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Les livres de l'Université Populaire d'Évreux


 Spinoza et le bonheur

 

Spinoza a écrit sur le bonheur et y a même consacré son œuvre principale : l’Ethique. En effet, cette dernière a pour but de nous indiquer la voie pour atteindre à la béatitude. Il a souvent été fait le reproche à Spinoza d’être un élitiste, puisque selon lui peu d’entre nous sont élus pour connaître la félicité. Mais il ne faut pas comprendre que c’est Dieu, le Dieu des religions, qui désigne ces élus comme on l’a parfois compris. S’il y a peu d’élus, c’est parce que peu parmi nous sont prêts à entreprendre ce long chemin du travail de la raison. Spinoza, et sans doute est-il le premier à le faire de manière aussi nette, rejette les religions révélées qu’il assimile à des superstitions, lesquelles ont pour vocation de nous maintenir dans la crainte et dans l’obéissance. Nous retrouvons ici des similitudes avec Epicure. Plus que tout, Spinoza affirme la force de la raison et de la liberté, cette dernière entendue ici non pas comme libre-arbitre, mais comme refus de la soumission. Spinoza ne croit pas en une vie après la mort, ne croit pas en un Dieu transcendant qui s’occupe des affaires humaines, qui nous récompense ou qui nous punit : « Mais quand ils cherchèrent à montrer que la nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire qui ne soit à l’usage des hommes), ils ne montrèrent rien d’autre, semble-t-il, sinon que la nature et les Dieux délirent tout autant que les hommes. » (EIA). Ici à nouveau, on retrouve Épicure. Spinoza croit en la justice, en l’équité, en l’amitié, en l’honnêteté, en la charité, etc. sans doute est-ce pour cela qu’il dira du Christ qu’il est le premier philosophe. Pour autant, il a été frappé d’un herem par la communauté juive d’Amsterdam et n’a jamais reconnu aucune religion monothéiste. C’est pourquoi, on écartera ici la dimension métaphysique ou/et transcendante : ce qui intéresse Spinoza, c’est l’homme concret qui vit ici et maintenant. Il « cherche le salut dès ce monde et dans ce monde, la foi est incompatible avec le bonheur. » M. Henry, Le bonheur de Spinoza.

La philosophie de Spinoza est d’abord une philosophie de l’homme dans la société et dans la nature. Que les individus ne puissent être ramenés à une idée abstraite de l’Homme mais doivent être considérés comme toujours insérés dans des relations avec la Nature et avec les autres hommes, c’est une constante de toutes les œuvres de Spinoza. C’est tout l’enjeu de l’Éthique de nous montrer que « l’homme n’est pas un empire dans un empire », mais qu’il est intégré dans des mécanismes de causalité qui le dépassent. C’est pourquoi, avant d’en venir au bonheur proprement dit, il nous faut expliquer rapidement le système philosophique de Spinoza. Une fois de plus, nous retrouvons une similitude avec la philosophie d’Épicure, puisque Spinoza aussi part d’abord de la nature.

I Compréhension de nous-mêmes par la compréhension de notre insertion dans la nature

On ne peut comprendre l’éthique de Spinoza sans d’abord comprendre sa philosophie générale. Pour Spinoza, il y a la Nature, le réel c’est-à-dire tout ce qui est et y compris les idées, et il n’y a que cela. C’est ce que Spinoza appelle Dieu. Les hommes font partie de ce réel, en sont une expression comme tous les autres êtres. Ils sont donc soumis à ses lois, à un déterminisme naturel qui les conditionne et qui les anime. A la différence des autres êtres, ils peuvent cependant comprendre leur insertion dans la nature, comprendre ce qui les pousse à vivre et comprendre ce qui les mène parfois, le plus souvent même, à l’erreur.

-          Insertion de l’homme dans la nature

Spinoza commence par affirmer que Dieu, c’est la nature (De Dieu ou de la nature, 1ère partie de l’Éthique), c’est-à-dire une substance infinie, éternelle et cause de soi (c’est-à-dire qui ne dépend pas d’une autre cause) et cause de tout ce qui est, qui agit selon ses lois propres, lois que nous appelons lois nécessaires de la nature ou lois physiques. Etant infinie, elle possède une infinité d’attributs. En tant qu’hommes, nous faisons partie de la nature et nous obéissons à ses lois. Ainsi, nous sommes, nous dit Spinoza, des modes de Dieu, ou de la nature, c’est-à-dire que nous sommes une manifestation finie, une expression de la nature (ou pour le dire autrement : à travers nous, la nature s’exprime). Par ailleurs, de cette infinité d’attributs, nous ne pouvons, nous les hommes, avoir connaissance que de deux : l’étendue (ou le corps) et la pensée, qui sont des attributs qui nous appartiennent également : nous nous définissons à la fois par le corps et par la pensée. Par exemple : sous l’attribut de l’étendue, je peux observer le mouvement des planètes. Grâce à la loi de la gravitation universelle, je peux l’expliquer, mais cette loi ne s’observe pas, elle est purement intelligible, c’est l’idée qui correspond à l’univers tel qu’on l’observe depuis Newton. On voit bien ici que l’on parle d’une seule chose, sous deux attributs : les planètes que nous pouvons observer représentent l’étendue et l’explication que nous pouvons donner de leur mouvement, la pensée.

Les hommes expriment donc la nature par ces deux attributs. Ils sont des modes finis, expression d’une nature infinie. Pour le dire encore autrement : la nature, ou Dieu, est un tout infini, dont nous exprimons un mode (ou une forme, une manière) sous la forme de deux attributs (la pensée et le corps), les seuls qui nous sont par ailleurs accessibles. Ainsi pensée et corps sont des réalités au sens où elles constituent des attributs du réel, sont une expression du réel, lesquels pour nous se saisissent à travers l’homme. Etant un mode de la nature se manifestant sous la forme de deux attributs, on peut donc dire avec Spinoza que le corps et l’esprit sont une seule et même chose (la nature, le réel).

Du fait qu’ils sont à la fois étendue et pensée, ou Corps et Esprit, et parce qu’ils sont des modes finis, ils sont affectés par des choses extérieures à eux et s’affectent également entre eux : un mode fini peut être la cause extérieure d’un affect d’un autre mode fini (un affect est un effet d’une cause extérieure sur nous, cela s’appelle une passion, c’est ce que l’on subit = passivité). Par ex : les orties qui me piquent provoquent des boutons, lesquels sont l’effet des orties sur mon corps, et la douleur que j’éprouve est l’idée de l’affect de mon corps : je peux dire que j’ai mal.

Par ailleurs, participant de la nature, les hommes sont animés par un conatus : ils tendent, comme tous les autres êtres vivants, à persévérer dans leur être, ils cherchent à survivre. Ce qui nous amène à la notion de conatus.

-          Conatus et désir

Le conatus c’est l’effort que fait chaque être pour persévérer dans son être, pour continuer d’exister (on pourrait le comparer à la pulsion de vie freudienne). L’être humain a conscience de ses besoins, il est capable de se les représenter, le conatus chez l’homme est donc désir. Ainsi, le désir est l’essence de l’homme, le constitue puisque c’est cet effort qui le fait persévérer dans son être, il n’a pas le choix de le suivre ou de ne pas le suivre car il est soumis aux lois de la nature. Il faut donc entendre le conatus comme une puissance, comme une puissance d’exister, et ce que nous cherchons en voulant continuer à vivre, c’est donc à augmenter notre puissance d’exister et notre bonheur de vivre. Ainsi nous pensons toujours désirer ce qui est bon pour nous et donc « quand nous voulons ou désirons une chose, ce n’est pas parce qu’elle est bonne, mais si nous trouvons qu’une chose est bonne, c’est parce que nous la désirons. » (EIIIP9S). Cette citation montre aussi que dans le désir ne se trouve aucune place pour la morale. En effet, si l’homme est une expression de la nature, quand il désire, et cherche donc à continuer d’exister, il ne fait que suivre les lois de la nature. Or, la nature ne peut « désirer » des choses mauvaises, puisqu’elle suit les lois de sa perfection. Comme Spinoza le dit dans EIII il n’y a pas de vice dans la nature, elle a toujours la même puissance d’agir, ses lois sont toujours les mêmes. Ainsi, la nature n’a pas de finalité, elle ne « veut » ni bien, ni mal d’ailleurs. Aussi, nous dit Spinoza, il n’y a, dans les comportements humains considérés absolument, ni vice, ni vertu, juste l’expression de la nature, voilà ce qu’il nous faut comprendre.

Pour récapituler : chez l’homme, le conatus s’exprime dans le désir et donc le désir constitue l’essence de l’homme et cherche toujours à réaliser ce qu’il juge comme son utile propre qui est la conservation de son être et l’augmentation de sa puissance.

Cette puissance d’exister se manifeste de deux façons : par la puissance d’agir et par la puissance de penser, puisque que nous sommes une seule et même chose sous les attributs du corps (de l’action) et de la pensée. Or celles-ci vont être augmentées lorsque nous aurons des passions joyeuses et lorsque nous aurons des idées adéquates, et diminuées lorsque nous aurons des passions tristes et des idées inadéquates. Ces passions vont être étroitement liées à notre imagination.

-          Rôle de l’imagination

Le désir va se décliner en affects de Joie et en affects de Tristesse, qui à leur tour vont se décliner en d’autres affects (amour, admiration, estime, amitié… / haine, envie, mépris, inimitié …). Ces affects sont toujours liés à l’imagination (connaissance du 1er genre pour Spinoza), ils correspondent à des perceptions du corps venant de causes extérieures (= les effets), qui vont donner lieu à des représentations, c’est-à-dire à des idées que se fait l’esprit de ces perceptions par l’intermédiaire justement de l’imagination : une image, c’est l’idée de l’affection de mon corps produite par une cause extérieure. Comme le dit Macherey dans Introduction à l’Éthique de Spinoza : « ce qui dans tous les cas nous donne de l’agrément, ce ne sont pas les choses elles-mêmes, mais les représentations que nous en avons, telles qu’elles sont naturellement élaborées par les mécanismes de l’imagination. » : la présence d’une certaine personne (= cause extérieure) me procure de la joie (= idée joyeuse). Cette idée est bien un effet de cette personne sur moi et non la personne elle-même, laquelle peut très bien déplaire à quelqu’un d’autre.

 La difficulté est que le Désir se fixe de manière contingente, non voulue et que l’imagination élabore des idées provoquées par les affections de l’esprit, affections elles-mêmes liées à la perception des effets des choses extérieures sur le corps. Or ces idées sont inadéquates, car je n’en suis pas la cause et je n’en connais pas le mode de production. De plus, elles ne correspondent pas au réel, elles correspondent au fait que nous nous faisons une image des effets de la réalité sur nous et confondons les effets de ces images avec la réalité elle-même, qui est alors tronquée : je peux très bien être joyeux de la présence d’une personne qui en réalité me méprise. En effet, nous prenons les causes extérieures de nos affects pour la réalité et nous formons donc une connaissance inadéquate : « Tout cela montre assez que chacun a jugé des choses d’après la disposition de son cerveau, ou plutôt a pris pour les choses les affections de son imagination » (EIA).

Mais en même temps, l’imagination est une puissance de l’esprit (et pas « la folle du logis ») et se trouve au service du conatus. Cette connaissance du 1er genre en quelque sorte est « naturelle », elle fait partie du processus de connaissance auquel nous avons accès. De fait, même quand l’esprit humain se trompe quant à la réalité de sa conduite, l’être humain cherche toujours à persévérer dans son être, seulement autant il peut former des idées adéquates (penser les choses par leur cause, non par l’effet qu’elles ont sur nous) qui augmentent sa puissance d’agir, autant il peut en former d’inadéquates qui sont source alors de passions. Ainsi, lorsque nous sommes la cause adéquate de nos actions, nos affects sont joyeux, car nous comprenons ce que nous faisons et nous en avons la maîtrise, en quelque sorte nous jouissons de notre puissance d’exister. Toutefois lorsque nous pâtissons, lorsque nous avons des passions tristes et donc lorsque nous subissons, ce n’est pas par un manque de volonté, ni par une servitude volontaire, mais parce que nous souffrons d’un défaut de connaissance et confondons connaissance adéquate et connaissance inadéquate.

Cela permet d’expliquer pourquoi lorsque nous croyons réaliser notre conatus, c’est- à-dire lorsque nous croyons augmenter notre puissance d’exister et donc notre bonheur, nous nous trompons et les diminuons en nous soumettant à d’autres modes finis. Par exemple, nous pouvons croire qu’en obéissant au pouvoir établi, nous faisons ce qui est utile à la conservation de notre vie et nous pouvons donc en être satisfaits. Or, lorsque nous sommes guidés par la crainte, nous agissons contre nous-mêmes, puisque nous renonçons à l’usage de la raison, donc nous diminuons notre puissance d’exister. Sans doute d’ailleurs, avons-nous plutôt tendance à la passivité et donc à l’asservissement aux causes extérieures et au conflit avec les autres, lequel provoque des affects tristes qui diminuent notre puissance d’exister.

Si nous récapitulons : il y a le réel, tout ce qui est, l’homme est donc une partie du réel  et en suit les lois générales. Il exprime le réel par deux attributs : le corps et la pensée. Comme toute expression du réel, il cherche à continuer d’exister, c’est le conatus. Parce que l’homme est doué d’un esprit, il est capable de se représenter lui-même et de se représenter le monde. Le conatus chez l’homme s’exprime dans le désir, désir d’exister. Ce désir d’exister prend forme dans son rapport au monde. Or, ce rapport est toujours d’abord affectif et imaginaire, puisque l’homme est affecté par des causes extérieures que ressent son corps et qui donnent lieu à des images que l’homme se fait et qui correspondent aux effets de la réalité sur lui. Par l’imagination, l’homme se fait une idée du monde, mais une idée erronée.

Mais les idées inadéquates issues de l’imagination ne sont pas de « mauvaises » idées, de fausses idées, elles sont « naturelles », car l’imagination comme premier genre de connaissance est une étape nécessaire, un mode naturel de la connaissance auquel nous ne pouvons échapper puisqu’il constitue le mécanisme primaire de notre rapport au monde, mais dont nous n’avons pas toujours conscience. Ce mécanisme représente ainsi une véritable aliénation et nous mène à un bonheur illusoire, car l’imagination est toujours poussée par la représentation de la satisfaction de notre désir.

II Le faux bonheur

Nous cherchons à être heureux, il semble que cette affirmation n’admette aucune contestation. Nous recherchons ce qui, selon notre propre jugement, nous convient le mieux, et ce qui nous convient le mieux, c’est d’être heureux. Par contre, nous nous trompons parfois sur ce que nous appelons bonheur.

 

 

-          Le mécanisme des affects

Du fait de notre insertion dans la nature, nous sommes soumis à ses effets. Ainsi, l’homme n’est pas cause de ses actes, comme il n’est pas cause de lui-même. Il est donc balloté, impuissant, par les passions. Ainsi, la puissance d’exister de l’homme est limitée par les changements extérieurs à lui, dont il n’a pas la maîtrise et dont il n’est pas la cause. Les passions sont des causes extérieures que l’homme subit nécessairement, auxquelles il ne peut échapper du fait même de sa nature. Il ne peut que suivre l’ordre de la nature et lui obéir. Ce qu’il nous faut comprendre, c’est que la passion représente une cause extérieure, une puissance étrangère qui ne dépend pas de notre conatus ou plus précisément dont notre conatus n’est pas à l’origine.

Les affects vont augmenter ou diminuer notre puissance d’exister. Ceux qui l’augmentent sont des affects joyeux, donc bons en eux-mêmes. Ceux qui la diminuent sont des affects tristes, donc mauvais. Aussi est bien ce que nous jugeons augmenter notre puissance d’exister, mal ce que nous jugeons la diminuer. Bien et mal sont ainsi des notions subjectives qui correspondent à la conscience finaliste que nous avons de nos appétits quand nous cherchons ce qui nous est utile.

Comme les affects sont des causes extérieures, nous ne pouvons pas les éviter, même pas par la connaissance. La connaissance vraie et les affects sont incommensurables. J’ai beau savoir que la distance au soleil est extrêmement grande, je continue de le voir relativement proche. Sur le plan subjectif, je subis l’idée d’une affection à laquelle je ne peux échapper et qui est donc vraie sur le plan de la nature, ou de ma nature, mais sur le plan objectif, c’est-à-dire celui de la connaissance scientifique, j’ai l’idée adéquate d’une chose extérieure qui produit cette affection (je sais bien que le soleil est très loin), mais qui n’élimine pas pour autant l’idée de l’affection que mon corps subit.

Partant, le désir né de la vraie connaissance du bien et du mal vient du fait que nous comprenons quelque chose et que nous agissons. Ce désir a pour origine notre propre essence. Mais les désirs ou affects, qui naissent de causes extérieures, sont plus puissants que notre propre puissance, puisque la puissance de la nature est infiniment supérieure à la nôtre. Cela explique cette phrase d’Ovide : « je vois le meilleur et l’approuve, je fais le pire. » EIVP17S. Par ses analyses des affects et de leur production, par l’analyse de la nature donc, Spinoza nous montre pourquoi les hommes se montrent si versatiles et si impuissants, non pas du fait de leur « mauvaise nature », ou de leur lâcheté, ou de leur bêtise, mais du fait même de la nature. Toutefois, il ne s’agit pas d’en rester à ce constat, mais il nous faut connaître à la fois ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas en fonction de notre nature pour savoir ce qui est au pouvoir de la raison et ce qui ne l’est pas. Il n’est pas nécessaire de se morfondre sur nos actions et le jugement moral que l’on peut porter sur elles, il faut déterminer ce que nous pouvons.

Le déterminisme de Spinoza ne supprime pas toutefois la possibilité d’un agir humain, qu’il s’agit d’ailleurs de comprendre et d’accroître, mais de nier son caractère inconditionné. Paradoxalement cependant, il s’agit pour Spinoza de mettre en œuvre une philosophie de la libération, de l’émancipation. En effet, dans l’Éthique, il nous montre comment la nature « fonctionne » et nous-même au sein de cette nature, en mettant en évidence le mécanisme des affects et leur combinatoire, ainsi que les relations interindividuelles qui se nouent dès notre naissance et qu’à cela nous ne pouvons rien : chaque être vivant cherche à persévérer dans son être, cherche son utile propre en pensant, pour les hommes, prendre les bons moyens. Ainsi, l’individu se heurte en permanence à des déterminations extérieures. Mais on peut comprendre ces déterminations extérieures, grâce à la raison, les maîtriser, voire pour certaines les éliminer. Ainsi, plus on s’émancipe, plus on peut exprimer sa propre puissance (qui est la compréhension). Néanmoins, nous sommes la plupart du temps dans l’illusion.

-          Bonheur et illusion

La puissance d’exister est constituée à la fois par la puissance d’agir et par la puissance de penser. En effet, une chose qui augmente ou diminue notre puissance d’agir a pour conséquence d’augmenter ou de diminuer notre puissance de penser, puisque ce qui affecte le corps devient l’idée de l’esprit (EIIIP11). Aussi : « L’Esprit, autant qu’il peut, s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou aide la puissance d’agir du Corps. » (EIIIP12). Quand la puissance d’agir du Corps augmente, la puissance de penser de l’Esprit augmente également, ce qui corollairement fait augmenter la puissance d’exister. Inversement,  ce qui fait diminuer la puissance d’agir, fait diminuer la puissance de penser, donc fait diminuer la puissance d’exister. Or, selon Spinoza, ce qui augmente notre puissance d’exister, c’est la Joie et tous ses dérivés. Ce qui diminue la puissance d’exister, c’est la Tristesse et ses déclinaisons. Par exemple : quand je suis heureux parce que je suis aimé, je suis disposé à entreprendre des actions (l’amour donne des ailes). A l’inverse, quand je suis triste, parce que je ne suis pas ou plus aimé, j’ai tendance à me fermer sur moi-même et à focaliser mon ressentiment sur ce manque d’amour. C’est pourquoi on peut comprendre  que l’esprit puisse chercher à éviter d’imaginer des choses qui diminuent sa puissance de penser et la puissance d’agir du corps.[M1]  Si les affects qui augmentent notre puissance d’exister sont des affects de joie et ceux qui la diminuent sont des affects de tristesse, bien évidemment nous recherchons les premiers et faisons en sorte d’éviter les seconds. Mais nous nous trompons parfois dans la compréhension de ce qui nous est vraiment utile, car l’image que nous nous faisons des affects peut être erronée. Cela va expliquer par exemple  l’émergence de préjugés finalistes : nous sommes des êtres libres et la nature est faite pour nous. Or « l’homme n’est pas un empire dans un empire » nous dit Spinoza (EIII, Préface), comme tous les êtres de la nature, l’homme suit les lois de la nature. Mais ce préjugé l’entraîne à nier le réel et à croire qu’il est le résultat d’un créateur auquel il va se soumettre pour en obtenir les bienfaits. La religion, mais aussi toutes les formes de domination sociale et politique semblent s’appuyer sur ce mécanisme issu du désir et de l’imagination. Ainsi, croyant nous libérer, nous nous soumettons et sommes prêts à adhérer à toutes les formes de domination, tout en croyant réaliser notre utile propre, c’est-à-dire augmenter notre puissance d’exister. De même, en vertu du principe que chacun cherche son utile propre et que chacun ne peut désirer que ce qu’il croit être bon pour lui, on peut comprendre que pour l’avare le meilleur est « l’abondance d’argent » EIIIP39S. Spinoza montre en ce sens que les hommes sont assez inconstants et surtout la plupart du temps dans l’illusion. Ainsi, quand nous ne craignons plus un danger, nous sommes contents d’en parler, comme si le raconter nous en mettait à distance. En réalité, nous nous comportons comme des enfants, nous avons une pensée magique de ce que nous sommes (d’où d’ailleurs toutes les superstitions : nous croyons facilement, par notre nature et parce que nous recherchons la joie et fuyons la tristesse, à ce que nous espérons et difficilement à ce que nous craignons EIIIP50S), nous sommes dans l’illusion, car nous ne  sommes pas plus libres que le reste de la nature, nous ne sommes pas cause de nous-mêmes, nous rappelle une fois de plus Spinoza. Mais tout cela s’explique par la fluctuation des affects, par le « flottement de l’âme » et parce que ce que nous croyons faire pour augmenter notre joie ou pour diminuer notre tristesse n’est bien souvent qu’imaginaire.[M2]  Cette illusion est produite par ce qui asservit l’homme, à savoir la physique des sentiments qui le fait « flotter » sans cesse. Nous formons alors des idées inadéquates et nous pâtissons, nous subissons, nous nous trompons sur le monde et sur nous-mêmes, car nous imaginons (EIIIP56D).

-          Tristesse et passivité

 

Lorsque nous avons des idées inadéquates, lorsque nous pâtissons car nous imaginons, nous diminuons notre puissance d’exister et augmentons donc notre tristesse. Si la tristesse diminue notre puissance d’agir et de penser,  c’est parce qu’elle nous rend insatisfaits, elle nous met sous la coupe de causes extérieures et diminue d’autant plus notre puissance d’exister. On peut ainsi comprendre que si je suis méprisé, je suis triste, et d’autant plus si j’imagine que les autres sont tristes à ma vue, je n’ai donc aucune envie d’agir, je me replie sur moi-même et j’éprouve des passions tristes telles que l’envie (EIIIP55). Certes, nous pouvons aussi éprouver de la joie en ayant des idées inadéquates (je peux être joyeux à l’idée d’une personne dont j’imagine qu’elle m’aime, alors qu’en réalité elle ne m’aime pas du tout !), mais cette joie est inconstante et surtout sous le régime de l’imagination. De la même façon, nous sommes en permanence soumis à la contradiction des sentiments, laquelle provoque les errements. Par exemple, on peut à la fois être séduit par une personne car elle nous promet la sécurité, nous assure contre la crainte, nous dit ce que l’on a envie d’entendre. En même temps, il est possible de ressentir de l’aversion envers cette même personne, car nous pouvons avoir la pensée confuse qu’elle nous ment ou qu’elle nous manipule. Si une même personne peut provoquer deux sentiments contradictoires, c’est parce qu’elle nous renvoie à deux images différentes associées à deux moments différents : un moment où on a connu la crainte, et donc on veut s’en préserver, et un moment où on a connu l’espérance et on veut le retrouver. Face à ces deux affects opposés, nous allons faire un choix, ou, plus exactement nous pensons faire un choix et ce choix va suivre ce qui en nous nous fait croire qu’il est le meilleur pour nous. Cela peut alors expliquer la soumission au travers de la docilité, de l’assentiment, du consentement … qui pourraient expliquer comment des millions de personnes peuvent être moins puissantes qu’une seule et accepter la servitude. Il est à noter que pour Spinoza, l’espoir, ou l’espérance, (EIIIP18) n’est pas un sentiment souhaitable, car il est instable, fragile et peut se retourner facilement en son contraire : quand j’espère, je crains d’être déçu et je n’agis pas pour obtenir efficacement ce qui peut me procurer de la joie. Ce sentiment qu’est l’espoir explique donc la soumission et se trouve sans doute aussi à l’origine de la superstition : je ne fais rien qui pourrait entraver la réalisation de cet espoir, au risque même parfois d’être désespéré. De même, les passions comme l’orgueil, la gloire, sont des passions tristes car vaines. En effet,  elles offrent une vaine satisfaction de soi, puisque celle-ci ne dépend que de l’opinion des autres, donc de causes extérieures, elles ne nous donnent qu’une conception tronquée et partielle de la réalité.

Une fois que nous avons compris cela, nous pouvons alors passer à la connaissance adéquate, lorsque nous avons compris qu’avec le premier genre de connaissance, nous sommes dans l’illusion, même si ce premier genre de connaissance est nécessaire, et nous pouvons donc essayer d’y échapper. Cependant, nous ne maîtrisons pas les causes extérieures, ni leur effet sur nous. Il nous faut donc entamer un travail de réflexion, de compréhension, passer d’une connaissance inadéquate à une connaissance adéquate. Ce passage à la connaissance adéquate s’opère grâce à la raison, ce qui procure une véritable joie. En effet, si le propre du conatus, c’est réaliser son essence, c’est-à-dire les conséquences de ce que l’on est, le passage à la raison permet le recentrement sur soi puisque grâce à elle on devient cause de ses actes et on ne dépend plus de causes extérieures. Or, lorsque nous comprenons les choses, nous subissons moins, notre passivité diminue –  à l’égard des choses de la nature et en particulier à l’égard des autres hommes et de nous-mêmes. A l’inverse, notre puissance d’exister augmente, puisque exister c’est comprendre et ce que nous comprenons c’est que toutes ces passions après lesquelles nous courions sont vaines. En ce sens, la philosophie de Spinoza est performative dans la mesure où en la lisant et en la comprenant, on augmente sa puissance de penser et donc sa puissance d’exister (elle réalise simultanément ce qu’elle est en train d’énoncer). On est donc heureux !

 

III Le véritable bonheur : l’amour intellectuel de Dieu

Comme vous devez vous en doutez, avec Spinoza nous arrivons à l’idée d’un bonheur qui pourrait être qualifié d’intellectuel. De fait, il y a un véritable bonheur de la pensée, mais chez Spinoza il ne peut être séparé d’une forme de plénitude corporelle : être heureux, c’est se sentir bien dans le monde parce qu’on a compris le monde et que l’on s’est compris dans ce monde. La béatitude de Spinoza n’est pas la béatitude de l’ascète ou de l’élu délivré de toutes ses attaches corporelles, de celui qui a détaché son âme de son corps. Cette idée est complétement étrangère à Spinoza, il ne s’agit pas de sauver son âme pour une vie éternelle, il s’agit de se sauver ici et maintenant.

-          Joie et raison

Lorsque l’esprit se contemple, quand il réfléchit, il passe à une plus grande perfection, car il est joyeux du fait de sa plus grande compréhension. Et plus il est joyeux, d’autant que les autres le louent, plus il imagine que sa propre joie irradie ceux qui le louent, et plus il aura envie d’agir, c’est-à-dire de concevoir des idées adéquates, de connaître et de comprendre. Et plus il comprend, plus il affirme donc sa puissance et donc plus il persiste dans son être, plus il vit. La joie née de l’exercice de la raison est ainsi une joie constante qui correspond à une augmentation durable de notre puissance d’exister : la connaissance ne nous enlève jamais rien. Il n’est cependant pas question ici de renoncer à la joie et au désir, mais au contraire de leur donner une extension maximale, de ne laisser aucune place à la tristesse. Or, avant que l’homme n’ait trouvé le chemin de la raison, qui prend d’ailleurs beaucoup de temps et n’est peut-être pas accessible à tous, il est soumis à ses passions et réagit en fonction d’elles. N’étant justement pas encore éclairé par la raison, qui ne concerne que notre nature, il suit les lois de la nature universelle et se soumet à elles : « car la nature n’est pas bornée par les lois de la raison humaine qui ne visent que ce qui est vraiment utile aux hommes et à leur conservation, mais elle est régie par une infinité d’autres lois qui concernent l’ordre éternel de la nature entière dont l’homme est une petite partie. » TTP. Celles-ci nous incitent nécessairement à chercher l’augmentation de notre puissance d’exister, mais elles ne nous indiquent pas toujours le meilleur chemin pour y parvenir et si la nature « leur a refusé la puissance actuelle de vivre selon la saine raison, en vertu de quoi ils ne sont pas plus tenus de vivre selon les lois d’une intelligence saine que le chat de vivre selon les lois de la nature du lion. » TTP

Il est à souligner que Spinoza ne fait aucune condamnation, qu’il ne pourrait faire de toute façon s’il veut rester cohérent avec les principes qu’il a posés, de ceux qui suivent leurs passions, y compris leurs passions tristes, car ils ne font que suivre la nature en eux et en restent au premier genre de connaissance auquel donne accès  l’imagination. Cela dit, ce n’est pas pour autant qu’il nous faut en rester là.

 Spinoza nous dit alors une chose qui peut sembler un peu curieuse, mais qui est véritablement le fond de sa pensée. En effet, en EIVP38, il explique que plus les parties du corps sont affectées ou plus celui-ci peut affecter de corps extérieurs, plus cela est utile à l’homme. Cela peut apparaître contradictoire, dans la mesure où l’on peut comprendre que plus nous subissons d’affects, plus nous sommes raisonnables ! Mais cela signifie que plus notre corps est disposé aux affects, plus il a d’expériences, plus l’esprit lui-même est rendu apte à percevoir, mais aussi donc à comprendre.  Spinoza ne sépare pas les affects de la raison, comme il ne sépare pas le corps de l’esprit, car ce serait méconnaître notre nature, et par conséquent ce serait méconnaître la nature (ou Dieu). Ce qu’il nous faut comprendre, c’est qu’un homme qui ne ressentirait aucun affect ne serait ni bon pour lui, ni bon pour les autres. En effet, l’esprit étant l’idée du corps, plus ce dernier ressentira d’affects joyeux, plus l’esprit sera à même de s’ouvrir à la pensée et à la compréhension de lui-même et de la réalité, plus il sera en mesure d’avoir des idées adéquates qui dépasseront les vues ou les « images » partielles de la réalité que nous donnent à voir l’imagination, moins il sera laissera enfermer dans des passions tristes, moins il se focalisera sur elles et donc plus il sera autonome. Ce qui nous pousse à vivre, c’est justement le désir, ce qui explique que nous désirions toujours. Un homme qui ne désire plus est un homme qui ne vit plus. Or le désir de connaissance et de compréhension n’est jamais assouvi, il ne peut non plus nous décevoir. On peut comprendre alors que l’allégresse EIVP42 soit l’affect le plus « performant », le plus englobant, car elle touche toutes les parties du corps, elle nous « emporte » et nous remplit (elle ne peut avoir d’excès). Elle est donc toujours bonne, car elle augmente notre puissance d’agir, elle nous donne envie de vivre, d’exister, de sortir de nous-mêmes, de nous ouvrir, on pourrait même dire de nous épanouir (comme une fleur s’épanouit complétement lorsqu’elle arrive à pleine floraison). Elle peut nous permettre aussi d’atteindre au sentiment de plénitude, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde parce que nous le comprenons. Alors connaître, c’est être davantage, c’est vivre bien, c’est faire l’expérience de la joie comme plénitude d’être et c’est finalement comprendre que l’on est éternel (je reviendrai sur ce point plus loin).

 

-          La joie d’exister

 

Selon Spinoza, un désir né de la joie est plus fort qu’un désir né de la tristesse et agir par vertu, c’est conserver son être sous la conduite de la raison d’après le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre : on existe « mieux » ou « plus » en suivant la raison que les affects. La vertu est alors « la puissance même de l’homme, qui se définit par la seule essence de l’homme, c’est-à-dire qui se définit par le seul effort que fait l’homme pour persévérer dans son être. » (EIVP20D), cela signifie que plus nous développons notre conatus, plus nous sommes vertueux, plus nous existons : « Le désir d’être est l’unique fondement de la nature. » Matheron.

Pour Spinoza, il est impensable de croire que nous pouvons être heureux, c’est-à-dire bien agir et bien penser, sans en même temps désirer exister. Il ne s’agit pas simplement de survivre, mais justement d’ex-ister et de chercher à augmenter sans cesse cette puissance d’exister. « Nul ne peut désirer être heureux, bien agir et bien vivre, sans désirer en même temps être, agir et vivre, c’est-à-dire exister en acte » (EIVP21). Le conatus, l’effort pour persévérer dans son être, représente la vertu première, le fondement naturel de la morale, laquelle ne peut s’accomplir bien qu’en suivant la raison (EIVP24). Etre moral n’est alors pas autre chose que la compréhension de l’enchaînement naturel des causes. Ainsi, la vertu suppose-t-elle la connaissance. En effet, si l’homme a des idées inadéquates, il ne peut agir complètement par vertu, car il ne connaît pas les lois de sa propre nature. En revanche, s’il a connaissance de la nécessité des lois de la nature et des lois de sa propre nature et qu’il les comprend, ce que Spinoza appelle connaissance du second genre, il agit alors par vertu, par sa seule essence. C’est pourquoi notre utile propre consiste à comprendre. L’effort pour conserver son être, c’est l’effort pour comprendre (EIVP26) et c’est en comprenant que l’homme se donne la plus grande puissance d’exister, car il subit moins : « Le désir de connaître est la vérité du désir d’être. » Matheron. Ce qui est bien est ce qui nous conduit à comprendre, est mal ce qui nous empêche de comprendre, car l’esprit ne peut avoir des certitudes qu’en raisonnant, en comprenant, en formant des idées adéquates (penser les choses par leur cause et non par l’effet qu’elles produisent sur nous), c’est-à-dire en ne se trompant pas de monde, ce qu’il fait lorsqu’il reste dans l’imagination. En effet, notre nature, qui consiste à suivre le conatus, peut nous entraîner et souvent nous entraîne sur des pentes contraires à la réalisation de celui-ci, en croyant ou en imaginant faire le nécessaire pour l’accomplir. C’est pourquoi le travail de réflexion et de compréhension est aussi primordial comme le souligne Spinoza. Il ne suffit pas de porter des jugements moraux, car cela ne résout rien, n’explique rien, n’édifie rien si ce n’est « l’asile de l’ignorance ».

Aussi, la raison ne commande rien contre nature, demande que chacun s’aime lui-même et cherche son utile propre. L’homme qui est mené par la raison est libre, car il « ne se prête à personne qu’à soi, et ne fait que les choses qu’il sait être premières dans la vie, et que, pour cette raison, il désire au plus haut degré. » EIVP66S. Pour Spinoza, « il n’y a pas de vie rationnelle sans intelligence » EIVCH5 et les choses bonnes sont celles qui « aident l’homme à jouir de la vie de l’esprit » ibid. Il agit donc pour son utile propre, mais ce faisant il agit pour le bien commun. De fait, l’autonomie complète de l’homme est impossible et se joindre à d’autres hommes est le meilleur moyen d’augmenter sa puissance d’exister. De plus, les hommes qui sont gouvernés par la raison sont ceux qui cherchent ce qui leur est utile sous la conduite de la raison et n’aspirent à rien d’autre pour eux qu’ils ne désirent aussi pour les autres, « dans la mesure où ils ont même nature que nous, leurs fins recoupent les nôtres et les mêmes moyens leur sont utiles. » Matheron. En effet, c’est lorsque les hommes vivent sous la conduite de la raison qu’ils sont les plus utiles aux hommes. Partant, l’homme qui vit selon la raison s’efforcera d’aider les autres à en faire autant, car « seuls les hommes libres sont très reconnaissants les uns envers les autres » EIVP71 et s’efforcent de faire du bien. C’est pourquoi il n’y a rien de plus utile à l’homme qu’un homme que conduit la raison. Et c’est pourquoi aussi rien ne vaut davantage que d’éduquer les hommes pour qu’ils vivent enfin sous l’empire de la raison, contre les superstitions, les morales et les religions closes, bref contre toutes les formes d’aliénation qui diminuent notre puissance d’exister. Il en ressort alors que le plus utile pour les hommes est de nouer des relations, de rechercher la vie commune avec les autres hommes : « Toutes les actions qui suivent des affects se rapportant à l’Esprit en tant qu’il comprend, je les rapporte à la Force d’âme, que je divise en fermeté et en générosité. Car par fermeté j’entends le désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous la seule dictée de la raison. Et par générosité, j’entends le désir par lequel chacun, sous la seule dictée de la raison, s’efforce d’aider tous les autres hommes, et de se les lier d’amitié » EIIIP59S.

Aussi, lorsque les hommes sont capables de comprendre leur nature et la nature, ou Dieu, ils comprennent en même temps qu’ils ne peuvent que désirer que les autres hommes en fassent autant. Cela pour trois raisons à associer. La première est que chacun aime que les autres vivent selon son propre naturel (E4P37S1). Mais prise en elle-même, cette raison peut commander des affects nuisibles qui nous rendent insupportables aux autres. La seconde est que les hommes s’accordent en nature quand ils suivent la raison, puisqu’il s’agit de leur essence, on pourrait même ajouter de leur existence, et qu’alors ils savent que rien n’est plus utile à un homme qu’un autre homme (EIVP37). Aussi si la raison représente un bien, et si d’autres le désirent, cela produira une émulation pour que tous les hommes le désirent, et comme ce bien est partageable par tous, car il leur est commun, il n’y aura pas de concurrence entre eux, pas d’opposition, donc pas de passions tristes comme la jalousie ou l’envie (EIVP37 Autrement). C’est pourquoi Spinoza propose de faire une distinction entre les affects qui procurent de la joie et ceux qui procurent de la tristesse. Il valorise ceux qui nous rendent joyeux, car, le plus souvent, ils nous rendent plus enclins à nous associer avec les autres hommes et à nous accorder à eux. A l’inverse, les affects tristes introduisent la discorde – même si certains affects tristes, comme la pitié, peuvent avoir une utilité sociale, la pitié venant contrebalancer la cruauté (EIVP50). Ainsi, ceux qui sont menés par des désirs aveugles, des désirs qui sont des passions en tant qu’ils sont subis car provenant de causes extérieures, ne peuvent avoir qu’une apparence de reconnaissance mutuelle, puisque leurs relations sont fondées sur la duperie, chacun ne cherchant que son avantage propre, sans comprendre qu’il se leurre à ce propos.

  Enfin, la troisième raison est qu’une fois qu’on a saisi cette vérité, on ne peut plus revenir en arrière, de la même manière que celui qui a compris une démonstration mathématique ne peut plus supposer que le théorème soit faux. 

C’est pourquoi, plus nous vivons sous la conduite de la raison, même plus : plus nous désirons la raison, qui ne nie pas nos affects, mais qui essaie de les analyser et de les comprendre, plus nous nous réalisons, c’est-à-dire nous augmentons notre puissance d’exister et pouvons donc être heureux.

-          L’amour intellectuel de Dieu : la béatitude

Nous pouvons donc être heureux et nous pouvons même atteindre la béatitude nous dit Spinoza. Cette béatitude, nous l’atteignons par l’amour intellectuel de Dieu. Cette formulation apparaît bien énigmatique. Que veut nous dire ici Spinoza, lui qui associe toute forme de croyance en un au-delà et en un être suprême à de la superstition ?

Dans la 5ème partie de l’Ethique, et plus précisément aux propositions 35 et 36, Spinoza nous dit que « Dieu s’aime lui-même d’un Amour intellectuel infini » EVP35. On peut avancer que si Dieu s’aime lui-même, c’est parce que l’homme, qui est une partie de Dieu, ou un mode de la nature, aime Dieu. Donc Dieu s’aime lui-même, puisqu’une de ses parties l’aime. Et on pourra comprendre aussi pourquoi Dieu alors aime les hommes (EVP36C), non pas comme le Dieu personnifié des religions révélées capable de sentiments humains, mais parce que si Dieu s’aime lui-même et que l’homme est une partie de Dieu, il aime forcément l’homme.

Mais qu’entend Spinoza par « amour » ? Quel sens cela a-t-il ici d’affirmer que les hommes aiment Dieu ? C’est bien là la clé du problème. Aimer est tout d’abord une joie, c’est comprendre, prendre avec soi, prendre en soi, sur soi et se comprendre c’est savoir que l’on appartient à Dieu, c’est-à-dire que l’on constitue une partie de la nature. C’est donc aussi s’aimer soi-même, car aimer Dieu, c’est aimer l’homme, puisque celui-ci en est une partie. On peut reformuler ainsi : c’est se comprendre soi-même, car comprendre la nature, c’est comprendre l’homme. Cette formule : « l’homme est un Dieu pour l’homme » EIVP30S, s’éclaire alors.

Cette compréhension est possible par le 3ème genre de connaissance, qui est une connaissance intuitive, qui permet de se connaître soi-même, de connaître les choses et de connaître Dieu, connaître ce qui est. Cette joie intellectuelle de l’Amour de Dieu dont nous parle Spinoza, c’est sans doute la compréhension du Tout, c’est comprendre que l’on fait un avec le Tout, en tant que partie du Tout. C’est « coopérer avec la réalité infinie à laquelle nous sommes immédiatement unis et à laquelle nous participons ». M. Henry. L’amour intellectuel de Dieu, c’est la compréhension des lois universelles de la Nature, c’est la recherche du savoir, c’est la transformation de la raison en passion, en passion du savoir. Certes, on ne peut en tant qu’être fini comprendre l’infinité de la Nature, mais la compréhension même partielle de la Nature peut nous procurer une immense joie.

C’est aussi comprendre pourquoi les choses existent. C’est comprendre l’identité entre soi-même et l’Etre. On peut alors considérer qu’épanouir notre nature, réaliser notre conatus, lui donner la plus grande extension, ou expansion, possible, c’est connaître et comprendre ce qui est, cette réalité, que l’on appelle l’Etre. Qui n’a pas ressenti un immense contentement en venant à bout d’un problème difficile ? Qui nierait la joie de comprendre quelque chose qui semblait dans un premier temps impossible à résoudre ? Comme s’il s’agissait d’une victoire sur soi-même, comme s’il n’y avait plus cet écart entre la pensée et ce qui est, comme si nous ne faisions qu’un avec le monde : on atteint la béatitude quand on se comprend soi-même, c’est-à-dire quand on se réconcilie avec soi-même et avec le monde. L’amour, entendu comme béatitude, serait alors cette identité entre pensée et Etre. Le bonheur serait alors le sentiment de l’être. Plus besoin dès lors de concevoir Dieu comme autre chose que ce qui est.

« Il est donc, dans la vie, utile au premier chef de parfaire l’intellect, autrement dit la raison, autant que nous pouvons, et c’est en cela seul que consiste pour l’homme le souverain bien, autrement dit la béatitude ; car la béatitude n’est rien d’autre que la satisfaction même de l’âme qui naît de la connaissance intuitive de Dieu : or parfaire l’intellect n’est également rien d’autre que comprendre Dieu, ainsi que les attributs et actions de Dieu, qui suivent de la nécessité de sa nature. Et donc, la fin ultime de l’homme que mène la raison, c’est-à-dire son plus haut Désir, par lequel il s’emploie à maîtriser tous les autres, c’est celui qui le porte à se concevoir adéquatement lui-même, ainsi que toutes les choses qui peuvent tomber sous son intelligence. » EIV Appendice chap. IV

Ainsi, la philosophie de Spinoza permet de réconcilier la pensée et l’être, de penser cette union et comprendre que nous sommes parce que nous en sommes : « Dans la mesure où nous sommes, nous sommes Dieu » M. Henry.  Il n’y a plus de sujet face à un objet, il n’y a plus la pensée et l’être : « L’idée est l’être » nous dit encore M. Henry. On peut comprendre ainsi la béatitude au sens hégélien de « l’esprit chez lui » : connaître c’est être davantage. On peut alors connaître la joie comme plénitude d’être et comprendre et expérimenter que l’on est éternel. En effet, lorsque nous connaissons les choses adéquatement, nous savons qu’elles sont nécessaires et valent toujours et partout, elles sont universelles. Nous ne saisissons pas alors les choses temporellement, mais sous une espèce d’éternité (les mathématiques sont toujours vraies). En ce sens, mon esprit participe de l’éternité. De plus, on est éternel car on ne peut penser que ce qui est, non ce qui n’est plus : tant que je vis je suis éternel, et je le suis encore quand je suis mort puisque mon éternité en quelque sorte m’appartient : quand je me pense je suis donc nécessairement éternel, puisque je suis la vie même : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même » EIDVIII nous dit Spinoza.

Conclusion

Ainsi, si l’on entend vraiment derrière l’idée de Dieu celle de réalité, la gloire à Dieu (EVP36S) est une glorification de la vie. On peut alors comprendre que philosopher, ce n’est pas apprendre à mourir mais à vivre : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie ». EIV P67. On peut alors aussi comprendre ce que Spinoza entend par « amour intellectuel de Dieu ». Il s’agit ici d’atteindre à la béatitude, à la vraie science, à la philosophie entendue comme vérité et comme libération : « La connaissance qui sauve doit être d’abord la connaissance qui explique » nous dit M. Henry. Et la 1ère partie de l’Ethique, intitulée De Dieu en réalité traite de l’homme, puisque en nous expliquant le mécanisme des affects, Spinoza nous montre qu’il s’inscrit directement dans la Nature, dans notre nature. En quelque sorte, nous sommes la nature. La satisfaction de soi-même peut naître de la raison et seule la satisfaction qui naît de la raison est la plus haute qui puisse exister, car à ce moment-là l’homme  contemple sa puissance d’agir, c’est-à-dire sa puissance de comprendre : il vit pleinement, il est heureux.

Pour aller plus loin, une bibliographie :

Alain Billecoq : Les combats de Spinoza

 

Michel Henry : Le bonheur de Spinoza

 

Pierre Macherey : Introduction à l’Ethique de Spinoza

 

Alexandre Matheron : Individu et communauté chez Spinoza

 

Spinoza : L’Ethique ; Traité Théologico-politique


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