On se fait souvent l’idée du progrès comme une lente accumulation de savoirs. Nous allons de l’obscurité à la Lumière, selon une ligne ascensionnelle continue. Mais cette vision gradualiste ne correspond certainement pas à ce que l’histoire réelle des sciences nous apprend. L’histoire des sciences, selon Thomas Kuhn (1922-1996), est l’histoire des révolutions scientifiques. Nous nous proposons ici d’élucider ce concept de révolution scientifique et d’en évaluer la pertinence. Nous partirons de l’exposé de la thèse de Kuhn. Nous essaierons ensuite de juger de sa pertinence à partir de quelques exemples pris dans l’histoire des sciences. Nous conclurons en nous demandant ce que le concept de révolution scientifique éclaire et quel usage nous en pouvons faire.
La notion de révolution scientifique
Présenter l’histoire des sciences comme l’histoire des révolutions scientifiques, montrer les ruptures à l’intérieur du « progrès scientifique », ce sont des thèmes que l’on retrouve dans l’histoire des sciences et l’épistémologie, surtout au XXe siècle.
D’où vient cette idée de « révolution » ?
En 1543 paraissait un ouvrage écrit par un moine polonais, Nicolas Copernic, publiait un traité intitulé De revolutionibus orbium cœlestium. Ici le mot « révolution » est pris dans son acception originelle, astronomique : « Mouvement orbital d'un corps céleste qui repasse à intervalles réguliers par le même point. »
250 ans plus tard, Kant parlera d’une « révolution » qui s’est produite dans la physique. Il s’agit de la révolution copernicienne que Kant définit ainsi : Copernic « voyant qu’il ne pouvait venir à bout de l’explication des mouvements du ciel en admettant que toute l’armée des astres tournait autour du spectateur, essaya de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en laissant les astres au repos. » (CRP, Préface I)
Ainsi, alors que déjà avait été développée une acception politique du terme « révolution », Kant le tire de l’astronomie pour l’appliquer aux révolutions dans la pensée. Et alors le mot « révolution » prend un tout autre sens ! Ainsi une pensée révolutionnaire n’est plus seulement une pensée qui appelle à la subversion de l’ordre politique, mais une pensée qui révolutionne la pensée.
On peut faire remarquer que toutes les pensées importantes révolutionnent la pensée. Ainsi les philosophes présocratiques révolutionnent-ils les représentations du monde issues des cosmogonies traditionnelles. Ainsi encore Socrate et Platon marquent-ils rupture profonde à l’intérieur de la philosophie grecque : contre les philosophies de la nature qui cherchent des explications naturelles aux phénomènes naturels, Platon soutient-il la nécessité de cherche la raison d’être de ce qui est et, simultanément oriente la pensée vers la discussion des conditions mêmes de l’énonciation du vrai. Platon se moque un peu de savoir si les quatre éléments sont une bonne explication de tous les phénomènes naturels, il se demande ce que nous pouvons vraiment savoir et à quelle condition nous pouvons prétendre qualifier ce savoir de vrai. On pourrait encore dit qu’Aristote révolutionne la pensée de Platon : l’élève garde beaucoup de choses apprises auprès de son maître mais subvertit la logique d’ensemble du platonisme. On pourrait presque dire que, si chez Platon on va du ciel vers la terre, ave Aristote, c’est exactement l’inverse : on va de la terre vers le ciel. Et ainsi de suite. Rousseau ne révolutionne pas la pensée, mais il va à contre-courant (partiellement) des idées de son siècle et doit justement être appelé « philosophe révolutionnaire ».
Dans les sciences de la nature, les révolutions dans la pensée semblent un peu plus rares : entre Galilée et Newton se produit une révolution dans la physique – et peut-être justement que la « révolution copernicienne » devrait-elle s’appeler révolution galiléo-newtonienne ; il y a plus qu’une révolution dans la chimie mais une véritable fondation avec Lavoisier ; dans les sciences du vivant, les débuts et les ruptures sont beaucoup plus flous et beaucoup plus dispersés : la théorie cellulaire de Schwann et Schleiden (1838), la théorie de l’évolution avec Darwin (1859), la génétique Mendel (1866). Mais on ignore encore les chromosomes et leur rôle et les mécanismes même de la reproduction restent mystérieux.
Avec Thomas S. Kuhn, le terme de « révolution scientifique » devient une clé explicative générale dans l’histoire des sciences. Mais ceci ne paraît pas une grande innovation : Kuhn suivrait Kant. Mais il me semble que le mot « révolution » n’a pas le même sens chez Kuhn et Kant.
La notion de « révolution scientifique » n’est donc pas une notion très claire. Sauf à nommer « révolution » toute innovation et toute fondation d’une nouvelle science. Cette dilution du concept risquerait alors de ne pas le rendre très éclairant.
Les révolutions scientifiques selon Thomas S. Kuhn
L’ouvrage de Kuhn, La structure de révolutions scientifiques, a été publié en 1962 pour sa première version et en 1970 pour sa version augmentée.1 C’est un travail qui se situe dans le champ de l’histoire des sciences et non dans le champ de la philosophie des sciences ou de l’épistémologie.
Kuhn part du concept de « science normale ». Ce terme « désigne la recherche solidement fondée sur un ou plusieurs accomplissements scientifiques passés, accomplissements que tel groupe scientifique considère comme suffisants pour fournir le point de départ d’autres travaux. » (29)
De nos jours, la théorie acceptée est celle qui figure dans les manuels. Dans le passé ce furent les grandes œuvres qui disaient quelle est cette science normale (de la Physique d’Aristote à la Géologie de Lyell). Tous ces ouvrages, dit encore Kuhn ont en commun deux caractéristiques essentielles :
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Leurs accomplissements étaient suffisamment remarquables pour soustraite un groupe cohérent d’adeptes à d’autres formes d’activité scientifique concurrentes ;
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Ils ouvraient des perspectives suffisamment vastes pour fournir à ce nouveau groupe de chercheurs toutes sortes de problèmes à résoudre. (29-30)
Ces deux caractéristiques définissent un paradigme. On voit que le concept de science normale et celui de paradigme sont étroitement liés. Suivre un paradigme, c’est adhérer à certaines règles, à certaines normes de la pratique scientifique.
Si la définition classique dit qu’un paradigme est un modèle ou un schéma, Kuhn donne une illustration de cette notion de paradigme avec l’optique physique :
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La lumière est composée de photons, c’est-à-dire d’entités de la mécanique quantique (voir Einstein, 1905, sur l’explication de l’effet photoélectrique).
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La lumière est une onde transversale : cette définition résultat des expériences de Young et Fresnel ;
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La lumière est composée de corpuscules matériels selon la physique de Newton.
Kuhn voit dans ces trois définitions l’expression de trois paradigmes, le passage de l’un à l’autre se faisant par une révolution scientifique, qui est, selon lui, « le modèle normal du développement d’une science adulte » (32).
Selon Kuhn à un moment donné il peut y avoir plusieurs paradigmes qui sont en concurrence et, comme tout le monde le sait bien, dans ce régime de concurrence, c’est le meilleur qui gagne (cf. 46). La science normale s’appuie sur un certain nombre de faits établis comme les plus représentatifs ; elle suppose un certain type d’expérimentations et se propose d’élucider un certain nombre d’énigmes.
Comment passe-t-on de la science normale à la révolution scientifique et ensuite à l’établissement d’un nouveau paradigme ? De nouvelles découvertes peuvent survenir qui font apparaître de nouveaux phénomènes et obligent à inventer une nouvelle théorie. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que dans le groupes des savants qui suivent le paradigme en vigueur prend naissance plus ou moins rapidement le sentiment que l’on est face à des anomies. C’est l’échec répété de la « science normale » qui conduit à l’élaboration de nouveaux paradigmes.
Les révolutions scientifiques sont définies comme des « épisodes non cumulatifs de développement dans lesquels un paradigme plus ancien est remplacé en totalité ou en partie par un nouveau paradigme incompatible » (133). Pour définir les révolutions scientifiques, Kuhn développe une longue analogie avec les révolutions politiques. Comme dans les révolutions politiques on assiste à une polarisation entre ceux qui veulent un changement institutionnel et ceux qui s’y opposent et alors tout recours politique échoue. L’un des camps va l’emporter sur l’autre par la persuasion de masse. Le rôle vital des révolutions, souligne encore Kuhn, tient à ce qu’elles sont extrapolitiques (au sens qu’elles ne suivent les voie ordinaires par lesquelles la politique concilie les intérêts en présence) et extra-institutionnelles (en ce sens que les institutions existantes ne sont plus le cadre reconnu par tous. De la même façon, « le choix du paradigme ne peut jamais être réglé sans équivoque par le seul jeu de la logique et de l’expérimentation. » (136) Si cela était possible, cela voudrait dire qu’en son essence le processus de développement de la science est un processus cumulatif. Il faut donc pour comprendre l’histoire des sciences introduire des déterminations sociologiques et l’histoire des mentalités.
Il y a, contre la thèse de Kuhn, un certain nombre d’arguments que Kuhn expose pour les réfuter. Par exemple, on peut penser qu’il n’y a pas de révolution dans le passage de la mécanique newtonienne à la mécanique relativiste d’Einstein pour deux raisons :
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La théorie de Newton est largement prouvée par son usage pratique tant qu’on reste à des vitesses relativement faibles. Donc l’erreur ne résiderait pas dans la mécanique de Newton mais dans sa prétention à donner des résultats précis y compris dans des champs où elle était largement non expérimentables.
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La théorie de Newton peut être dérivée de celle d’Einstein. Les équations de transformation de Lorentz sur lesquelles s’appuie Einstein ont à leur dénominateur un facteur (1-v²/c²) où c désigne la vitesse de la lumière. On voit qu’à des vitesses éloignées de la vitesse de la lumière le facteur v²/c² peut être négligé et on retrouverait alors les équations de transformation de Galilée et Newton.
À ces objections, Kuhn rétorque que les concepts auxquels renvoie la mécanique d’Einstein n’ont aucun rapport avec ceux de Newton et que donc on ne peut pas vraiment parler de la dérivabilité de la théorie newtonienne à partir de la relativité. Comme le passage de la mécanique classique à la mécanique relativiste n’introduit ni objets ni concepts supplémentaires, cela confirme bien que la révolution scientifique est un « déplacement du réseau conceptuel à travers lequel les hommes voient le monde. » (147)
Pourquoi changement de vision ? Précisément parce que la révolution scientifique fait qu’on ne voit plus les mêmes choses ! Un élève d’Aristote aurait vu dans une pierre qui se balance au bout d’un fil un mouvement de chute entravée du corps vers son lieu naturel, alors que Galilée y voit un pendule pesant ! Kuhn souligne le rôle décisif que joue dans le travail scientifique l’interprétation des données (cf.172).
Les révolutions scientifiques sont les principaux facteurs du progrès. Les raisons pour lesquelles un nouveau paradigme est adopté tiennent non seulement à la capacité de celui-ci à résorber les anomalies de l’ancien paradigme mais aussi à l’expérimentation nouvelle et aux nouvelles confirmations que l’on peut obtenir à partir de lui.
Critiques et réponses aux critiques de Kuhn
Le principal mérite de la théorie kuhnienne de l’histoire des sciences est d’avoir synthétisé un conception discontinuiste de l’histoire des sciences en usant d’un mot au pouvoir évocateur, le mot de « révolution » qui était dans les années 60 et 70 un mot encore lourdement chargé d’un contenu évocateur positif !
Certains critiques de Kuhn l’accusent de ne pas être rationaliste puisque sa thèse des révolutions scientifiques repose sur l’idée qu’il y a un développement non cumulatif qui interviendrait et romprait le cours de la science normale ni pour des raisons expérimentales, ni pour des raisons logiques, de quoi l’on pourrait tirer que l’histoire des sciences ne se déploie par des raisons scientifiques. En outre, selon Kuhn un paradigme dominant s’établit par consensus entre les savants et donc non pas pour des raisons objectives, mais pour des raisons de certitude subjective des membres de la communauté scientifique. La conclusion de ces reproches serait que Kuhn est un relativiste et même un quasi-sceptique. En effet si les théories sont, en quelque sorte, incommensurables comme le laisse à penser Kuhn, il devient impossible de les classer sur une échelle croissante de vérité. La théorie de Kuhn semble affaiblir la valeur véritative de la science au profit d’une sociologie des sciences qui s’est beaucoup développée dans le sillage de Kuhn.
Mais les critiques adressées à Kuhn selon lesquelles il conduirait au scepticisme ou à l’irrationalisme sont en partie injustes. On pourrait seulement reprocher à Kuhn de se présenter comme une sorte d’innovateur en matière d’histoire des sciences. La SRS présenterait un nouveau paradigme dans cette discipline. Mais ce n’est justement pas le cas. La conception discontinuiste de l’histoire des sciences est déjà présente en filigrane chez Kant qui le premier (à notre connaissance) parle de révolution dans la science. Mais c’est aussi quelque chose de largement partagé dans la philosophie des sciences française du XXe siècle.
Avec le concept d’obstacle épistémologique, Bachelard (1884-1962) défend vigoureux cette conception discontinuiste. En soutenant, un peu comme Kant, qu’il n’y a d’expérience que guidée et ordonnée par une conception théorique, il écarte du même coup l’idée naïve de la science comme succession de découvertes et accumulation de faits. Bachelard, comme tous les autres philosophes français qu’on classe d’ordinaire dans l’école française d’épistémologie (Canguilhem, Cavaillès, Koyré) considère que l’épistémologie s’inscrit nécessairement dans une histoire et qui plus est une histoire critique. Il ne s’agit donc pas d’une histoire comme simple chronique des événements scientifiques mais bien d’une histoire philosophique (pratiquement au sens de Hegel). Bachelard est bien l’initiateur d’une conception de l’histoire des sciences fondées sur des ruptures tant temporelles que spatiales.
Inutile de développer plus : le travail de Kuhn est loin d’être aussi original et aussi novateur que l’on a bien voulu le dire. Il est surtout beaucoup moins précis que les études de Bachelard qui ne s’intéressent pas à la science en général – Bachelard se méfiait des généralités comme de la peste – mais plutôt à des régions délimitées de certaines sciences.
Il y a révolution et révolution
Il est donc assez évident que la lecture discontinuiste de l’histoire des sciences se soutient bien et qu’on ne peut guère défendre la conception naïve de l’histoire des sciences qui se serait faite que de continuités et d’un progrès linéaire.
Cependant cette prise en compte des discontinuités, des ruptures et des réorganisations internes à un champ du savoir ou des redistributions entre champs du savoir ne doit pas se faire en employant très inconsidérément le concept de révolution scientifique. Les révolutions de palais sont fréquentes mais les vraies révolutions sont rares.
Il me semble qu’il y a seulement quelques grandes révolutions dans les sciences. La première et la plus ancienne est déjà celle que soulignait Kant, celle attribuée à Thalès et à Pythagore puis synthétisée par Euclide, celle qui fait des mathématiques une science entièrement démonstrative. Il y eu depuis cette époque lointaine des nouveaux développements, de nouvelles inventions en mathématiques, une mise en cause des fondements axiomatiques des mathématiques, mais l’enseignement élémentaire des mathématiques n’est pas très différent de celui que pouvait recevoir le jeune Théétète qui discute avec Socrate des nombres irrationnels dans le Théétète de Platon.
Je laisserai donc ici la question des mathématiques. Il reste à mon sens trois grandes révolutions scientifiques :
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Celle qui voit au XVIIe et au cours du XVIIIe siècle la naissance et l’affermissement de la physique moderne, celle qui est, à bien égards, encore la nôtre.
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Celle qui voit naître la chimie au XVIIIe avec l’œuvre fondatrice de Lavoisier.
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Celle qui voit au XIXe siècle naître la biologie en lieu et place de l’histoire naturelle.
À l’intérieur de chacun de ces théories, il y a eu et il y aura encore des bouleversements internes, des sortes de « révolution dans la révolution ». Des théories nouvelles remplacent de vieilles théories, mais ni l’objet ni la méthode ne sont mises en cause. Pour le dire d’un mot, plus personne ne pourra commencer un cours de physique par Aristote, mais on peut toujours commencer un cours de physique avec de la cinématique galiléenne et de la mécanique newtonienne.
L’invention de la physique moderne.
Copernic, on le sait donc, avec son traité sur les révolutions des astres défend l’hypothèse héliocentrique, contre le système géocentrique qu’on associe à l’astronome Ptolémée mais qui est bien plus ancien – on en trouve un exposé fort argumenté chez Aristote qui lui-même le tenait d’auteurs plus anciens. On a tendance à faire de Copernic le révolutionnaire dans les sciences par excellence. Pourtant, une étude un tant soit peu sérieuse de ce qui se passe entre le XVe et le XVIIe siècle nous obligera immédiatement à modifier notre point de vue.
Lorsque Copernic reprend l’hypothèse héliocentrique, il ne s’agit pas à proprement parler d’une nouveauté absolue. L’astronome grec Aristarque de Samos (-310/-230) dont nous est parvenu son ouvrage Sur les dimensions et des distances du Soleil et de la Lune a défendu une théorie héliocentrique dont témoigne Archimède.
On peut se douter que ses hypothèses étaient appuyées sur des arguments mathématiques sérieux quand on sait comment Aristarque a évalué le diamètre de la Lune, les distances de la Lune au Soleil avec des erreurs qui, pour n’être pas négligeables, témoignent d’une intuition mathématique remarquable. Les opposants à Aristarque s’appuyaient essentiellement sur l’autorité d’Aristote et sur des arguments qu’on retrouvera jusqu’à ce que Galilée (après Giordano Bruno) les balaye définitivement.
L’hypothèse du mouvement de la Terre est reprise dans La docte ignorance de Nicolas de Cues (Nicolas Krebs, dit Nicolas de Cues, 1401-1464)2. Le Cusain soutient les deux thèses suivantes:
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L’univers s’il n’est pas absolument infini n’est cependant pas fini.
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La terre se meut nécessaire (dans un univers non fini, il n’y a pas de centre)
De ces deux thèses il en déduit qu’il n’y a pas de différence de nature entre la Terre et les autres corps célestes. Les raisons du Cusain sont complexes et plus philosophiques et théologiques que proprement scientifiques, mais évidemment les écrits de ce haut personnage de l’Église (il fut cardinale et légat du pape) ont eu une importante histoire souterraine. Giordano Bruno l’a lu attentivement et médité.
Nicolas de Cues ne fut sans doute pas au sens strict un précurseur de Copernic. Le travail de Copernic est d’abord un travail d’astronome. Philosophiquement, Copernic, s’il s’appuie sur les méthodes de calcul établies par Ptolémée, fait un grand retour en arrière, par-delà Aristote, vers Platon et les Pythagoriciens.
Copernic part des défaillances du système géocentrique de Ptolémée (en fait le système d’Hipparque repris et amendé par Ptolémée), notamment de la nécessité de le modifier régulièrement pour tenir compte des observations astronomiques nouvelles. En outre les calculs sont trop imprécis. Les mouvements des astres y sont sans ordre et il faut sans cesse poser de nouvelles « rustines » à ce système qui prend eau de toutes parts. Copernic propose d’abord un système ordonné plus en accord avec l’observation et dans lequel les révolutions des astres sont proportionnelles à leur distance au soleil. Soit par habileté, soit par conviction, Copernic présente son système non pas comme une représentation de la réalité mais comme un modèle pratique pour le calcul astronomique.
En comparaison de Nicolas de Cues, la révolution opérée par Copernic peut sembler très timide. Le monde de Copernic est encore un monde fini et clos. Si le Soleil en occupe le centre, il maintient qu’il existe une sphère des étoiles fixes – exactement comme dans l’astronomie aristotélicienne-ptolémaïque. Il continue d’expliquer le mouvement des astres par l’existence de sphères matérielles sur lesquelles ces astres peuvent se déplacer. Néanmoins ce monde fini est non mesurable (immense) ; les valeurs estimées par Copernic le font environ 2000 fois plus grand que celles acceptées par les astronomes médiévaux.
En réalité, comme dit Koyré :
Ce fut Bruno qui le premier nous présenta le schéma ou les lignes générales de la cosmologie infinitiste qui domina la pensée moderne jusqu’à ces derniers temps.3
Ce que Copernic fit ce n’est pas une révolution mais simplement – et c’est énorme – le premier ébranlement d’une révolution qu’accomplira Galilée.
Il faudra ici évoquer l’œuvre immense et trop méconnue de Giordano Bruno. Les sources de Bruno sont nombreuses et variées, du néoplatonisme de Plotin à la cosmologie épicurienne telle qu’elle est exposée par Lucrèce, sans oublier Nicolas de Cues ni les connaissances nouvelles en géographie que donnent les « grandes découvertes ». Mais cela demanderait une conférence entière ! Bien qu’il s’agisse encore largement d’une œuvre spéculative – appuyée sur de nombreuses observations et un art consommé du raisonnement – l’œuvre de Bruno est maillon indispensable entre Copernic et Galilée. Elle fixe, encore métaphysiquement, le programme que Galilée va mettre en œuvre.
Nous sommes maintenant au tout début de la grande révolution ! Et ici le héros révolutionnaire se nomme Galileo Galilei. Galilée (1564-1642) est d’abord un défenseur du système de Copernic. Il va cependant beaucoup plus loin :
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Il cherche des preuves irréfutables de la vérité de ce système. C’est ce que lui reprochera le cardinal Bellarmin : son orgueil qui l’a fait refuser de considérer l’héliocentrisme seulement comme une hypothèse pratique.
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Il cherche à comprendre le mouvement dans son ensemble, sur la Terre comme au Ciel et donc abolit la distinction entre le monde sublunaire et le ciel. Il montre que le Soleil, la Lune, les planètes ne sont pas des astres parfaits mais sont faits de la même matière que notre bonne vieille Terre. L’étude des taches solaire, celle des « planètes médicéennes », les satellites de Jupiter, l’utilisation du télescope, tout cela a une portée révolutionnaire.
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Les lois de la nature sont les mêmes dans tout l’univers. L’astronomie est ainsi intégrée à la physique. Interdit d’astronomie à la suite de son procès, Galilée va se concentrer sur la physique dont il jette les bases.
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Enfin, en mettant au centre de sa conception du mouvement le principe de relativité, il conçoit un univers infini « dont le centre est partout et la circonférence nulle part », comme le dit Pascal qui reprend ce qu’avaient déjà dit Nicolas de Cues et Giordano Bruno.
Ici il faut souligner un point fondamental. Le problème de Galilée n’est pas celui de la cosmologie. Il s’agit de la physique en général, de la possibilité de penser la physique comme science. Si on connaît surtout les travaux de Galilée en astronomie et si on se souvient surtout du fameux procès, Galilée ne s’occupe pas de physique par désœuvrement ou parce que ses juges lui ont interdit de traiter d’astronomie et de défendre le système de Copernic. C’est au contraire parce qu’il est un physicien qu’il va prendre parti pour le système Copernic. Comme le note Fabien Chareix :
L’adhésion de Galilée au système copernicien n’est pas nourrie par la reprise des idées képlériennes, pas plus qu’elle n’est stimulée par les riches idées de Brahé. Elle se fait donc à rebours, par la bande, à l’occasion de l’élaboration de principes décisifs pour la mécanique, tel celui de la relativité, qu’on se plaît à reconnaître dans les fines pages du Dialogo qui y sont consacrées.4
Fabien Chareix affirme d’ailleurs que Galilée « au fond, n’est pas astronome ». Mais c’est lui qui ouvre la voie à l’unification newtonienne de la terre et des cieux qu’opérera la gravitation universelle. Il s’agit donc d’un changement de système du monde.
De Galilée à Newton : Newton accomplit le programme qui n’est encore qu’esquissé chez Galilée en ramenant l’ensemble de la mécanique à quelques lois fondamentales et en donnant à la physique une formulation mathématique cohérente – ce vers quoi Galilée et Descartes n’avaient réussi à avancer qu’à tâtons. C’est Newton qui a l’influence la plus directe sur les Lumières françaises – grâce à la traduction des Principia mathematica philosophiae naturalis par Émilie du Châtelet (la maîtresse de Voltaire). Newton est important encore en ce qu’il est peut-être celui qui coupe définitivement le cordon entre physique et métaphysique.
La vérité de ces lois se manifeste par l'examen des phénomènes, quoique leurs causes aient échappé jusqu'à ce jour. Mais si ces causes sont occultes, leurs effets sont évidents… Dire que chaque espèce de chose est douée d'une qualité occulte particulière, par laquelle elle agit et produit des effets sensibles, c'est ne rien dire du tout. Mais déduire des phénomènes de la nature deux ou trois principes généraux de mouvements, ensuite faire voir comment les propriétés de tous les corps et les phénomènes découlent de ces principes constatés, serait faire de grands pas dans la science malgré que les causes de ces principes demeurassent cachées. (Optique).
Au terme de cette aventure d’où est née la science moderne, on peut retenir quelques grands traits qui la caractérisent et l’oppose à toute la « physique » antérieure :
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L’objet propre de la physique, c’est la mesure des phénomènes qui se déroulent dans l’espace. Descartes exposera tout cela dans les Principes de la philosophie. C’est pour cette raison qu’elle est essentiellement mathématique.
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La science physique, comme toute science, ne trouve donc pas ses objets tout faits ; elle les construit.
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Les définitions de la science physique (et des sciences en générales) sont opératoires : elles sont ce que l’on peut montrer dans une expérimentation répétable. Comme le dit Bachelard : « l’expérience fait corps avec la définition de l’être. Toute définition est une expérience. »5 On peut encore préciser, comme Jean Ullmo, « il n’y a pas de réalité préalable que l’on mesure ; il y a une réalité qui naît du moment où elle est mesurée. »6
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La science étant mathématique, elle permet de formuler des prédictions, testables expérimentalement.
On pourrait opposer ces quatre traits fondamentaux à la physique aristotélicienne qui pense son objet comme un donné naturel, caractérisé par ses qualités sensibles et non susceptible d’être connu au moyen des mathématiques ! En revanche, cette définition de la science moderne que nous tirons de Galilée et Newton peut être acceptée par n’importe quel physicien d’aujourd’hui. La césure entre Galilée et Aristote est non seulement une césure entre deux mondes mais aussi une césure entre deux manières incommensurables de faire de la physique. Par contre entre la mécanique classique et la mécanique relativiste, les formidables bouleversements conceptuels s’effectuent à l’intérieur d’un cadre inchangé ! On pourrait par exemple remarquer que la géométrisation de la physique qu’opère la relativité générale ne fait qu’accomplir le programme de Descartes.
La chimie naît avec Lavoisier.
Je serai beaucoup plus bref sur ce deuxième exemple. Les travaux de Lavoisier portent d’abord sur la combustion rapide. Là où l’on voyait un élément particulier expliquant la combustion (le phlogistique), Lavoisier montre qu’il ne s’agit en fait que d’une forme d’oxydation : le carbone se mêle au dioxygène. Ce sont là ses travaux les plus connus. Mais avec lui nous assistons à la sortie définitive d’une chimie qui ressemble comme deux gouttes d’eau à l’alchimie pour entrer dans « la route sûre de la science ». Comme chez Newton, la science repose sur le principe d'économie : « Rien ne se crée, ni dans les opérations de l'art, ni dans celles de la nature, et l'on peut poser en principe que, dans toute opération, il y a une égale quantité de matière avant et après l'opération ; que la qualité et la quantité des principes sont les mêmes et qu'il n'y a que des changements, des modifications. »
L’étude qualitative va donc céder le pas au quantitatif. Les « équations-bilan » que tous les élèves apprennent aujourd’hui quand on leur enseigne la chimie élémentaire sortent en ligne directe du travail de Lavoisier.
C’est encore le principe d’économie qui le conduit à constater l'inutilité de donner au phlogistique une fonction médiatrice et introduit l'action effective de l'oxygène. Cela conduira la chimie à développer une nomenclature rationnelle de éléments naturels qui se développera au cours du siècle suivant avec le retour de la théorie atomique et la classification des éléments naturels de Mendeleïev.
Là encore, nous voyons bien qu’il ne s’agit pas de la substitution d’une théorie à une autre mais bien d’une véritable révolution qui renverse un vieil ordre du savoir pour en instituer entièrement nouveau.
La naissance de la biologie
Si le XVIIe est le siècle de la physique et le XVIIIe celui de la chimie, c’est au XIXe siècle qu’apparaît la biologie. Le mot d’ailleurs est du Français Jean-Baptiste Lamarck, spécialiste des invertébrés, dont le premier grand cours commence en 1800.
Jusqu’au XIXe, il existe une science qui se nomme « histoire naturelle », au sens grec du mot « histoire » qui désigne une enquête. Cette histoire naturelle repose sur deux piliers : d’une part, la description anatomique mais aussi physiologique et écologique des êtres vivants et d’autre part la classification. C’est Aristote qui est le véritable initiateur de cette science avec son Histoire des Animaux et son Traité des parties des animaux. Les derniers grands spécialistes de cette histoire naturelle sont sans doute le suédois Carl von Linné (1707-1778) et le Français Buffon (1707-1788) dont l’Histoire naturelle (36 volumes parus de son vivant et 8 volumes posthumes) constitue une véritable encyclopédie de tout le savoir des naturalistes.
Si un physicien d’aujourd’hui n’apprend rien lisant la physique d’Aristote, en revanche le travail de description et de classification des naturalistes reste même pour nous un travail scientifique. Et on ne saurait sous-estimer l’influence de Buffon sur Lamarck et Darwin.
Mais le XIXe siècle voit en effet la naissance d’une science nouvelle, qui apparaît dans le prolongement de l’histoire naturelle mais s’en distingue très rapidement.
Si on doit situer Lamarck parmi les inventeurs de la biologie, ce n’est parce qu’il serait un précurseur de la théorie de l’évolution : le transformisme de Lamarck a beaucoup influencé les savants français pendant très longtemps et s’est révélé comme un obstacle l’introduction du darwinisme en France, en prolongeant la survie dans ce domaine des conceptions finalistes téléologiques. Mais l’œuvre de Lamarck, sa Philosophie Zoologique, mobilise des ressources et des méthodes qui seront décisives pour la science à venir. Spécialiste des invertébrés, la plus vaste classe des animaux et la plus diverse, il refuse les classifications rigides des naturalistes et s’intéresse aux « variations moléculaires » d’une espèce à l’autre. Au lieu d’essences figées (les espèces), il pense le vivant comme un continuum qui doit être soumis à l’analyse.
Mais les événements fondateurs viennent après Lamarck. C’est d’abord la théorie cellulaire.
Les Recherches microscopiques sur la conformité de structure et de croissance des animaux et des plantes publiées en 1839 par Theodor Schwann (1810-1882) constituent l'acte de naissance de la théorie cellulaire. Schwann montre que la cellule est la structure élémentaire de tous les organismes vivants, qu'ils soient animaux ou végétaux, simples ou complexes. Une cellule est une unité structurellement et fonctionnellement indépendante. Schwann identifie dans les cellules animales les mêmes éléments caractéristiques (membrane, noyau et nucléole) des cellules végétales. L'étude du développement de la cellule doit permettre, selon lui, de comprendre la morphogenèse des structures complexes. Par la suite, le cytologiste polonais Robert Remak (1815-1865), en 1855, puis l'Allemand Rudolf Virchow (1821-1902), en 1858, mettront en évidence que toute cellule provient d'une cellule préexistante par division de son noyau.
Cette théorie permet deux choses importantes :
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Elle unifie les diverses recherches en montrant justement l’unité profonde de tout le vivant.
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Elle met au jour l’élément de cette science du vivant.
La biologie n’est pas la science de la vie (terme vague, trop polysémique). Elle est la science de tous ces êtres composés de ces « briques » de base fondamentalement semblables.
La deuxième grande fondation de la science biologique moderne est l’œuvre de Charles Darwin. La publication en 1859 de L’évolution des espèces intervient après plus de deux décennies de travaux et de réflexions avant que Darwin ne se résigne à publier le fruit de ses méditations. Si tous les êtres vivants sont composés des mêmes éléments de base, Darwin montre qu’ils sont tous apparentés et que toutes les espèces vivantes sont les descendants d’espèces généralement disparues. Et cette évolution, loin d’être l’œuvre d’un « grand architecte », d’un « dessein intelligent » ou d’une providence bienveillante, s’explique uniquement par les lois de la nature, lois causales qui unissent le hasard et la nécessité.
La troisième grande fondation est celle de la théorie de la reproduction. Ici il faut citer quelques étapes :
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Le moine Gregor Mendel (1822-1884) découverte les premières lois de l’hérédité, redécouverte et développées par Hugo de Vries à la fin du XIXe siècle.
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En 1871, on fait les premières observations sur ce que l’on appellera plus tard ADN. En 1882, Walther Flemming découvre le rôle des chromosomes.
À ces trois grandes fondations on peut ajouter le développement de la médecine expérimentale dont Claude Bernard est le théoricien le plus complet dont les ouvrages peuvent continuer de nous instruire.
Ce n’est pas mon propos de développer ici toute l’histoire de la biologie. Je n’ai fait qu’en pointer quelques étapes cruciales qui la fondent comme science, comme une science nouvelle profondément différente de l’histoire naturelle. C’est une science moderne parce qu’essentiellement analytique (décomposition du complexe en éléments simples), cherchant des lois rigoureuses du développement et en train de faire sa jonction avec la chimie et la physique (biologie moléculaire).
Conclusion
On le voit, le concept de révolution scientifique tel qu’il est posé par Kuhn est un concept vague. Les trois révolutions que nous avons analysées ici sont de véritables révolutions parce qu’elles fondent un champ du savoir en le délimitant et en lui donnant ses méthodes. Ce qui valide ces révolutions fondatrices, c’est qu’elles ont permis une croissance extraordinaire du savoir. Une fois ces sciences établies, se sont développées à l’intérieur de ces sciences des ruptures, des changements de paradigme, si veut garder ce terme, mais qui ne sont pas du tout de même nature que les révolutions fondatrices. Le darwinisme définit un programme de recherche générale en biologie. Il s’est combiné avec la génétique des populations pour donner naissance à la théorie synthétique de l’évolution, qui domine encore largement mais est aujourd’hui concurrencée par d’autres théories de l’évolution (la théorie des équilibres ponctués de Eldredge et Gould, par exemple)7. La génétique comme théorie de l’hérédité est aujourd’hui soumise à des assauts liés à des avancées de la compréhension des mécanismes de l’expression des gènes et des processus de l’embryogenèse. Le déterminisme génétique est à peu près mort sauf dans la science grand public.8 Mais ici la notion de « révolution » ne convient plus guère et peut-être celle de « programme de recherche » développée contre Kuhn par Imre Lakatos est-elle plus pertinente.
Ce à quoi nous devons nous attendre, ce n’est sans doute pas une nouvelle révolution scientifique mais une prise en compte sérieuse, par les savants eux-mêmes, des limites de cette science moderne dont nous avons rappelé les grandes étapes :
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Impossibilité de construire dans les sciences humaines un modèle analogue à celui des sciences de la nature ;
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Impossibilité de réduire la subjectivité à l’objectivité ;
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Nécessité de réaffirmer le caractère véritatif de la philosophie et impossiblité d’échapper à la métaphysique.
1 Traduction française chez Flammarion, 1983
2 Sur Nicolas de Cues, on renverra au site de Jean-Marie Nicolle, http://jm.nicolle.cusa.pagesperso-orange.fr/.
3 A. Koyré : Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, 1973, p.60
4 F.Chareix, Le mythe Galilée, p.214
5 G. Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, PUF, p.45
6 J. Ullmo, La pensée scientifique moderne, Flammarion, 1966, p.44
7 Voir aussi What Darwin got wrong ? de J. Fodor et M. Piatelli-Palmarini, London, 2010
8 Voir Ni Dieu ni gène de J.J. Kupiec et P. Sonigo, Seuil, 2000