Il y a une posture souvent adoptée non seulement par les dirigeants politiques mais aussi parfois par des gens dont je me sens proche par ailleurs : la dénonciation du « communautarisme ». Une partie des maux de notre pays viendraient du « communautarisme » qui fragmenterait la nation et mettrait en cause le « vivre ensemble », encore une des ces expressions figées dont on ne sait plus bien ce qu’elles veulent dire mais servent d’argument dans la discussion publique. Il s’agit, nous dit-on, de retisser « le lien social », de « refaire société ». Bref, si je comprends bien, il faut défendre la société contre le communautarisme.
Il semble bien qu’il y ait beaucoup de confusion dans tout ce discours relayé abondamment par les médias. Dans ce qui suit, je voudrais d’abord tenter d’apporter un peu de lumière en travaillant sur les concepts, bref en introduisant de la distinction là où il y a surtout de l’indistinction. Dans un deuxième temps, j’essaierais de montrer pourquoi il n’y a pas forcément de mal à se dire « communautariste », au sens où mon ami aujourd’hui décédé, Costanzo Preve, faisait l’Éloge du communautarisme (éditions Krisis, 2012)
Que veut dire Aristote quand il dit que l’homme est un animal politique ?
Il y a dans les Politiques d’Aristote une définition fameuse : « l’homme est un animal politique ». Et Aristote ajoute « bien plus politique que les abeilles et les autres animaux grégaires ». Cette prise de position est souvent mal comprise et, notamment depuis les auteurs chrétiens, on l’a traduite par : « l’homme est un animal social ».Or le concept de « social » ou de « société » est inconnu d’Aristote. On pourrait en revanche la traduire plus correctement en disant que l’homme est un animal communautaire. Aristote emploie le mot grec koinônia que l’on peut traduire justement par communauté (koinon veut dire « commun »). Il n’est pas besoin de faire de longues recherches pour comprendre que le social et le commun ne coïncident et ne peuvent donc être tenus pour des synonymes.
Les hommes, en effet, ne peuvent vivre isolés. Ils appartiendraient bien, de ce point de vue, à la catégorie des « animaux grégaires », des animaux qui vivent en troupeaux. Que l’homme ne puisse vivre isolé, nous le savons et les raisons en sont très nombreuses. L’homme ne peut exister que dans et par la communauté des autres hommes. On en peut énumérer les raisons :
-
Le petit d’homme est incapable pendant très longtemps de subvenir à ses besoins. Quand il naît, comparé aux autres mammifères, il semble prématuré – ce qu’il est effectivement si on s’intéresse à son organisation neuronale. Il ne sait pas marcher et n’apprendra pas seul. Il ne sait pas comment se nourrir. Il voit à peine et distingue péniblement le monde extérieur de lui-même. S’il a bien des pulsions, on peut dire qu’il est pratiquement dépourvus d’instinct si l’on entend par ce mot un schéma inné de conduite permettant de résoudre un besoin. Il est si faible et si « mal fichu » que l’on pourrait presque dire que l’homme est une erreur de la nature !
-
Si l’homme est le « vivant parlant » – c’est une autre définition d’Aristote – le langage est typiquement une activité communautaire. Sans la relation de parole – qui consiste d’abord à entendre les autres parler – l’homme n’est presque pas un homme. Il faut s’installer dans la parole mais celle-ci n’est d’abord que le rapport avec les autres.
-
La « conscience de soi » passe par la médiation d’autrui. C’est l’autre qui me permet de me rapporter à moi-même ainsi que le montrent la plupart des philosophes – citons ici Hegel ou Sartre.
-
La vie humaine n’est possible que tant que l’homme peut lui-même produire les conditions de sa vie. Or cette production est d’emblée l’affaire d’une communauté d’hommes qui peuvent diviser leur travail, transmettre leurs inventions techniques.
Mais pour Aristote, s’il existe toutes sortes de communautés humaines naturelles, dont la famille nouée en vue de la reproduction, la maisonnée et le village en vue d’assurer la vie de tous les jours, la communauté la plus parfaite est la communauté politique, la polis, dont la finalité est d’assurer le bonheur et l’harmonie sous le commandement des lois. La communauté politique n’est pas une association découlant d’un contrat que chacun pourrait souscrire selon son libre arbitre. Elle est composée des communautés naturelles, mais les dépasse, en ce qu’elle exprime la nature raisonnable de l’homme. Elle est le lieu d’une vie heureuse guidée par un choix réfléchi et c’est d’elle que peut émaner cet ethos communautaire, cette morale commune ordinaire qui permet à chaque homme de réaliser sa propre essence humaine.
On caractérise souvent les néo-aristotéliciens anglo-saxons (comme Alasdair Mc Intyre, Mickael Walzer ou Mickael Sandel) de « communautariens », non parce qu’ils soutiendraient le « communautarisme » dans la définition qu’on en donne en France mais parce qu’il font de l’ethos communautaire, d’une conception partagée du bien, le seul fondement stable d’une république. On peut donc tirer une ligne qui va d’Aristote aux « communautariens » en passant par Marsile de Padoue et les républicanistes classiques (Machiavel, Harrington).
L’invention de la société
L’idée de société est née non pas en Grèce mais dans le monde latin et le passage de la communauté politique à la société n’a rien de naturel, pas plus que la traduction du grec zoon politikon dans le latin animal socialis. Un socius est un associé, un compagnon ou un allié. Les socii forment une societas, qui peut être une association d’affaire, une conjuration pour prendre le pouvoir et toutes les formes possibles d’association. Il n’y a pas une société, mais des sociétés, toutes partielles. Mais, d’un autre côté, c’est Cicéron qui parlera de « societas civilis » pour traduire ce que les Grecs nommaient communauté politique, qu’il étendra ensuite à « la société du genre humain ». Souvent on peut traduire la koinônia grecque par societas. Le terme « societas civilis » apparaît comme la traduction du grec koinônia politikê. La société civile serait donc la communauté politique. Les théoriciens du « contrat social » entendent par « société civile » l’organisation du pouvoir qui s’oppose à l’état de nature. Encore qu’ils parlent plus volontiers de l’état civil par opposition directe à l’état de nature. Enfin, avec Hegel et Marx, la société civile est définie par opposition à l’État.
Reprenons cette affaire. Au-delà de la terminologie, s’opère une rupture entre la vision traditionnelle antique d’une communauté humaine naturelle et la vision moderne de la société. Pour les modernes, principalement pour Hobbes et pour Rousseau, l’homme n’est pas naturellement sociable. La société civile lui est en quelque sorte imposée par la nécessités même de sa survie. Mais naturellement les hommes vivraient indépendamment les uns des autres. Cette conception nouvelle de l’homme place le sujet individuel au fondement de l’ordre politique et social.
Elle traduit dans le langage de la philosophie politique et du droit ce que Descartes avait affirmé dans le langage de la métaphysique. Ce « pont-aux-ânes » de la classe de terminale qu’est le fameux « cogito » cartésien n’est pas souvent bien compris. On en fait une théorie de la conscience bien que le terme de conscience ne soit presque jamais employé par Descartes et, en tout cas, jamais dans le sens que lui donne la philosophie moderne. En plaçant le « je suis, j’existe » au point de départ de toute vérité, Descartes fait résider la vérité dans le sujet, dans la « conscience de soi » et non dans le monde. La vérité n’est plus à dévoiler comme quelque chose d’immanent à la réalité, mais au contraire elle se construit à partir de l’activité mentale du sujet. C’est le sujet individuel qui devient le point de départ et c’est évidemment quelque chose qui a des implications politiques considérables, même si Descartes s’abstient presque toujours d’aborder directement la question politique – un bizarrerie de Descartes puisqu’il est un des rares philosophes à n’avoir point de philosophie politique. Mais on voit bien que si le sujet est le fondement de la vérité il est aussi nécessairement le fondement d’un ordre politique qui ne peut finalement reposer que sur le libre arbitre et donc le libre consentement du sujet.
Les catégories de la pensée ne naissent pas par hasard d’un cerveau génial. Elles émergent seulement quand les conditions socio-historiques l’exigent – même si elles peuvent ensuite devenir plus ou moins des catégories intemporelles. La philosophie de Descartes participe de l’émergence de l’individualisme à l’époque où se développe l’économie de marché, c’est-à-dire l’économie capitaliste qui dissout le vieil ordre social communautaire dans lequel chacun est défini par son « statut » [c’est à Machiavel que l’on doit le passage des « états » à l’État]. Hobbes est l’exact pendant de Descartes, qu’il connaît bien, qu’il a critiqué sur certains points et dont il partage largement la conception mécaniste du vivant.
Laissons là ces considérations concernant l’histoire de la philosophie. Hobbes se livre à une opération très « cartésienne ». Comme Descartes tente une expérience de pensée qui consiste à expurger l’esprit de toutes les idées qui seraient douteuses ou qui auraient pu y être mises par la coutume, Hobbes détache l’être humain de tous ses attributs sociaux. Il cherche une description de la nature humaine et c’est de cette description théorique (celle qui occupe par exemple les douze premiers chapitres du Léviathan) qu’il va déduire l’exposé de la condition des hommes à l’état de nature. Dans cet état, antérieur ou extérieur à tout ordre politique constitué, dépourvus de toute l’éducation y compris morale qu’ils auraient pu recevoir, les hommes suivent leur droit de nature, lequel n’est rien d’autre que leur puissance d’agir pour obtenir ce qui leur semble bon pour eux. Hobbes soutient encore que, dans cet état, les hommes sont égaux en force physique, puisque nul n’est à même de s’assurer par l’usage de sa seule force personnelle un empire durable sur un autre individu et que si des différences de force physique existent indubitablement elles ne sont jamais suffisantes pour empêcher que le plus faible ne puisse tuer le plus fort. Curieuse égalité que cette égalité hobbesienne qui réside dans la possibilité égale pour tous de donner la mort ! En ce qui concerne les qualités intellectuelles, Hobbes soutient que si on enlève ce qu’apportent l’expérience et l’instruction, les hommes ont tous des facultés intellectuelles à peu près semblables et que comme dans ce domaine chacun se croit généralement assez bien pourvu, c’est bien la marque d’une distribution égalitaire. De cette égalité originaire, il s’ensuit que les hommes ont tous les mêmes désirs et cherchent naturellement à s’accaparer les objets de ces désirs. L’égalité fait des hommes naturellement des rivaux. De cette rivalité naît la méfiance ; chacun devient un ennemi potentiel. Et enfin, parce qu’ils parlent, les hommes peuvent aussi entrer en conflit pour l’honneur et « autres bagatelles de ce genre ». Ainsi la condition naturelle de l’homme est-elle la guerre de chacun contre chacun, ce qui condamne les hommes à une vie dégoûtante, misérable et brève. Mais comme l’homme possède la raison, celle-ci lui dicte – c’est la loi de nature opposée au droit de nature – la nécessité de rechercher la paix et la constitution d’un état civil qui découle ainsi d’un pacte entre les individus, lesquels s’entendent pour confier à un souverain (homme, assemblée ou peuple tout entier) le pouvoir de faire respecter par chacun ses engagements. Il ne s’agit plus, comme dans la polis aristotélicienne, de permettre aux citoyens de définir ensemble la loi et de se réaliser dans la vie publique. Il s’agit de protéger les droits et la vie privés des individus, lesquels se réduisent à mener une vie dans la sécurité et à pouvoir jouir tranquillement du fruit de leur activité.
On le voit, dans la conception de Hobbes, les individus ne forment une communauté que par défaut. Ils continuent de préférer leur bonheur individuel et c’est seulement la crainte qui les conduit à accepter les contraintes de la vie commune.
Chez Rousseau le problème se pose différemment. L’état de nature que dépeint Hobbes est, pour Rousseau non pas un état de nature mais déjà le résultat d’un premier état civil, le résultat de la vie en société. Ni l’intelligence calculatrice, ni le langage, ni la vanité et l’envie ne peuvent caractériser l’homme à l’état de nature puisque ces traits qui, chez Hobbes, conduisent à la guerre, ne peuvent apparaître que lorsque l’homme a abandonné son indépendance originaire pour s’associer aux autres hommes en vie de préserver sa vie quand la simple vie naturelle n’y suffit plus. Comme chez Hobbes, c’est en effet la nécessité qui pousse les hommes à vivre en société, mais la vie sociale engendre vite des maux bien plus grands que ceux qu’elle vise à guérir. Si on laisse de côté le seul âge heureux que fut « l’âge des cabanes », celui dans lequel étaient encore à son époque « les sauvages des Amériques », la société, selon Rousseau, produit tous les vices. C’est la propriété qui est à l’origine de la société civile. C’est la division du travail qui enrichit les uns et soumet les autres à la domination. C’est la société qui permettant aux hommes de se comparer les uns les autres engendre l’amour-propre, le désir de paraître, l’hypocrisie et la tromperie. Comment sortir de cette situation ? En transformant cette société en un « corps », le « corps politique » où chacun se donnant à tous, plus personne ne peut séparer son sort de celui de la communauté politique. Car la communauté politique conçue par Rousseau dans le Contrat Social n’est pas du tout la société bourgeoise composée d’individus égoïstes, mais une petite communauté, où tous se connaissent et tous peuvent nouer des liens de l’amitié civique.
Même si les mots communauté et société ont pu pendant longtemps être conçus comme des synonymes, avec Rousseau est mis au jour l’antagonisme entre communauté et société. Rousseau saisit la société moderne comme dissolution de tous les liens entre les individus, et non comme une communauté, mais il tient l’individualisme moderne pour un progrès parce qu’il pose comme principe la liberté de l’individu. Ce sont ces deux thèmes conflictuels qui forment la trame du Contrat Social. Mais, pour surmonter cet antagonisme, Rousseau n’a qu’une solution « utopique » à proposer. Car le retour à la petite communauté antique est impossible. Rousseau dédicace le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes à la république de Genève, mais la république de Genève de Rousseau est une république imaginaire et la république de Genève réelle condamnera Rousseau avec la même rigueur que l’archevêque de Paris.
C’est qu’en effet, entre le XVe et le XVIIIe siècle (pour fixer des dates un peu schématiques) est apparue une nouvelle forme d’organisation sociale. À l’unité organique du féodalisme, faite des liens personnels, se substituent partout des relations marchandes. Celles-ci qui ne concernaient que la périphérie des communautés traditionnelles (on n’échange que le surplus) deviennent le « lien social » fondamental. Chacun doit vivre du fruit de son industrie et pouvoir l’échanger librement. Il y a dans cette « grande transformation », largement aidée par les États monarchiques absolutistes, un incontestable élément libérateur : là où le paysan était tenu de travailler pour le seigneur, donc de se donner corps et âme au maître, il se débarrasse de cette tutelle étouffante en payant une redevance et en faisant ce qu’il veut de ses journées. Mais cette liberté se paye immédiatement de la perte des solidarités traditionnelles, des compagnonnages, des corporations, des solidarités familiales. La société bourgeoise, puisqu’il faut bien lui donner son nom, est une société d’individus libres, mais surtout libres de tous liens qui pourrait empêcher qu’on les échange selon les lois du marché.
L’un des premiers grands textes politiques de Marx est son article sur les vols de bois : les propriétaires accaparent les forêts et punissent les pauvres qui viennent y ramasser du bois mort. Dans Le Capital, Marx suit pas-à-pas la destruction des anciennes communautés paysannes qui reposaient sur l’exploitation des pâtis communaux. Au XVIe et au XVIIe siècle surtout, les villageois vont être expropriés, les prés entourés de clôtures (c’est le mouvement des enclosures) et les moutons vont remplacer les paysans. Rousseau l’avait déjà dit : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » Et de fait, la société civile moderne commence toujours comme cela : par l’appropriation privative de la nature et de son espace et par des clôtures. Un des meilleurs albums de Lucky Luke, de ce point de vue, c’est Des barbelés sur la prairie. Chacun est séparé des autres par des clôtures, des murs, des barbelés ou tout ce que l’on voudra. La dynamique de cette nouvelle société ne s’impose pas d’emblée ; les vieilles communautés résistent. Les corporations des artisans vont donner ses premiers cadres au mouvement ouvrier. Il faut plusieurs siècles pour que ce qui se met en route entre Gênes, Florence, Amsterdam et Londres, déploie toute son effectivité.
Hegel saisit correctement ce qui se passe en essayant de le penser dialectiquement, comme une nécessité historique dont les contradictions même vont ouvrir la voie à un dépassement. Très schématiquement, Hegel partage avec Aristote l’idée que l’homme est fondamentalement un être communautaire, mais il faut rien rendre compte du réel, puisque « tout ce qui est réel est rationnel ». Alors voilà comment les choses se passent : la première forme de la communauté humaine est la famille. C’est une communauté fermée, organique – puisque chacun y trouve sa place et son nom justement dans la relation avec tous les autres, mais c’est une communauté fondée sur le sentiment. Ce qu’il appelle la « société civile bourgeoise » (Bürgliche Gesellschaft) n’a plus rien à voir avec la societas civilis de Cicéron. La société civile bourgeoise est la négation de la famille puisque l’individu n’y est pas pour les autres (comme fils pour son père, épouse pour son mari et réciproquement, etc.) mais chacun y est « pour soi ». Il en va donc de la première affirmation de la liberté individuelle, la liberté de choisir son occupation, de poursuivre ses propres buts, d’œuvrer à la réalisation de ses propres intérêts. Les enfants doivent quitter leur famille pour devenir des adultes ! La position de Hegel est résolument anti-patriarcale. Il critique sévèrement l’horizon borné de la famille traditionnelle où les enfants restaient pour travailler sous les ordres de leurs parents. En termes d’anthropologie familiale, en reprenant les catégories proposées par Frédéric Le Play, Hegel est un adversaire de la famille souche et un partisan de la famille libérale. La société civile bourgeoise hégélienne, c’est la société des échanges et du marché : chacun ne se préoccupe que de ses intérêts et satisfait ses besoins par l’intermédiaire du travail des autres, ce qui implique que chacun doit en même temps penser sa propre activité en vue de l’utilité qu’elle pourra trouver chez les autres individus. Mais Hegel n’est pas Smith. Il n’y a pas d’harmonie préétablie, pas de main invisible du marché qui ferait que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Hegel voit bien que, laissé à lui-même, ce système engendre une masse toujours plus grande de pauvres et dissout toute communauté humaine. C’est pourquoi la liberté des individus dans la société civile n’est possible qu’à l’intérieur d’une communauté éthique qui trouve sa forme dans l’État. L’État en effet est une communauté comme la famille, mais une communauté fondée sur la liberté des individus qui reconnaissent le primat de la volonté générale. Ainsi pour Hegel la société civile bourgeoise n’est-elle qu’un moment du développement organique qui conduit de la famille à l’État. La société civile est négation qui doit à son tour être niée pour que l’individu trouve sa véritable liberté non pas seulement dans la liberté extérieure qu’est l’indépendance à l’égard des autres individus mais aussi dans la pleine réalisation de soi dans l’État rationnel.
Le libéralisme contre la communauté
La thèse de Hegel est en partie libérale – il n’y a pas de liberté sans la reconnaissance des libertés individuelles, du droit de propriété, de la liberté d’aller et de venir, etc., mais il est aussi un critique du libéralisme. La société civile bourgeoise ne peut être la fin de la vie humaine sous la conduite de la raison.
Par libéralisme, je n’entends pas le simple libéralisme économique et encore moins les thèses des adorateurs du marché roi et des partisans du culte du veau d’or. J’entends le libéralisme politique tel qu’il a été élaboré par les grands auteurs des siècles passés et tel qu’il se manifeste dans les textes juridiques auxquels nous nous référons tous.
Pour le libéralisme, au contraire de ce que dit Hegel, la société (civile bourgeoise) est la forme la plus achevée de la vie humaine. Les individus peuvent mener leur propre existence en ne se souciant des autres que dans la mesure où ils doivent respecter leurs droits. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 apparaît bien ici comme la grande charte du libéralisme – en termes qui parfois semblent directement recopiés chez Montesquieu.
-
Article II - Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression.
L’organisation politique est considérée comme une association. Cela signifie que l’individu comme tel est logiquement antérieur à l’association qu’est le corps politique. Et le but de cette association n’est rien d’autre que la sauvegarde des droits de l’individu. Une organisation politique qui contrevient à ce but n’a aucune légitimité. Un État qui se donne comme but la défense et la propagation d’une certaine religion n’est donc une « association politique ». Notons encore que parmi ces droits vient en deuxième position le droit de propriété. Encore une fois, c’est l’ancrage individualiste de la déclaration des droits de 1789 qui est souligné. Pour le premier des droits, la liberté, voyons en quoi elle consiste :
-
Article IV - La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi.
Les autres ne sont pas essentiels pour moi, ils sont la borne de ma propre liberté. Nous sommes donc bien par nature extérieurs les uns aux autres. La liberté individuelle est la règle et on ne me demande pas d’être concerné par autrui. Il y a un postulat d’indifférence mutuelle sous-jacent à cet article IV, un postulat que l’on trouve aussi chez les théoriciens modernes du libéralisme politique comme John Rawls.
-
Article V - La loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.
C’est bien le principe d’indépendance des individus qui est ici encore souligné. Un principe d’indépendance dont la référence à la loi souligne le caractère purement juridique et formaliste. J’ai le droit de polluer une rivière tant que la loi n’a pas interdit la pollution volontaire des rivières. J’ai le droit de m’approprier un bien qui n’appartient à personne puisque seuls les droits de propriété des autres peuvent limiter mon action. Tant que la loi n’a pas considéré la pauvreté des uns comme un quelque chose de nuisible à la société tout entière, la misère des autres ne me concerne pas. Il n’y a ni morale commune, ni ethos communautaire (die Sittlichkeit de Hegel), ni droit naturel, ni droit transcendant qui viendrait surplomber la loi. Les hommes réunis dans l’association politique ne forment pas une communauté, mais seulement une association juridique. La seule règle générale est celle de la préservation des intérêts privés des « sociétaires ».
On le voit : Marx a raison de dire que les « droits de l’homme » ne sont que les droits du bourgeois égoïste ! N’en déplaise à toute la cohorte des auteurs prétendument libéraux qui ont cru pouvoir accabler Marx pour cette affirmation que l’on trouve dans l’un de ses tous premiers ouvrages, La question juive.
Quand cette déclaration est adoptée, elle est évidemment un progrès considérable. Elle vise à détruire à la racine tous les liens de soumissions anciens, ceux qui lient les paysans au seigneur et plus généralement les citoyens ordinaires aux vieux ordres féodaux. Elle trouvera un prolongement naturel – bien que l’on en parle beaucoup moins – dans la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 qui proscrit toutes les associations ouvrières, les anciennes associations de métiers (corporations) mais aussi toutes celles qui commencent à pointer leur nez : sociétés mutuelles de secours, syndicats. Toutes ces « associations partielles » semblent en effet contraires dans leur principe à la liberté individuelle. L’individu n’y est point le principe puisque c’est la communauté d’intérêts qui subsume les individus sous un principe unique. Il faudra des décennies de luttes pour que les associations ouvrières soient reconnues et pour que le droit admette que les intérêts communs du tout (la classe ouvrière) puissent valoir en tant que tels – ce qui, soit dit en passant, est radicalement mis en cause aujourd’hui. Du même coup d’ailleurs, on reconnaîtra que la loi n’a pas simplement pour but de délimiter la liberté des uns et la liberté des autres, mais qu’elle doit aussi et peut-être d’abord se soucier du bien commun. Il faut qu’on reconnaisse la nécessité de services publics, de lois sociales qui protègent les plus faibles, les vieux, les malades, les enfants. On peut le dire : en son fond la lutte de classes est anti-libérale ; en son fond, elle s’oppose pratiquement, dans l’action, à une société fondée sur des individus soucieux uniquement d’eux-mêmes et de leur liberté individuelle.
Le capitalisme contre les communautés
Le capitalisme ne reconnaît que des individus, non pas des individus dans la richesse de leur vie singulière – l’individu est la somme de ses rapports sociaux – mais des individus aliénés réduits à la fonction de possesseurs de marchandises ou d’argent et qui se rencontrent sur un marché. En ce sens, le capitalisme trouve dans le libéralisme son expression idéologique la plus adéquate. Même si pour imposer cet ordre libéral, il use de moyens fort peu libéraux !
Le capitalisme ne connaît qu’un seul lien social, celui de l’argent et tout ce qui pourrait entraver la libre circulation de l’équivalent général est considéré comme liberticide. Contrairement à ce que croyaient les anti-autoritaires et les contestataires des années 68, le capitalisme n’aime pas, par essence, la famille. Le mode de production capitaliste est sorti de la vieille société féodale et donc il a d’abord utilisé à son profit les anciennes structures d’autorité pour asseoir l’autorité encore fragile de Sa Majesté le Capital. La famille apparaissait ainsi comme un pilier de l’ordre et permettait d’organiser la transmission du capital d’une génération à l’autre. Mais il ne faut pas confondre le capitalisme naissant tel qu’il est issu de la vieille société avec l’essence du capitalisme. Marx avait très bien vu ce qu’est l’essence du mode de production capitaliste. Dans le Manifeste, il écrit ainsi : « Partout où [la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » Ce caractère dissolvant, révolutionnaire, du mode de production capitaliste, atteint la famille. « La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. » L’existence de la famille ouvrière était un frein à l’exploitation des femmes et des enfants. C’est pourquoi le capitalisme a transformé l’ouvrier en trafiquants, vendant sa femme et ses enfants au capital. Longtemps la famille est apparue comme le dernier refuge – ainsi que le dit Christopher Lasch dans son dernier livre publié en français – parce qu’à l’intérieur de la famille ne règnent pas les relations marchandes et parce que la production familiale (la cuisine, le ménage, les courses) échappe à la « marchandisation ». C’est pourquoi les revendications soixante-huitardes contre l’ordre patriarcal ont trouvé une oreille complaisante chez les capitalistes les plus intelligents, les promoteurs de cette « social-démocratie libertaire » dénoncée par feu Michel Clouscard. La famille est une entrave à la « mobilité » de la main-d’œuvre. Qu’à cela ne tienne, « famille, je vous hais » devient le cri de guerre du capital.
À un autre niveau, toutes les organisations qui lient en un tout le souci des autres et l’intérêt personnel semblent s’opposer à la logique du capital. Une société de secours mutuel, l’ancêtre de notre Sécurité Sociale et des Mutuelles, est une société à laquelle on contribue en espérant que cette contribution ne nous sera pas utile ! Au contraire le principe des assurances est l’estimation du risque individuel et chacun cotise en fonction de son risque individuel propre. L’opposition des approches est aussi évidente quand on parle des retraites par répartition et des retraites par capitalisation. Sur le plan économique, cela peut sembler parfaitement indifférent : ce sont toujours les gens en bonne santé qui payent pour les malades et les actifs qui payent pour les retraités. Mais la première approche est une approche communautaire tournée vers la solidarité alors que la seconde est une approche purement individualiste qui dit : « je ne m’occupe que de moi-même ».
Toute la marche de notre société aujourd’hui vise à limiter les fonctions de l’État du bien-être (le welfare) pour le restreindre à sa fonction de protecteur de la liberté d’entreprendre et à replacer tout ce en quoi on pouvait trouver une approche communautaire (« socialiste », dirait-on avec horreur) dans la loi du marché. Le succès du mot « sociétal » que l’on emploie de plus en plus souvent à la place de « social » n’est nullement le fruit d’un hasard. Il est l’expression du triomphe de cette société d’individus atomisés, isolés des autres, de la « désolation » de l’esprit communautaire.
Pourquoi le communautarisme a mauvaise presse ?
En France, nous n’aimons guère le communautarisme, semble-t-il. Depuis quelques années, les hommes politiques s’entendent en effet pour le dénoncer et en faire la source de tous nos maux. En réalité, cette dénonciation est très tardive et très hypocrite, puisque les responsables politiques, au niveau national comme au niveau local, ont sinon organisé du moins encouragé directement ou indirectement la fragmentation de la communauté nationale en communautés ethniques ou religieuses – et le plus souvent les deux à la fois. Cet encouragement est actif – on soutient les « entrepreneurs communautaires » sur qui on s’appuie pour tenter de remédier au chômage et aux problèmes sociaux très graves des cités-ghettos à forte concentration immigrée. La grande opération de séduction de M. Sarkozy à l’égard des musulmans dont il a bruyamment patronné la formation d’une instance « représentative » (?) des musulmans de France était bien une politique communautariste. Tout comme est communautariste le laissez-faire qui sous-traite le maintien de l’ordre aux « grands frères », c’est-à-dire en fait aux trafiquants de drogue et aux intégristes. Tout comme est encore communautariste le feu vert donné aux pays islamistes comme le Qatar pour installer en France des « fondations » qui sont autant de relais de la propagande salafiste ou wahhabite. Pourquoi condamner dans les discours de propagande politique ce qu’on fait en sous-main ? Pour une raison assez simple à comprendre : il y a en France quelque chose qui s’appelle « communauté nationale », soubassement du « corps politique » qu’est la république. Les Anglo-saxons disent souvent que les Français sont communautaristes et que c’est pour cette raison qu’ils ont du mal avec les communautés alors qu’aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, des « accommodements raisonnables » ont permis la coexistence des communautés. Ce constat qui vaut, sous la plume ses auteurs, comme un reproche, n’est pas faux. Mais il faut ajouter que l’anti-communautarisme français découle, pour le dire schématiquement, du choc de deux communautarismes, le communautarisme ethnique-religieux et la communauté politique. Essayons de comprendre cela.
On peut distinguer deux sortes de communautés : les communautés closes et les communautés ouvertes. Les communautés closes sont les communautés traditionnelles fondées sur les liens du sang et la pratique religieuse. On n’y rentre pas volontairement ; on en fait partie à la naissance et leurs règles ne se discutent pas. Il n’y a pas de démocratie au sein de la famille et pas plus de démocratie dans les communautés fondées sur l’appartenance ethnique commune. Leur ciment, c’est la tradition, sous toutes ses formes, religieuse mais pas seulement. La communauté ouverte est ce que Spinoza appelait la « communauté des hommes libres »! Qu’est-ce que ce genre de communauté ? C’est une communauté dont les membres décident eux-mêmes, en commun, des lois qu’ils jugent bon suivre, des lois qu’il faut réviser, etc. Au fond, c’est ce genre de communauté qu’ont inventée les Grecs du VIe siècle avant notre ère. Alors évidemment, chez les Grecs, cette communauté a encore un substrat ethnique, mais ce n’est plus lui le ciment.
La construction des États-nations en Europe s’est faite en brisant les communautés closes féodales. Comme je l’ai dit, la logique sociale était celle de l’établissement de sociétés d’individus atomisés. Mais des individus atomisés ne forment jamais un mouvement social. Il faut, pour avoir un mouvement social puissant un sentiment commun d’appartenance, éprouver une « communauté de vie et de destin » pour reprendre l’expression par laquelle Otto Bauer définissait la nation. La révolution française ne veut pas établir une société « libérale » mais bien construire une nouvelle communauté et ce n’est pas par hasard qu’aux mots de liberté et d’égalité, elle ajoute celui de fraternité, cette fraternité qui se marque par le tutoiement généralisé ou que peint David dans Le serment des Horace. L’effusion patriotique exprime ce sentiment communautaire qui continuera de nourrir la critique et les luttes sociales.
Ferdinand Tönnies, dans Communauté et société, fait de la communauté une association fondée sur les liens du sang, du voisinage ou de l’amitié. Les individus sont liés essentiellement et non accidentellement. Une société est composée d’hommes qui vivent paisiblement les uns à côté des autres, mais sans être liés essentiellement. Tönnies, qui voit avec beaucoup de pessimisme l’évolution socio-politique moderne, considère que l’État-nation, reposant sur le contrat pur ne peut véritablement former une communauté. Peut-être a-t-il raison. Mais dans l’imaginaire commun qui forme la nation française – cet imaginaire que l’on a vu ressurgir lors des événements récents – la patrie forme bien une communauté, une communauté de sang fictive (nous sommes les « enfants de la patrie »), une communauté de lieu et voisinage : de Michelet à Jean Ferrat, la France ce sont ses paysages – « de plaines en forêts, de vallons en collines ... » – il y a une sorte de « communion » postulée entre l’esprit du peuple (le génie de la Bastille) et les paysages de la France, cette France que j’ai encore découverte dans Le tour de France de deux enfants, manuel de lecture patriotique s’il en est. Amitié enfin, et elle s’appelle fraternité. Cet imaginaire qui fait correspondre la nation et les frontières de l’État renvoie à toute l’histoire de France, une France morcelée, faite de bric et de broc et qui a été patiemment unifiée – y compris dans le sang – par la monarchie capétienne. Ce qu’a fait la révolution française, c’est simplement aller jusqu’au bout de ce qui existait déjà. Puisque la France n’est décidément pas une communauté fermée, unie par le sang, la langue et la religion, elle s’est posée comme la communauté universelle par excellence, la communauté modèle pour le monde entier. Ainsi la constitution de 1793 qui stipule, à propos de la citoyenneté française : « Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année - Y vit de son travail - Ou acquiert une propriété - Ou épouse une Française – Ou adopte un enfant – Ou nourrit un vieillard ; – Tout étranger enfin, qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité – Est admis à l'exercice des Droits de citoyen français. » C’est encore cet universalisme qui inspire les Communards. Nombreux sont les étrangers qui participent à la Commune : les travailleurs immigrés, nombreux, surtout Belges et Luxembourgeois, les Garibaldiens et les révolutionnaires qui cherchaient asile dans le pays incarnant les Droits de l’homme. Fait unique dans l’histoire mondiale, plusieurs étrangers occupent une place dirigeante. Un juif hongrois, ouvrier bijoutier, Léo Frankel, siège au Conseil général de la Commune. La commission des élections, le 30 mars 1871, valide ainsi son élection : « Considérant que le drapeau de la Commune est celui de la République universelle ; considérant que toute cité a le droit de donner le titre de citoyen aux étrangers qui la servent [...], la commission est d’avis que les étrangers peuvent être admis, et vous propose l’admission du citoyen Frankel. » Léo Frankel est promu ministre du Travail et inspire toute l’œuvre sociale de la Commune. Des généraux polonais, Dombrowski et Wrobleski, assument des commandements militaires. Élisabeth Dmitrieff dirige l’Union des Femmes...
Je sais bien que c’est là le côté lumineux de la communauté française et qu’il y a aussi son côté obscur, celui de la communauté fermée, celle des anti-dreyfusards et des pogroms contre les ouvriers italiens aux Saintes-Marie de la Mer. Mais voilà tout de même quelques raisons qui expliquent le succès des discours anti-communautaristes : c’est le conflit de deux légitimités communautaires. On veut bien des étrangers à condition qu’ils deviennent d’excellents français !
L’impossible multiculturalisme
Le communautarisme anglo-saxon est lié à l’idée de multiculturalisme dont de nombreux penseurs généralement anglophones se sont faits les porte-parole – ainsi Charles Taylor. Le multiculturalisme est une idée assez confuse. Si on le limite à l’autonomie des communautés religieuses, le multiculturalisme (comme en général la défense des droits des minorités) devrait être intégré à l’idéal républicain, ainsi que le soutient Philip Pettit. Il pourrait même aller jusqu’à accorder à une culture minoritaire une certaine autonomie politique sur son territoire, dès lors que le problème se poserait concrètement – Pettit cite le cas des amish aux États-Unis. En ce sens restreint, le multiculturalisme est souhaitable ... et du reste avec la loi de 1905, l’État a cessé de se mêler des affaires des religions et leur a laissé tout loisir pour s’organiser comme elles le souhaitent ... au sein de la communauté nationale dont elles doivent respecter les lois.
Or c’est là que le bât blesse. Les libéraux politiques reprochent aux républicanistes de ne concevoir la société que comme une communauté d’individus liés par des « conceptions englobantes du bien » qui serait contraire au principe de liberté. Des penseurs libéraux américains comme John Rawls s’accordent, cependant, pour inclure dans les principes de justice l’éducation pour tous et les principes de justice font partie de l’enseignement pour tous. Il est clair qu’enseigner aux enfants que l’apostasie n’est pas un crime, c’est aller frontalement contre les doctrines compréhensives du bien que partagent de nombreuses communautés religieuses. Donc les libertés communautaires, même pour un libéral conséquent comme Rawls, supposent l’acceptation de principes juridiques, politiques et moraux qui sont nés dans une communauté particulière, même si elle est assez étendue, celle des Européens chrétiens qui ont voulu se mettre à obéir à leur raison plus qu’aux dogmes religieux.
De ce point de vue, on doit bien comprendre que les revendications de reconnaissance de l’islam dans sa « pureté » dogmatique sont incompatibles avec l’obéissance aux lois françaises. Les musulmans se sentent nécessairement plus discriminés que les catholiques en raison de leur convictions religieuses, non pour des raisons « raciales » mais tout simplement parce que le christianisme sous les formes politiques de son développement européen est mieux adapté à supporter le traitement de choc de la laïcité que l’islam. L’islam ne peut résider en France qu’en ayant subi une réforme radicale, comme le réclament d’ailleurs plusieurs penseurs musulmans, comme le regretté Abdelwahab Meddeb. Et cette réforme radicale est incompatible avec les formes actuelles de l’islam y compris du fameux « islam modéré » après lequel courent tous les politiciens.
Je cite, sans le développer, un dernier point. Pour faire communauté, il faut faire famille et donc se marier. La tradition française est exogame. Elle se heurte de plein fouet avec l’endogamie arabo-musulmane, spécialement d’Afrique du Nord. Qu’un Français athée ou catholique veuille épouser une Française d’une famille musulmane, on sait bien que c’est presque toujours un chemin semé d’embûches – l’inverse beaucoup moins, surtout si l’épousée se convertit pour avoir la paix avec sa belle famille. Et ça, c’est le soubassement de l’hostilité d’une large partie de l’opinion de notre pays au communautarisme et au multiculturalisme.
Fondamentalement donc, le multiculturalisme est impossible si on le prend dans son acception la plus rigoureuse.
Conclusion
Avec Aristote, nous pouvons donc affirmer que l’homme est fondamentalement un être « communautaire », mais l’idéal de la communauté est celui de la communauté politique ouverte, la communauté des hommes libres. L’idéal communiste est à la fois un idéal de réalisation de l’individu et un idéal communautaire parce que l’individu est d’autant plus libre et peut d’autant mieux réaliser toutes les potentialités qui sont en lui qu’il noue de très nombreux liens sociaux. Cet idéal communiste n’a rien à voir avec la nationalisation des moyens de production, la planification, ou que sais-je encore. L’idéal communiste, c’est l’affirmation du primat du bien commun, et la volonté de faire de la commune l’organisation de base. La commune ou la communauté. On pourrait ici tenter une synthèse entre Marx et Proudhon ! Un « parti communiste » ne serait pas une structure bureaucratique avec bureau politique et toute la chaîne de commandement, mais une fédération de communautés communistes qui agissent aussi bien sur le plan des élections que sur celui de la solidarité, de l’entraide ou des luttes sociales quotidiennes. Et pourquoi pas de la production autogérée – la coopérative comme élément de base d’une communauté humaine fraternelle. On pourrait donc penser un autre « communautarisme » que celui des communautés exclusives, un communautarisme qui s’appuie sur la communauté comme cadre de l’émancipation humaine.