qui le rend intelligible. Chez Platon, on trouve un Démiurge, qui serait un Dieu-architecte (=qui organise le monde). Aristote pense Dieu (sans le nommer ainsi) comme premier moteur, comme intelligence. Mais ce Dieu aristotélicien n’a qu’une fonction cosmique, ayant pour objet de garantir qu’il existe une cause finale universelle qui règle l’action, mais la connaissance de ce Dieu ne joue aucun rôle moral ou politique. C’est surtout cette idée de finalité que les religieux ont emprunté aux Anciens, idée que Spinoza récuse : il n’y a pas de finalité dans le monde, car cela supposerait une volonté supérieure qui le gouvernerait. Avec ce que l’on appelle le Théisme (affirmation que l’existence de Dieu peut être prouvée par la raison) moderne, l’idée de Dieu se transforme, notamment sous l’influence de la conception judéo-chrétienne. En effet, c’est dans la Bible que l’on trouve cette idée d’un Dieu créateur, source de vie, d’existence. Ce Dieu se pare de nouveaux attributs : il est infini, créateur du monde, éternel et tout-puissant. Il est l’Etre parfait, sans limitation. Enfin, il intervient dans les affaires humaines et possède lui-même les qualités que nous jugeons être des qualités morales : sagesse, bonté... Pour le Christianisme, ce Dieu est au-dessus du monde, il nous protège et nous aime. Bref, nous projetons nos qualités dans un être supérieur qui aurait fait le monde pour nous. Cet anthropomorphisme va même jusqu’à croire que nous pouvons influencer Dieu par nos offrandes et nos prières, que nous pouvons en fait négocier avec lui, idée totalement absurde pour Spinoza pour qui n’existe que la nature, qui n’a pas d’autre cause qu’elle-même, qui n’est déterminée par aucune volonté, qui obéit aux lois de la nature et qui ne vise aucun but, et certainement pas celui d’être au service de l’homme. Ce passage de l’appendice à l’Ethique I, résume bien ceci : « D’où vint que (les hommes) inventèrent, chacun à partir de son propre tempérament, différentes manières d’honorer Dieu, pour que Dieu les chérit plus que tous les autres et destinât la nature entière à l’usage de leur aveugle cupidité et de leur insatiable avarice. Et c’est ainsi que ce préjugé tourna à la superstition, et fit dans les esprits de profondes racines. ». Thomas d’Aquin, 1227-1272, (cf : Somme théologique) est celui qui a essayé de concilier pensée grecque et christianisme, afin d’en faire un dogme à transmettre. Cette connaissance à enseigner est connue sous le nom de scolastique. C’est cette dernière que Spinoza met ici en question. Selon lui, elle n’échappe pas aux interprétations erronées de la religion. Avec cette idée d’Aristote que « la nature ne fait rien en vain », reprise par la scolastique, les croyants « ne montrèrent rien d’autre, semble-t-il sinon que la nature et les Dieux délirent tout autant que les hommes. ». Ibid. C’est pourquoi la philosophie doit aussi être indépendante de l’enseignement religieux.

Pour donner le coup de grâce à la religion extérieure, Spinoza affirme qu’elle procède à l’envers, inverse l’effet et la cause. Pour lui, la vérité et la divinité de la religion ne sont pas à son principe, mais elles doivent être déduites, après examen. Ce qu’il fera dans l’Ethique. Elles ne doivent pas être imposées, mais comprises. Or, au XVIIème siècle, tous les Etats se réfèrent à la Bible, en l’interprétant à leur façon, et surtout à leur profit. C’est pourquoi ils imposent des dogmes qui ne doivent absolument pas être remis en question. Non pas au nom de la religion, mais au nom de leur domination politique. 

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